Lettres à Sixtine/Je m’éveille et prends conscience de moi

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Lundi matin, 6 juin 1887.



JE m’éveille et prends conscience de moi, ce matin, ma chère âme, dans une joie extrêmement douce. Vous êtes habile en l’art des compensations et celles d’hier furent des heures divines encore que parfois torturantes, encore qu’incomplètes. Mais l’abandon suprême était dans votre désir et dans votre volonté ; ainsi, et en dépit des momentanés obstacles, vous êtes à moi pour jamais. Ce n’est pas par l’abnégation, mais la libre passion qui sans cesse rejoignait nos lèvres, livrait sur les vôtres votre âme et votre vie ; et, en échange, n’avez-vous pas bu, aussi, sur les miennes, jusqu’à la dernière goutte, toute ma vie épandue vers vous ?

De tels moments, adoucis encore à distance, dans le souvenir, par l’apaisement de la chair, suffiraient pour effacer de l’existence les douleurs passées, les amertumes futures. Si nous n’avions que cela, mon amie, notre part serait belle encore et privilégiée. — Comme vous avez bien dompté mon orgueil d’homme, de me faire trouver douce l’abdication des droits que me donne votre tendresse. Me suis-je pas remis entre vos mains, disant que vous seriez juge de l’heure, que je ne veux rien tenir que de votre absolue liberté. C’est à cela, et cela seul, que je dois tendre ; écarter tout ce qui, de mon côté, nous sépare, comme vous, puisque le but est unique et que nous ne pouvons souffrir que de vils obstacles entravent notre bonheur et notre définitive union.

L’immense joie ce me sera de sentir votre vie liée à ma vie par le ferme lien de nos volontés, de pouvoir vous nommer : Celle qui jamais ne sera séparée de moi, — questa, che mai da me non fia divisa.

Tant voudraient boire à la source où l’on oublie, — moi j’ai bu à la source qui fait qu’on n’oublie pas. En chaque parcelle de mon être, il y a un peu de vous, et tout entière, tu es en moi dans une intime pénétration. Pour t’arracher de moi, il faudrait me dissoudre et m’annihiler. — Et je me laisse aller à cette pensée, qui se prolonge en une rêverie, que sans toi je ne pourrais vivre, et que je veux vivre pour toi. Ame, esprit, sensibilité, tendresse, — intelligence, charme, perfection physique, — chef-d’œuvre, comment ne pas t’aimer, comment ne pas t’adorer, mon impériale beauté, chère dominatrice de mes pensées ?

Lundi, 10 h. — et de toutes les heures
de ma vie.