Lettres écrites d’Égypte et de Nubie en 1828 et 1829/20

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VINGTIÈME LETTRE.



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Thèbes (palais de Kourna), le 6 juillet 1829.


Le premier monument de la partie occidentale de Thèbes que visitent les Européens en arrivant sur le sol de cette antique capitale, le monument de Kourna, situé non loin du beau sycomore au pied duquel s’arrêtent habituellement les canges des voyageurs, est devenu, par une suite de combinaisons indépendantes de ma volonté, le dernier objet de mes recherches sur la rive gauche du fleuve. Appelé d’abord au Rhamesseum par le souvenir des scènes historiques et des tableaux religieux que nous y avions remarqués en remontant le Nil, les masses de Médinet-Habou et ses nombreux bas-reliefs militaires nous attirèrent ensuite, et je ne dus quitter ces deux palais qu’après avoir étudié à fond les petits monuments situés dans leur voisinage. Cependant l’édifice de Kourna, quoique très-inférieur en étendue à ces grandes et importantes constructions, mérite un examen particulier, puisqu’il appartient aux temps pharaoniques, et remonte à l’époque la plus glorieuse dont les annales égyptiennes aient constaté le souvenir. Son aspect présente d’ailleurs un caractère tout nouveau ; et si son plan général réveille l’idée d’une habitation particulière, et semble exclure celle de temple, la magnificence de la décoration, la profusion des sculptures, la beauté des matériaux et la recherche dans l’exécution, prouvent que cette habitation fut jadis celle d’un riche et puissant souverain.

Et, en effet, ce qui reste de ce palais occupe seulement l’extrémité d’une butte factice sur laquelle existaient aussi jadis d’autres constructions liées sans doute avec l’édifice encore debout ; tous les débris épars sur le sol portent du moins des noms royaux appartenant aux derniers Pharaons de la XVIIIe dynastie, ou au premier de la XIXe.

Sur le même axe que ces arrachements de constructions rasées, au milieu de bouquets de palmiers et de masures modernes en briques crues, s’élève un portique ayant plus de cent cinquante pieds de long, trente de hauteur et soutenu par dix colonnes dont le fût se compose d’un faisceau de tiges de lotus, et le chapiteau des boutons de cette même plante tronqués pour recevoir le dé. Cet ordre, qui n’est point particulier aux constructions civiles, puisqu’on le retrouvait dans le temple de Chnouphis à Éléphantine et dans un temple d’Éléthya, tous deux très-récemment détruits par la barbare ignorance des Turcs, appartient, sans aucun doute, aux vieilles époques de l’architecture égyptienne, et ne le cède, sous le rapport de l’antiquité, qu’aux seules colonnes cannelées, semblables au vieux dorique grec, dont elle sont le type évident, et que l’on trouve employées presque exclusivement dans les plus anciens monuments de l’Égypte.

Sur les quatre faces du dé des chapiteaux du portique existent, sculptées avec beaucoup de recherche, les légendes royales de Ménephtha Ier, ou celles de Rhamsès-le-Grand. Les noms et les prénoms de ces deux Pharaons sont également inscrits sur le fût des colonnes, mais accolés ensemble et renfermés dans un tableau carré.

Le rapprochement de ces deux noms royaux trouve son explication naturelle dans la double légende dédicatoire qui décore l’architrave du portique sur toute sa longueur. Cette inscription est ainsi conçue :

« L’Aréoris puissant, ami de la vérité, le seigneur de la région inférieure, le régulateur de l’Égypte, celui qui a châtié les contrées étrangères, l’épervier d’or soutien des armées, le plus grand des vainqueurs, le roi Soleil gardien de la vérité, l’approuvé de Phré, le fils du Soleil, l’ami d’Ammon, Rhamsès, a exécuté des travaux en l’honneur de son père Amon-Ra, le roi des dieux, et embelli le palais de son père, le roi Soleil stabiliteur de justice, le fils du soleil, Ménephtha-Boreï. Voici qu’il a fait élever..... (grande lacune)..... les propylons du palais..... et qu’il l’a entouré de murailles de briques, construites à toujours : c’est ce qu’a exécuté le fils du Soleil, l’ami d’Ammon, Rhamsès. »

Cette dédicace constate deux faits principaux : le palais de Kourna fut fondé et construit par le Pharaon Ménephtha Ier ; et son fils, Rhamsès-le-Grand, achevant la décoration de ce bel édifice, l’environna d’une enceinte ornée de propylons et semblable à celle qui renferme chacun des grands monuments royaux de Thèbes.

Tous les bas-reliefs qui décorent l’intérieur du portique et l’extérieur des trois portes par lesquelles on pénètre dans les appartements du palais représentent, en effet, Ménephtha Ier, et plus souvent encore Rhamsès-le-Grand, rendant hommage à la triade thébaine et aux autres divinités de l’Égypte, ou recevant de la munificence des dieux les pouvoirs royaux, et des dons précieux qui devaient embellir et prolonger la durée de leur vie mortelle. Mais il faut particulièrement remarquer une série de vingt petits tableaux dans lesquels sont figurés alternativement les dieux qui président au fleuve du Nil dans ses divers états, et les déesses protectrices de la terre d’Égypte pendant chaque mois, présentant à Rhamsès-le-Grand tous les produits de la terre et des eaux dans chaque saison de l’année : au-dessus de ces bas-reliefs s’étend horizontalement l’inscription suivante :

« Voici ce que disent les dieux et les déesses qui résident dans la région d’en-bas à leur fils le dominateur des deux régions, le seigneur du monde, Soleil gardien de justice, l’approuvé de Phré (Rhamsès). Nous sommes venus vers toi, nous te donnons toutes les productions destinées aux offrandes ; nous mettons à ta disposition tous les biens purs, afin que tu puisses célébrer la panégyrie de la maison de ton père, puisque tu es un fils qui aimes ton père comme le dieu Hôrus qui a vengé le sien. »

Ces bas-reliefs et leur légende se rapportent évidemment à l’assemblée sacrée ou panégyrie solennelle dans laquelle Rhamsès-le-Grand fit l’inauguration du palais de Ménephtha Ier, son père, aussitôt que, par ses soins pieux, la décoration intérieure et extérieure fût entièrement terminée. Les seules sculptures de l’édifice, postérieures à Rhamsès-le-Grand, consistent en quelques inscriptions royales onomastiques, placées sur l’épaisseur des portes ou sur le soubassement et qui ne se lient point à l’ensemble de la décoration primitive ; toutes appartiennent au règne de Ménephtha II, fils et successeur immédiat de Rhamsès-le-Grand, à l’exception d’une seule sculptée au-dessous du bas-relief des offrandes, et rappelant le nom, le prénom et les titres de Rhamsès IV ou Méiamoun, cinquième successeur de Rhamsès-le-Grand, avec une date de l’an VI.

La porte médiale du portique donne entrée dans une salle d’environ quarante-huit pieds de long sur trente-trois de large. C’est la plus considérable du palais. Six colonnes semblables à celles du portique soutiennent le plafond, subsistant encore en très-grande partie ; deux longues inscriptions, toutes deux au nom de Ménephtha Ier, servent d’encadrement aux vautours ailés qui décorent ce plafond. L’inscription de droite contient la dédicace générale du palais, faite par son fondateur à la plus grande des divinités de l’Égypte :

« ....... Le seigneur du monde, soleil stabiliteur de justice, a fait ces constructions en l’honneur de son père, Amon-Ra, le seigneur des trônes du monde et qui réside dans la divine demeure du fils du soleil Ménephtha-Boreï à Thèbes, sur la rive gauche ; il (le roi) a fait construire l’habitation des Années (c’est-à-dire le palais) en pierre de grès blanche et bonne, et un sanctuaire pour le seigneur des dieux. »

Cette inscription nous fait connaître, en premier lieu, le nom que les anciens habitants de Thèbes donnaient à l’édifice de Kourna. Ils l’appelaient demeure de Ménephtha ou Menephtheum, du nom même du prince qui en jeta les fondements et en éleva toutes les masses ; elle explique en même temps le double caractère de temple et de palais que présente cet édifice, qui, par la disposition même de son plan, paraît destiné à l’habitation d’un homme, et rappelle cependant, par toutes ses décorations, la demeure sainte d’une divinité.

La seconde inscription du plafond, celle de gauche, nous apprend que cette grande salle du palais dont elle constate la construction par le roi Ménephtha Ier, fut le manôskh, c’est-à-dire la salle d’honneur, le lieu où se tenaient les assemblées religieuses ou politiques et où siégeaient les tribunaux de justice. Cette salle du Menephtheum répond ici à ces vastes salles des grands palais de Thèbes, soutenues par de nombreuses rangées de colonnes, qu’on a désignées jusqu’ici sous la dénomination de salles hypostyles ; toutes portent le nom de manôskh dans les inscriptions égyptiennes sculptées sur leur plafond ou sur les architraves de leurs colonnades. Mais ce n’est point ici l’occasion de développer les considérations qui motivaient le nom de manôskh (c’est-à-dire le lieu de la moisson, et par suite, le lieu où l’on mesure les grains), donné par les Égyptiens aux salles les plus vastes de leurs édifices publics.

De nombreux tableaux sculptés décorent les longues parois de droite et de gauche de cette salle hypostyle. Dans tous se montre le fondateur, le roi Ménephtha Ier, offrant des parfums, des fleurs, ou bien l’image de son prénom mystique, à la triade thébaine, et particulièrement au chef de cette triade, Amon-Ra, sous sa forme primordiale et sous celle de générateur : c’était le dieu protecteur du palais qui renfermait un sanctuaire consacré à cette grande divinité. Mais les petites parois à droite et à gauche de la porte principale sont couvertes de bas-reliefs représentant les membres de la triade thébaine adorés par un Pharaon autre que Ménephtha Ier, portant le nom de Rhamsès, et qu’il ne faut point confondre avec Rhamsès III, dit le Grand.

Une série de faits incontestables, recueillis dans les monuments originaux, m’ont démontré que ce nouveau Rhamsès, le Rhamsès II du canon royal, succéda immédiatement à Ménephta Ier, son père, et fut remplacé, après un règne fort court, par son frère Rhamsès III ou Rhamsès-le-Grand, qui est le Sésostris de l’histoire.

Le bas-relief inférieur, à gauche de la porte, dans la salle hypostyle, rappelle le sacre de Rhamsès II, après la mort de Ménephtha Ier. Le jeune roi, présenté par la déesse Mouth et le dieu Chons, fléchit le genou devant le souverain de l’univers, Amon-Ra. Le dieu suprême lui accorde les attributions royales et les périodes des grandes panégyries, c’est-à-dire un très-long règne, en présence de Ménephtha Ier, père du nouveau roi, représenté debout derrière le trône d’Ammon, et tenant à la fois les emblêmes de la royauté terrestre qu’il vient de quitter, et l’emblême de la vie divine dont il jouit déjà dans la compagnie des dieux.

Plus loin, on a figuré l’enfance de Rhamsès II, en représentant le jeune roi debout embrassé par Mouth, la grande mère divine, qui lui offre le sein. La légende porte textuellement :

« Voici ce que dit Mouth, dame du ciel : Mon fils qui m’aime, seigneur des diadèmes, Rhamsès chéri d’Ammon, moi qui suis ta mère, je me complais dans tes bonnes œuvres ; nourris-toi de mon lait ».

Ce tableau fait pendant à une composition analogue, sculptée sur la paroi opposée : la déesse Hathôr, la Vénus égyptienne, nourrissant le roi Ménephtha Ier, et lui adressant les mêmes paroles.

La frise entière de la salle hypostyle se compose des noms et prénoms répétés de ce Pharaon, environnés des insignes du pouvoir souverain. On les retrouve aussi sur les dés et dans les ornements de la base des colonnes, mais entremêlés aux cartouches de Rhamsès II. Les architraves portent plusieurs inscriptions dédicatoires de la salle hypostyle : les unes au nom du fondateur, Ménephtha Ier, d’autres au nom de Rhamsès II, qui en acheva la décoration.

Les bas-reliefs sculptés sous le règne de ces deux princes sont remarquables par la simplicité du style, la finesse de leur exécution et l’élégante proportion des figures ; ce qui les fait distinguer au premier coup d’œil des sculptures appartenant à l’époque de Rhamsès-le-Grand : celles-ci, traitées avec bien moins de soins, portent déjà des marques évidentes de la décadence de l’art.

On sera frappé de cette différence très-sensible, en comparant les bas-reliefs de la salle hypostyle avec ceux qui couvrent les parois de la première salle de droite, et, en général, toute la partie du palais à droite de la salle hypostyle, décorée sous Rhamsès-le-Grand. Cette étude n’est pas sans intérêt, et importe beaucoup à l’histoire de l’art en général, surtout quand il s’agit d’époques bien antérieures aux premiers essais des maîtres immortels qu’a produits le génie inépuisable des Grecs ; et ici, j’ai sous les yeux et sous la main des documents de cette importante histoire : je les explore de mon mieux, et j’y pense sans cesse, ne fût-ce que comme sujet de distraction des magnificences de notre château de Kourna, petite bicoque de boue, à un étage, mais dominant majestueusement ces tanières et ces terriers où se nichent nos concitoyens les Arabes ; nous y jouissons journellement d’une température de 32 à 38 degrés ; mais on s’habitue à tout, et nous trouvons qu’on respire très-agréablement à 28 degrés : d’ailleurs, je ne suis au château que la nuit.

Nos explorations à Thèbes avancent vers leur terme ; le 1er août prochain nous passerons sur la rive orientale, où nous attendent les immenses constructions de Karnac et de Louqsor ; ces dernières sont déjà dans nos portefeuilles. Un mois nous suffira pour relever le peu de bas-reliefs historiques encore existants dans le grand palais des rois, et pour noter ce qu’il y a de plus saillant dans les scènes religieuses, si nombreuses dans cette curieuse construction. Je compte donc me mettre sérieusement en route pour Paris au commencement de septembre, époque à laquelle nous dirons adieu à Thèbes notre vieille mère. Nous reverrons Dendéra en descendant, et après une station au Kaire, nous nous retrouverons bientôt à Alexandrie.

Si l’on doit voir un obélisque égyptien à Paris, comme vous me l’écrivez, que ce soit un de ceux de Louqsor ; Thèbes se consolera de cet enlèvement en gardant l’obélisque de Karnac, le plus beau de tous et le plus digne d’admiration ; mais je ne donnerai jamais mon adhésion (dont on saura fort bien se passer, sans doute) au projet de scier en trois parties un de ces magnifiques monolithes : ce serait un sacrilège : tout ou rien. Je ne doute pas qu’on ne puisse mettre sur le Nil et charger sur un radeau proportionné l’un des deux obélisques de Louqsor, et je désigne celui de droite pour de très-bonnes raisons, quoique le pyramidion en soit altéré et que le monolithe soit moins élevé de quelques pieds que celui de gauche. Les grandes eaux de l’inondation emmèneraient facilement l’embarcation jusqu’à Alexandrie, et la mer ferait le reste[Footnote : L’évènement a prouvé combien les prévisions de Champollion le jeune étaient justes.] : voilà ce qui est possible, et le seul plan que je puisse proposer d’après la connaissance complète des localités et des monuments. Paris a besoin d’un ou deux échantillons des grands travaux de l’architecture égyptienne, qui étaient si instructifs pour ceux qui les visitaient dans le temps de leur splendeur ; car il est vrai que toute l’histoire nationale y était inscrite, et nos monuments modernes ne sont pas destinés à rendre de tels services à notre postérité. Ce que j’y ai appris est prodigieux ; Médinet-Habou a fourni une récolte bien inattendue de noms d’anciens peuples d’Afrique et d’Asie : il n’y a vraiment qu’à y regarder pour s’enrichir et pour remplir une grande partie des lacunes qui existent encore dans les premières pages de l’histoire générale des hommes. J’espère que je n’aurai pas travaillé sans utilité pour ce grand sujet de mes études dans cette autre terre sainte.

À propos de terre sainte, nous venons d’apprendre que Mgr l’archevêque de Jérusalem a jugé à propos de nous décorer très-bénévolement de la croix de chevalier du Saint-Sépulcre ; que nos diplômes sont arrivés à Alexandrie, où nous pourrons les retirer moyennant les droits d’usage fixés pour nous à cent louis pour chacun. Il paraît qu’on ignore sur les bords du Cédron que les érudits des bords de la Seine ne sont pas des Crésus, et que la roue de la Fortune ne tourne guère pour eux s’il ne sont d’ailleurs un tant soit peu industriels ; quelle que soit donc notre ardeur d’arborer la croix de chevalier pour combattre les infidèles, je dois renoncer à cet honneur et me contenter d’avoir été jugé digne de l’obtenir ; ce n’est pas à la pauvre érudition à supporter les charges du siècle, et ce n’est que de sa plume qu’elle peut concourir au triomphe de la sainte Sion.

J’ai enfin les lettres de Paris des 30 janvier, 22 mars et 10 avril ; j’attends toujours celles auxquelles j’apporterai moi-même les réponses... Adieu.