Lettres écrites d’Égypte et de Nubie en 1828 et 1829/21

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VINGT-UNIÈME LETTRE.


Sur le Nil, près d’Antinoé, le 11 septembre 1829.

Le lieu et la date de cette lettre diront clairement que mon voyage de recherches est terminé, et que je retourne au plus vite vers Alexandrie pour regagner l’Europe et y trouver à la fois contentement de coeur et repos de corps, dont, au reste, quant au dernier point, je n’éprouve pas un grand besoin ; depuis Dendérah, que j’ai quitté le 7 au matin, j’ai en effet vécu en chanoine ; couché toute la journée dans la jolie cange de notre ami Mohammed-Bey d’Akhmim, qui a bien voulu nous la louer, j’ai mené une vie tout à fait contemplative, et mon occupation la plus sérieuse a été de regarder, comme on le fait parfois à Paris, de quel côté venait le vent et si nos rameurs faisaient leur devoir en conscience. Le vent du nord nous a longtemps contrariés, malgré le courant du fleuve, enflé outre mesure et au-dessus du maximum de sa crue. L’inondation de cette année est magnifique pour ceux qui, comme nous, voyagent en amateurs, et n’ont dans ces campagnes d’autre intérêt que celui du coup d’œil. Il n’en est pas de même des pauvres et malheureux fellahs ou cultivateurs ; l’inondation est trop forte ; elle a déjà ruiné plusieurs récoltes, et le paysan sera obligé, pour ne pas mourir de faim, de manger le blé que le pacha lui avait laissé pour l’ensemencement prochain. Nous avons vu des villages entiers délayés par le fleuve, auquel ne sauraient résister de mesquines cahuttes bâties de limon séché au soleil ; les eaux, en beaucoup d’endroits, s’étendent d’une montagne à l’autre, et là où les terres plus élevées ne sont point submergées, nous voyons les misérables fellahs, femmes, hommes et enfants, portant en toute hâte de pleines couffes de terre, dans le dessein d’opposer à un fleuve immense des digues de trois à quatre pouces de hauteur, et de sauver ainsi leurs maisons et le peu de provisions qui leur restent. C’est un tableau désolant et qui navre le cœur ; ce n’est pas ici le pays des souscriptions, et le gouvernement ne demandera pas un sou de moins, malgré tant de désastres.

C’est avec bien du regret, comme on se l’imagine sans doute, que j’ai dit adieu aux magnificences de Thèbes, que j’habitais depuis six mois. Notre dernier logement a été, à Karnac, le temple de Oph (Rhéa), à côté du grand temple du sud, au milieu des avenues de sphinx, et à la porte du grand palais des rois.

A notre retour à Thèbes, au mois de mars passé, nous avions exploité le palais de Louqsor et fait dessiner tous les bas-reliefs de quelque intérêt, en commençant par les immenses tableaux des deux massifs du pylône ; ce sont donc les seuls édifices de Karnac que nous avions encore à étudier. Ce travail a été exécuté avec ardeur, et mes portefeuilles renferment, sans exception, la série de tous les bas-reliefs historiques, un peu conservés, du palais de Karnac, aussi beaux de style et d’exécution que ceux d’Ibsamboul, s’ils ne leur sont même réellement supérieurs. Tous concernent les campagnes de Ménephtha Ier (Ousireï) en Asie ; j’ai fait prendre, de plus, une cinquantaine de dessins de bas-reliefs qui méritent aussi le titre d’historiques, puisqu’ils représentent des Pharaons qui complètent ou enrichissent plusieurs de mes recueils relatifs aux XVIIIe, XIXe, XXe, XXIe et XXIIe dynasties. Karnac est un amas de palais et de temples ; étonnante réunion d’édifices de toutes les époques de la monarchie égyptienne, constructions merveilleuses devant lesquelles tout esprit de système sur les arts devra se modifier par l’influence de si grandes conceptions complètement réalisées.

Parti de Thèbes le 4 septembre au soir, j’étais le 5 sous le portique de Dendérah, dont l’architecture est aussi admirable que les bas-reliefs de décor sont mauvais et repoussants par l’empreinte de décadence qu’ils offrent dans toutes leurs parties ; les inscriptions hiéroglyphiques elles-mêmes sont de mauvais goût. Le scribe qui les a tracées a voulu faire le bel esprit ; prodiguant les symboles et les formes figuratives, il a visé au lazzi et même au calembour. Toutefois, la masse de l’édifice est belle, imposante, frappe même les voyageurs qui, comme nous, sont de vieux Thébains, et ont l’œil encore rempli des belles conceptions architecturales de l’époque des Pharaons.

Le reste du voyage jusqu’aujourd’hui (11 septembre) n’a rien offert de particulier ; j’espère dans la nuit de demain arriver au Caire ; là, rien ne peut m’arrêter plus de quatre ou cinq jours ; nous partirons tout de suite pour Alexandrie, et s’il s’y trouve un bon vaisseau prêt à nous recevoir, je m’embarque immédiatement pour gagner Toulon.

C’est aussi sur le Nil, entre Dendérah et Haou (Diospolis parva), que nous ont rejoints par hasard deux malheureux courriers, expédiés de Thèbes au Caire depuis la fin de juin ; pendant tout ce temps-là nous sommes restés sans nouvelles d’Europe, et c’est en attendant chaque jour leur arrivée que le temps s’est écoulé sans que nous puissions écrire en France. Du reste, comme nous, vous devez être accoutumés aux lacunes. Ces courriers m’ont apporté les lettres du 12 mai et du 12 juillet ; heureusement je suis en chemin d’en avoir de plus fraîches. Nous venons d’apprendre l’arrivée du nouveau consul général de France, M. Mimaut ; on nous en dit toute sorte de bien. Ce sera pour nous une nouvelle ressource… Adieu.