Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 16

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 70-71).

16. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY-BABURIN.[modifier]

À Paris, ce 4 décembre 1668

N’avez-vous pas reçu ma lettre où je vous donnais la vie, et où je ne voulais pas vous tuer à terre ? J’attendais une réponse sur cette belle action : vous n’y avez pas pensé ; vous vous êtes contenté de vous relever, et de reprendre votre épée, comme je vous l’ordonnais. J’espère que ce ne sera pas pour vous en servir jamais contre moi.

Il faut que je vous apprenne une nouvelle qui, sans doute, vous donnera de la joie : c’est qu’enfin la plus jolie fille de France épouse, non pas le plus joli garçon, mais un des plus honnêtes hommes du royaume : c’est M. de Grignan, que vous connaissez il y a longtemps. Toutes ses femmes sont mortes pour faire place à votre cousine, et même son père et son fils, par une bonté extraordinaire ; de sorte qu’étant plus riche qu’il n’a jamais été, et se trouvant d’ailleurs, et par sa naissance, et par ses établissements, et par ses bonnes qualités, tel que nous le pouvions souhaiter, nous ne le marchandons point, comme on a accoutumé de faire : nous nous en fions bien aux deux familles qui ont passé devant nous. Il paraît fort content de notre alliance ; et aussitôt que nous aurons des nouvelles de l’archevêque d’Arles son oncle, son autre oncle Févêque d’Uzès étant ici, ce sera une affaire qui s’achèvera avant la fin de l’année. Comme je suis une dame assez régulière, je n’ai pas voulu manquer à vous en demander votre avis et votre approbation. Le public paraît content, c’est beaucoup : car on est si sot, que c’est quasi sur cela qu’on se règle.

Voici encore un autre article sur quoi je veux que vous me contentiez, s’il vous reste un brin d’amitié pour moi. Je sais que vous avez mis au bas du portrait que vous avez de moi, que j’ai été mariée à un gentilhomme breton, honoré des alliances de Vassé et de Rabutin. Cela n’est pas juste, mon cher cousin ; je suis depuis peusi bien instruite de la maison de Sévigné, que j’aurais sur ma conscience de vous laisser dans cette erreur. Il a fallu montrer notre noblesse en Bretagne, et ceux qui en ont le plus ont pris plaisir de se servir de cette occasion pour étaler leur marchandise ; voici la nôtre :

Quatorze contrats de mariage de père en fils ; trois cent cinquante ans de chevalerie ; les pères quelquefois considérables dans les guerres de Bretagne, et bien marqués dans l’histoire ; quelquefois retirés chez eux comme des Bretons, quelquefois de grands biens, quelquefois de médiocres, mais toujours de bonnes et de grandes alliances ; celles de 350 ans, au bout desquels on ne voit que des noms de baptême, sontdu Quelnec, Montmorency, Baraton et Châteaugiron. Ces noms sont grands ; ces femmes avaientpour maris des Rohan et des Clisson ; depuis ces quatre, ce sont des Guesclin, des Coaquin, des Rosmadec, des Clindon, des Sévigné de leur même maison ; des du Bellay, desRieux, des Bodégal, des Plessis-Ireul, et d’autres qui ne me reviennent pas présentement, jusqu’à

Vassé et jusqu’à Rabutin. Tout cela est vrai, il faut m’en croire

Je vous conjure donc, mon cousin, si vous me voulez obliger, de changer votre écriteau ; et si vous n’y voulez point mettre de bien, n’y mettez point de rabaissement. J’attends cette marque de votre justice, et du reste d’amitié que vous avez pour moi.