Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 179

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 378-379).

179. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, mercredi 28 octobre 1676.

On ne peut jamais être plus étonnée que je le suis, de vous voir

écrire que le mariage de M. de la Garde est rompu. Il est rompu ! eh ! bon Dieu ! n’avez- vous point entendu le cri que j’ai fait ? Toute la forêt l’a répété, et je suis trop heureuse d’être en un lieu où je n’aie de témoins de ce premier étonnement que les échos. Je saurai bien prendre dans la ville tous les tons d’une amie, et même je n’y aurai pas de peine. J’approuvais son choix, parla grande estime que j’ai pour lui ; et par la même raison, je change comme lui. Plût à Dieu qu’il fût disposé à revenir avec vous ! vraiment ce serait bien là un conducteur comme je le voudrais.

Je suis étonnée que l’assemblée ne soit point encore commencée. M. de Pomponne croyait que ce dût être le 15 de ce mois. Vous passerez donc encore la Toussaint à Grignan ; mais après cela, ma très-chère, ne penserez-vous point à partir ? Je vous ai dit tant de choses là-dessus, et vous savez si bien ce que je pense, que je ne dois plus rien vous dire. Le /rater est toujours ici, attendant les attestations qui lui feront avoir son congé. Il clopine, il fait des remèdes ; et quoiqu’on nous menace de toutes les sévérités de l’ancienne discipline, nous vivons en paix, dans l’espérance que nous ne serons point pendus. Nous causons et nous lisons : le compère, qui sent que je suis ici pour l’amour de lui, me fait des excuses de la pluie, et n’oublie rien pour me divertir ; il y réussit à merveilles ; nous parlons souvent de vous avec tendresse.

Monsieur de Sévigné.

La fille du seigneur Alcantor n’épousera donc point le seigneur Sgcmarelle, qui n’a que cinquante-cinq ou cinquante-six ans[1] : j’en suis fâché, tout était dit, tous les frais étaient faits. Je crois que la difficulté de la consommation a été le plus grand obstacle ; le chevalier de la Gloire[2] ne s’en trouvera pas plus mal ; cela me console. Ma mère est ici pour l’amour de moi ; je suis un pauvre criminel, que l’on menace tous les jours de la Bastille ou d’être cassé. J’espère pourtant que tout s’apaisera, par le retour prochain de toutes les troupes. L’état où je suis pourrait tout seul produire cet effet ; mais ce n’est plus la mode. Je fais donc tout ce que je puis pour consoler ma mère, et du vilain temps, et d’avoir quitté Paris : mais elle ne veut pas m’ entendre quand je lui parle là-dessus. Elle revient toujours sur les soins que j’ai pris d’elle pendant sa maladie ; et, à ce que je puis juger par ses discours, elle est fort fâchée que mon rhumatisme ne soit pas universel, et que je n’aie pas la fièvre continue, afin de pouvoir me témoigner toute la tendresse et toute l’étendue de sa reconnaissance. Elle serait tout à fait contente, si elle m’avait seulement vu en état de me faire confesser ; mais, par malheur, ce n’est pas pour cette fois : il faut qu’elle se réduise à me voir clopiner, comme clopinait jadis M. de la Rochefoucauld, qui va présentement comme un Basque. Nous espérons vous voir bientôt ; ne nous trompez pas, et ne faites point l’impertinente : on dit que vous l’êtes beaucoup sur ce chapitre. Adieu, ma belle petite sœur, je vous embrasse mille fois du meilleur de mon cœur.

Madame de Sévigné.

Vous pouvez compter que vous aurez votre pension ; j’irai la semaine qui vient à Versailles, pour parler à M. Colbert avec le grand d’Hacqueville : il nous la donna si vite pour vous faire partir ; ne voudra-t-il point en faire autant pour vous faire revenir ? Adieu, ma très-chère et très-parfaitement aimée ; j’embrasse tout ce qui est auprès de vous. Dieu sait si je souhaite de vous voir : cependant je vous avoue que je ne veux point que ce soit contre votre gré, ni avec tout le chagrin que je crois voir dans vos lettres : il faut que vous partagiez cette joie, si vous voulez que la mienne soit entière.


  1. Voyez la scène ii du Mariage forcé, comédie de Molière.
  2. Le chevalier de Grignan.