Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 278

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 575-577).

278. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 10 janvier 1689.

Nous pensons souvent les mêmes choses, ma chère belle ; je crois même vous avoir mandé des Rochers ce que vous m’écrivez dans votre dernière lettre sur le temps. Je consens maintenant qu’il avance ; les jours n’ont plus rien pour moi de si cher, ni de si précieux ; je les sentais ainsi quand vous étiez à l’hôtel de Carnavalet ; je vous l’ai souvent dit, je ne rentrais jamais sans une joie sensible, je ménageais les heures, j’en étais avare : mais dans l’absence ce n’est plus cela, on ne s’en soucie point, on les pousse même quelquefois ; on espère, on avance dans un temps auquel on aspire ; c’est un ouvrage de tapisserie que l’on veut achever ; on est libérale des jours, on les jette à qui en veut. Mais, ma chère enfant, je vous avoue que quand je pense tout d’un coup où me conduit cette dissipation et cette magnificence d’heures et de jours, je tremble, je n’en trouve plus d’assurés, et la raison me présente ce qu’infailliblement je trouverai dans mon chemin. Ma fille, je veux finir ces réflexions avec vous, et tâcher de les rendre bien solides pour moi.

L’abbé Têtu est dans une insomnie qui fait tout craindre-. Les médecins ne voudraient pas répondre de son esprit ; il sent son état, et c’est une douleur : il ne subsiste que par l’opium ; il tâche de se divertir, de se dissiper ; il cherche des spectacles. Nous voulons L’envoyer à Saint-Germain pour y voir établir le roi, la reine d’Angleterre et le prince de Galles : peut-on voir un événement plus grand, et plus digne défaire de grandes diversions ? Pour la fuite du roi, il paraît que le prince {cV Orangé) l’a bien voulue. Le roi fut envoyé à Excester, où il avait dessein d’aller : il était fort bien gardé par le devant de sa maison, tandis que toutes les portes de derrière étaient libres et ouvertes. Le prince n’a point songé à faire périr son beau-père ; il est dans Londres à la place du roi, sans en prendre le nom, ne voulant que rétablir une religion qu’il croit bonne, et maintenir les lois du pays, sans qu’il en coûte une goutte de sang : voilà l’envers tout juste de ce que nous pensons de lui ; ce sont des points de vue bien différents. Cependant le roi fait pour ces Majestés anglaises des choses toutes divines ; car n’est-ce point être l’image du Tout-Puissant, que de soutenir un roi chassé, trahi, abandonné comme il l’est ? La belle âme du roi se plaît à jouer ce grand rôle. Il fut au-devant de la reine avec toute sa maison et cent carrosses à six chevaux. Quand il aperçut le carrosse du prince de Galles, il descendit, et l’embrassa tendrement ; puis il courut au-devant de la reine, qui était descendue ; il la salua, lui parla quelque temps, la mit à sa droite dans son carrosse, lui présenta Monseigneur et Monsieur qui furent aussi dans le carrosse, et la mena à Saint-Germain, où elle se trouva toute servie comme la reine, de toutes sortes de bardes, parmi lesquelles était une cassette très-riche, avec six mille louis d’or. Le lendemain le roi d’Angleterre devait arriver, le roi l’attendait à Saint-Germain, où il arriva tard, parce qu’il venait de Versailles ; enfin, le roi alla au bout de la salle des gardes, au-devant de lui : le roi d’Angleterre se baissa fort, comme s’il eût voulu embrasser ses genoux[1] ; le roi l’en empêcha, et l’embrassa à trois ou quatre reprises fort cordialement. Ils se parlèrent bas un quart d’heure ; le roi lui présenta Monseigneur, Monsieur, les princes du sang, et le cardinal de Bonzi : il le conduisit à l’appartement de la reine, qui eut peine à retenir ses larmes. Après une conversation de quelques instants, Sa Majesté les mena chez le prince de Galles, où ils furent encore quelque temps à causer, et les y laissa, ne voulant point être reconduit, et disant au roi : « Voici votre maison ; quand j’y viendrai, vous m’en ferez les honneurs, et je vous les ferai quand vous viendrez à Versailles. » Le lendemain, qui était hier, madame la Dauphine y alla, et toute la cour. Je ne sais comme on aura réglé les chaises des princesses, car elles en eurent à la reine d’Espagne ; et la reine mère d’Angleterre était traitée comme fille de France : je vous manderai ce détail. Le roi envoya dix mille louis d’or au roi d’Angleterre : ce dernier paraît vieilli et fatigué, la reine maigre, et des yeux qui ont pleuré, mais beaux et noirs ; un beau teint un peu pâle ; la bouche grande, de belles dents, une belle taille, et bien de l’esprit ; tout cela compose une personne qui plaît fort. Voilà de quoi subsister longtemps dans les conversations publiques.

Le pauvre chevalier ne peut encore écrire, ni aller à Versailles, dont nous sommes bien fâchés, car il y a mille affaires ; mais il n’est point malade ; il soupa samedi avec madame de Coulanges, madame de Vauvineux, M. de Duras et votre fils chez le lieutenant civil, où l’on but la santé de la première et de la seconde, c’est-à-dire madame de la Fayette et vous ; car vous avez cédé à la date de l’amitié. Hier, madame de Coulanges donna un très-joli souper aux goutteux ; c’était l’abbé de Marsillac, le chevalier de Grignan, M. de Lamoignon ; la néphrétique tient lieu de goutte ; sa femme et les Divines toujours pleines de fluxions, moi en considération du rhumatisme que j’eus il y a douze ans, Coulanges qui mérite la goutte. On causa fort : le petit homme chanta, et fit un vrai plaisir à l’abbé de Marsillac, qui admirait et tâtonnait ses paroles avec des tons et des manières qui faisaient souvenir de celles de son père {le duc de la Rochefoucauld), au point d’en être touché.

M. de Lauzun n’est point retourné en Angleterre : il est logé à Versailles : il est fort content : il a écrit à Mademoiselle ; mais, dans la colère où elle est contre lui, je doute qu’il réussisse à l’apaiser. J’ai fait encore un chef-d’œuvre, j’ai été voir madame de Ricouart, revenue depuis peu, très-contente d’être veuve. Vous n’avez qu’à me donner vos reconnaissances à achever, comme vos romans ; vous en souvient-il ? Je remercie l’aimable Pauline de sa lettre ; je suis fort assurée que sa personne me plairait : elle n’a donc pu trouver d’autre alliance avec moi que madame ? cela est bien sérieux. Adieu, ma chère enfant ; conservez votre santé, c’est-à-dire votre beauté, que j’aime tant.


  1. Voy. les Mémoires de Dangeau, t. I, p. 264.