Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 279

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 577-579).

279. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi M janvier 1689.

Me voici, ma chère fille, après le dîner, dans la chambre du chevalier : il est dans sa chaise, avec mille petites douleurs qui courent par toute sa personne. Il a fort bien dormi, mais cet état de résidence et de ne pouvoir sortir lui donne beaucoup de chagrins et de vapeurs ; j’en suis touchée, et j’en connais le malheur et les conséquences plus que personne. Il fait un froid extrême ; notre thermomètre est au dernier degré, notre rivière est prise ; il neige, et gèle et regèle en même temps ; on ne se soutient pas dans les rues ; je garde notre maison et la chambre du chevalier : si vous n’étiez point quinze jours à me répondre, je vous prierais de me mander si je ne l’incommode point d’y être tout le jour ; mais comme le temps me presse, je le demande à lui-même, et il me semble qu’il le veut bien. Voilà un froid qui contribue encore à ses incommodités : ce n’est pas un de ces froids qu’il souhaite ; il est mauvais quand il est excessif.

J’ai fait souvenir M. de Lamoignon de la sollicitation que vous lui avez faite pour M. B.... ; cet homme sentira de loin comme de près votre reconnaissance. J’aime cette manière de n’avoir point de reconnaissances passagères : je connais des gens qui non-seulement n’en ont point du tout, mais qui mettent l’aversion et la rudesse à la place.

M. Gobelin est toujours à Saint-Cyr. Madame de Brinon est à Maubuisson, où elle s’ennuiera bientôt : cette personne ne saurait durer en place ; elle a fait plusieurs conditions, changé de plusieurs couvents ; son grand esprit ne la met point à couvert de ce défaut. Madame de Maintenon est fort occupée de la comédie qu’elle fait jouer par ses petites filles {de Saint-Cyr) ; ce sera une fort belle chose, à ce que l’on dit. Elle a été voir la reine d’Angleterre, qui, l’ayant fait attendre un moment, lui dit qu’elle était fâchée d’avoir perdu ce temps de la voir et de l’entretenir, et la reçut fort bien. On est content de cette reine ; elle a beaucoup d’esprit. Elle dit au roi, lui voyant caresser le prince de Galles, qui est fort beau : « J’avais envié le bonheur de mon fils, qui ne sent point « ses malheurs ; mais à présent je le plains de ne point sentir les « caresses et les bontés de Votre Majesté. » Tout ce qu’elle dit est juste et de bon sens : son mari n’est pas de même ; il a bien du courage, mais un esprit commun, qui conte tout ce qui s’est passé en Angleterre avec une insensibilité qui en donne pour lui. Il est bon homme, et prend part à tous les plaisirs de Versailles. Madame la Dauphine n’ira point voir cette reine ; elle voudrait avoir la droite et un fauteuil, cela n’a jamais été ; elle sera toujours au lit ; la reine la viendra voir. Madame aura un fauteuil à main gauche, et les princesses du sang n’iront qu’avec elle, devant qui elles n’ont que des tabourets. Les duchesses y seront, comme chez madame la Dauphine : voilà qui est réglé. Le roi a su qu’un roi de France n’avait donné qu’un fauteuil à la gauche à un prince de Galles ; il veut que le roi d’Angleterre traite ainsi M. le Dauphin, et passe devant lui. Il recevra Monsieur sans fauteuil et sans cérémonie. La reine l’a salué, et n’a pas laissé de dire au roi notre maître ce que je vous ai conté. Il n’est pas assuré que M. de Schomberg ait encore la place du prince d’Orange en Hollande. On ne fait que mentir cette année. La marquise (d’Uxelles) reprend tous les ordinaires les nouvelles qu’elle a mandées : appelle-t-ou cela savoir ce qui se passe ? Je hais ce qui est faux.

L’étoile de M. de Lauzun repâlit ; il n’a point de logement, il n’a point ses anciennes entrées : on lui a ôté le romanesque et le merveilleux de son aventure : elle est devenue quasi tout unie : voilà le monde et le temps.