Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 317

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 649-650).

317. — DE Mme LA COMTESSE DE GRIGNAN AU PRÉSIDENT[modifier]

DE MOULCEAU.

Le 28 avril 1696.

Votre politesse ne doit point craindre, monsieur, de renouveler ma douleur[1], en me parlant de la douloureuse perte que j’ai faite. C’est un objet que mon esprit ne perd pas de vue, et qu’il trouve si vivement gravé dans mon cœur, que rien ne peut l’augmenter ni le diminuer. Je suis très-persuadée, monsieur, que vous ne sauriez avoir appris le malheur épouvantable qui m’est arrivé, sans répandre des larmes ; la bonté de votre cœur m’en répond. Vous perdez une amie d’un mérite et d’une fidélité incomparables ; rien n’est plus digne de vos regrets : et moi, monsieur, que ne perdé-je point ! quelles perfections ne réunissait-elle point, pour être à mon égard, par différents caractères, plus chère et plus précieuse ! Une perte si complète et si irréparable ne porte pas à chercher de consolation ailleurs que dans l’amertume des larmes et des gémissements. Je n’ai point la force de lever les yeux assez haut pour trouver le lieu d’où doit venir le secours ; je ne puis encore tourner mes regards qu’autour de moi, et je n’y vois plus cette personne qui m’a comblée de biens, qui n’a eu d’attention qu’à me donner tous les jours de nouvelles marques de son tendre attachement, avec l’agrément de la société. Il est bien vrai, monsieur, il faut une force plus qu’humaine pour soutenir une si cruelle séparation et tant de privations. J’étais bien loin d’y être préparée :1a parfaite santé dont je la voyais jouir, un an de maladie qui m a mise cent fois en péril, m’avaient ôté l’idée que l’ordre de la nature pût avoir lieu à mon égard. Je me flattais, je me flattais de ne jamais souffrir un si grand mal ; je le souffre, et le sens dans toute sa rigueur. Je mérite votre pitié, monsieur, et quelque part dans l’honneur de votre amitié, si on la mérite par une sincère estime et beaucoup de vénération pour votre vertu. Je n’ai point changé de sentiment pour vous depuis que je vous connais, et je crois vous avoir dit plus d’une fois qu’on ne peut vous honorer plus que je fais.

La comtesse de Grignan.


  1. Madame de Sévigné était morte le 17 avril, et l’on avait caché pendant quelques jours ce malheur à madame de Grignan.