Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 43

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 115-116).

43. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi io avril 1671.

Je vous écrivis mercredi par la poste, hier matin par Magalotti, aujourd’hui encore par la poste ; mais hier au soir je perdis une belle occasion. J’allai me promener à Vincennes, en famille et eu Troche[1] ; je rencontrai la chaîne des galériens, qui partait pour Marseille ; ils arriveront dans un mois. Rien n’eût été plus sûr que cette voie : mais j’eus une autre pensée, c’était de m’en aller avec eux. Il y a un certain Duval, qui me parut homme de bonne conversation : vous le verrez arriver, et vous auriez été fort agréablement surprise de me voir pêle-mêle avec une troupe de femmes qui vont avec eux. Je voudrais que vous sussiez ce que m’est devenu le mot de Provence, de Marseille, d’Aix ; le Rhône seulement, ce diantre de Rhône, et Lyon, me sont de quelque chose. La Bretagne et la Bourgogne me paraissent des pays sous le pôle, où je ne prends aucun intérêt : il faut dire comme Coulanges : O grande puissance de mon orviétan ! Vous, êtes admirable, ma fille, de demandera l’abbé [2] de m’empêcher de vous faire des présents : quelle folie ! Hélas ! vous en fais-je ? Vous appelez des présents les gazettes que je vous envoie : vous ne m’ôterez jamais de l’esprit l’envie de vous donner ; c’est un plaisir qui m’est sensible, et dont vous feriez très-bien de vous réjouir avec moi, si je me donnais souvent cette joie : cette manière de me remercier m’a extrêmement plu.

Vos lettres sont admirables ; on jurerait qu’elles ne vous sont pas dictées par les dames du pays où vous êtes. Je trouve que M. de Grignan, avec tout ce qu’il vous est déjà, est encore votre vraie bonne compagnie ; c’est lui, ce me semble, qui vous entend : conservez bien la joie de son cœur par la tendresse du vôtre, et faites votre compte que si vous ne m’aimiez pas tous deux, chacun selon votre degré de gloire, en vérité vous seriez des ingrats. La nouvelle opinion, qu’il n’y a point d’ingratitude dans le monde, par les raisons que nous avons tant discutées, me paraît la philosophie de Descartes, f et l’autre est celle d’Aristote : vous savez l’autorité que je donne à cette dernière ; j’en suis de même pour l’opinion de l’ingratitude. Vous seriez donc une petite ingrate, ma fille : mais, par un bonheur qui fait ma joie, je vous en trouve éloignée ; et cela fait aussi que, sans aucune retenue, je m’abandonne d’une étrange façon à m’approuver dans les sentiments que j’ai pour vous. Adieu, ma très-aimable ; je m’en vais fermer cette lettre ; je vous en écrirai encore une ce soir, où je vous rendrai compte de ma journée. Nous espérons tous les jours louer votre maison ; vous croyez bien que je n’oublie rien de ce qui vous touche ; je suis sur cela comme les gens les plus intéressés sont pour eux-mêmes.


  1. Avec madame de la Troche, son amie.
  2. L’abbé de Coulanges, qui passait sa vie avec madame de Sévigné, sa nièce.