Lettres de Jules Laforgue/011

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 51-55).
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XI

À CHARLES EPHRUSSI

Berlin, 7 décembre 1881.
Cher Monsieur Ephrussi,

Je viens de recevoir votre lettre, la première qui m’arrive de Paris. Oh ! la bonne lettre ! Une bonne longue lettre de quatre pages et si délicate.

Je vous vois m’écrivant à votre bureau.

Et maintenant vous devez encore avoir reçu une lettre de moi datée de dimanche dernier ? Je vous remercie bien profondément de tout.

Je suis heureux ici autant qu’on peut l’être. Voici mes journées.

Le matin, à neuf heures, je reçois l’Indépendance Belge, les Débats et le Figaro. Je note les articles intéressants, je résume les bulletins politiques et les bibliographies, puis, à onze heures, je vais chez l’Impératrice faire la lecture.

Elle est si bonne pour moi. Je suis même bien souvent embarrassé, tellement elle est naturelle et familière avec moi.

Elle veut que je lui fasse faire des exercices sur la question des participes passés, puis je lui pose des questions de grammaire ou de prononciation. Je fais des remarques, tout cela très consciencieusement. Je lui résume les journaux ou bien des articles de la Revue qu’elle n’aurait pas le temps de se faire lire. Je fais la lecture à onze heures ou bien le soir à sept heures et demie.

Quand c’est le matin, c’est chez l’Impératrice en compagnie d’une dame d’honneur, dans un cabinet très intime et assez artistique avec des gravures, des loggia, etc.

Quand c’est le soir, c’est chez la comtesse Hacke.

Oh ! la bonne et charmante dame qui me protège et me fait venir tous les jours chez elle et veut à toute force être « ma maman ». J’arrive toujours chez elle une demi-heure avant que l’Impératrice ne vienne. Nous causons. Je lui fais des dictées, je lui corrige les fautes d’orthographe ou de prononciation (me voyez-vous, moi, corrigeant des fautes d’accent !). Elle veut savoir ce que j’ai fait de ma journée, etc… elle connaît Paris.

Puis, entre l’Impératrice. Elle s’assied, je m’assieds… me demande invariablement si je suis allé encore au musée. J’avoue que non — etc., puis je lis pendant qu’elle fait de l’aquarelle.

Je suis un peu timide, mais ce n’est rien relativement à ce que j’avais peur d’être quand j’y songeais à Paris. Ce qui fait mon assurance, c’est que je prépare très consciencieusement mes lectures, et que je puis débiter imperturbablement en français correct toutes sortes de commentaires.

Voilà quelles sont mes journées.

Je ne vois personne, sauf M. de Knesebeck, le docteur Velten et les comtesses Hacke et de Brandebourg avec qui je lis.

Ne vous figurez pas que je vis à la cour, ce serait trop horrible. J’ai un petit appartement retiré à côté de celui de M. de Knesebeck et de celui du Dr Velten. Pour faire mes lectures, je vais au palais de l’Impératrice, où je ne vois personne.

Je sors peu.

Le reste du temps, je suis chez moi. Je ne puis écrire un vers ni une ligne, mais je lis sans relâche et je prépare mes lectures. J’en ai déjà préparé pour un bon mois.

Ainsi, je ne vois pas cette chose vague qu’on appelle la cour, et je ne connais pas ni n’ai encore vu ni n’ai entendu parler dudit comte de Seckendorff. Si je ne me trompe, c’est bien un chambellan, n’est-ce pas ? Il est peut-être au palais du Roi. Mais je connais le comte de Nesselrode, le grand-maître de l’Impératrice, un charmant et sceptique monsieur, avec qui j’ai passé une journée en chemin de fer. — Je l’ai bien étudié, et j’ai écrit des pages sur lui uniquement pour le plaisir de l’analyser ou du moins d’analyser le monsieur qu’il me semblait être[1].

Vous parlez de M. Lippmann et de M. votre cousin. Je serais bien, bien heureux de faire leur connaissance et d’avoir ces deux relations. Ai-je besoin de vous dire combien je serais reconnaissant des deux lettres d’introduction dont vous me parlez. Je les attends avec impatience et les ajoute à tout ce que je vous dois déjà.

Vous me parlez d’une étude sur les dessins His de la Salle, sans doute à propos du catalogue de M. de Tauzia[2]. Hélas ! nous ne recevons ici ni la Gazette ni l’Art.

Votre Albert Dürer paraît dans quelques jours. Nous avons ici un libraire français. Je vais surveiller sa vitrine.

J’ai la fatuité de supposer que comme vous êtes en relations d’art très suivies avec Lippmann et qu’il n’aime pas à écrire, je pourrai parfois vous rendre un menu service. Inventez-en, vous me rendrez si heureux.

Vous me recommandez de travailler. — Vous verrez !

Adieu, je vous serre bien la main. J’ai l’intention d’aller au Musée aujourd’hui pour mon plaisir et aussi pour que l’Impératrice ne me tourmente plus là-dessus… et

Je vous quitte. Je vous récrirai un de ces jours.

Que devient P. Bourget, poète anglais et français ?

Je salue tous ceux de vos amis à qui vous m’avez présenté.

Je serre la main à M. votre frère, qui était toujours si aimable avec moi.

Je salue respectueusement madame votre mère.

Votre bien dévoué,

Jules Laforgue.

  1. Le comte de Nesselrode, grand-maître de la cour de l’Impératrice, un bon vivant et un brave homme, trop borné pour chercher les défauts de son prochain, trop indifférent aux choses de ce monde pour les remarquer en beau ou en laid. » (Comte Paul Vasili, La société de Berlin, p. 52. Paris, 1883).
  2. Le catalogue des dessins du Musée du Louvre, où toute la partie concernant les dessins de l’école allemande a été rédigée par Charles Ephrussi.