Lettres de Jules Laforgue/012

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 56-59).
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XII

À M. CHARLES HENRY

Berlin [lundi 12 décembre 1881].
Mon cher Henry,

Il fait bien froid ce matin ! Il est neuf heures ; les grisettes berlinoises filent, le nez rouge, tenant leur manchon d’une façon qui me fait regretter les Parisiennes. Je n’ai pas vu encore un seul pied, ici, une seule paire de ces pieds d’oiseaux, comme j’en ai vu une — oh ! mémorable ! — l’été dernier, par une après-midi chauffée à blanc, rue du Quatre-Septembre, en promenant ma petite nausée universelle.

Il fait froid (il neigeait). J’ai pris mon café, j’ai lu les Débats, l’Indépendance Belge et le Figaro. À onze heures, j’irai faire une lecture (les Souvenirs littéraires de Maxime Du Camp, dans lesquels Flaubert joue un rôle enfantin, que l’Impératrice a saisi très spirituellement), et je vous écris, près de mon feu, un grand calorifère de Germanie, où rougeoient, mornes, d’énormes blocs de charbon.

Cependant, je n’ai rien à vous dire de neuf. J’ai reçu votre lettre trop courte, trop courte, trop courte. À propos, un de mes amis n’a-t-il pas déposé chez votre concierge le Wateck (sic) de Mallarmé et les Fleurs de Baudelaire ?

J’ai reçu les sonnets de notre cher poète[1]. (Bien souvent, au crépuscule, j’ai la vision de ce salon si artistiquement encombré, la vision et la nostalgie.) J’ai relu ses sonnets et j’ai refait par-ci par-là. Mais j’attends une bonne soirée, libre, près du feu (savez-vous que je fume trois cigares par jour !) et je m’y mettrai. Je ne vous cache pas que je suis très flatté et très embarrassé de quelques retouches que l’on me fait l’amitié de me demander. Je me suis acharné après un que j’ai trouvé vraiment beau d’idée, et que je n’avais pas encore lu, De Charybde en Scylla. Je vous enverrai le tout bientôt. Mais envoyez-m’en d’autres.

Je me suis décidément attelé à mon roman, Un raté. J’y ajoute une page tous les matins. Pour ce, je me lève à cinq heures, et mon domestique est épaté lorsque, à sept heures, il vient, ne voit personne dans mon lit, et me trouve dans mon cabinet de travail, la lampe allumée, parmi mes paperasses étalées. Ce qui fait que la comtesse Hacke, qui de plus en plus joue à la maman avec moi, m’ordonne de me coucher à dix heures, de me lever à huit et d’aller aussitôt me promener au bois, lequel bois est à cinq minutes de Prinzessinen-Palais. Je n’y suis pas encore allé, mais je vais très souvent au Musée. Nous avons deux musées, comme le Louvre et le Luxembourg, — petite édition. — Quelques Rembrandt, deux Titien noirs et élégants, des Dyck moins fins que les nôtres, des Rubens, mais pas un étalage comparable au nôtre. Mais une collection de primitifs ! Surtout des Van Eyck ! J’en rapporte chaque fois des notes ; j’en ai déjà pas mal sur notre Louvre. J’oubliais les Ruysdael.

Dans le nouveau Musée, une imperturbable quantité de croûtes lisses et pourléchées. Je crois jusqu’ici que les Allemands ne sont pas artistes au sens complexe, comme nous. Il n’y a ici qu’un M. Joseph Brandt dont les Cosaques, à l’Universelle de 1878, m’avaient enthousiasmé inoubliablement. Je l’ai retrouvé au Musée. Voilà au moins de la peinture Hermann et Dorothée avec du pittoresque à la Calame[2]. Ces gens-là ne méritent pas de soupçonner nos impressionnistes. Quelle ville artiste que celle qui fait des Degas, des Forain, des Monet, des Manet, etc. Ah ! l’atmosphère de Paris !

Tout ce que je pourrai faire ici, ce sera de devenir un érudit d’art.

Serrez la main à Bellanger. Parlez un peu de moi à notre cher poète de la rue Denfert.

Le chien est-il retrouvé ? Le chien est un candidat à l’humanité, comme dit l’autre. Faites qu’on ne m’oublie pas.

Je m’ennuie, je m’ennuie. Je suis immensément amoureux, immensément et vaguement. J’ai dans le cœur du soleil de dimanche avec des bruits de cloches, en province, quand on regarde sortir les robes blanches à paroissien d’ivoire par la porte où l’on grava : Deo optimo maximo.

Adieu.

Jules Laforgue.

  1. Mme Mullezer, qu’il appelle aussi « le poète de la rue Denfert. »
  2. Alexandre Calame, peintre suisse, paysagiste (1810-1864).