Lettres de Jules Laforgue/013

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 60-64).
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XIII

À CHARLES EPHRUSSI

Berlin [13 décembre 1881].
Cher Monsieur Ephrussi,

J’ai reçu votre bonne lettre hier matin. Je n’ai pu vous répondre tout de suite. Ce matin j’ai reçu une lettre de Bourget et une autre de Pigeon[1]. Je vous réponds en même temps.

Ah, le vilain temps ! Un dimanche matin — vous connaissez Berlin, n’est-ce pas ? mes fenêtres donnent sur la Platz am Zeughaus, pleine de flaques d’eau, balayée de rafales, d’averses. Il y aura au moins un peu d’eau dans la Sprée.

Mais vous savez que je n’ai rien reçu en fait d’Albert Dürer !! Vous m’écrivez que vous m’avez envoyé un exemplaire, vous me demandez s’il a bonne mine ! Je n’ai rien reçu ! — Tout le monde est de la fête excepté moi ! à quoi attribuer cela ? Je suis au désespoir. Est-ce que les livres s’égarent dans les postes allemandes ? Il aura été du côté de Nuremberg ! Qui me donnera mon Albert Dürer ! Il me tarde tant de voir si les tables sont irréprochables !

Vous voyez qu’il a du succès ! Et puis ce n’est pas un roman, un livre de vers, une bulle de savon. C’est un moellon, quelque chose édifié lentement et qui reste. C’est égal, je ne vous ai vu qu’à la fin, quand vous n’aviez plus besoin que du coup de main d’un manœuvre quelconque, mais je sens l’énorme d’un pareil bouquin, si touffu, si exact, où il n’y a que des os et pas de baudruches à donner à dégonfler aux plumes de la critique. D’abord les longues années à dépouiller et à s’assimiler indéracinablement l’immense alluvion formel par tous les livres, toutes les brochures apportés sur l’homme. Puis les vagabondages à travers l’Europe, archives, bibliothèques, musées, estampes inaccessibles, collections privées, avec les minuties infinies de chaque pièce. Puis l’étude de l’homme lui-même d’âme à âme, de pensée à pensée, alors l’œuvre, le plan, les échafaudages, tout. — Rien que cette mince brochure de votre Voyage inédit[2] — ô bénédictin de la rue Monceau (81) !

Mais pourquoi n’ai-je pas l’exemplaire que vous avez bien voulu m’envoyer ? Je me perds en conjectures. M’arrivera-t-il ? demain ? après-demain ? — Où est-il ?

Car maintenant il me reste à l’étudier, à penser, à rêver dessus ; ce que je n’ai pu faire encore.

J’ai reçu vos deux lettres, pour M. votre cousin et M. Lippmann.

Je les ai reçues hier. Je les ai encore dans mon tiroir. À demain. Dois-je être intimidé devant votre cousin ? Je vous remercie bien de tout. Et votre article sur les dessins His de la Salle ? Pour les notes que vous me recommandez de prendre, je n’y manque aucun soir en rentrant chez moi. Je fais aussi une heure d’allemand. Je refais mon volume de vers[3]. Mais en juillet quand je reviendrai à Paris, — pour trois mois, — je l’aurai prêt à toutes les bontés d’un éditeur qui me tombera du ciel.

Matériellement mes jours se ressemblent. Je fais la lecture le matin ou le soir. Quelquefois les deux. Puis toujours très consciencieux, j’ai provision de lecture pour longtemps. Je fais venir trois volumes de Sully Prudhomme. Si vous m’entendiez ! Je n’avale plus mes mots. Je lis très haut et très clairement, et j’ai toujours quantité de commentaires sur les livres. À la lecture du matin, je résume les journaux et je fais faire à l’Impératrice des exercices de grammaire. Je fais toujours la lecture avec la Comtesse Hacke. La Comtesse de Brandebourg est en voyage. Quant aux deux autres dames d’honneur, elles sont arrivées depuis peu (deux autres étant parties) et je ne les ai pas encore vues. Le soir je suis toujours une ½ heure à l’avance chez la Comtesse Hacke, qui joue à la maman avec moi. Je lui fais des dictées, et chaque fois je lui apporte une collection de mots et de phrases terribles pour éprouver son orthographe.

Je crois que je serais plus intimidé à Paris dans le monde. Mais je suis à une bonne école et j’en profiterai.

Au revoir.

Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir des personnes auxquelles vous m’avez présenté. — Pourquoi ne suis-j e pas à Paris pour voir votre Albert Dürer aux vitrines et aux étalages ?

Votre reconnaissant,

Jules Laforgue.

Je vous écrirai bientôt pour vous parler des deux visites à M. votre cousin et à M. Lippmann.


  1. Amédée Pigeon, que Laforgue venait de remplacer comme lecteur de l’impératrice : il collabora à la Gazette des Beaux-Arts et au Figaro où il donna des articles sur l’art allemand et l’art anglais, publia un volume de poèmes, Les Deux Amours (1876), deux romans : La Confession de Mme de Veyre (1886), Une Femme jalouse ; un ouvrage sur l’Allemagne, L’Allemagne de M. de Bismarck (E. Giraud et Cie, Paris, 1885).
  2. Un voyage inédit d’Albert Dürer, par Charles Ephrussi. Paris, 1881, in-4 ill.
  3. Le Sanglot de la Terre.