Lettres de Jules Laforgue/022

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 98-100).
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XXII

À M. CHARLES HENRY

Dimanche [15 janvier 1882].
Mon cher Henry,

Il est 11 h. ½. Hier au soir j’ai reçu une lettre de la part du baron de Jaurú. Il m’attendait un de ces jours à 11 h. et j’y suis allé ce matin. J’en sors.

Enfin, c’est fait. — Vous ne m’en voulez plus.

Il demeure, à un 2e, une belle maison, dans une belle rue. Il m’a bien reçu. Paraît cinquante ans, visage osseux et brûlé, moustaches maigres. Yeux enfoncés derrière des lorgnons d’écaille. Il prononce poublication. Il me dit qu’il est en correspondance épistoulaire avec vous. Me raconte l’histoire de cette publication. J’entame votre éloge, en terminant par la déclaration de votre âge. Il vous donnait quarante ans, docteur Henry. J’ai eu de la peine à lui persuader que vous n’en aviez que vingt-deux. Nous avons parlé de l’Impératrice, puis je me suis retiré.

Maintenant pourquoi ne m’écrivez-vous pas ? Notre poète est toujours furieux contre moi sans doute. Enfin, j’irai peut-être au printemps prochain lui demander pardon. En tous cas, dites-lui que j’avais, en tout ceci, les meilleures intentions du monde.

Mon cher ami, que je voudrais vous avoir ici ! Je traîne mon habit noir partout ; j’observe. J’ai été présenté à la princesse royale pour causer d’Ephrussi. J’ai été invité avant-hier au soir à la soirée du Prince royal (avec qui j’ai une aventure que je vous dirai un jour et dont on a bien ri). Curieuses ces soirées, des habits constellés de ferblanterie, des épaules blanches, des titres, des militaires sanglés, etc.

Je lis plus que jamais mon Spinoza. Je fume continuellement. Je rime plus que jamais, et j’attends vos lettres.

Et votre Salon ?

Je lis en ce moment un roman d’Henry Gréville, Perdue, d’une forme plus que neutre, mais l’idéal du roman à lire ici. Je suis heureux d’avoir mis la main dessus. Quand ce sera fini, je me rabattrai sur Hector Malot ou frère Féval.

Toutes les fois que vous lirez quelque chose de lisible ici ou en entendrez parler, signalez-moi, n’est-ce pas ? la bouée en question.

J’attends une lettre de Kahn qui sait mon adresse.

Croyez-vous que le baron de Jaurù donne des soirées et qu’il m’invitera ?

Rappelez-moi au souvenir de Bellanger, de Cros[1] et Kahn et ne m’abandonnez pas trop.

Adieu.

Jules Laforgue.

  1. Henry Cros, le sculpteur des admirables cires et pâtes de verre, né à Narbonne en 1840, mort en 1907. Il était le frère du Dr Antoine Cros (1833-1903) et du poète Charles Cros (1842-1888), l’auteur du Coffret de Santal.