Lettres de Jules Laforgue/028

La bibliothèque libre.
Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 121-124).
◄  XXVII.
XXIX.  ►

XXVIII

À Mme MULLEZER

Dimanche matin, Spleen.
[février 1882].
Mon cher poète,

Qu’est-ce que c’est que ce bout de lettre que je reçois ! D’abord cela ne commence par rien : ni cher Monsieur, ni cher ami, ni rien (l’appellation qui doit répondre à notre… nuance, n’existerait-elle pas ou bien avez-vous eu peur ?) puis cela ne finit par rien, et pas de signature. Heureusement, ces lignes me parlaient d’un éternel toutou et j’ai pu deviner de qui tout cela venait.

Maintenant, laissez-moi transcrire ici, sans intention d’ailleurs, et tout simplement pour aller jusqu’au bas de cette page sans frais personnels, la dernière phrase de votre billet : « Je suis bien, bien triste de bien, bien des choses qu’on ne peut pas perdre comme l’on perd son chien, parce que personne ne veut vous les voler. »

Hélas, cher poète, que voulez-vous qu’on vous vole ? Votre tableau italien ? vos illusions ? vos vers ? l’orientalisme bazar de votre pseudonyme (Sanda est-il un diminutif mignard d’Alexandra et Mahali, une façon indolente de prononcer Magali ? — « Ô Magali, ma bien-aimée », — comme chantaient Faure et Brunet-Lafleur) ? — Oui, que vous volerait-on ?

Quoi qu’il en soit, je vous renvoie, légèrement et outrecuidamment modifiées, vos deux pièces qui, déjà bien comme forme, sont bien curieuses comme état d’âme ; pour ma part j’y vois beaucoup. Vous ferez de ces copies tout ce que vous voudrez, excepté des papillottes.

Henry ne fait pas grand’chose, dites-vous, cela m’inquiète pour moi.

Moi, je mène toujours ma vie de dilettante. Sachez, cher poète, qu’avant d’avoir des ambitions littéraires, j’ai eu des enthousiasmes de prophète, et qu’à une époque je rêvais toutes les nuits que j’allais consoler Savonarole dans sa prison. Maintenant, je suis dilettante en tout, avec parfois de petits accès de nausée universelle. Je regarde passer le Carnaval de la vie : sergents de ville, artistes, souverains, ministres, amoureux, etc. Je fume de blondes cigarettes, je fais des vers et de la prose, peut-être aussi un peu d’eau-forte, et j’attends la mort.

— Adorez-vous le cirque ? je viens d’y passer cinq soirées consécutives. Les clowns me paraissent arrivés à la vraie sagesse. Je devrais être clown, j’ai manqué ma destinée ; c’est irrévocablement fini. N’est-ce pas qu’il est trop tard pour que je m’y mette ? Je suis forcé d’interrompre mes bonnes soirées au cirque ; on se figure tout de suite qu’une écuyère est l’objet de vos platoniques assiduités et l’on vous propose d’énormes bouquets à lui lancer ?

Au fond, au tréfond, quand je me replie sur moi-même, je retrouve mon éternel cœur pourri de tristesse et toute la littérature que je m’arracherai des entrailles pourra se résumer dans ce mot de peine d’enfant, « faire dodo » (avec la faculté de se réveiller !) Pour tout ceci vous verrez un jour mes vers. La prochaine fois je vous chanterai la Chanson du petit hypertrophique. Sa mère est morte d’une maladie de cœur, et il va mourir aussi et il chante pour refrain :

J’entends mon cœur qui bat,
C’est maman qui m’appelle.

Vous mettrez cela en musique. À propos, nous avons ici Saint-Saëns, j’ai passé hier chez lui une bien étrange soirée.

Dites, cher poète, entre nous, écrivez-moi de longues lettres, très sérieuses, très intimes, ne bavardons plus, ne soyez plus spirituelle ; échangeons, voulez-vous, des lettres parfumées de confidences ? Vous voyez que je ne me gêne plus. Dites, voulez-vous ? J’aimerais causer en tête à tête avec vous (vous) du fond de mon exil, mais sans que Henry regardât par-dessus nos épaules… Voulez-vous ?

Votre Jules Laforgue.

P.-S. — Il me tarde que vous publiiez votre volume ; d’abord pour lui-même, mais encore parce que j’espère que vous joindrez à l’exemplaire à moi destiné votre photographie.

P.-S. — Merci des timbres et de votre définition des collectionneurs. Mais qui avez-vous donc en Égypte ?