Lettres de Jules Laforgue/029

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 125-131).
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XXIX

À Mme MULLEZER

Mercredi [mars 1882].

Madame, cher Confrère, chère Amie, chère Madame et Amie (?)

(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)

J’ai eu votre longue lettre hier soir (je rentre du cirque). — Très sincèrement, cela m’a enthousiasmé. — Vous êtes quelqu’un, vous comprenez tout et décidément (surtout par ambition et par vision) vous êtes de la bonne race.

(Et tout de suite, pour m’en débarrasser, merci mille fois des timbres et de l’assurance que vous n’avez pas de correspondant au Caire, pays où l’on fabrique des minarets pour ciels indigo.)

Ce que vous me dites de l’état de notre ami *** ne m’étonne guère ; mais pourquoi s’en effrayer, qui de nous n’est pas un peu névrosiaque ? Comment finira *** ? Comment finirons-nous ? Comment finira l’auteur de la Faustin ? Comment a fini son frère ? Notre soleil est un gros hystérique, même la lune n’est qu’un mal blanc. Il n’y a qu’à Berlin où il n’y ait pas de détraqués.

*** n’a qu’à aller se mettre au vert, tout un été vert n’écoutant que les friselis des arbres verts, n’avoir l’œil ébloui que des nappes crues vert-perroquet des prairies, ne respirer que du fumier, déshabituer ses yeux du gaz par les humbles résines grésillantes et revenir à Paris avec un brin de santé à dépenser en un livre pour l’amour de l’Art, puis il ira se remettre au vert.

Voyez-vous une autre vie en 1882 à Paris pour un artiste frémissant à tout, sensitif, malade d’un nuage, heureux d’une nouvelle forme de chapeau pour Parisienne et s’autopsiant avec du Chopin. Voyez-vous une autre vie ?

D’ailleurs les maisons de santé sont ici-bas pour recevoir des pensionnaires. Toute cette danse macabre moderne m’amuse :

Espèce de Soleil, tu songes : Voyez-les,
Ces pantins détraqués buveurs de lait d’ânesse
Et de café…[1]

Je vous ai fait part de mes pleurs, vous n’y croyez qu’avec un sourire et me répondez ce que me répond tout le monde : — « Vous êtes bien jeune ! » hélas ! croyez-vous que je pose ?

Bien des choses à dire !

Trois ou quatre individus savent seuls un peu la vie que j’ai menée à Paris, il y a deux ans. Et encore, non, je suis seul. — Quand je relis mon journal de cette époque, je me demande avec des frissons comment je n’en suis pas mort.

J’avais dix-neuf ans, par conséquent pas un brin de mon métier. — Autrement quel livre noir et aigu, j’aurais à la place de celui sur lequel je m’acharne de temps à autre encore !

Pourquoi bavarder aujourd’hui sur ces deux années qui seront probablement la note aiguë de ma froide, froide destinée ?

Cela se raconte par bouts de conversation de temps en temps quand cela nous remonte à la gorge.

Oui, je bâtis un roman qui sera une autobiographie de ma pensée, alors j’analyserai ma petite névrose, car j’en ai une. Une névrose religieuse. J’étais croyant. Depuis deux ans, je ne crois plus. Je suis un pessimiste mystique. Les vitraux de-Notre-Dame m’ont rendu malade souvent. Pendant cinq mois, j’ai joué à l’ascète, au petit Bouddha avec deux œufs et un verre d’eau par jour et cinq heures de bibliothèque. J’ai voulu aller pleurer sur le Saint-Sépulcre. Maintenant, dilettante, revenu de tout, j’irais fumer une cigarette sur le Golgotha en contemplant quelque couchant aux tons inédits. Pascal n’est que de la Saint-Jean à côté de votre serviteur.

(Avez-vous lu Le Roi vierge de Mendès ?)

Maintenant dilettante, virtuose, guitariste.

Cependant je souffre encore parfois. Seulement l’envie de pousser des cris sublimes aux oreilles de mes contemporains sur les boulevards et autour de la Bourse m’est passée, et je me borne à tordre mon cœur pour le faire s’égoutter en perles curieusement taillées.

La vie est trop triste, trop sale. L’histoire est un vieux cauchemar bariolé qui ne se doute pas que les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. La planète Terre était parfaitement inutile. — Enfin peut-être Tout n’est-il que rêve ; seulement Celui qui nous rêve ferait bien de hâter le cuvage de son opium.

Trouvez-vous encore que je sois jeune ?

Sachez, Madame, qu’à dix-neuf ans j’ai rêvé de m’en aller par le monde, pieds nus, prêchant la bonne loi, la désertion des idées, l’extradition de la vie…, etc… (airs connus). Hélas ! à la première étape, la gendarmerie m’eût arrêté comme vagabond. Prophète n’est plus un métier.

Donc je regarde passer la vie, c’est très curieux, je mange mon cœur à diverses sauces épicées, fais des vers, de la prose. Et je rêve, j’essaie la critique d’art de demain.

Et voilà. Si j’avais de l’argent, je collectionnerais des céramiques, des japonais, des toiles aiguës d’impressionnistes… je voyagerais. — Je hais les foules, le suffrage universel, je n’aime que l’art et moi (mon spleen, ma santé, mon cerveau).

Et vous, qui êtes-vous ? Je ne me gêne pas, n’est-ce pas ? Mon Dieu, existez-vous ? Existé-je ? Donc tout est égal. Nous sommes contemporains — vous êtes au-dessus des foules, — causons, désennuyons-nous par notre chanson, chacun la sienne.

Si je vous plais, dites-le-moi, je m’achèterai des fleurs que j’irai respirer longuement dans le coin le plus intime de ma chambre ; maintenant redevenons homme de lettres, citoyen français, majeur, vacciné, impropre au service militaire.

Je vous renvoie la pièce que vous appelez votre « fille unique » (prenez une copie de votre manuscrit et renvoyez-le-moi, car il porte au dos un bout de lettre qui m’appartient) — je l’ai retouché un peu, l’accommodant à un état d’âme que j’ai eu — pas pu faire autrement, pardonnez-moi. Vision me plaît beaucoup, beaucoup et je la trouve, moi, très complète ainsi. Seulement, lisez Leconte de Lisle, Coppée (?), Banville.

Vous verrez qu’il ne faut pas rimer éperdues, étendues, fantastique, extatique, fleurs, cœurs, puis pour que cela soit plus vision, commencez non pas par :

« Je rêve d’un pays… »

mais par :

« Un pays… » (comme si vous le voyiez.) C’est très simple.

Ambitions (ce titre est une trouvaille) me plaît bien aussi, mais :

« Dont aucun voyageur n’est jamais revenu ! »

est d’un français trop lâche… peut-être :

 « Dont jamais voyageur encor n’est revenu ».

(Pardonnez-moi, n’est-ce pas, ce vilain rôle que vous m’avez fait prendre.)

Vous sentez le poème en prose, ce qu’il doit être, mais celui-ci est trop phraséologisé. Enfin je crois que j’irai sonner chez vous en septembre (à Pâques l’on n’a pas quinze jours) et j’espère une longue lettre et vous demande, simplement pour l’avoir, votre portrait…

Jules Laforgue.

  1. Début d’un sonnet de Laforgue lui-même intitulé Encore à cet astre et qui figure, un peu différemment, dans le Sanglot de la Terre. (Cf. Œuvres complètes de Jules Laforgue : Poésies, tome I.)