Lettres de Jules Laforgue/030

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 132-134).
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XXX

À CHARLES EPHRUSSI

Berlin [31 mars 1882, vendredi].
Cher Monsieur Ephrussi,

N’êtes-vous plus à Paris ? Je vous écris encore à la même adresse. J’ignore absolument ce que vous devenez. Bourget est à Aix. dans des pays inconnus qu’on voit sur les cartes de géographie. M. et Mme Bernstein ont quitté Berlin. J’attends le numéro de demain de la Gazette pour voir si vous donnez la suite de votre His de la Salle. Je lis chaque jour les belles choses qu’on envoie au Salon : le Roll, le Manet, etc.

À ce propos, vous ai-je parlé d’un artiste d’ici, Max Klinger, qui a une sorte de génie du bizarre ? Il a envoyé au Salon de Paris une toile intitulée Circé que je n’ai pas vue, mais qu’il m’a décrite et qui doit être bien étonnante. Il a peur qu’elle soit refusée. Il va envoyer en outre quatre eaux-fortes en deux cadres. Remarquez-les, vous serez étonné. C’est péniblement fait, très travaillé, mais si voulu, si profond. Au reste, si vous voyez M. Bernstein, il vous en parlera et vous serez témoin de ses accès de lyrisme.

Ma vie est toujours la même. Les jours passent et se ressemblent. J’ai trouvé ici des endroits tristes où je vais promener mes mélancolies derrière les Zelten, le Kronprinz Ufer et, de l’autre côté de Berlin, le Luisen Ufer. Le soir, il y a des effets étonnants, ce qui prouve que Guillemet est un paysagiste de génie.

Je lis à peu près tout ce qui paraît d’intéressant comme littérature. Le volume de Bourget continue à ne pas se montrer, mais je sors de son Renan qui est étonnant.

Votre amie la Princesse royale est toujours malade. J’entrevois de temps en temps M. de Seckendorff. Il paraît qu’il cultive le paysage. Je n’en ai rien vu. Ici tout le monde fait du paysage. La Comtesse de Brandebourg, la Comtesse Bruhl, la Princesse Frédéric-Charles, etc.

Nous avons eu l’exposition d’une sorte d’union artistique de dames. C’était bien mauvais, à part une large et brutale copie de Hals de je ne sais qui.

L’exposition Vereschagin continue toujours, et toujours l’orgue caché derrière l’immense toile du Prince de Galles joue l’Ave Maria de Gounod.

Le poète Bouchor[1] est venu entendre la Passion de Bach.

Il fait beau. Je m’ennuie toujours, et la ville de Berlin est de plus en plus assommante ; heureusement que dans quinze jours nous irons dans une autre.

Quand saura-t-on de vos nouvelles ?

À propos — l’autre jour j’ai trouvé en rentrant chez moi la carte de M. Dreyfus. J’ai été à son hôtel pour le remercier de s’être souvenu que je lui avais été présenté, et lui demander de vos nouvelles. Je ne l’y ai pas trouvé. J’y suis revenu encore à deux reprises, mais en vain. Puis il est parti.

Adieu. La Gazette n’arrive ici que cinq jours après qu’elle a paru à Paris, mais il est des mystères qu’il faut se garder de vouloir approfondir.

Je vous serre la main.

Votre
Jules Laforgue.

  1. Maurice Bouchor.