Lettres de Jules Laforgue/031

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 135-137).
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XXXI

À Mme MULLEZER

[Berlin, avril 1882][1]
Chère Madame,

J’ai reçu votre lettre si courte. Je vous vois chantant, roucoulant, avec vos toilettes et vos bouquets, chantant de la musique de jeune. (Qu’entendez-vous par un jeune ? Moi, je suis un très vieux vieillard…)

Si vous chantiez, non dans un salon, mais devant une rampe, vous auriez de curieux effets de lumière et d’ombres satinées sur votre visage. Bravo pour vos succès.

Moi, je m’ennuie horriblement ; je vais descendre peu à peu à l’état végétatif du corail. On vient de m’offrir quinze jours de congé, je n’ai pas eu la force d’en profiter ; puis, Berlin est à 150 marks de Paris, et je suis plus pauvre que le Jeune Homme d’Octave Feuillet. Ajoutez à cela que je suis obligé de lire de l’H. Gréville et de l’Augustus Craven. Aussi je me lance dans la théorie des couleurs, la botanique et l’eau-forte.

Puis nul ne m’écrit, ni vous, ni Henry, ni personne. Une jeune fille qui m’a pas mal fait souffrir et qui s’était enfin laissé arracher quelques lettres froides, ne me donne plus signe de vie. Hélas ! Hélas !

Et voilà que, comme l’an dernier à pareille époque, je recommence à avoir, à la mourance du jour, mes petits accès de nausée universelle.

Ah çà ! que fait M. Henry que je ne reçoive jamais un mot de lui ?

Serait-il pris dans l’engrenage de quelque passion ? Surveillez-le.

Pour le moment, je voudrais me rouler dans des fleurs, ou aller en hirondelle à Saint-Cloud, vers huit heures du matin, ou etc…

Je m’ennuie, je m’ennuie. Et comme il n’y a pas de raison pour qu’une lettre se termine avec de pareilles litanies, je ferme celle-ci et je vous l’envoie.

J’irai à Paris, où je passerai tout le mois d’août ou tout le mois de septembre.

Le titre de votre volume est bien ; gardez-le. À moins que vous ne l’intituliez Confidences, comme c’était, si je me souviens bien, votre intention première.

Et votre photographie ? Si je ne la reçois pas dans une semaine, je ne vous revois de ma vie, qui d’ailleurs ne sera pas bien longue, car je meurs de spleen, de spleen. Il fait un temps magnifique, qui fait sortir les amoureux de partout, les cloches de Pâques carillonnent et font se souvenir. Dieu, Dieu, que je m’ennuie !

Et que faire ?

Adieu.

Jules Laforgue.

  1. Cette lettre a été publiée par la Connaissance avec l’indication erronée, Coblentz, 1882, mars. Laforgue n’était jamais à Coblentz en mars ; l’impératrice n’y faisant des séjours qu’en juin et en novembre. Laforgue fait allusion dans cette lettre aux cloches de Pâques : Pâques en 1882 était le 9 avril et non en mars.