Lettres de Jules Laforgue/032

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 138-141).
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XXXII

À CHARLES EPHRUSSI

Dimanche [Berlin, 9 avril 1882].
Mon cher ami Ephrussi,

Je viens de recevoir votre bonne lettre qui m’apporte de la fièvre de Paris, une lettre haletante. Que de choses, et que vous êtes heureux ! Si vous vous plaignez de ce tourbillon, c’est, entre nous, pure modestie.

Je lirai probablement ce soir votre nouvel article sur His de la Salle, si la Gazette des Beaux-Arts est arrivée au café Bauer.

Vous ai-je parlé, dans ma dernière lettre, d’une toile et de quatre eaux-fortes, envoyées au Salon et signées Max Klinger ?

M. Dreyfus est-il encore à Berlin ? Vous ai-je raconté qu’en vain j’étais allé à plusieurs reprises le voir ?

Je découvre de nouvelles eaux-fortes ici. Hier, à une heure de la nuit, je contemplais une sorte de passage en rivière noire et puante, profondément encaissée entre les murailles lépreuses, sous la lune. C’était enivrant comme eau-forte. Mais vous vous rappelez peut-être, c’est un passage qui mène de la Taubenstrasse à la Hausvogteiplatz.

Tout le monde part. Encore un, hier au soir. Je finirais par être seul, si nous ne partions bientôt aussi à notre tour.

Je suis heureux de ce que vous me dites de la gloire de Bourget. En laissant de côté l’inévitable subjectivité de tous mes jugements, il y a longtemps que je pense et dis à qui veut l’entendre que si quelqu’un a du génie parmi nos poètes, c’est Bourget, au-dessus de Sully, de Coppée, de Richepin, etc. Quant au critique, à part les maîtres bien assis, il est encore le plus pénétrant, avec quelque chose de plus qu’eux tous, son âme.

Il est heureux qu’il soit lié par un traité avec Mme Adam. Cela le forcera à nous donner des choses.

J’ai souvent réfléchi à ce que pouvait être la gloire de Bourget. Bourget a adoré la gloire, furieusement, comme un Balzac, un Balzac aux épaules frêles, sans le génie de la patience. Mais le public que nous avons, et l’art comme le respecte Bourget, ne lui donneront jamais que la gloire bourgeoise d’un Taine pour la foule, avec la gloire exquise d’un Tennyson singulier pour le public choisi. Et c’est encore peu pour qui a rêvé les fanfares des siècles passés, ou, tout au moins, les voyages tourmentés d’un Byron.

Tout ceci serait trop long à développer, et l’on n’a pas encore analysé la maladie dont Flaubert est mort.

Maintenant, devant ce succès auquel il n’avait bien certainement pas songé, Bourget se sent peut-être repris d’une de ses frénésies d’antan, mais cela ne durera pas. Le public ne pourra jamais lui donner la gloire qu’il mérite, et à laquelle il a conscience d’avoir droit.

Vous, vous êtes sage et, pierre à pierre, vous édifiez lentement et solidement la pyramide qui supportera votre buste à la barbe bien soignée.

Voilà des idées gaies, n’est-il pas vrai ?

Nous partons pour Bade vers la fin du mois. Ma vie est toujours la même. On vient de m’offrir un congé de quinze jours que je n’ai pas pris pour ne pas déranger l’Impératrice dans ses habitudes. En août, j’aurai deux ou trois mois. Je travaille un peu de tout. Je lis, j’écris, mais, surtout, je pense. Ce changement d’atmosphère civilisée m’a retourné le cerveau comme on retourne une omelette. Et je note, je note toujours. Mais je n’écrirai jamais rien sur les gens que je vois en tant que personnes. Mais j’utiliserai mes notes psychologiques en les transposant.

La Princesse royale avait simplement mal aux yeux, un orgelet, pendant ces semaines. Mais maintenant on la voit sortir. Je vous félicite pour le Menzel qu’elle vous a envoyé.

À ce propos, les échos de Berlin m’ont appris que votre ami M. de Seckendorff faisait du paysage. Pourrait-on voir ?

J’ai été visiter une exposition dans la Commandantenstrasse : il y avait peut-être une ou deux bonnes toiles et un tableau sans valeur d’Eugène Chaperon fourvoyé là je ne sais comme.

Vous me parlez tant du Salon. Avec le Puvis, Renan, Blanche, Manet, Bonnat. Hélas ! Je n’en verrai que le catalogue illustré et c’est maigre, bien maigre.

Au revoir et merci de ne pas m’oublier et de votre bonne lettre.

Votre
Jules Laforgue.