Lettres de Jules Laforgue/034

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 144-146).
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XXXIV

À M. CHARLES HENRY

Wiesbaden, samedi [22 avril 18821.
Mon ami cher Henry,

Comme vous devez m’en vouloir. Mais si vous saviez dans quel trou de spleen j’enfonce, j’enfonce…

J’ai reçu votre « éloquente » lettre au moment de quitter Berlin. Je suis ici depuis deux jours. Je voulais répondre à vos conseils, mais je ne puis retrouver votre lettre dans mes malles à peine défaites, car nous ne restons ici que jusqu’au 29 avril.

Je m’ennuie, voilà tout. Je sens le vide de tout, de l’amour, de la gloire, de l’art, de la métaphysique.

Il est des jours où l’on s’égaie à se dire que l’universelle vie n’est qu’un kaléidoscope transitoire, — et à d’autres jours que, sans la rétine de nos cerveaux humains, ce kaléidoscope ne serait que vibrations.

Mais à d’autres…

Et moi j’en suis là.

Je n’écris guère, mais je pense énormément, — et je suis bien persuadé que je m’ennuie réellement et incurablement, et que je ne racle pas quelque guitare littéraire.

Vous qui avez traversé Spinoza et Berkeley, vous qui êtes allé au fond de la pensée humaine, qu’en dites-vous ? Avez-vous traversé cette crise Spleen ?

Je vous entends, mais quoi ? Je ne suis plus anémique. Je n’ai plus mes palpitations. Je n’ai pas de soucis matériels. Je n’ai rien à faire. Je respire un air qui n’a jamais circulé à la Nationale. Je ne désire rien, rien.

Mais, voilà, je m’ennuie, parce que je vois que tout est vide et mensonge et apparence et spleen.

Si vous me trouvez ridicule, c’est que je ne me serai pas bien exprimé, ou que je n’ai rien dit, croyant avoir tout expliqué.

Voilà une étrange lettre. Je vous remercie des timbres[1].

Quand le poète de la rue Denfert m’écrira-t-il et me consolera-t-il ?

Pourriez-vous avoir un catalogue des œuvres à l’eau-forte de Chifflart avec des prix ?

Il me tarde de vous revoir. Voulez-vous que je vous envoie des vers ?

Je voulais écrire à Kahn. Vous me donnez son adresse, je crois ; mais je ne retrouverai pas votre lettre avant mon installation à Bade.

Je suis en train de dessiner le modèle d’un lit funèbre que je me ferai faire quand j’aurai un chez moi à Paris. Carré, vaste, drapé de velours noir avec un dais de velours noir frangé d’argent sur quatre colonnettes drapées de noir et surmontées de ces énormes houppes noires qu’ont les chevaux aux enterrements de 1re classe à Paris, etc., etc.

Je m’étonne de ne vous avoir jamais dit que mon frère n’était pas à Paris, mais à Tarbes…[2]

Mais il vous connaît déjà et l’on se verra à Paris. Il travaille. Je crois qu’il fera quelque chose, mais il n’a pas encore trouvé son optique à lui. Adieu.

Écrivez-moi. Je vous serre la main, parlez-moi de vous.

Jules Laforgue.

  1. Pour la collection de son domestique.
  2. Son frère Émile Laforgue qui se consacrait à la peinture.