Lettres de Jules Laforgue/035

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 147-149).
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XXXV

À CHARLES EPHRUSSI

Wiesbaden, 26 avril 1882.
Cher Monsieur Ephrussi,

Je suis à Wiesbaden depuis bientôt une semaine. Et je m’y ennuie, je m’y ennuie ! Vous qui avez été partout et même ailleurs, vous connaissez Wiesbaden, n’est-ce pas ?

Je n’ai d’autre distraction, — ne pouvant travailler, car pas installé, n’étant ici que pour dix jours, — que d’aller courir à travers les coteaux, les petits bois. Je me grise de verdure, je note des coins et les sensations y correspondantes. Je fais des kilomètres et des kilomètres.

Les sapins me vont au cœur. Tout est déjà vert ici, mais rien à lire.

J’ai à la fin mis la main sur la dernière Gazette des Beaux-Arts et votre article[1] est vraiment étonnant comme langue, — il est vrai que vous êtes russe.

Vous souvenez-vous quand vous me reprochiez de sacrifier à de Goncourt ? Et vous y voilà. Votre vue d’ensemble sur l’art hollandais est vraiment étonnante (entre parenthèses, je ne vous savais pas si amoureux des intérieurs hollandais et des ciels pluvieux). Vous avez surtout un passage avec des touches où l’on sent le paysagiste qui est resté en vous, la mer plate, les dunes, les grèves cendrées, les brises du Zuyderzée, les taches douces des promeneurs, les blancs gras et savoureux.

Pourquoi n’avez-vous pas écrit le livre que Havard vient de publier (il y a déjà des mois) chez Quantin dans la série de l’Enseignement des Beaux-Arts ? Je n’ai pas vu votre nom sur le catalogue d’ouvrages en préparation.

Je suis heureux de voir que vous aimez Ruysdaël qui, n’en doutez pas, est le plus grand paysagiste qu’ait produit la terre — après Guillemet.

Puis vos lignes sur Backuysen et Rembrandt.

Une chose à faire frémir, c’est les sonnets d’A. Montaiglon. Je me souviens de celui que vous m’aviez fait lire sur la sanguine et la pointe d’argent à vous dédié. C’est un des mieux. Mais que de mauvais vers !

J’ai entendu :

Le soleil, poignardant la rose de son glaive,
Enfiévrant les vitraux du mirage du rêve,
Les verse en mosaïque au pavé froid et nu.

Et celui sur le Baiser de Michel-Ange ? Ce Baiser est la chose la plus sublime que la planète ait encore produite en fait d’amour.

M. Bernstein vous a-t-il dit beaucoup de mal de moi ? Il m’en veut de lui avoir fait admirer deux ou trois pages des Fleurs du Mal.

Spleen, spleen, spleen…

Rien de nouveau sous le soleil.

Quand paraissent les Aveux de Bourget ?

Et Pot-Bouille ? Je l’ai lu en une journée de chemin de fer, de Berlin à Wiesbaden. Ce ne sera pas son chef-d’œuvre, n’est-ce pas ?

Votre
Jules Laforgue.

  1. Deuxième article sur Les Dessins de la collection His de la Salle (Gazette des Beaux-Arts, 1er avril 1882).