Lettres de Jules Laforgue/038

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 155-157).
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XXXVIII

À M. CHARLES HENRY

Bade, vendredi [5 mai 1882].
Mon cher Henry,

Je viens de recevoir votre lettre et un peu après le numéro en question de l’Art de la Mode. Merci. Et aussi l’adresse de Kahn. Je vais lui écrire.

Votre lettre est drôle, drôles aussi sont les précédentes ! Vous me paraissez bien heureux !

Je trouve la photographie que vous m’envoyez un peu vieille. Elle est assurément plus jeune que cela. Mais quelle bouche curieuse. Je me rappelle ce sourire et ces yeux fous et des sensualités dans les ailes du nez. Avec cela une gorge enfantine. Aimez-vous les gorges plates, très plates ? Non pour la raison de Louis Bouilhet :

On est plus près du cœur quand la poitrine est plate,

mais par goût dépravé pour les maigreurs ? Les vierges de Memling vous ont-elles parfois fait rêver au Louvre ?

Comment vous êtes-vous procuré cette photographie ? Quand paraîtra le volume en question ?

Comment vous portez-vous ?

Tout ceci est un peu incohérent.

Songez-vous toujours à notre anthologie du renoncement ?

Je parie que vous n’allez pas souvent au Salon. Quand Kahn[1] fichera-t-il le camp de ses camps ? Mais je vais lui écrire.

Spleen, toujours. Vos raisons ne me valent rien. Je suis revenu de tant de choses. Guitare. Toutes les littératures me paraissent nulles jusqu’ici. Quelques pages de l’Imitation, quelques pages de la Tentation de saint Antoine, et en somme une anthologie du renoncement. Non, vos raisons ne me valent rien.

Vous me dites : aimez. Je ne puis pas. Du cœur, je ne puis plus, et cela seul ne serait pas de l’amour. De la tête, oui. Mais ce ne serait pas de l’amour non plus, et la femme qui m’inspirera un amour de tête, où est-elle ? Des sens. Moins que du reste. Chez moi les désirs ne viennent pas d’un trop plein de l’organisme ; quand je m’ennuie des heures, je me figure que j’ai des désirs, mais ce sont de faux désirs.

Et je m’embête, voilà.

Heureusement j’aime les vers, les livres, les vrais tableaux, les bonnes eaux-fortes, des coins de nature, des toilettes de femmes, des types imprévus… Bref, tout le kaléidoscope de la vie.

Mais on est fini et bien misérable au fond quand la vie n’a pour vous que l’intérêt d’un kaléidoscope, n’est-ce pas ?

Et puis : on ne sait rien.

Sur ce, adieu. Écrivez-moi.

Jules Laforgue.

Serez-vous à Paris en juillet et août ?


  1. M. Gustave Kahn faisait à cette époque son service militaire en Tunisie.