Lettres de Jules Laforgue/039

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 158-160).
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XXXIX

À CHARLES EPHRUSSI

[12 mai 1882] Bade (toujours) vendredi.
Cher Monsieur Ephrussi,

Je viens de terminer, il y a un quart d’heure, la besogne en question[1] et je l’ai mise juste à huit heures dans le Briefeinwurf. Cette lettre ne partira que demain matin.

J’avais commencé ce travail avec enthousiasme. Je l’ai terminé avec hâte d’en finir. Je vois que je ne suis pas encore capable d’écrire un article d’art, et qu’avant de songer à faire un Salon, je devrais en faire d’abord un ou deux pour moi seul comme étude. Et dire que si l’an dernier on m’avait offert un Salon à faire dans une feuille, j’aurais effrontément accepté.

Il faut que vous sachiez que je ne suis pas très enclin à la modestie, au moins en ai-je conscience, c’est déjà beaucoup.

Figurez-vous, en outre, que je ne sais pas si c’est parce que je fume depuis que je suis en Allemagne (pas cependant énormément) ou quoi, mais le mot juste ne me vient plus ou me vient après des tortures… Et ce pauvre Gill ?

Enfin, puisse cette besogne paraître. Je vous remercie de me l’avoir procurée, et du moins elle m’aura forcé à relire attentivement votre énorme livre.

Si par hasard les cinq feuilles ne suffisaient pas, il serait possible d’allonger par ci par là, par exemple, citer votre description du Bain de femmes, etc. À vous de voir. — J’ai passé la soirée d’avant-hier avec M. de Seckendorff. Au moins en voilà un, aimable et intelligent. Ils sont rares ici, je vous prie de le croire. Nous avons causé d’art. Il a beaucoup couru avec vous. Il m’a parlé du Salon. Nous avons feuilleté mes exemplaires de la Trilogie, du Pisano, vos Laques, etc. qu’il ne connaissait. Après avoir revu Londres et Paris avec leur fièvre artistique, il rentre dans Berlin — déjà écœuré de la nausée qui l’y attend.

Connaissez-vous Bade ? C’est d’une banalité comme décor de paysages et comme ville de plaisir !!! C’est à mourir !!! Je vais tous les jours à cette Conversation décorée par des peinturlureurs à quatre sous. Je vais au Cabinet de lecture où je cherche les bons morceaux que l’on peut glaner dans une collection du Graphic. — Le « beau monde » se promène dans le jardin écoutant la musique. Pas une toilette ! La civilisation y est à ce point avancée qu’on ne peut se promener dans les rues ou le jardin avec un chapeau haut, même correct, que tout le monde ne s’étonne, — à moins qu’on ne soit un très vieux vieillard.

J’ai vu un catalogue du Salon et j’ai un vague soupçon que la toile de Max Klinger a été refusée. — Que dites-vous du moins de ses eaux-fortes ? C’est curieux d’idée, quoique pénible, trop préparé et sabré, pas avec assez de bravoure. C’est cependant, à le prendre en bloc, un curieux tempérament.

Je possède une Imitation de Jésus-Christ et l’Éthique du grand Spinoza, et je m’en nourris dans mon cœur solitaire, dédaignant les splendeurs de ce Bade où les librairies n’ont que des romans de Dentu et n’ont pas pu encore me faire envoyer les Aveux, que j’espère cependant pour demain matin.

Votre
Jules Laforgue.

  1. L’article sur l’Albert Dürer de Charles Ephrussi pour la Gazette des Beaux-Arts (publié dans la livraison du 1er juin 1882 de cette revue).