Lettres de Jules Laforgue/040

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 161-164).
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XL

À M. CHARLES HENRY

Bade, lundi [15 mai 1882].
Mon cher Henry,

J’ai un sale papier à lettre huilé sur lequel la plume ne mord pas. Je prends cette feuille, ousque vous verrez dans le bas un dessin de moi. Votre lettre m’a fait grand plaisir et elle est, comme vous le dites, un bon témoignage de confiance et d’amitié. Causons souvent ainsi, en attendant nos soirées d’été, nos conversations de dégoûtés de la femme et de la femelle.

À Berlin, j’ai été assez heureux pour avoir un camarade, un Belge, un pianiste de grandissime talent mais qui n’a que dix-sept ans[1] et qui me laissait l’accompagner dans ses idylles à deux marks cinquante pfennigs. Je déteste les mots crus, j’aime rester chaste, j’adore certaines conversations, bref, j’aurais été bien heureux de connaître Baudelaire et d’être son inséparable, vous me comprendrez, car je crois que vous êtes ainsi, aussi. C’est pourquoi un projet vient de me naître. Vous me parlez d’un voyage en Italie, ces vacances ; voulez-vous que nous le fassions ensemble ? Avec mille francs chacun. Qu’en pensez-vous ? Nous avons deux mois pour y penser. — Pensez-y.

Pour revenir à elle, parlez-moi de son langage, de ses gestes, comme vous en parleriez à un vieux polisson très chauve. Je vous en prie. Et envoyez-moi une photographie un peu neuve, et dites-lui de m’écrire. À Berlin, j’ai assisté à une histoire de femme, une histoire d’adultère épique, avec des détails inouïs. À dîner, la dame en question était exquise. Je m’en léchais les doigts et je prenais des notes. J’y ai dépouillé chez un artiste la correspondance de trois amours ; des notes. — Avez-vous lu Pot-Bouille ?

La femme ne m’excite ni le cœur, ni la tête, ni les sens, — peut-être les sens, mais cinq minutes toutes les deux semaines à peu près. Mais pour ma part, je ne me suis jamais dit : Voilà une femme désirable, faisons-lui la cour. Si j’avais des idées sur une femme, ce serait pour la posséder, pas pour autre chose. Et posséder une femme me tourmente si rarement et si peu, que je n’irai jamais dresser des batteries, faire un siège, épier des sourires, etc., etc.

Quand écrirons-nous quelque chose ensemble ?

Je suis très embarrassé d’avoir pris cette grande feuille blanche et je ne sais comment remplir le verso.

Vous me demandez des vers. Je vous en envoie, au hasard. Je n’ai en ce moment aucune idée fixe en poésie. Je suis dégoûté de mon volume, parce que je me dis : Ça n’est pas ça.

Quoi ? Je ne sais encore. En attendant, je versifie par ci par là, au hasard, sans avoir une œuvre.

Vous trouverez dans cette feuille un sonnet de 1880[2], c’est le ton et le sujet de ce que j’appelais jadis « mon volume » : Les Spleens Cosmiques je crois, dans lequel une belle consommation de Soleil.

Ce volume, vous ne le connaissez pas dans sa note aiguë (entre autres une série de pièces à Notre-Dame, avec le Crucifié). Je voudrais vous le faire connaître dans cette note, mais il faudrait recopier, tirer un texte net de brouillons, et cela m’est impossible pour le moment, j’en suis dégoûté : à cette époque je voulais être éloquent, et cela me donne aujourd’hui sur les nerfs. — Faire de l’éloquence me semble si mauvais goût, si jobard !

La chanson du Petit Hypertrophique est une chose de l’époque où je vous ai connu. Amitiés à la lune a été rêvé dans le Thiergarten à Berlin, comme pendant à mes Soleils remis à leur place, dédié à vous et à Kahn. Le Spleen des nuits de juillet est aussi de Berlin[3].

Je voulais vous envoyer aussi une chose drôle et très douce sur les jeunes femmes enceintes, ce sera pour la prochaine fois,

Mais comme je vous dis : je ne sais pas ce que je voudrais que fussent des vers et des poésies.

Avez-vous lu les Aveux de Bourget ?

Je vais vous dire Adieu. Il faut que je relise Carême pour le commencer ce soir. Mais je vais me mettre à rêver à notre voyage en Italie. Avez-vous lu les Quatre petits romans de Richepin ?

Écrivez-moi long. Causons vers — femmes — et renoncement.

Envoyez-moi la photographie en question.

Jules Laforgue.

  1. C’est de Théophile Ysaye, le frère du violoniste Eugène Ysaye, qu’il s’agit.
  2. Probablement le sonnet intitulé Encore à cet astre. (Cf. Poésies, t. I., Le Sanglot de la Terre.)
  3. Poèmes que l’on trouvera dans le Sanglot de la Terre. (Cf. Poésies, t. I.)