Lettres de Jules Laforgue/042

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 167-169).
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XLII

À Mme MULLEZER

Coblentz, lundi [juin 1882].
Chère Madame, cher poète, chère oublieuse, etc., etc.

Je ne vous confierai pas que je m’ennuie prodigieusement, ici comme partout. — Cela va de soi. — Je loge près de la chapelle anglaise du château et passe mes dimanches, comme hier, à travailler, rideaux tirés, en écoutant les éternelles et très lamentables litanies accompagnées par l’orgue ; cela dure deux heures, pendant lesquelles je suis accablé de tristesse, je renais ma vie, ma triste vie, je songe aux cloîtres. — Puis les voix se taisent, je me mets à la fenêtre et je vois sortir toute la colonie anglaise de Coblentz, entre autres un pensionnat de young ladies en toilettes exquises, tout plissés et bouillonnes, adorablement maigres et plates, et je me prends à rêver de flirtation sur des plages mondaines, le long de la mer retentissante.

Puis je m’ennuie, je m’ennuie. Mais j’adore Coblentz ; autant j’abhorre Bade. Le décor dans lequel la Moselle se jette dans le Rhin est une chose unique pour les yeux tristes. Un chef-d’œuvre qui attend un Guillemet. Mais il n’y a pas de Guillemet en Allemagne.

À propos d’art, et à propos d’un mauvais article dans la Gazette des Beaux-Arts[1], il faut que j’envoie à cette revue une correspondance tous les mois sur l’art en Allemagne. Cela ira comme cela ira.

Et vous, que faites-vous ? En attendant notre volume, pourquoi n’écrivez-vous pas un roman, une nouvelle ? Les lauriers de M. Gréville, de Mme Bentzon, Chaudenaux, Craven, ou Caro, ou Guida, ne vous ont-ils jamais empêché de dormir ? Et ceux de la Gennevraye ?

En ce moment je suis dans un état considérablement lamentable. Je ne vois que le côté plat, sale de la vie. Et tout ce que j’écris s’en ressent, en est imbibé, comme le poumon du fumeur s’imbibe de nicotine.

Et voilà. Je n’ai déclaré d’amour à aucune femme, car c’eût été mentir.

Vous parlez toujours de vos mystérieuses souffrances. Pourquoi n’êtes-vous pas heureuse ? Vous avez un charmant nid dans un quartier tranquille, vous faites des vers, vous aimez les roses, Courbet vous intéresse, vous chantez, etc. — Pourquoi n’êtes-vous pas heureuse ? ô Muse, ô prima-donna !

— Et vos petits chiens ?

Votre
Jules Laforgue.

  1. L’article sur l’Albert Dürer de Charles Ephrussi, article dont Laforgue n’était pas satisfait.