Lettres de Jules Laforgue/044

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 173-175).
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XLIV

À Mme MULLEZER

Coblentz, dimanche [2 juillet 1882].
Chère Madame,

Hier soir, à dix heures, je reçois un télégramme. Je n’ose l’ouvrir.

Vous savez que le télégraphe a été inventé pour annoncer les malheurs. Pendant un quart d’heure, je suis resté dans des angoisses devant ce papier plié en quatre, me disant : il vaut mieux aller me coucher, demain je l’ouvrirai. Et je me suis décidé à l’ouvrir. Je l’ai lu, puis je l’ai épelé. Jugez de ma joie !

Or, Madame, vous n’êtes pas sans savoir que l’effet le plus ordinaire d’une grande joie succédant à des angoisses exagérées, est de paralyser, pour un temps plus ou moins long, les facultés qui sont le temple de la mère des Muses, Mnémosine.

J’ai nommé la Mémoire conservatrice des sonnets. Vous voyez le reste d’ici. Vous ordonnez et je suis trop heureux de recevoir des ordres de vous. Mais avouez que, pour le premier que je reçois, je n’ai pas de chance.

Enfin, attendons des jours meilleurs.

Toutefois quoique vous ne m’en veuillez pas je vous envoie un autre sonnet, sorti je ne sais d’où de mon être et je ne sais comme et je ne sais pour qui.

Sieste éternelle

Le blanc soleil de juin amollit les trottoirs.
Sur mon lit, seul, prostré comme en ma sépulture
(Close de rideaux blancs, œuvre d’une main pure),
Je râle doucement aux extases des soirs.

Un relent énervant expire d’un mouchoir
Et promène sur mes lèvres sa chevelure
Et, comme un piano voisin rêve en mesure.
Je tournoie au concert rythmé des encensoirs.

Tout est un songe. Oh ! viens, corps soyeux que j’adore,
Fondons-nous, et sans but, plus oublieux encore :
Et tiédis longuement ainsi mes yeux fermés.


Depuis l’éternité, croyez-le bien, Madame,
L’Archet qui sur mes nerfs pince ces tristes gammes
Appelait pour ce jour nos atomes charmés[1].

Voilà, illustre Sanda : sur ce, je vous baise le bout des doigts : sans que cette faveur (que je m’octroie) me fasse oublier que votre télégramme n’est pas une lettre et que vous m’en devez une longue.

Votre
Jules Laforgue.

  1. Ce sonnet figure également dans le Sanglot de la Terre. (Cf. Poésies, t. I.)