Lettres de Jules Laforgue/047

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 180-183).
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XLVII

À Mme MULLEZER

Toujours Coblentz,
mardi [18 juillet 1882].
Madame qui êtes mon amie,

Vous savez qu’il y a des moments bien durs dans la vie des peuples.

Bref, je ne serai à Paris ni dans huit jours ni dans vingt.

Tout est bouleversé.

Nous quittons Coblentz mardi prochain pour Hombourg, près de Francfort-sur-le-Mein. Nous y restons quinze jours, et alors nous allons à Babelsberg, résidence près de Berlin.

Je ne serai à Paris qu’en septembre.

Est-ce un bien ?

Est-ce un mal ?

C’est. — Voilà tout.

C’est le raisonnement que je fais maintenant en toute chose.

Votre lettre est charmante.

Mais la vie m’a appris à être très peu fat.

Que veut dire : « Vous allez donc quitter les jeunes filles maigres que vous voyez à travers vos vitres ? »

Que veut dire ce mot vitre ? Est-ce une allusion blessante au terne, à l’incolore de mes yeux ? Heureusement que la vie m’a appris à être très peu, très peu fat.

Me soupçonnez-vous d’être amoureux ? Je n’ai nulle photographie de femme, devant moi, sur mon bureau.

Nulle photographie de femme.

Vous voulez que je réponde longuement à votre lettre.

Elle est charmante votre autre lettre. Je croyais vous l’avoir dit.

Non ? Alors je vous le déclare : Elle est charmante votre autre lettre.

Vous devez me trouver passablement nul, en ce moment-ci, n’est-ce pas ?

Votre autre pièce de vers est très bien, sauf les réserves. Elle est bien parce qu’elle n’a ni commencement, ni milieu, ni fin.

Je rêve de la poésie qui ne dise rien, mais soit des bouts de rêverie sans suite. Quand on veut dire, exposer, démontrer quelque chose, il y a la prose.

Avez-vous lu les Aveux de Bourget ? Un livre de génie.

Votre pièce a un joli rythme :

Quand l’automne viendra détacher le pétale
Des roses du Bengale.

Pourquoi n’avez-vous pas mis : les pétales ?

Ne craignez jamais de faire rimer un mot pluriel avec un mot sans s. Moi, il y a longtemps que je ne me gêne plus. La rime est surtout, est exclusivement pour l’oreille.

Mais vous avez des vers adorables et tout à fait à vous, neufs.

Son corps, croissant d’argent de mes nuits d’insomnie.

C’est là une trouvaille.

C’est grâce à de pareils vers qu’on vous pardonne presque de faire rimer horizon et rayon, et ce vers rococo classique :

Et j’entremêlerai dans un hardi mélange

Maintenant :

…et de ce lambeau d’améthyste
Lui faire un regard triste.

Est une trouvaille charmante.

Mais pourquoi, mille fois pourquoi, quand vous êtes poète, parlez-vous de sirène, et de Circé, etc. ?

Parlez donc d’hommes !

Bien que vous en soyez revenue, je ne sais cependant si vous y êtes allée ni me permets de le savoir.

Si j’étais femme, j’écrirais des vers d’amour, des variations sur le Cantique des Cantiques qui affoleraient Paris.

Sur ce, au revoir, écrivez-moi, je suis très pressé. Ne m’oubliez pas et envoyez-moi la photographie de la nommée Sanda Mahali. J’espère que vous ne serez pas jalouse d’elle pour cette demande.

Jules Laforgue.