Lettres de Jules Laforgue/048

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 184-187).
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XLVIII

À M. CHARLES HENRY

Hombourg, samedi [12 août 1882].
Mon cher Henry,

Je viens de recevoir votre bonne lettre. Je vois que vous êtes à Port-sur-Saône.

Mais vous ne donnez pas votre adresse. Aussi vous écris-je à Paris, rue Berthollet.

Je suis à Hombourg (si vous m’écrivez, je suis au château) depuis une semaine (je n’ai pas été à Bruxelles), nous quittons Hombourg après-demain ou mardi pour Babelsberg, une résidence près de Potsdam. Je serai à Paris le 5 septembre. J’espère que vous y serez à cette date aussi.

Que faites-vous ? Êtes-vous au vert ? Vous roulez-vous dans le gazon en pantalon de coutil ? Vous vous payez donc de la villégiature aussi ?

Mlle de Lespinasse m’intéresse immensément. En êtes-vous amoureux ?

Vous faites donc de la sculpture. Il me tarde de voir ça. Moi, je rêve de l’eau-forte. Des éléphants se promenant sur le boulevard des Italiens par un temps haché d’averses.

Le poète de la rue Denfert n’est qu’un égoïste.

J’ai ici des amies. Flirtez-vous souvent, quelquefois ?

Vous savez qu’il n’y a plus de jeux à Hombourg pas plus qu’à Bade, mais beaucoup d’Anglaises, des fêtes, des toilettes, des gentlemen à bracelets, des Anglaises à chaussettes.

Des chapeaux Greenaway. Vous savez qu’il y a trois sexes : l’homme, la femme, l’Anglaise.

Je prends des notes là-dessus.

À Babelsberg j’aurai un petit pavillon perdu dans un parc. J’espère y travailler, bien que Berlin soit à vingt minutes de chemin de fer.

Je n’ai jamais pu mettre la main sur le volume de Verlaine[1]. N’est-il pas de chez Victor Palmé ? Avez-vous entendu parler d’un article de d’Aurevilly : Un poète à l’horizon : Rollinat ?

Ce que vous me dites de publier un volume de vers est peut-être vrai. Mais un vol. de vers n’est pas de la copie. Et le publier c’est des ennuis. Le mieux serait de faire imprimer, mais pas mettre en vente.

Ici je ne travaille guère. Je fais des projets.

Je n’envoie de vers qu’à vous. C’est un grand plaisir d’être goûté dans ces petites machines. Comme un gâteux qui entend vanter une grisette sa maîtresse. J’ai fait une chose assez drôle qui s’appelle : les Montres, mais c’est encore plein de bavures. Je vous l’enverrai[2].

Je fais une Salomé qui n’a encore que quarante vers, ce qui vous distraira peut-être, sans doute[3].

Voilà le but des vers. On a des amis spleenétiques du même spleen que nous. On distrait son spleen en faisant de ces curieuses choses rimées qu’on appelle des poésies (quel vieux mot !) et on en distrait le spleen de ses amis. Ne pensez-vous pas comme moi ? Publier des vers est un reste de bourgeoisisme. Des livres d’art, non. Quelqu’un peut venir qui lira votre livre d’art et en tirera quelque chose de plus près du cœur du maître. Et puis, c’est de la copie, et de la considération, et des postes au Louvre ou ailleurs, et le ruban rouge talisman, etc., etc.

Mes articles d’art, — deux — vous les lirez à Paris. Je ne les ai pas moi-même.

J’aime beaucoup vous envoyer des vers. Mais je n’ai rien qui vous distrairait hors une pièce longue, un brouillon incopiable.

Connaissez-vous de moi une petite pièce : Les lys de mai en sang ? Elle est courte. Je vous l’envoie.

Écrivez-moi plus souvent. Je vais écrire à Kahn.

Dites-moi un peu votre santé : n’avez-vous plus de maux d’estomac ?

J’ai fait deux visites à Francfort et par conséquent à la maison de Schopenhauer. L’Impératrice me taquine rapport à ce « vilain homme ».

Ce soir je vais à l’Opéra avec mes amies. Puis ma lecture, un roman d’H. Malot.

J’ai trouvé à Hombourg de bonnes cigarettes.

Mon frère travaille et cherche à voir la nature en clair.

Votre
Jules Laforgue.

  1. Sagesse. Paris, 1880, Victor Palmé, éditeur.
  2. Complainte des montres, qui parut posthumément dans les Entretiens politiques et littéraires, vol. V, octobre 1892, p. 31, et qu’on trouvera dans Poésies, t. I. Appendice.
  3. Il ne nous est rien parvenu de cette Salomé en vers. Laforgue reprit ce sujet d’autre manière, pour l’une des Moralités Légendaires.