Lettres de Jules Laforgue/049

La bibliothèque libre.
Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 188-191).
◄  XLVIII.
L.  ►

XLIX

À Mme MULLEZER

Babelsberg, samedi,
[19 août 1882.]
Mon cher ami,

Je ne suis plus à Coblentz depuis un mois. Je suis au château de Babelsberg, à un quart d’heure de Potsdam, qui est à 40 minutes de Berlin. Je loge au bord de la Hafel, au bord d’une espèce de gros lac, avec en bas des lentilles d’eau, des grenouilles. Mon plaisir est de regarder les martins-pêcheurs bleus pêcher des poissonnets d’argent. Je médite sur le struggle for life. Ma maisonnette est perdue au milieu d’un vaste parc, dans lequel je me suis déjà égaré plus d’une fois. Il y a aussi à ma disposition (moi et mes amies) un petit vapeur minuscule et une barque avec rames. Je jette du pain aux cygnes qui passent. Il est très tard maintenant, j’écoute les grenouilles, les reinettes (ou rainettes ?) — Des gens passent en barque et chantent la Wacht am Rhein.

Je versifie quelque peu. J’ai un sujet de roman assez fécond, avec un clou ! un clou ! (mais motus). — Puis trois nouvelles qui sont commencées. — Puis une étude sur Paul Bourget, un travail impossible. — Puis une grande pièce : Pierrot fumiste, qui me donne des convulsions, la première scène se passe sur l’escalier de la Madeleine, la sortie du mariage de Pierrot[1].

Et puis j’ai le spleen. Et puis je fume des cigarettes. Et puis je marmotte des versets de Spinoza. Et puis je songe à vous ; je songe que vous ne songez pas que je songe à vous, et que c’est là un très fallacieux prétexte pour ne pas songer à moi, qui songe à vous.

Qu’allez-vous donc faire en Auvergne ? L’Auvergne est un pays où se passe une nouvelle publiée par Bourget en 1874 dans la Revue des Deux Mondes et intitulée : Céline Lacoste.

Avez-vous lu les Aveux de Bourget ?

Ô nuit, ô douce nuit d’été qui viens à nous,
Parmi les foins coupés et sous la lune rose.

Il y a dans ce volume un sonnet intitulé : Spleen.

Les cloches qui tintaient…

Savourez-le. Je vous le dis sincèrement, Baudelaire n’a rien de plus beau.

J’ai oublié de vous dire qu’ayant quitté Coblentz le 25 juillet, nous avons passé quinze jours au château de Hombourg, une ville pleine d’Anglais, une ville adorable, où j’ai commencé une nouvelle l’ayant pour décor — l’histoire d’une petite Russe épileptique.

Je serai sûrement à Paris dans une semaine, et je n’y resterai pas plus d’une semaine. J’irai à Tarbes, dans les Pyrénées. Il me tarde de voir vos soirées. Vous m’offrez des amis mais pas de femmes. Pas de femmes, soit, oh ! j’aime mieux, mais alors, pas d’amis non plus. Donnant, donnant.

Qu’allez-vous donc lire Roméo et Juliette à Riom ! C’est de l’insenséisme ! de l’ataraxie locomotrice ! c’est d’un Bouvard et Pécuchet inimaginable.

Êtes-vous toujours la même ? Je me méfie. N’est-ce pas dans un pays auvergnat qu’il y a des sources pétrifiantes ?

Et votre volume, ô mésange en robe rouge ?

Plus de nouvelles de Henry. Je crois qu’il est amoureux de Mlle de Lespinasse.

J’ai pris le parti de ne plus composer que des poèmes d’un vers. En voici quelques-uns :

I

Elle avait un cœur d’or, mais était un peu dinde.

II

Les œillets panachés qu’elle m’avait donnés… (bis)

III

Mon cœur ouaté de nuit ne bat plus que d’une aile.

IV

Dans la paix d’or des soirs, elle chantait des choses.

Qu’en dites-vous ?

Combien gantez-vous ?

Au revoir.

Aussitôt à Paris, je sonne chez vous frénétiquement.

Votre
Jules Laforgue.

  1. Une petite étude sur Paul Bourget et le Pierrot fumiste se trouvent aux Œuvres complètes de Jules Laforgue (tome VI).