Lettres de Jules Laforgue/055

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 203-206).
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LV

À CHARLES EPHRUSSI

Bade, lundi [6 novembre 1882].
Cher Monsieur Ephrussi,

Ma vie a recommencé, m’a repris dans ses engrenages peu fiévreux. Je n’ai pour me consoler qu’une cire de Cros qui me sourit maladivement, adossée à la lampe. Puis des eaux-fortes de Chifflart (pour la plupart assommantes, mais révélant une âme michelan… gélique).

Je viens de lire des articles d’art dans la Gazette de Cologne. Un commence ainsi : « Der Geist sittenloser Selbstsucht, frivoler Aufgeblasenheit… etc., » (intitulé « Die franzœsische Schule »).

Un autre, sur les impressionnistes, parmi lesquels on met Roll, Gabriel Guay (avec sa Cosette), Gervex, Aublet (Les Réservistes) comme peintres socialistes, etc…

J’ai revu mes notes pour l’exposition de Munich. Je n’ose pas faire l’article, si peu important qu’il doive être. Car je devrais le commencer de cette façon ridicule : « La visite dont ces lignes sont le compte rendu remonte à quatre mois et à l’ouverture de l’exposition, alors à peine encore aménagée, par conséquent infiniment incomplète »… Voilà un drôle de correspondant comprenant ses devoirs d’une façon légèrement biscornue, se diront les abonnés (puisqu’il y en a)…

Qu’en pensez-vous ?

En revanche, en arrivant à Berlin, je vais trouver une grande exposition de l’art contemporain berlinois. Ce sera très important et j’essayerai « d’être à la hauteur de ma mission ».

Je suis content de Paris, j’y ai pas mal bûché le côté théorique, la base philosophique de l’art des Cornélius, des Schnorr, Schwanthaler, etc., vous verrez.

J’enverrai deux articles de dix pages ou douze chacun sur le musée contemporain de Berlin. De plus, je me sens capable d’un sérieux et compact volume sur l’art contemporain allemand.

Avec une Introduction qui fera le quart du volume et qui sera toute de psychologie et d’esthétique[1].

Cette introduction sera très sérieuse, et, j’espère, très juste et très condensée. Je vous la soumettrai avant tout. Mais dites-moi si, en principe, une pareille introduction toute philosophique effaroucherait les habitudes de la Gazette ? J’en vois déjà la trame logique et les détails et j’avoue ingénument que je la crois neuve comme vue d’ensemble en laissant à d’autres le soin de dire si elle est juste et complète et répondant à tous les a posteriori. Enfin vous verrez.

Mais que la langue allemande m’est lente à lire ! — et je ne parle que français, toujours français.

J’ai causé aujourd’hui, une bonne heure, en fumant avec Maxime Du Camp[2]. Le soir, grande société et nombreuse. — Nous restons à Bade jusqu’au 12. — De là à Coblentz jusqu’au 1er décembre, puis à Berlin. A che va la vita ? fuor che a dispregiarla ? À bientôt une autre lettre si je ne vous ennuie pas.

Votre
Jules Laforgue.

  1. Cette introduction est très probablement le remarquable morceau intitulé L’Art moderne en Allemagne, publié posthumément dans la Revue Blanche, t. IX, no 56, 1er octobre 1895, et qu’on trouvera au tome VI des Œuvres complètes.
  2. À propos des livres favoris de l’impératrice, Jules Laforgue dit assez ironiquement dans Berlin, la cour et la ville ; (p. 48) :

    « Il est un écrivain dont on ne perd pas une ligne c’est Maxime du Camp, un vieil ami qui revient chaque été à Bade : quelles bonnes soirées on doit à ses excursions de vieux sceptique à travers la charité privée à Paris ! »