Lettres de Jules Laforgue/114

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 136-138).
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CXIV

À LÉO TRÉZENIK[1]

[Août 1885.]
Cher Monsieur Mostrailles,

Permettez-moi de vous remercier de votre article de Lutèce sur les Complaintes. Je ne l’ai lu qu’un peu tard, étant à ce moment hors de France.

Mon merci vous sera sans doute plus sérieux si j’y ajoute les légitimes réflexions qu’il m’a suggérées (votre article).

Tout le monde me jette Corbière à la tête. Laissez-moi vous confier pour la forme que mes Complaintes étaient chez M. Vanier six mois avant la publication des Poètes maudits et que je n’ai tenu le volume des Amours jaunes qu’en juin dernier (un rare exemplaire acheté chez M. Vanier).

Ceci confié, je me reconnais un grain de cousinage d’humeur avec l’adorable et irréparable fou Corbière. Je vais publier une étude dévouée sur son œuvre, et me reportant à mes Complaintes, je crois pouvoir démontrer ceci : si j’ai l’âme de Corbière un peu, c’est dans sa nuance bretonne, et c’est naturel ; quant à ses procédés, point n’en suis : ce sont triplés et plus spontanés ceux d’Anatole de Manette Salomon, de Banville, de Charles Demailly, des Frères Zemganno et les pitres déchirants de la Faustin.

Corbière a du chic et j’ai de l’humour ; Corbière papillotte et je ronronne ; je vis d’une philosophie absolue et non de tics ; je suis bon à tous et non insaisissable de fringance ; je n’ai pas l’amour jaune ; mais blanc et violet gros deuil. Enfin, Corbière ne s’occupe ni de la strophe ni des rimes (sauf comme un tremplin à concetti) et jamais de rythmes, et je m’en suis préoccupé au point d’en apporter de nouvelles et de nouveaux ; j’ai voulu faire de la symphonie et de la mélodie, et Corbière joue de l’éternel crincrin que vous savez.

Ne parlons pas de mes procédés : je ne crois pas à mon obscurité, à mes rébus (comme dit M. Robert Caze) et je ne suis pas un faiseur : cela en conscience et en inconscience. Pour le reste, voyez P. Bourget, Édouard de Hartmann, Tolstoï, etc…

En somme, une bonne âme qui s’amuse selon ses moyens, qui a la foi et croit à sa mission, comme vous l’avez deviné, mais qui, hélas, est sujette à se dire, d’après le « Quand Auguste avait bu, la Pologne était ivre » : — Quand j’ai fait une complainte bien pure, la conscience humaine est plus légère.

Recevez mes remerciements, je vous prie.

Jules Laforgue.

  1. Cette lettre, adressée à Léo Trézenik (dont Mostrailles était le pseudonyme), directeur de la revue Lutèce, parut dans cette revue, le 4 octobre 1885.