Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXVII

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Garnier Frères (p. 173-177).

LETTRE LXVII

Mercredi, octobre 1774.

Je viens de relire votre lettre : il y a un mot qui me ravit, il m’avait échappé : c’est lorsque vous dites : Je reviens à nos peines. Mon ami, si je me suis méprise, ne me redressez pas ; mais je crains à présent pour vous tant de trouble, si peu de sommeil : ne serez-vous point malade ? j’en meurs de crainte. Ah ! dites-moi donc sur quelle pensée je pourrais m’arrêter pour respirer en repos : sur le moment de votre arrivée ? Non, non, mon ami, il me fait tressaillir, et je n’ose pas même le désirer ; et s’il se retardait, je crois que j’en mourrais. Concevez-vous l’excès de cette inconséquence ? Cet excès ne tient pas à un faux raisonnement ; mais il vient d’une âme bouleversée par les mouvements les plus contraires, que vous entendrez peut-être, mais que vous ne pouvez pas partager. — Je suis interrompue, et toujours par madame de Ch… Je commence à croire que la première de toutes les qualités pour se faire aimer, c’est d’être aimant. Non, vous n’imaginez pas tout ce qu’elle invente pour aller jusqu’à mon cœur. Mon ami, si vous m’aimiez comme elle ! non, je ne le voudrais pas : me préserve le ciel de connaître deux fois un pareil bonheur !


Vendredi, 28 octobre 1774.

Que dites-vous de cette invocation ? ne vous paraît-elle pas d’une tête perdue ? Mon ami, elle tient à un sentiment honnête. J’ai offensé M. de Mora ; et cependant je trouve une sorte de douceur à penser que lui seul m’aura fait connaître le bonheur ; que ce n’est qu’à lui que je devrai d’avoir senti quelques moments tout le prix que peut avoir la vie. Enfin, quelquefois, je me crois moins coupable, parce que je me sens punie ; et vous voyez bien que si j’étais aimée, tout cela serait effacé, renversé. Il faut du moins tenir à la vertu par le remords, et à ce qui m’a aimée, par le regret de l’avoir perdu. Ce regret est bien vif et bien déchirant : il y a peu de jours qu’il m’a causé les convulsions du désespoir. — On m’a forcée d’aller voir Lekain dans Tancrède ; je ne l’avais pas vu depuis sa perfection, et je ne m’en souciais point. Enfin j’y fus : les deux premiers actes m’ennuyèrent complètement ; le troisième a beaucoup d’intérêt, et il va toujours en croissant jusqu’à la fin : cinquième acte il y eut des moments, il y eut des mots qui me firent transporter la scène à Bordeaux, et ce n’est pas une manière de parler. Je pensai mourir ! j’en perdis connaissance, et toute la nuit on fut obligé de me garder, parce que j’avais des défaillances continuelles. Je ne pus pas vous en parler les derniers jours : j’étais trop près de l’impression que j’avais reçue ; je me suis bien promis de ne plus aller chercher ces affreuses secousses. Il n’y a qu’Orphée que je puisse soutenir, et je vois à regret que vous ne le verrez plus. — Il y aura un opéra nouveau le 8 novembre : la musique est de Floquet. Le public l’aimera peut-être : après ce qui est bon, il applaudit ce qui est médiocre, et même ce qui est détestable. — Enfin, M. Dorat a des succès ; c’est pourtant le public qui fait les réputations : mais c’est le public à la longue, car celui du moment n’a jamais le goût ni les lumières qui mettent le sceau à ce qui doit passer à la postérité. — Mon ami, je vais envoyer contresigner cette lettre ; et pour que le paquet ait plus d’importance, j’y joins les feuilles du moment : ce n’est pas parce qu’elles sont bonnes, c’est parce qu’elles sont nouvelles, et que d’ailleurs vous lisez tout. Rapportez-moi la feuille de Linguet. — Tout le monde est à Fontainebleau : mais il nous reste le baron de Coke et celui de Gluchen ; et je trouve qu’ils me restent trop tard le soir. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que la solitude me serait bonne ; la société ne m’intéresse presque jamais, et elle me pèse presque toujours. Oh ! que je suis un mauvais malade ! j’ai beau me retourner, je me trouve toujours mal. Adieu, mon ami.

Je viens de voir le comte de C… Je lui ai dit qu’il venait respirer un mauvais air, et que, dans l’ivresse de félicité où il vivait, il me semblait que c’était pour exercer les œuvres de miséricorde qu’il venait me voir ; que je serais pour lui à peu près comme ces monuments que quelques philosophes conservaient pour les faire souvenir d’être bons et justes. Vous viendrez me voir, lui disais-je, et en me quittant, vous vous direz : Le malheur est donc sur la terre. Votre cœur sera touché, et le mien aura joui de votre bonheur. — Les lettres de M. de Condorcet sont vraiment charmantes. Si je suivais mon premier mouvement, je vous enverrais tout ce que j’ai senti, et puis je m’arrête, en me disant : Il reviendra, je le lui ferai lire ; il se moquera de moi, il me trouvera exaltée. Eh bien ! oui, j’aurai tort, mais il sera là. Ah ! mon ami, à cette condition, je consentirais à ne pas avoir le sens commun tout le reste de ma vie ; mais je gage que vous seriez bien plus difficile que moi : vous m’abandonneriez ; alors je me retrouverais dans la foule, et la bêtise console de tout. — Je crois que, pendant tous ces temps-ci, les Gracques ont bien été oubliés : vous y reviendrez avec plus de chaleur et d’intérêt. — Mon ami, admirez ma transition ; la bêtise me mène au génie, et cette marche est assez naturelle : c’est M. Turgot après l’abbé Terrai. Il y a des cas où les gradations et les intermédiaires doivent disparaître. — Je ne sais que faire du temps d’ici à samedi : je veux le faire peser un peu sur vous, en vous forçant à m’écouter. — J’espère, je me promets une longue lettre samedi : si j’étais trompée ! si seulement elle n’était que de quatre pages ! en vérité, je me plaindrais. Mon ami, vous voyez, la bonne fortune me tourne la tête : je deviens presque impertinente parce que j’ai eu de vos nouvelles aujourd’hui. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, si quelqu’un pouvait être de mon secret, on connaîtrait à ma santé, à toute ma manière d’être, si j’ai reçu une lettre de vous. Oui, la circulation de mon sang en est sensiblement altérée, et alors il m’est impossible de prendre part à rien. Ce à quoi je ne m’accoutume point, c’est au redoublement d’intérêt que cela inspire à mes amis. Mon Dieu ! me plaindraient-ils, s’ils voyaient le fond de mon âme ? Cette usurpation n’est-elle pas bien criminelle ? Mon ami, ne me faites pas une fausse conscience : dites-moi que je suis coupable ; plaignez-moi, consolez-moi : vous ne m’avez que trop égarée. — J’ai envie de vous envoyer une lettre que j’ai lue aujourd’hui avant la vôtre : si j’avais pu pressentir, cela n’aurait pas été l’ordre que j’aurais mis dans ma lecture ; vous verrez dans cette lettre si j’ai souffert de votre absence. Oui, j’en ai inquiété M. d’Alembert. L’homme qui m’écrit n’a jamais su un mot de ce qui m’occupait : il me croit victime de la vertu et du préjugé ; mais, depuis trois ans il me voit si malheureuse, qu’il est souvent tenté de me croire folle. Et en effet, il passe sa vie à faire des épigrammes contre moi ; mais, à la vérité, le trait est toujours un mot de sentiment ou de ressentiment : lisez, reconnaissez ; à coup sûr, c’est un homme d’esprit.