Mémoires d’un révolutionnaire/VI2

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AUTOUR D'UNE VIE
SIXIÈME PARTIE — Chapitre premier.



Chapitre II


LA FÉDÉRATION JURASSIENNE ET SES MEMBRES INFLUENTS. — SÉJOUR À LA CHAUX-DE-FONDS. — INTERDICTION DU DRAPEAU ROUGE EN SUISSE. — UN NOUVEL ORDRE SOCIAL.


La Fédération jurassienne comptait parmi ses membres toute une pléiade d’hommes remarquables de différentes nationalités, qui presque tous avaient été des amis personnels de Bakounine. Le rédacteur en chef de notre principal journal, le Bulletin de la Fédération, était James Guillaume, professeur de son métier, qui appartenait à l’une des familles aristocratiques de Neuchâtel. Maigre et sec, il avait quelque chose de la raideur et de l’esprit résolu de Robespierre, et un vrai cœur d’or qui ne s’ouvrait qu’à ses seuls amis intimes ; sa prodigieuse puissance de travail et son activité infatigable en faisaient un vrai meneur d’hommes. Pendant huit ans il lutta contre toutes sortes d’obstacles pour faire vivre le journal, prenant la part la plus active aux moindres détails de la Fédération : finalement il dut quitter la Suisse, où il ne pouvait plus trouver du travail, et il vint s’établir en France où son nom sera cité un jour avec le plus profond respect dans les annales de la réforme anti-cléricale des écoles primaires.

Adhémar Schwitzguébel, Suisse lui aussi, était le type de ces horlogers de langue française, pleins de gaieté, de vivacité et de clairvoyance, qu’on rencontre dans le Jura bernois. Graveur en montres de son métier, il ne songea jamais à quitter le travail manuel, et, toujours content et actif, il fit vivre sa nombreuses famille pendant les plus mauvaises périodes où le métier allait mal et où les gains étaient misérables. Il avait une aptitude merveilleuse à démêler un problème difficile de politique ou d’économie, qu’il exposait, après y avoir longtemps réfléchi, au point de vue de l’ouvrier, sans lui rien enlever de sa profondeur et de son importance. Il était connu au loin à la ronde dans les « montagnes » et il était le favori des ouvriers de tous les pays.

Il avait son penchant exact dans la personne d’un autre Suisse, Spichiger, horloger lui aussi. Celui-ci était un philosophe, lent de corps et d’esprit, qui avait le physique d’un Anglais ; il s’efforçait toujours d’aller au fond de toutes choses et il nous surprenait tous par la justesse des conclusions auxquelles il parvenait en réfléchissant sur toutes sortes de sujets, tout en travaillant à son métier de guillocheur.

Autour de ces trois hommes se groupaient un certain nombre d’ouvriers sérieux et intelligents, les uns entre deux âges, les autres déjà âgés, aimant passionnément la liberté, heureux de prendre part à un mouvement si rempli de promesses, et une centaine de jeunes gens éveillés et ardents, également horlogers pour la plupart — tous profondément indépendants et dévoués, pleins d’activité et prêts à aller jusqu’au bout dans le sacrifice de leur personne.

Quelques réfugiés de la commune de Paris s’étaient joints à la Fédération. Élisée Reclus, le grand géographe, était du nombre — le type du vrai puritain dans sa manière de vivre et, au point de vue intellectuel, le type du philosophe encyclopédiste français du dix-huitième siècle ; l’homme, qui inspire les autres, mais qui n’a jamais gouverné et ne gouvernera jamais personne ; l’anarchiste dont l’anarchisme n’est que l’abrégé de sa vaste et profonde connaissance des manifestations de la vie humaine sous tous les climats et à tous les âges de la civilisation ; dont les livres comptent parmi les meilleurs du siècle ; dont le style, d’une beauté saisissante, émeut l’âme et la conscience ; c’est l’homme qui, en entrant dans les bureaux d’un journal anarchiste, dit au rédacteur — même si celui-ci n’est auprès de lui qu’un enfant : « Dites-moi ce que je dois faire ? » et qui s’assoit, comme un simple chroniqueur, pour remplir une lacune de tant et tant de lignes dans le numéro du journal qui doit paraître. Pendant la Commune de Paris il prit simplement un fusil et se mit dans les rangs ; et s’il invite un collaborateur à travailler à un volume de sa Géographie, célèbre dans le monde entier, et que le collaborateur lui demande timidement : « Que dois-je faire ? » il lui répond : « Voici les livres, voilà une table. Faites comme il vous plaira. »

À côté de lui il y avait Lefrançais, un homme déjà âgé, ancien professeur, qui avait été exilé trois fois dans sa vie : après les Journées de juin 1848, après le Coup d’État de Napoléon, et après 1871. Ex-membre de la Commune, et par conséquent l’un de ceux qui avaient, dit-on, quitté Paris en emportant des millions dans leurs poches, il travaillait comme homme d’équipe au chemin de fer de Lausanne, et il faillit succomber à cette tâche qui réclamait des épaules plus jeunes que les siennes : une lourde plaque de tôle, qu’il déchargeait d’un wagon avec trois autres ouvriers, faillit lui arracher la vie. Son livre sur la Commune de Paris est le seul qui mette dans sa vraie lumière la véritable importance historique — communaliste — de ce mouvement. « Pardon, je suis un communaliste, et non un anarchiste, disait-il. Je ne puis pas travailler avec des fous comme vous ; » et il ne travaillait avec personne qu’avec nous, « car, disait-il, vous autres fous, vous êtes encore les hommes que j’aime le mieux. Avec vous on peut travailler et rester soi-même. »

Un autre ex-membre de la Commune de Paris qui vivait avec nous, était Pindy, un charpentier du nord de la France, un enfant adoptif de Paris. Il s’était fait beaucoup connaître à Paris, pendant une grève que soutenait l’Internationale, par la vigueur et la vivacité de son intelligence, et il avait été élu membre de la Commune, qui le nomma commandant du Palais des Tuileries. Quand les Versaillais entrèrent à Paris, fusillant leurs prisonniers par centaines, trois personnes furent exécutées sur différents points de la ville, parce qu’on les avait prises pour Pindy. Mais après le combat, il fut caché par une brave jeune fille, une couturière, qui le sauva grâce au calme qu’elle montra au cours d’une perquisition faite par les troupes dans la maison, et qui devint plus tard sa femme. Ils ne réussirent à quitter Paris incognito que dix mois plus tard et ils vinrent en Suisse. Là, Pindy apprit l’art de l’essayeur en métaux et y devint très habile. Il passait ses journées à côté de son fourneau incandescent, et le soir il se dévouait avec passion à l’œuvre de propagande, dans laquelle il savait admirablement allier la passion du révolutionnaire avec le bon sens et la faculté organisatrice qui caractérisent l’ouvrier parisien.

Paul Brousse était alors un jeune médecin, d’une grande activité intellectuelle, bruyant, caustique et vif, prêt à développer une idée avec une logique mathématique jusque dans ses dernières conséquences ; critiquant avec une grande force d’expression l’État et son organisation ; trouvant le temps de rédiger deux journaux en français et en allemand, d’écrire des quantités de lettres volumineuses et d’être l’âme des soirées familières des ouvriers ; constamment occupé à organiser de nouveaux groupes avec la finesse d’un vrai méridional.

Parmi les Italiens qui collaboraient avec nous en Suisse, il y avait deux hommes dont les noms furent toujours associés et dont plus d’une génération gardera le souvenir en Italie : je veux parler des deux amis intimes de Bakounine, Cafiero et Malatesta. Cafiero était un idéaliste du type le plus élevé et le plus pur ; il dépensa une fortune considérable au service de notre cause, et ne se préoccupa jamais dans la suite de ce qu’il mangerait le lendemain. C’était un penseur plongé dans les spéculations philosophiques ; un homme qui n’aurait jamais fait de mal à qui que ce fût, et qui pourtant épaula un jour un fusil et se jeta dans les montagnes du Bénévent, lorsque ses amis et lui pensèrent qu’ils devaient tenter un soulèvement ayant un caractère socialiste, ne fût-ce que pour montrer au peuple que les émeutes populaires devraient avoir une signification plus profonde qu’une simple révolte contre les collecteurs d’impôts.

Malatesta était étudiant en médecine ; mais il renonça à la profession médicale et aussi à sa fortune pour se vouer à la cause révolutionnaire ; plein de feu et d’intelligence, il était aussi un pur idéaliste, et durant toute sa vie — il approche maintenant de la cinquantaine — il ne s’est jamais préoccupé de savoir s’il aurait un morceau de pain pour son souper et un lit pour passer la nuit. Sans avoir seulement une chambre qu’il pût appeler sienne, il vendra, s’il le faut, des sorbets dans les rues de Londres, pour gagner sa vie, et le soir il écrira de brillants articles pour les journaux italiens.

Emprisonné en France, puis relâché et expulsé ; condamné de nouveau en Italie et relégué dans une île ; échappé et rentré encore une fois sous un déguisement, — il est toujours au fort de la lutte, en Italie ou ailleurs. Il a mené cette vie pendant trente ans. Et lorsque nous le rencontrons, sortant de prison ou évadé d’une île, nous le retrouvons tel que nous l’avons vu la dernière fois ; et toujours il recommence à lutter, avec le même amour des hommes, la même absence de haine envers ses ennemis et ses geôliers, le même sourire cordial pour un ami, les mêmes caresses pour un enfant.

Les Russes étaient peu nombreux parmi nous ; la plupart d’entre eux suivaient les social-démocrates allemands. Nous avions, cependant, Joukovsky, un ami de Herzen, qui avait quitté la Russie en 1863. C’était un gentilhomme très séduisant, élégant, d’une haute intelligence, qui était le favori des ouvriers. Il possédait plus qu’aucun d’entre nous ce que les Français appellent l’oreille du peuple, parce qu’il savait enflammer les travailleurs en leur montrant le grand rôle qu’ils avaient à jouer dans la rénovation de la société, élever leurs esprits en leur exposant de hauts aperçus historiques, éclairer d’une vive lumière les problèmes économiques les plus compliqués, et électriser son auditoire par son sérieux et sa sincérité. Solokov, un ancien officier de l’état-major général russe, admirateur de l’audace de Paul-Louis Courrier et des idées philosophiques de Proudhon, écrivain de talent qui avait gagné en Russie de nombreux partisans au socialisme par ses articles de revues, était aussi des nôtres de temps en temps.

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Je mentionne seulement ceux qui se firent un nom comme écrivains, ou comme délégués aux congrès ou de toute autre façon. Et pourtant je me demande si je ne devrais pas plutôt parler de ceux dont les noms n’ont jamais été imprimés, mais qui n’en étaient pas moins importants pour l’existence de la Fédération que n’importe lequel des écrivains ; de ceux qui combattaient dans les rangs et étaient toujours prêts à prendre part à n’importe quelle entreprise, ne demandant jamais si l’œuvre serait grandiose ou insignifiante, remarquable ou modeste, si elle aurait de grandes conséquences ou si elle leur attirerait simplement, à eux et à leurs familles, une infinité de désagréments.

Je devrais citer aussi les Allemands Werner et Rinke, l’Espagnol Albarracin et beaucoup d’autres ; mais je crains que mes faibles esquisses ne suffisent à éveiller chez le lecteur les mêmes sentiments de respect et d’amour que chacun des membres de cette petite famille inspirait à ceux qui les connaissaient personnellement.

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De toutes les villes de Suisse que je connais, La Chaux-de-Fonds est peut-être la moins attrayante. Elle est située sur un haut plateau entièrement dépourvu de végétation et exposé aux vents glacés en hiver, où la neige est aussi épaisse qu’à Moscou et où elle fond et tombe de nouveau aussi souvent qu’à Pétersbourg. Mais il était important pour nous de répandre nos idées dans ce milieu et de donner plus d’activité à la propagande locale. Pindy, Spichiger, Albarracin et deux blanquistes, Ferré et Jeallot, y étaient, et de temps en temps je pouvais visiter Guillaume à Neuchâtel et Schwitzguébel dans le vallon de Saint-Imier.

Une vie pleine d’activité, comme je l’aimais, commença alors pour moi. Nous tenions de nombreuses réunions, distribuant nous-mêmes nos annonces dans les cafés et les atÉliers. Une fois par semaine nous avions nos réunions de section, où avaient lieu les discussions les plus animées, et nous allions aussi prêcher l’anarchisme aux assemblées convoquées par les partis politiques. Je voyageai beaucoup, visitant et soutenant d’autres sections.

Pendant cet hiver nous gagnâmes les sympathies d’un grand nombre de personnes, mais nous fûmes considérablement retardés dans notre travail régulier par une crise survenue dans l’horlogerie. La moitié des ouvriers étaient sans travail ou seulement occupés une partie du temps, de sorte que la municipalité dut ouvrir un restaurant communal pour procurer à peu de frais une nourriture vendue à prix coûtant. L’atÉlier coopératif établi par les anarchistes à La Chaux-de-Fond, dans lequel les gains étaient divisés également entre tous les membres, avait une grande difficulté à trouver du travail, en dépit de sa haute réputation, et Spichiger dut à plusieurs reprises se mettre à peigner de la laine pour un tapissier pour gagner sa vie.

Nous prîmes tous part, cette année-là, à une manifestation pour porter le drapeau rouge dans les rues de Berne. Le mouvement de réaction se répandait en Suisse, et la police de Berne, violant la constitution, avait interdit le port de la bannière des ouvriers. Il était donc nécessaire de montrer, au moins par-ci par-là, que les ouvriers ne laisseraient pas fouler aux pieds leurs droits et qu’ils résisteraient. Nous allâmes tous à Berne lors de l’anniversaire de la Commune de Paris pour déployer le drapeau rouge dans les rues, malgré cette interdiction. Il y eut naturellement une collision avec la police, au cours de laquelle deux de nos camarades reçurent des coups de sabre et deux officiers de la police furent assez sérieusement blessés. Mais nous réussîmes à apporter le drapeau rouge jusque dans la salle, où fut tenu un meeting splendide. J’ai à peine besoin de dire que les soi-disants chefs du parti étaient dans les rangs et qu’ils combattaient comme tous les autres. Près de trente citoyens suisses furent impliqués dans l’instruction de cette affaire ; tous avaient demandé eux-mêmes à être poursuivis, et ceux qui avaient blessé les deux officiers de police se firent spontanément connaître. Ce procès valut à notre cause un grand nombre de sympathies ; on comprit que toutes les libertés doivent être jalousement défendues par la force, s’il le faut, si on ne veut pas les perdre. Les peines édictées par le tribunal furent donc très légères et ne dépassèrent pas trois mois de prison.

Cependant le Gouvernement de Berne interdit le port du drapeau rouge sur toute l’étendue du canton ; alors la Fédération jurassienne résolut de le déployer malgré cette défense, au congrès que nous devions tenir cette année-là à Saint-Imier. Cette fois, la plupart d’entre nous étaient armés et prêts à défendre le drapeau jusqu’à la dernière extrémité. Un corps de troupes de police avait été posté sur une place pour arrêter notre colonne ; un détachement de la milice se tenait prêt dans un champ voisin, sous prétexte de faire des exercices de tir : nous entendions distinctement leurs coups de fusil tandis que nous traversions la ville. Mais lorsque notre colonne apparut sur la place et qu’on jugea à notre air qu’une agression finirait par une sérieuse effusion de sang, le maire nous laissa continuer notre marche sans nous inquiéter, jusqu’à la salle où la réunion devait voir lieu. Aucun de nous ne désirait un conflit ; mais cette marche, en ordre de bataille, aux sons d’une musique militaire, nous avait mis dans un tel état d’excitation que je ne saurais dire quel sentiment l’emportait chez la plupart d’entre nous en arrivant dans la salle : si c’était la joie d’avoir évité un combat que l’on ne désirait pas, ou le regret que ce combat n’eût pas eu lieu. L’homme est un être bien complexe.

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Nos efforts principaux tendaient cependant à formuler le socialisme anarchiste au point de vue théorique et pratique, et dans cette direction la Fédération a certainement accompli une œuvre durable.

Nous remarquions chez les nations civilisées le germe d’une nouvelle forme sociale, qui doit remplacer l’ancienne ; le germe d’une société composée d’individus égaux entre eux, qui ne seront plus condamnés à vendre leurs bras et leur cerveau à ceux qui les font travailler au hasard de leur fantaisie, mais qui pourront employer eux-mêmes leur savoir et leurs capacités à la production — dans un organisme construit de façon à combiner les efforts de tous, — pour procurer à tous la plus grande somme possible de bien-être, tout en laissant à l’initiative individuelle liberté pleine et entière. Cette société sera composée d’une multitude d’associations, unies entre elles pour tout ce qui réclame un effort commun : fédérations de producteurs pour tous les genres de production, agricole, industrielle, intellectuelle, artistique, communes pour la consommation, se chargeant de pourvoir à tout ce qui concerne le logement, l’éclairage, le chauffage, l’alimentation, les institutions sanitaires, etc. ; fédérations des communes entre elles, et fédérations des communes avec les groupes de production ; enfin, des groupes plus étendus encore, englobant tout un pays ou même plusieurs pays, et composés de personnes qui travailleront en commun à la satisfaction de ces besoins économiques, intellectuels et artistiques, qui ne sont pas limités à un territoire déterminé. Tous ces groupes combineront librement leurs efforts par une entente réciproque, comme le font déjà actuellement les compagnies de chemins de fer et les administrations des postes de différents pays, qui n’ont pas de direction centrale des chemins de fer ou des postes, bien que les premières ne recherchent que leur intérêt égoïste et que les dernières appartiennent à des États différents et ennemis ; ou mieux encore comme les météorologistes, les clubs alpins, les stations de sauvetage en Angleterre, les cyclistes, les instituteurs, etc., qui unissent leurs efforts pour l’accomplissement d’œuvres de toutes sortes, d’ordre intellectuel, ou de simple agrément. Une liberté complète présidera au développement de formes nouvelles de production, d’invention et d’organisation ; l’initiative individuelle sera encouragée et toute tendance à l’uniformité et à la centralisation combattue.

De plus, cette société ne se figera en des formes déterminées et immuables, mais elle se modifiera incessamment, car elle sera un organisme vivant, toujours en évolution. On ne sentira pas le besoin d’un gouvernement parce que l’accord et l’association librement consentis remplaceront toutes les fonctions que les gouvernements considèrent actuellement comme les leurs et que, les causes de ces conflits devenant plus rares, ces conflits eux-mêmes, au cas où ils pourraient encore se produire, seront réglés par l’arbitrage.

Pas un de nous ne se dissimulait l’importance et la profondeur du changement que nous proposions. Nous comprenions que les opinions courantes - d’après lesquelles la propriété privée du sol, des usines, des mines, des maisons d’habitation, etc., serait nécessaire pour assurer le progrès industriel et le salariat indispensable pour forcer les hommes à travailler, — ne laisseraient pas de sitôt le champ libre aux conceptions plus hautes de la propriété et de la production socialisées. Nous savions qu’il nous faudrait traverser une longue période de propagande incessante et de luttes continuelles, de révoltes isolées et collectives contre les formes actuelles de la propriété, de sacrifices individuels, de tentatives partielles de réorganisation et de révolutions partielles, avant que les idées courantes sur la propriété privée fussent modifiées. Et nous comprenions aussi que l’humanité ne renoncerait pas et ne pouvait renoncer tout d’un coup aux idées actuelles relatives à la nécessité de l’autorité, au milieu desquelles nous avons tous grandi. De longues années de propagande et une longue suite de révoltes partielles contre l’autorité, ainsi qu’une révision complète des doctrines actuellement déduites de l’histoire, seront nécessaires avant que les hommes comprennent qu’ils s’étaient mépris en attribuant à leurs gouvernants et à leurs lois ce qui n’était en réalité que la résultante de leurs propres habitudes et sentiments sociaux. Nous savions tout cela. Mais nous savions aussi qu’en prêchant une transformation dans ces deux directions, nous serions portés par le courant de l’humanité en marche vers le progrès. Nous marcherions avec la vague montante — non contre elle.

A mesure que je faisais plus intimement connaissance avec la population ouvrière et avec les hommes des classes cultivées qui sympathisaient avec elle, je m’apercevais qu’ils tenaient beaucoup plus à leur liberté personnelle qu’à leur bien-être. Il y a cinquante ans les ouvriers étaient prêts à vendre leur liberté individuelle à toutes sortes de maîtres, et même à un César, en échange d’une promesse de bien-être matériel. Mais maintenant ce n’était plus le cas. Je voyais que la confiance aveugle dans les chefs élus, même quand ceux-ci étaient choisis parmi les meilleurs esprits du mouvement prolétaire, disparaissait chez les ouvriers de race latine. « Nous devons savoir d’abord ce dont nous avons besoin, et alors nous pourrons le faire nous-mêmes mieux que quiconque, » c’était là l’idée que je trouvais répandue partout parmi eux, et beaucoup plus qu’on ne le croit généralement. Le principe posé par les statuts de l’Association Internationale : « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, » avait été bien accueilli de tous et avait jeté des racines profondes dans les esprits. La triste expérience de la Commune de Paris n’avait fait que confirmer ce principe.

Quand cette insurrection éclata, un nombre considérable d’hommes appartenant aux classes moyennes elles-mêmes, étaient préparés à faire, ou du moins à accepter une transformation sociale... « Quand mon frère et moi nous sortions de notre petit appartement pour descendre dans la rue, me disait un jour Élisée Reclus, nous étions assaillis de questions par des gens appartenant aux classes aisées : « Dites-nous ce qu’il faut faire ! Nous sommes prêts à nous lancer vers l’avenir, » nous disait-on de tous côtés ; mais nous, nous n’étions pas préparés à leur répondre ! » Jamais un gouvernement n’avait encore représenté aussi complètement tous les partis avancés que le Conseil de la Commune de Paris, élu le 25 mars 1871. Toutes les nuances de l’opinion révolutionnaire — Blanquistes, Jacobins, Internationalistes — étaient représentées dans leur véritable proportion. Mais comme les ouvriers eux-mêmes n’avaient pas des idées nettes de réforme sociale à suggérer à leurs représentants, le gouvernement de la Commune ne fit rien dans ce sens. Le seul fait d’être restés isolés des masses et enfermés dans l’enceinte de l’Hôtel de Ville paralysa leurs efforts. Il fallait donc, pour assurer le succès du socialisme, prêcher les idées de suppression de tout gouvernement, d’indépendance, de libre initiative individuelle, — en un mot les idées d’anarchisme, — en même temps que les idées de socialisation de la propriété et des moyens de production.

Nous ne nous dissimulions pas que si une entière liberté et pensée et d’action était laissée à l’individu, nous devions nous attendre jusqu’à un certain point à des exagérations, parfois extravagantes, de nos principes. J’en avais vu un exemple dans le mouvement nihiliste en Russie. Mais nous espérions — et l’événement a prouvé que nous étions dans le vrai — que la vie sociale elle-même, unie à la critique libre et franche des opinions et des actes, serait le moyen le plus efficace pour dépouiller les opinions de leurs exagérations inévitables. Nous agissions donc conformément au vieil adage que la liberté est encore le plus sage remède contre les inconvénients passagers de la liberté. Il y a dans la nature humaine un noyau d’habitudes sociales, héritages du passé, que l’on n’a pas encore apprécié comme il convient ; ces habitudes ne nous sont imposées par aucune contrainte ; elles sont supérieures à toute contrainte. C’est là-dessus qu’est basé tout le progrès de l’humanité, et tant que les hommes ne dégénéreront pas physiquement et intellectuellement, ce noyau d’habitudes résistera à toutes les attaques de la critique et à toutes les révoltes occasionnelles. L’expérience que j’ai peu à peu acquise des hommes et des choses ne fait que me confirmer de plus en plus dans cette opinion.

Nous nous rendions compte en même temps qu’une telle transformation ne pouvait être l’œuvre d’un homme de génie, ni constituer une découverte, mais qu’elle devait être le résultat de l’effort créateur des masses, exactement comme les formes de procédure judiciaire du moyen âge, l’organisation des communes rurales, des corporations, des municipalités médiévales, ou les fondements du droit international étaient l’œuvre du peuple lui-même.

Beaucoup de nos prédécesseurs avaient formé des projets de républiques idéales, basées sur le principe d’autorité, ou, plus rarement, sur le principe de liberté. Robert Owen et Fourier avaient exposé au monde leur idéal de société libre et se développant organiquement, en opposition à l’idéal de société hiérarchiquement organisée qui a été réalisé par l’Empire romain et l’Église romaine. Proudhon avait continué leur œuvre, et Bakounine, appliquant sa vaste et claire intelligence de la philosophie de l’histoire à la critique des institutions actuelles, « édifia, tout en démolissant ». Mais tout cela n’était qu’un travail préparatoire.

L’Association Internationale des travailleurs inaugura une méthode nouvelle pour résoudre les problèmes de sociologie pratique, en appelant les ouvriers eux-mêmes à prendre part à la solution. Les hommes instruits qui s’étaient joints à l’Association se chargeaient seulement de tenir les ouvriers au courant de ce que se passait dans les différents pays du monde, d’analyser les résultats obtenus, et plus tard, d’aider les ouvriers à formuler leurs revendications. Nous n’avions pas la prétention de faire sortir de nos vues théoriques un idéal de république, une société « telle qu’elle devrait être », mais nous invitions les ouvriers à rechercher les causes des maux actuels, et à considérer dans leurs discussions et leurs congrès les côtés pratiques d’une organisation sociale meilleure que celle que nous avons actuellement. Une question, posée à un congrès international, était recommandée comme sujet d’étude à toutes les associations ouvrières. Dans le courant de l’année, elle était discutée dans toute l’Europe, dans les petites assemblées des sections, avec la pleine connaissance des besoins locaux de chaque corporation et de chaque localité ; puis le résultat de ce travail des sections était présenté au prochain congrès de chaque fédération et soumis finalement sous une forme plus étudiée au prochain congrès international. L’organisation future de la société réformée était ainsi élaborée en théorie et en pratique, de bas en haut, et la Fédération jurassienne prit une large part à cette élaboration de l’idéal anarchiste.

Pour moi, placé comme je l’étais, dans des conditions aussi favorables, j’arrivai peu à peu à comprendre que l’anarchisme représente autre chose qu’un simple mode d’action, autre chose que la simple conception d’une société libre ; mais qu’il fait partie d’une philosophie naturelle et sociale, dont le développement devait se faire par des méthodes tout à fait différentes des méthodes métaphysiques ou dialectiques, employées jusqu’ici dans les sciences sociologiques.

Je voyais qu’elle devait être construite par les mêmes méthodes que les sciences naturelles ; non pas, cependant, comme l’entend Spencer, en s’appuyant sur le fondement glissant de simples analogies, mais sur la base solide de l’induction appliquée aux institutions humaines, et je fis de mon mieux pour accomplir dans ce sens tout ce qui était en mon pouvoir.