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Madame Bovary/Texte entier

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Louis Conard (p. --TdM).

œuvres complètes
de
GUSTAVE FLAUBERT

MADAME BOVARY
MŒURS DE PROVINCE
PARIS
LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
17, boulevard de la madeleine, 17

MDCCCCX


ŒUVRES COMPLÈTES


DE


GUSTAVE FLAUBERT



LA PRÉSENTE ÉDITION DÉFINITIVE
DES
ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT
A ÉTÉ TIRÉE
PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE
EN VERTU D’UNE AUTORISATION
DE M. LE GARDE DES SCEAUX
EN DATE DU 30 JANVIER 1902.




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION
50 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS SUR PAPIER DE CHINE.




Le texte de ce volume est conforme à celui de la dernière édition revue par G. Flaubert, Paris, Charpentier et Cie, 1874.

Les variantes sont établies d’après l’édition originale, 2 vol., Paris, Michel Lévy frères, 1857, et les notes d’après les ébauches et le manuscrit original de l’auteur.





ŒUVRES COMPLÈTES

DE
GUSTAVE FLAUBERT


―――――



MADAME BOVARY


MŒURS DE PROVINCE






PARIS
LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17
──


MDCCCCX




À
MARIE-ANTOINE-JULES SÉNARD
MEMBRE DU BARREAU DE PARIS
EX-PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE
ET ANCIEN MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.
Cher et illustre Ami,

Permettez-moi d’inscrire votre nom en tête de ce livre et au-dessus même de sa dédicace ; car c’est à vous, surtout, que j’en dois la publication. En passant par votre magnifique plaidoirie, mon œuvre a acquis pour moi-même comme une autorité imprévue. Acceptez donc ici l’hommage de ma gratitude, qui, si grande qu’elle puisse être, ne sera jamais à la hauteur de votre éloquence et de votre dévouement.

Gustave Flaubert.

Paris, le 12 avril 1857.

À
LOUIS BOUILHET


GUSTAVE FLAUBERT.


Flaubert est mort depuis trente ans et la splendeur de son œuvre a sollicité, comme il fallait s’y attendre, l’effort de toute la critique contemporaine. Si bien qu’à cette heure il semble qu’il n’y ait plus rien à dire sur l’homme et sur l’écrivain. Toutefois il nous a paru qu’au seuil d’une édition définitive le lecteur trouverait sans déplaisir, en une sorte de mémento agrémenté de quelques citations, les dates principales et les simples événements de cette laborieuse carrière.

Né à Rouen, le 12 décembre 1821, Gustave était le quatrième enfant d’Achille-Cléophas Flaubert, chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu, et d’Anne-Justine-Caroline Fleuriot.

Son père, fils d’un vétérinaire de Maizères-la-Grande-Paroisse, près de Nogent-sur-Seine, avait été l’interne de Dupuytren, puis envoyé à Rouen par le célèbre anatomiste comme auxiliaire du docteur Laumonier. Le séjour en province du jeune médecin devait être temporaire, et certes il ne tenait qu’à lui de conquérir, à Paris, une situation qu’eussent justifiée son savoir et son talent. Mais le docteur Flaubert épousa la filleule de son nouveau chef, et resta en Normandie.

Caroline Fleuriot était originaire de Pont-l’Évêque, et son fils s’en souviendra plus tard quand il écrira Un Cœur simple. « Elle descendait par sa mère d’une très vieille famille de la Basse-Normandie, les Cambremer de Croixmare, famille de soldats et de conquistadores, dont on retrouve des ancêtres jusque chez les Normands de Sicile[1] ». Flaubert se plaisait à raconter qu’un de ses ancêtres prit part à la découverte du Canada. Toute sa vie, il fut un gentilhomme dans ses goûts et ses vertus, un aristocrate dans son idéal artistique, un conquérant dans ses batailles avec le Verbe.

Nous avons peu de renseignements sur la ligne paternelle, et nous savons seulement qu’elle a fourni à l’École d’Alfort d’éminents professeurs. Quant au nom de Flaubert, il est essentiellement de Champagne. Dans le catalogue des saints de l’Art de vérifier les dates, figure Frobert ou Flobert (Frodobertus), premier abbé de Moutier-la-Celle, près de Troyes, vers l’an 652. Au surplus, il ne serait pas malaisé de retrouver chez le chirurgien les signes essentiels du caractère champenois. Quand il apparaît sous les traits du docteur Larivière, à la fin de Madame Bovary, le médecin philosophe « dédaigneux des croix, des titres et des académies » est craint « comme un démon à cause de la finesse de son esprit », et l’on redoute « son regard plus tranchant que ses bistouris ». Dans sa conception pratique de la vie il forcera plus tard Gustave à faire son droit.

Flaubert est donc à la fois Normand et Champenois, descendant de nobles et courageux aventuriers et de petits bourgeois réalistes, instruits, passionnés pour les sciences naturelles.

À Rouen, le ménage Flaubert occupe un appartement dans une aile de l’Hôtel-Dieu. De la chambre de l’enfant la vue s’étend sur les jardins de l’hôpital. Si près de la souffrance humaine, le petit rêve et s’attriste avant l’âge. Cependant il a quelques distractions. Un voisin qui habite de l’autre côté de la rue, le père Mignot, lui raconte de belles histoires et lui lit Don Quichotte. Et sans parler de la chère Caroline, sa sœur cadette, il voit presque chaque jour Ernest Chevalier, Alfred et Laure Le Poittevin. Ensemble on compose des comédies que l’on joue dans une grande salle de billard attenant au salon. Dès l’âge de neuf ans, Gustave a la plume à la main ; il projette des romans et des pièces, la Belle Andalouse et le Bal masqué, l’Antiquaire ignorant et la Mort du Duc de Guise. Il rédige même, qui l’eût cru, des discours politiques et constitutionnels libéraux. La liste fort amusante de ces essais a été dressée[2].

Au lycée, où il entre en 1832, il est un élève médiocre, susceptible et rebelle à la discipline. « C’est là, déclare-t-il dans les Mémoires d’un fou, que j’ai conçu une profonde aversion pour les hommes ». Seule, l’histoire le séduit, l’histoire qui, dira-t-il plus tard, « est comme la mer, belle parce qu’elle efface. » Mais s’il est faible en thème grec et si les sciences le rebutent, il lit en son particulier Chateaubriand, Victor Hugo, Goethe, Shakespeare et Byron. Déjà l’Orient le fascine : il est devenu le fougueux romantique qu’il restera.

À dix-huit ans, Ahasvérus, le drame philosophique de Quinet, le transporte. C’est de cette époque que datent les Agonies, pensées sceptiques, la Danse des Morts, les Mémoires d’un fou, Smarh, vieux mystère. Il vit beaucoup avec Alfred Le Poittevin, son aîné de cinq ans, dont il subit l’influence morale, intellectuelle, car il l’admire ; « je n’ai jamais connu personne d’un esprit plus transcendantal », écrira-t-il à la fin de sa vie.

Il serait intéressant de rechercher la part qui revient à Le Poittevin, dans la philosophie et l’esthétique de Flaubert. Mais cette étude nous est interdite et sur ce point, comme sur bien d’autres, nous renverrons le lecteur aux excellents ouvrages de M. René Descharmes.

En 1836 Flaubert est encore collégien quand, aux bains de mer de Trouville, il rencontre une jeune femme, Mme Marie Schlésinger, que dans une lettre, quarante ans plus tard, il appelle « chère et vieille amie, et éternelle tendresse », en évoquant « les jours d’autrefois, qui se représentent comme baignés dans une vapeur d’or ». Il a vu pour la première fois Mme Arnoux, de l’Éducation sentimentale. — « Jamais il n’osa déclarer sa passion, et toute sa vie il évita de parler de ce grand amour dont il disait ces simples mots : J’en ai été ravagé[3] ».

Il est reçu bachelier en 1840, visite les Pyrénées, la Provence et la Corse. Au retour, son père exige qu’il étudie le droit. Il le commence à Rouen, s’en dégoûte sur l’heure, et la vie médiocre et recluse qu’il mène ensuite à Paris n’est pas faite pour le réconcilier avec le Code. Pourtant, au quartier latin, il avait retrouvé Alfred Le Poittevin et Ernest Chevalier, et s’était lié avec Maxime Du Camp et Louis de Cormenin. On l’avait aussi présenté à Pradier, et, dans l’atelier du sculpteur, il entrevoit les célébrités du moment.

De temps à autre il s’évade et vient à Nogent-sur-Seine, chez son oncle Parrain. Là, comme plus tard Frédéric Moreau de l’Éducation sentimentale, il « s’en allait dans les prairies, vagabondait jusqu’au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas », écoutant « le gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres ».

C’est vers cette époque, en pleine jeunesse, qu’il éprouve les premières atteintes de la maladie nerveuse dont il souffrira jusqu’à sa fin. De quelque nom scientifique qu’il faille l’appeler, il est certain qu’elle devint dès lors, pour le jeune homme, une source nouvelle de mélancolie.

Le 16 janvier 1846 son père meurt, et trois mois plus tard c’est le tour de sa sœur Caroline, enlevée par une fièvre puerpérale, deux ans à peine après s’être mariée. Cette double catastrophe désespère Mme Flaubert et l’on craint même pour sa raison. Gustave abandonne ses études ; désormais il vivra près de sa mère, et tous deux s’installent à Croisset, hameau du bourg de Canteleu sur les bords de la Seine, en aval de Rouen.

La maison longue et basse, appuyée au coteau, était un vieux logis français avec des pièces spacieuses et une terrasse plantée de tilleuls qui aboutissait à un petit pavillon Louis XV. Flaubert se plaisait à croire que jadis, dans cette demeure, l’abbé Prévost avait écrit Manon Lescaut. L’habitation a disparu aujourd’hui ; seul le pavillon subsiste, grâce aux admirateurs du grand écrivain.

Flaubert y entame des lectures capitales ; il lit les classiques anciens et modernes, Homère, Hérodote et Sophocle, Lucrèce, Virgile et Tacite, Rabelais, Montesquieu et Voltaire, et aussi les poèmes indiens. Enfin, il commence un ouvrage dont la première idée lui est venue devant un tableau de Breughel, à Gênes, et qui maintes fois abandonné et repris, après trois versions successives, sera la Tentation de saint Antoine.

De temps en temps il vient à Paris, et c’est au mois d’août que commence sa liaison avec Louise Colet. La « Muse », à l’apogée de sa surprenante fortune littéraire, était encore célèbre par sa beauté et ses intrigues, ayant notamment rangé sous ses lois M. Victor Cousin, le père de l’Éclectisme. L’aventure dura huit années, sans qu’il y manquât les ivresses et les querelles, les ruptures et les raccommodements d’usage en la matière. Le tout sur un mode emporté, convenable au tempérament des deux amoureux.

Cette même année 1846, Flaubert avait retrouvé à Rouen un ancien condisciple, Louis Bouilhet. Rapidement se développe entre eux la plus touchante fraternité que depuis La Boétie et Montaigne ait connue l’histoire littéraire. Animés pour l’Art de la même ferveur mystique, également convaincus du « sacerdoce » des lettres, les jeunes gens mettent en commun leurs enthousiasmes et leurs rêves, chacun préoccupé avant tout de l’effort de l’autre, qu’il souhaite toujours plus intrépide et plus pur. Louis Bouilhet est un véritable poète, dont le nom mérite de ne pas périr. Son autorité sur son ami est, à n’en pas douter, considérable. Flaubert l’appelle « ma conscience » ; sans cesse il lui demande ses avis et il s’y range ; plus tard, quand le poète disparaît, il dira « À quoi bon écrire, maintenant qu’il n’est plus là. »

Les théories littéraires de Flaubert sont dès lors fixées d’une façon irrévocable. Il s’en inspirera avec rigueur et n’en connaîtra pas d’autres jusqu’à la mort. Elles sont le produit de son tempérament, de son caractère ; elles ont été longuement méditées, discutées, et certains événements sont venus les renforcer encore. Si, au lieu d’une notice biographique, nous écrivions une véritable étude, l’heure serait venue d’exposer cette poétique. Bornons-nous à constater, avec M. Émile Faguet, qu’elle repose sur trois idées, lesquelles s’enchaînent rigoureusement. « C’est la haine du bourgeois, “l’être qui a une façon basse de sentir”, c’est l’art pour l’art ; c’est le dogme de la littérature impersonnelle[4]. »

La doctrine est belle ; son application sera terriblement laborieuse. Flaubert devra se surveiller d’incessante façon ; il pèsera tous ses mots, les enchâssera dans des phrases maîtresses et définitives, triomphe du rythme et du nombre, et atteindra ainsi à un style exact et ferme, coloré et superbe. Jamais prose ne fut plus travaillée, tout en donnant l’impression d’être naturelle et spontanée. À la poursuite de son idéal il se tuait lentement. « À chaque instant il se levait de sa table, prenait — nous dit Maupassant — sa feuille de papier, l’élevait à la hauteur du regard, et, s’appuyant sur son coude, déclamait, d’une voix mordante et haute. Il écoutait le rythme de sa prose, s’arrêtait pour saisir une sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances, disposait les virgules avec conscience, comme les haltes d’un long chemin. »

Toutes ses pages ont été soumises ainsi à ce qu’il appelait l’épreuve du « gueuloir ». « Une phrase est viable, affirmait-il, quand elle correspond à toutes les nécessités de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle peut être lue tout haut… ».

C’est, semble-t-il, dans Par les Champs et par les Grèves, relation d’une promenade qu’il fit en Bretagne au printemps de 1847, que Flaubert connut pour la première fois les « affres » du style.

Avec Maxime Du Camp il entreprend, en octobre 1849, un voyage qui doit se prolonger jusqu’en mai 1851. « Parmi l’étourdissement des paysages et des ruines », ils visitèrent la Sicile et l’Égypte, la Palestine et la Syrie, Constantinople, Athènes et Rome. On trouve dans la « Correspondance » le récit de cette expédition ; Flaubert en a rapporté, fixés dans son souvenir, les prodigieux tableaux qui se placeront dans Salammbô, dans la nouvelle Tentation, dans Hérodias.

Avant le départ, Bouilhet l’avait dissuadé de publier la première Tentation de saint Antoine, et il avait été convenu que Flaubert prendrait dans la réalité, dans la vie, un sujet lui permettant de garder son impassibilité, selon le dogme que l’on sait. Dès le retour, il tient sa promesse et commence la préparation de Madame Bovary, dont le thème lui fut vraisemblablement donné par son ami. Il y travaille cinq ans, soutenu par les conseils, maintenu par les critiques du vigilant Bouilhet. L’œuvre paraît enfin dans la Revue de Paris, du 1er octobre au 15 décembre 1856. Et le plus beau roman du dix-neuvième siècle amène son auteur sur les bancs de la correctionnelle, pour offenses à la morale publique et à la religion. Toutefois, malgré le pressant réquisitoire de l’avocat général Pinard et grâce peut-être à l’habile plaidoirie de Me Sénard, Flaubert fut acquitté, « attendu qu’il n’apparaissait point que son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l’esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous. » !!

Comme beaucoup de chefs-d’œuvre à leur apparition, le livre fut médiocrement compris. Le procès troubla plutôt les lecteurs à son endroit, et les critiques, Sainte-Beuve excepté, montrèrent une clairvoyance contestable. D’autre part, la Fanny de Feydeau, par son extraordinaire succès, manqua de faire oublier le roman de Flaubert. Seul le temps fit monter Madame Bovary à sa place, qui est la première.

Ainsi que l’a très bien remarqué M. Émile Faguet, l’esprit de Flaubert était partagé « entre le besoin de la réalité et le besoin aussi d’une imagination déchaînée et puissamment féconde ; … les deux penchants, s’ils n’étaient pas aussi forts l’un que l’autre, étaient très impérieux tous deux en lui. Car ils se balancent, pour ainsi dire, au cours de sa vie littéraire. Invariablement une œuvre romantique succède à une œuvre réaliste et ainsi de suite. L’alternance est constante[5]. » Chez le maître il semble que le descendant des Cambremer de Croixmare et l’héritier des Flaubert prennent la parole tour à tour.

Aussi, le lendemain du procès de Madame Bovary, Flaubert, tout en se remettant à la Tentation, commence Salammbô. En mai-juin 1858, il est à Tunis et sur la côte, interrogeant les vestiges de la civilisation punique, contemplant les lieux où fut Carthage. La genèse dura quatre ans.

Grâce à l’austère probité de son labeur archéologique et historique, Flaubert eut facilement raison des misérables chicanes de quelques cuistres. Mais, en général, on goûta assez peu cette prodigieuse évocation d’un monde disparu et l’on saisit mal les intentions de l’auteur. « Moi, écrit-il à Sainte-Beuve qui s’était montré sévère, j’ai voulu fixer un mirage en appliquant à l’antiquité les procédés du roman moderne et j’ai tâché d’être simple. Riez tant qu’il vous plaira ! oui, je dis simple et non pas sobre. »

En 1862 il se repose un instant en écrivant avec Charles d’Osmoy et Louis Bouilhet, le Château des Cœurs, une féerie sur laquelle, affirme Charles Lapierre, Richard Wagner voulut faire une partition. « On ne la jouera pas, j’en ai peur, déclare Flaubert, je veux seulement attirer l’attention du public sur une forme dramatique, splendide et large, et qui ne sert jusqu’à présent que de cadre à des choses médiocres. »

Une œuvre réaliste devait nécessairement succéder à Salammbô. Ce fut l’Éducation sentimentale, histoire d’un jeune homme. Commencée en 1863, elle ne fut terminée qu’en février 1869. « Il y a dans ce roman, écrit une correspondante de Flaubert, Mme Roger des Genettes, l’écho de tout ce qui est en nous, les espoirs et les tristesses, l’éternel recommencement de nos désirs qui se brise contre l’impassible nature. L’avortement de tout fait la grandeur et la mélancolie de cette œuvre. » L’Éducation fut moins comprise encore que Salammbô. Ce livre, peut-être le préféré de l’auteur, ce livre où vit Mme Arnoux, le plus beau de ses personnages, ce livre qui, vers 1880, deviendra la bible de toute une génération littéraire, passa inaperçu.

Cette indifférence, le Maître ne la remarqua même pas. Il venait de recevoir le coup le plus cruel qui pouvait le frapper : Louis Bouilhet était mort le 19 juillet. Il faut lire la préface que Flaubert écrivit pour les Dernières chansons. On y trouvera les larmes les plus pures qu’ait jamais versées l’amitié en deuil. Jusqu’à son dernier jour, le survivant gardera pieusement le cher souvenir « comme un oratoire domestique où murmurer son chagrin et détendre son cœur ».

Pour s’arracher à sa peine, Flaubert reprend encore une fois la Tentation, quand la guerre éclate. « Il fut patriote douloureusement, ingénument, raconte M. Lanson, tout comme le bourgeois Thiers qu’il abhorrait ou le démocrate Gambetta que, plus tard, il fut surpris de goûter. Il se leurra d’espérances tant qu’il put ; il compta sur les chefs, sur les plans, sur le peuple ; il se fit garde national, lui, Flaubert. Une immense amertume emplit ses lettres de 1870 et 1871[6]. » La paix signée, il demeure consterné par nos désastres et tombe dans un sombre abattement. Chaque jour la maladie gagne du terrain. Au printemps de 1872, sa mère meurt, et ce nouveau deuil achève de le bouleverser.

Deux ans plus tard, il donne au Vaudeville le Candidat, une comédie assez noire qui tombe à la quatrième représentation, et il publie enfin la Tentation de saint Antoine, l’œuvre qui a hanté toute son existence, l’épopée du Pessimisme où la postérité admirera les plus somptueuses périodes de la langue française. Des juges autorisés déclarèrent l’ouvrage illisible. Malgré l’insuccès qui s’obstine, Flaubert, dont la magnifique ambition ignore le découragement, arrête le plan d’un nouvel ouvrage : Bouvard et Pécuchet.

En 1875, pour sauver de la ruine sa nièce et son neveu, sans hésiter une minute, il abandonne noblement presque toute sa fortune. « Seulement, à cinquante-cinq ans, un changement de vie complet, un travail excessif, une claustration absolue, une force herculéenne, tout se réunissait pour rendre le danger imminent[7]. »

Il ne quitte guère Croisset et plus que jamais il poursuit la lutte acharnée contre les mots, s’épuise en compulsant les deux mille volumes qu’il croit indispensables à la documentation de Bouvard et Pécuchet. Maupassant nous le fait voir veillant jusqu’à l’aube, « dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, à peine éclairé par les deux lampes, couvertes d’un abat-jour vert ». Et l’auteur d’Une Vie ajoute : « Les mariniers, sur la rivière, se servaient comme d’un phare des fenêtres de Monsieur Gustave. »

La seule diversion que trouve Flaubert à ce labeur écrasant, c’est d’écrire Un cœur simple, la Légende de saint Julien l’Hospitalier et Hérodias, pages touchantes ou splendides, inimitables.

Ses embarras d’argent se sont aggravés. Mais au milieu de ses tristesses, il éprouvait cependant une joie suprême. Depuis quatre ans il s’est pris d’une tendre affection pour un jeune homme, Guy de Maupassant, le neveu de cet Alfred Le Poittevin, son ami d’enfance le mieux aimé. Avec une inlassable rigueur, il lui a transmis les lois de l’observation et du style, anéantissant tour à tour les essais incertains encore que l’élève lui soumet. Or voici que son « disciple chéri » signe Boule de Suif, parvient d’un bond à la maîtrise. Flaubert a doté les lettres françaises d’un talent robuste, intrépide, classique.

En mars 1879, Jules Ferry, sans rancune contre le farouche contempteur du suffrage universel, lui donne un emploi hors cadres à la Bibliothèque Mazarine, sinécure dont il ne jouira pas longtemps.

Flaubert se déclare « complètement fourbu », et il écrit à une amie : « Je suis bien las de vivre, tout m’excède et me pèse, une bonne attaque serait la bienvenue. »

Elle vint. Le 8 mai 1880, frappé d’hémorragie cérébrale, il mourut en quelques instants, sans souffrances apparentes, âgé de cinquante-huit ans et quatre mois. Il fut enterré près des siens, au cimetière monumental de Rouen. Il n’avait jamais songé à l’Académie française. Le 15 août 1866, on l’avait nommé chevalier de la Légion d’honneur, par le même décret que Ponson du Terrail.

Quelques mois après, on imprima le manuscrit inachevé de Bouvard et Pécuchet, les deux « bonshommes » dont les efforts proclament, à chaque page de leur histoire burlesque et lamentable, l’impossibilité de comprendre et de savoir, et l’inutilité de Tout.


Nous venons de résumer les principaux événements d’une existence toute de labeur et d’intégrité littéraire hautaine. Nous ne pouvons clore cette notice sans dire quelques mots de l’homme, renvoyant le lecteur curieux d’en connaître davantage, d’abord à la Correspondance, où Flaubert se révèle dans la franchise la plus ingénue et la plus complète, puis aux attachants « Souvenirs » de Mme Caroline Commanville, sa nièce, à ceux de Maxime Du Camp, et enfin aux récents ouvrages, si intéressants et documentés, de M. le Dr René Dumesnil et de M. René Descharmes.

Au physique, Gustave Flaubert était un pur Normand, un véritable enfant des compagnons de Rollon et de Guillaume. Adolescent, il fut d’une surprenante beauté. Maxime Du Camp nous a laissé son portrait à vingt et un ans, « avec sa peau blanche, légèrement rosée sur les joues, ses longs cheveux fins et flottants, sa haute stature large des épaules, ses yeux énormes, couleur vert de mer, abrités sous des sourcils noirs, ses gestes excessifs et son rire éclatant ». Et les Goncourt nous le dépeignent à trente-huit ans : « Très grand, très large d’épaules, avec de beaux gros yeux saillants aux paupières un peu soufflées, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge ».

Dans ses entretiens, il usait volontiers de phrases outrancières, se répandait en anathèmes sans fin contre l’abjection de son temps qu’il appelait le « panmuflisme », contre la Bêtise Humaine et contre l’être qui la résume et la symbolise : le Bourgeois, poursuivant cet indestructible ennemi de plaisanteries énormes et de violences comiques et tonitruantes.

Mais ce fougueux nihiliste était un débonnaire et un tendre. « L’homme, dit Charles Lapierre, était simple, affectueux, ayant le culte de la famille. À quelque heure qu’il rentrât, il ne se couchait pas sans pénétrer sur la pointe du pied chez sa mère, qu’il embrassait. Chaque jour, à Croisset, après son déjeuner, il allait s’asseoir sur un banc, placé devant la maison, à côté de Julie, la vieille bonne aveugle qui l’avait élevé, et il causait avec elle du passé, de son enfance. » « Avec son air “gendarme”, écrit Mme Roger des Genettes, il avait des délicatesses très féminines et je l’ai vu se pencher à la fenêtre de ma chambre, à Villenauxe, pour caresser une fleur qu’il ne voulait pas cueillir !…[8] »

De près et de loin on l’adorait. L’affection qui l’unissait à Bouilhet restera légendaire, et nous savons que dans sa maturité il eut des tendresses fraternelles et profondes pour des femmes qui vivaient loin de Paris, George Sand, Mme Roger des Genettes, Mlle Le Royer de Chantepie. Nous avons nommé, chemin faisant, ses compagnons d’enfance et de jeunesse. Quand il est devenu célèbre, il assiste, vers la fin de l’Empire, aux fameux dîners de Magny, où il retrouve Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Renan, Taine, Berthelot, Edmond et Jules de Goncourt, Feydeau. À Rouen, il a une petite cour attentive et respectueuse qui s’efforce de lui faire oublier la solitude, les amertumes de la vieillesse ; Charles Lapierre, Raoul Duval, Pouchet, Laporte, Baudry le fêtent chaque printemps à la saint Polycarpe, le maître ayant adopté ce patron dont il avait, certain jour, découvert un vieux portrait, avec cette légende : « Mon Dieu, mon Dieu, dans quel temps m’avez-vous fait naître ![9] ». À Paris, il recevait ses intimes le dimanche, chez lui, boulevard du Temple, et beaucoup plus tard rue Murillo et faubourg Saint-Honoré. Aux survivants des anciens amis, se joignent, après la guerre, Émile Zola, Alphonse Daudet, Tourguéneff, José-Maria de Hérédia, Georges Charpentier, son éditeur. Et Guy de Maupassant lui amène les jeunes de l’école dite « naturaliste », les auteurs des Soirées de Médan.


Martyr de la littérature, Gustave Flaubert est mort à la peine. Son sacrifice n’aura pas été stérile et, selon la belle parole de M. Paul Bourget, « son exemple aura reculé de beaucoup d’années le triomphe de la Barbarie qui menace d’envahir aujourd’hui la langue[10] ». — « Je ne crois pas à la gloire, et pourtant je me tue pour elle », répétait parfois le bon géant. Il eut tort de ne pas y croire, son nom vivra aussi longtemps que les lettres. Gustave Flaubert demeurera au premier rang des prosateurs français avec Bossuet, Voltaire et Chateaubriand.

MADAME BOVARY




PREMIÈRE PARTIE.


I



N ous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.

Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études :

— Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.

Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.

On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.

Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille, en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre.

Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eût osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait.

— Levez-vous, dit le professeur.

Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.

Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la ramassa encore une fois.

— Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d’esprit.

Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.

— Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.

Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible.

— Répétez !

Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.

— Plus haut ! cria le maître, plus haut !

Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot : Charbovari.

Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand’peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.

Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hésita.

— Que cherchez-vous ? demanda le professeur.

— Ma cas…, fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets.

— Cinq cents vers à toute la classe ! exclamé d’une voix furieuse, arrêta, comme le Quos ego, une bourrasque nouvelle. — Restez donc tranquilles ! continuait le professeur indigné, et s’essuyant le front avec son mouchoir qu’il venait de prendre dans sa toque. Quant à vous, le nouveau, vous me copierez vingt fois le verbe ridiculus sum.

Puis, d’une voix plus douce :

— Eh ! vous la retrouverez, votre casquette ; on ne vous l’a pas volée !

Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons, et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiqu’il y eût bien, de temps à autre, quelque boulette de papier lancée d’un bec de plume qui vînt s’éclabousser sur sa figure. Mais il s’essuyait avec la main, et demeurait immobile, les yeux baissés.

Le soir, à l’étude, il tira ses bouts de manches de son pupitre, mit en ordre ses petites affaires, régla soigneusement son papier. Nous le vîmes qui travaillait en conscience, cherchant tous les mots dans le dictionnaire et se donnant beaucoup de mal. Grâce, sans doute, à cette bonne volonté dont il fit preuve, il dut de ne pas descendre dans la classe inférieure ; car, s’il savait passablement ses règles, il n’avait guère d’élégance dans les tournures. C’était le curé de son village qui lui avait commencé le latin, ses parents, par économie, ne l’ayant envoyé au collège que le plus tard possible.

Son père, M. Charles-Denis-Bartholomé Bovary, ancien aide-chirurgien-major, compromis, vers 1812, dans des affaires de conscription, et forcé, vers cette époque, de quitter le service, avait alors profité de ses avantages personnels pour saisir au passage une dot de soixante mille francs qui s’offrait en la fille d’un marchand bonnetier, devenue amoureuse de sa tournure. Bel homme, hâbleur, faisant sonner haut ses éperons, portant des favoris rejoints aux moustaches, les doigts toujours garnis de bagues et habillé de couleurs voyantes, il avait l’aspect d’un brave, avec l’entrain facile d’un commis voyageur. Une fois marié, il vécut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme, dînant bien, se levant tard, fumant dans de grandes pipes en porcelaine, ne rentrant le soir qu’après le spectacle et fréquentant les cafés. Le beau-père mourut et laissa peu de chose ; il en fut indigné, se lança dans la fabrique, y perdit quelque argent, puis se retira dans la campagne, où il voulut faire valoir. Mais, comme il ne s’entendait guère plus en culture qu’en indienne, qu’il montait ses chevaux au lieu de les envoyer au labour, buvait son cidre en bouteilles au lieu de le vendre en barriques, mangeait les plus belles volailles de sa cour et graissait ses souliers de chasse avec le lard de ses cochons, il ne tarda point à s’apercevoir qu’il valait mieux planter là toute spéculation.

Moyennant deux cents francs par an, il trouva donc à louer dans un village, sur les confins du pays de Caux et de la Picardie, une sorte de logis moitié ferme, moitié maison de maître ; et, chagrin, rongé de regrets, accusant le ciel, jaloux contre tout le monde, il s’enferma, dès l’âge de quarante-cinq ans, dégoûté des hommes, disait-il, et décidé à vivre en paix.

Sa femme avait été folle de lui autrefois ; elle l’avait aimé avec mille servilités qui l’avaient détaché d’elle encore davantage. Enjouée jadis, expansive et toute aimante, elle était, en vieillissant, devenue (à la façon du vin éventé qui se tourne en vinaigre) d’humeur difficile, piaillarde, nerveuse. Elle avait tant souffert, sans se plaindre, d’abord, quand elle le voyait courir après toutes les gotons de village et que vingt mauvais lieux le lui renvoyaient le soir, blasé et puant l’ivresse ! Puis l’orgueil s’était révolté. Alors elle s’était tue, avalant sa rage dans un stoïcisme muet, qu’elle garda jusqu’à sa mort. Elle était sans cesse en courses, en affaires. Elle allait chez les avoués, chez le président, se rappelait l’échéance des billets, obtenait des retards ; et, à la maison, repassait, cousait, blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait les mémoires, tandis que, sans s’inquiéter de rien, Monsieur, continuellement engourdi dans une somnolence boudeuse dont il ne se réveillait que pour lui dire des choses désobligeantes, restait à fumer au coin du feu, en crachant dans les cendres.

Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. Rentré chez eux, le marmot fut gâté comme un prince. Sa mère le nourrissait de confitures ; son père le laissait courir sans souliers, et, pour faire le philosophe, disait même qu’il pouvait bien aller tout nu, comme les enfants des bêtes. À l’encontre des tendances maternelles, il avait en tête un certain idéal viril de l’enfance, d’après lequel il tâchait de former son fils, voulant qu’on l’élevât durement, à la spartiate, pour lui faire une bonne constitution. Il l’envoyait se coucher sans feu, lui apprenait à boire de grands coups de rhum et à insulter les processions. Mais, naturellement paisible, le petit répondait mal à ses efforts. Sa mère le traînait toujours après elle ; elle lui découpait des cartons, lui racontait des histoires, s’entretenait avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de chatteries babillardes. Dans l’isolement de sa vie, elle reporta sur cette tête d’enfant toutes ses vanités éparses, brisées. Elle rêvait de hautes positions, elle le voyait déjà grand, beau, spirituel, établi, dans les ponts et chaussées ou dans la magistrature. Elle lui apprit à lire, et même lui enseigna, sur un vieux piano qu’elle avait, à chanter deux ou trois petites romances. Mais, à tout cela, M. Bovary, peu soucieux des lettres, disait que ce n’était pas la peine ! Auraient-ils jamais de quoi l’entretenir dans les écoles du gouvernement, lui acheter une charge ou un fonds de commerce ? D’ailleurs, avec du toupet, un homme réussit toujours dans le monde. Mme Bovary se mordait les lèvres, et l’enfant vagabondait dans le village.

Il suivait les laboureurs, et chassait, à coups de motte de terre, les corbeaux qui s’envolaient. Il mangeait des mûres le long des fossés, gardait les dindons avec une gaule, fanait à la moisson, courait dans le bois, jouait à la marelle sous le porche de l’église, les jours de pluie, et, aux grandes fêtes, suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout son corps à la grande corde et se sentir emporter par elle dans sa volée.

Aussi poussa-t-il comme un chêne. Il acquit de fortes mains, de belles couleurs.

À douze ans, sa mère obtint que l’on commençât ses études. On en chargea le curé. Mais les leçons étaient si courtes et si mal suivies, qu’elles ne pouvaient servir à grand’chose. C’était aux moments perdus qu’elles se donnaient, dans la sacristie, debout, à la hâte, entre un baptême et un enterrement ; ou bien le curé envoyait chercher son élève après l’Angelus, quand il n’avait pas à sortir. On montait dans sa chambre, on s’installait : les moucherons et les papillons de nuit tournoyaient autour de la chandelle. Il faisait chaud, l’enfant s’endormait ; et le bonhomme, s’assoupissant les mains sur son ventre, ne tardait pas à ronfler, la bouche ouverte. D’autres fois, quand M. le curé, revenant de porter le viatique à quelque malade des environs, apercevait Charles qui polissonnait dans la campagne, il l’appelait, le sermonnait un quart d’heure et profitait de l’occasion pour lui faire conjuguer son verbe au pied d’un arbre. La pluie venait les interrompre, ou une connaissance qui passait. Du reste, il était toujours content de lui, disait même que le jeune homme avait beaucoup de mémoire.

Charles ne pouvait en rester là. Madame fut énergique. Honteux, ou fatigué plutôt, Monsieur céda sans résistance, et l’on attendit encore un an que le gamin eût fait sa première communion.

Six mois se passèrent encore ; et, l’année d’après, Charles fut définitivement envoyé au collège de Rouen, où son père l’amena lui-même, vers la fin d’octobre, à l’époque de la foire Saint-Romain.

Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui. C’était un garçon de tempérament modéré, qui jouait aux récréations, travaillait à l’étude, écoutant en classe, dormant bien au dortoir, mangeant bien au réfectoire. Il avait pour correspondant un quincaillier en gros de la rue Ganterie, qui le faisait sortir une fois par mois, le dimanche, après que sa boutique était fermée, l’envoyait se promener sur le port à regarder les bateaux, puis le ramenait au collège dès sept heures, avant le souper. Le soir de chaque jeudi, il écrivait une longue lettre à sa mère, avec de l’encre rouge et trois pains à cacheter ; puis il repassait ses cahiers d’histoire, ou bien il lisait un vieux volume d’Anacharsis qui traînait dans l’étude. En promenade, il causait avec le domestique, qui était de la campagne comme lui.

À force de s’appliquer, il se maintint toujours vers le milieu de la classe ; une fois même, il gagna un premier accessit d’histoire naturelle. Mais, à la fin de sa troisième, ses parents le retirèrent du collège pour lui faire étudier la médecine, persuadés qu’il pourrait se pousser seul jusqu’au baccalauréat.

Sa mère lui choisit une chambre, au quatrième, sur l’Eau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance. Elle conclut les arrangements pour sa pension, se procura des meubles, une table et deux chaises, fit venir de chez elle un vieux lit en merisier, et acheta de plus un petit poêle en fonte, avec la provision de bois qui devait chauffer son pauvre enfant. Puis elle partit au bout de la semaine après mille recommandations de se bien conduire, maintenant qu’il allait être abandonné à lui-même.

Le programme des cours, qu’il lut sur l’affiche, lui fit un effet d’étourdissement : cours d’anatomie, cours de pathologie, cours de physiologie, cours de pharmacie, cours de chimie, et de botanique, et de clinique, et de thérapeutique, sans compter l’hygiène ni la matière médicale, tous noms dont il ignorait les étymologies et qui étaient comme autant de portes de sanctuaires pleins d’augustes ténèbres.

Il n’y comprit rien ; il avait beau écouter, il ne saisissait pas. Il travaillait pourtant, il avait des cahiers reliés, il suivait tous les cours, il ne perdait pas une seule visite. Il accomplissait sa petite tâche quotidienne à la manière du cheval de manège, qui tourne en place les yeux bandés, ignorant de la besogne qu’il broie.

Pour lui épargner de la dépense, sa mère lui envoyait chaque semaine, par le messager, un morceau de veau cuit au four, avec quoi il déjeunait le matin, quand il était rentré de l’hôpital, tout en battant la semelle contre le mur. Ensuite il fallait courir aux leçons, à l’amphithéâtre, à l’hospice, et revenir chez lui, à travers toutes les rues. Le soir, après le maigre dîner de son propriétaire, il remontait à sa chambre et se remettait au travail, dans ses habits mouillés qui fumaient sur son corps, devant le poêle rougi.

Dans les beaux soirs d’été, à l’heure où les rues tièdes sont vides, quand les servantes jouent au volant sur le seuil des portes, il ouvrait sa fenêtre et s’accoudait. La rivière, qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leurs bras dans l’eau. Sur des perches partant du haut des greniers, des écheveaux de coton séchaient à l’air. En face, au delà des toits, le grand ciel pur s’étendait, avec le soleil rouge se couchant. Qu’il devait faire bon là-bas ! Quelle fraîcheur sous la hétraie ! Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne, qui ne venaient pas jusqu’à lui.

Il maigrit, sa taille s’allongea, et sa figure prit une sorte d’expression dolente qui la rendit presque intéressante.

Naturellement, par nonchalance, il en vint à se délier de toutes les résolutions qu’il s’était faites. Une fois, il manqua la visite, le lendemain son cours, et, savourant la paresse, peu à peu, n’y retourna plus.

Il prit l’habitude du cabaret, avec la passion des dominos. S’enfermer chaque soir dans un sale appartement public, pour y taper sur des tables de marbre de petits os de mouton marqués de points noirs, lui semblait un acte précieux de sa liberté, qui le rehaussait d’estime vis-à-vis de lui-même. C’était comme l’initiation au monde, l’accès des plaisirs défendus ; et, en entrant, il posait la main sur le bouton de la porte avec une joie presque sensuelle. Alors, beaucoup de choses comprimées en lui se dilatèrent ; il apprit par cœur des couplets qu’il chantait aux bienvenues, s’enthousiasma pour Béranger, sut faire du punch et connut enfin l’amour.

Grâce à ces travaux préparatoires, il échoua complètement à son examen d’officier de santé. On l’attendait le soir même à la maison pour fêter son succès !

Il partit à pied et s’arrêta vers l’entrée du village, où il fit demander sa mère, lui conta tout. Elle l’excusa, rejetant l’échec sur l’injustice des examinateurs, et le raffermit un peu, se chargeant d’arranger les choses. Cinq ans plus tard seulement, M. Bovary connut la vérité ; elle était vieille, il l’accepta, ne pouvant d’ailleurs supposer qu’un homme issu de lui fût un sot.

Charles se remit donc au travail et prépara sans discontinuer les matières de son examen, dont il apprit d’avance toutes les questions par cœur. Il fut reçu avec une assez bonne note. Quel beau jour pour sa mère ! On donna un grand dîner.

Où irait-il exercer son art ? À Tostes. Il n’y avait là qu’un vieux médecin. Depuis longtemps, Mme Bovary guettait sa mort, et le bonhomme n’avait point encore plié bagage, que Charles était installé en face, comme son successeur.

Mais ce n’était pas tout que d’avoir élevé son fils, de lui avoir fait apprendre la médecine et découvert Tostes pour l’exercer : il lui fallait une femme. Elle lui en trouva une : la veuve d’un huissier de Dieppe, qui avait quarante-cinq ans et douze cents livres de rente.

Quoiqu’elle fût laide, sèche comme un cotret, et bourgeonnée comme un printemps, certes Mme Dubuc ne manquait pas de partis à choisir. Pour arriver à ses fins, la mère Bovary fut obligée de les évincer tous, et elle déjoua même fort habilement les intrigues d’un charcutier qui était soutenu par les prêtres.

Charles avait entrevu dans le mariage l’avènement d’une condition meilleure, imaginant qu’il serait plus libre et pourrait disposer de sa personne et de son argent. Mais sa femme fut le maître ; il devait devant le monde dire ceci, ne pas dire cela, faire maigre tous les vendredis, s’habiller comme elle l’entendait, harceler par son ordre les clients qui ne payaient pas. Elle décachetait ses lettres, épiait ses démarches, et l’écoutait, à travers la cloison, donner ses consultations dans son cabinet, quand il y avait des femmes.

Il lui fallait son chocolat tous les matins, des égards à n’en plus finir. Elle se plaignait sans cesse de ses nerfs, de sa poitrine, de ses humeurs. Le bruit des pas lui faisait mal ; on s’en allait, la solitude lui devenait odieuse ; revenait-on près d’elle, c’était pour la voir mourir, sans doute. Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et, l’ayant fait asseoir au bord du lit, se mettait à lui parler de ses chagrins : il l’oubliait, il en aimait une autre ! On lui avait bien dit qu’elle serait malheureuse ; et elle finissait en lui demandant quelque sirop pour sa santé et un peu plus d’amour.


II



U ne nuit, vers onze heures, ils furent réveillés par le bruit d’un cheval qui s’arrêta juste à la porte. La bonne ouvrit la lucarne du grenier et parlementa quelque temps avec un homme resté en bas, dans la rue. Il venait chercher le médecin ; il avait une lettre. Nastasie descendit les marches en grelottant, et alla ouvrir la serrure et les verrous, l’un après l’autre. L’homme laissa son cheval, et, suivant la bonne, entra tout à coup derrière elle. Il tira de dedans son bonnet de laine à houppes grises une lettre enveloppée dans un chiffon, et la présenta délicatement à Charles, qui s’accouda sur l’oreiller pour la lire. Nastasie, près du lit, tenait la lumière. Madame, par pudeur, restait tournée vers la ruelle et montrait le dos.

Cette lettre, cachetée d’un petit cachet de cire bleue, suppliait M. Bovary de se rendre immédiatement à la ferme des Bertaux, pour remettre une jambe cassée. Or il y a, de Tostes aux Bertaux, six bonnes lieues de traverse, en passant par Longueville et Saint-Victor. La nuit était noire. Mme Bovary jeune redoutait les accidents pour son mari. Donc, il fut décidé que le valet d’écurie prendrait les devants. Charles partirait trois heures plus tard, au lever de la lune. On enverrait un gamin à sa rencontre, afin de lui montrer le chemin de la ferme et d’ouvrir les clôtures devant lui.

Vers quatre heures du matin, Charles, bien enveloppé dans son manteau, se mit en route pour les Bertaux. Encore endormi par la chaleur du sommeil, il se laissait bercer au trot pacifique de sa bête. Quand elle s’arrêtait d’elle-même devant ces trous entourés d’épines que l’on creuse au bord des sillons, Charles se réveillant en sursaut, se rappelait vite la jambe cassée, et il tâchait de se remettre en mémoire toutes les fractures qu’il savait. La pluie ne tombait plus ; le jour commençait à venir, et, sur les branches des pommiers sans feuilles, des oiseaux se tenaient immobiles, hérissant leurs petites plumes au vent froid du matin. La plate campagne s’étalait à perte de vue, et les bouquets d’arbres autour des fermes faisaient, à intervalles éloignés, des taches d’un violet noir sur cette grande surface grise, qui se perdait à l’horizon dans le ton morne du ciel. Charles, de temps à autre, ouvrait les yeux ; puis, son esprit se fatiguant et le sommeil revenant de soi-même, bientôt il entrait dans une sorte d’assoupissement où, ses sensations récentes se confondant avec des souvenirs, lui-même se percevait double, à la fois étudiant et marié, couché dans son lit comme tout à l’heure, traversant une salle d’opérés comme autrefois. L’odeur chaude des cataplasmes se mêlait dans sa tête à la verte odeur de la rosée ; il entendait rouler sur leur tringle les anneaux de fer des lits et sa femme dormir… Comme il passait par Vassonville, il aperçut, au bord d’un fossé, un jeune garçon assis sur l’herbe.

— Êtes-vous le médecin ? demanda l’enfant.

Et, sur la réponse de Charles, il prit ses sabots à ses mains et se mit à courir devant lui.

L’officier de santé, chemin faisant, comprit aux discours de son guide que M. Rouault devait être un cultivateur des plus aisés. Il s’était cassé la jambe, la veille au soir, en revenant de faire les Rois, chez un voisin. Sa femme était morte depuis deux ans. Il n’avait avec lui que sa demoiselle, qui l’aidait à tenir la maison.

Les ornières devinrent plus profondes. On approchait des Bertaux. Le petit gars, se coulant alors par un trou de haie, disparut, puis il revint au bout d’une cour en ouvrir la barrière. Le cheval glissait sur l’herbe mouillée, Charles se baissait pour passer sous les branches. Les chiens de garde à la niche aboyaient en tirant sur leur chaîne. Quand il entra dans les Bertaux, son cheval eut peur et fit un grand écart.

C’était une ferme de bonne apparence. On voyait dans les écuries, par le dessus des portes ouvertes, de gros chevaux de labour qui mangeaient tranquillement dans des râteliers neufs. Le long des bâtiments s’étendait un large fumier, de la buée s’en élevait, et, parmi les poules et les dindons, picoraient dessus cinq ou six paons, luxe des basses-cours cauchoises. La bergerie était longue, la grange était haute, à murs lisses comme la main. Il y avait sous le hangar deux grandes charrettes et quatre charrues, avec leurs fouets, leurs colliers, leurs équipages complets, dont les toisons de laine bleue se salissaient à la poussière fine qui tombait des greniers. La cour allait en montant, plantée d’arbres symétriquement espacés, et le bruit gai d’un troupeau d’oies retentissait près de la mare.

Une jeune femme, en robe de mérinos bleu garnie de trois volants, vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary, qu’elle fit entrer dans la cuisine, où flambait un grand feu. Le déjeuner des gens bouillonnait alentour, dans des petits pots de taille inégale. Des vêtements humides séchaient dans l’intérieur de la cheminée. La pelle, les pincettes et le bec du soufflet, tous de proportion colossale, brillaient comme de l’acier poli, tandis que le long des murs s’étendait une abondante batterie de cuisine, où miroitait inégalement la flamme claire du foyer, jointe aux premières lueurs du soleil arrivant par les carreaux.

Charles monta, au premier, voir le malade. Il le trouva dans son lit, suant sous ses couvertures et ayant rejeté bien loin son bonnet de coton. C’était un gros petit homme de cinquante ans, à la peau blanche, à l’œil bleu, chauve sur le devant de la tête, et qui portait des boucles d’oreilles. Il avait à ses côtés, sur une chaise, une grande carafe d’eau-de-vie, dont il se versait de temps à autre pour se donner du cœur au ventre ; mais, dès qu’il vit le médecin, son exaltation tomba, et, au lieu de sacrer comme il faisait depuis douze heures, il se prit à geindre faiblement.

La fracture était simple, sans complication d’aucune espèce. Charles n’eût osé en souhaiter de plus facile. Alors, se rappelant les allures de ses maîtres auprès du lit des blessés, il réconforta le patient avec toutes sortes de bons mots, caresses chirurgicales qui sont comme l’huile dont on graisse les bistouris. Afin d’avoir des attelles, on alla chercher, sous la charretterie, un paquet de lattes. Charles en choisit une, la coupa en morceaux et la polit avec un éclat de vitre, tandis que la servante déchirait des draps pour faire des bandes, et que Mlle Emma tâchait à coudre des coussinets. Comme elle fut longtemps avant de trouver son étui, son père s’impatienta ; elle ne répondit rien ; mais tout en cousant, elle se piquait les doigts, qu’elle portait ensuite à sa bouche pour les sucer.

Charles fut surpris de la blancheur de ses ongles. Ils étaient brillants, fins du bout, plus nettoyés que les ivoires de Dieppe, et taillés en amande. Sa main pourtant n’était pas belle, point assez pâle, peut-être, et un peu sèche aux phalanges ; elle était trop longue aussi, et sans molles inflexions de lignes sur les contours. Ce qu’elle avait de beau, c’étaient les yeux ; quoiqu’ils fussent bruns, ils semblaient noirs à cause des cils, et son regard arrivait franchement à vous avec une hardiesse candide.

Une fois le pansement fait, le médecin fut invité, par M. Rouault lui-même, à prendre un morceau, avant de partir.

Charles descendit dans la salle, au rez-de-chaussée. Deux couverts, avec des timbales d’argent, y étaient mis sur une petite table, au pied d’un grand lit à baldaquin revêtu d’une indienne à personnages représentant des Turcs. On sentait une odeur d’iris et de draps humides qui s’échappait de la haute armoire en bois de chêne, faisant face à la fenêtre. Par terre, dans les angles, étaient rangés, debout, des sacs de blé. C’était le trop-plein du grenier proche, où l’on montait par trois marches de pierre. Il y avait, pour décorer l’appartement, accrochée à un clou, au milieu du mur dont la peinture verte s’écaillait sous le salpêtre, une tête de Minerve au crayon noir, encadrée de dorure, et qui portait au bas, écrit en lettres gothiques : « À mon cher papa. »

On parla d’abord du malade, puis du temps qu’il faisait, des grands froids, des loups qui couraient les champs, la nuit. Mlle Rouault ne s’amusait guère à la campagne, maintenant surtout qu’elle était chargée presque à elle seule des soins de la ferme. Comme la salle était fraîche, elle grelottait tout en mangeant, ce qui découvrait un peu ses lèvres charnues, qu’elle avait coutume de mordillonner à ses moments de silence.

Son cou sortait d’un col blanc, rabattu. Ses cheveux, dont les deux bandeaux noirs semblaient chacun d’un seul morceau, tant ils étaient lisses, étaient séparés sur le milieu de la tête par une raie fine, qui s’enfonçait légèrement selon la courbe du crâne ; et, laissant voir à peine le bout de l’oreille, ils allaient se confondre par derrière en un chignon abondant, avec un mouvement ondé vers les tempes, que le médecin de campagne remarqua là pour la première fois de sa vie. Ses pommettes étaient roses. Elle portait, comme un homme, passé entre deux boutons de son corsage, un lorgnon d’écaille.

Quand Charles, après être monté dire adieu au père Rouault, rentra dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le front contre la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les échalas des haricots avaient été renversés par le vent. Elle se retourna.

— Cherchez-vous quelque chose ? demanda-t-elle.

— Ma cravache, s’il vous plaît, répondit-il.

Et il se mit à fureter sur le lit, derrière les portes, sous les chaises ; elle était tombée à terre, entre les sacs et la muraille. Mlle Emma l’aperçut ; elle se pencha sur les sacs de blé. Charles, par galanterie, se précipita, et, comme il allongeait aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus l’épaule, en lui tendant son nerf de bœuf.

Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours après, comme il l’avait promis, c’est le lendemain même qu’il y retourna, puis deux fois la semaine régulièrement sans compter les visites inattendues qu’il faisait de temps à autre, comme par mégarde.

Tout, du reste, alla bien ; la guérison s’établit selon les règles, et quand, au bout de quarante-six jours, on vit le père Rouault qui s’essayait à marcher seul dans sa masure, on commença à considérer M. Bovary comme un homme de grande capacité. Le père Rouault disait qu’il n’aurait pas été mieux guéri par les premiers médecins d’Yvetot ou même de Rouen.

Quant à Charles, il ne chercha point à se demander pourquoi il venait aux Bertaux avec plaisir. Y eût-il songé, qu’il aurait sans doute attribué son zèle à la gravité du cas, ou peut-être au profit qu’il en espérait. Était-ce pour cela, cependant, que ses visites à la ferme faisaient, parmi les pauvres occupations de sa vie, une exception charmante ? Ces jours-là il se levait de bonne heure, partait au galop, poussait sa bête, puis il descendait pour s’essuyer les pieds sur l’herbe, et passait ses gants noirs avant d’entrer. Il aimait à se voir arriver dans la cour, à sentir contre son épaule la barrière qui tournait, et le coq qui chantait sur le mur, les garçons qui venaient à sa rencontre. Il aimait la grange et les écuries ; il aimait le père Rouault, qui lui tapait dans la main en l’appelant son sauveur ; il aimait les petits sabots de Mlle Emma sur les dalles lavées de la cuisine ; ses talons hauts la grandissaient un peu, et quand elle marchait devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaient avec un bruit sec contre le cuir de la bottine.

Elle le reconduisait toujours jusqu’à la première marche du perron. Lorsqu’on n’avait pas encore amené son cheval, elle restait là. On s’était dit adieu, on ne parlait plus ; le grand air l’entourait, levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dégel, l’écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil ; elle alla chercher son ombrelle, elle l’ouvrit. L’ombrelle, de soie gorge de pigeon, que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessous à la chaleur tiède ; et on entendait les gouttes d’eau, une à une, tomber sur la moire tendue.

Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux, Mme Bovary jeune ne manquait pas de s’informer du malade, et même sur le livre qu’elle tenait en partie double, elle avait choisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut qu’il avait une fille, elle alla aux informations ; et elle apprit que Mlle Rouault, élevée au couvent, chez les Ursulines, avait reçu, comme on dit, une belle éducation, qu’elle savait, en conséquence, la danse, la géographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble !

— C’est donc pour cela, se disait-elle, qu’il a la figure si épanouie quand il va la voir, et qu’il met son gilet neuf, au risque de l’abîmer à la pluie ? Ah ! cette femme ! cette femme !…

Et elle la détesta, d’instinct. D’abord, elle se soulagea par des allusions. Charles ne les comprit pas ; ensuite, par des réflexions incidentes qu’il laissait passer de peur de l’orage ; enfin, par des apostrophes à brûle-pourpoint auxquelles il ne savait que répondre. — D’où vient qu’il retournait aux Bertaux, puisque M. Rouault était guéri et que ces gens-là n’avaient pas encore payé ? Ah ! c’est qu’il y avait là-bas une personne, quelqu’un qui savait causer, une brodeuse, un bel esprit. C’était là ce qu’il aimait : il lui fallait des demoiselles de ville ! Et elle reprenait :

— La fille au père Rouault, une demoiselle de ville ! Allons donc ! leur grand-père était berger, et ils ont un cousin qui a failli passer par les assises pour un mauvais coup, dans une dispute. Ce n’est pas la peine de faire tant de fla-fla, ni de se montrer le dimanche à l’église avec une robe de soie, comme une comtesse. Pauvre bonhomme, d’ailleurs, qui sans les colzas de l’an passé, eût été bien embarrassé de payer ses arrérages !

Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. Héloïse lui avait fait jurer qu’il n’irait plus, la main sur son livre de messe, après beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grande explosion d’amour. Il obéit donc ; mais la hardiesse de son désir protesta contre la servilité de sa conduite, et, par une sorte d’hypocrisie naïve, il estima que cette défense de la voir était pour lui comme un droit de l’aimer. Et puis la veuve était maigre ; elle avait les dents longues ; elle portait en toute saison un petit châle noir dont la pointe lui descendait entre les omoplates ; sa taille dure était engainée dans des robes en façon de fourreau, trop courtes, qui découvraient ses chevilles avec les rubans de ses souliers larges s’entrecroisant sur des bas gris.

La mère de Charles venait les voir de temps à autre ; mais, au bout de quelques jours, la bru semblait l’aiguiser à son fil ; et alors, comme deux couteaux, elles étaient à le scarifier par leurs réflexions et leurs observations. Il avait tort de tant manger ! Pourquoi toujours offrir la goutte au premier venu ? Quel entêtement que de ne pas vouloir porter de flanelle !

Il arriva qu’au commencement du printemps, un notaire d’Ingouville, détenteur de fonds à la veuve Dubuc, s’embarqua par une belle marée, emportant avec lui tout l’argent de son étude. Héloïse, il est vrai, possédait encore, outre une part de bateau évaluée six mille francs, sa maison de la rue Saint-François ; et cependant, de toute cette fortune que l’on avait fait sonner si haut, rien, si ce n’est un peu de mobilier et quelques nippes, n’avait paru dans le ménage. Il fallut tirer la chose au clair. La maison de Dieppe se trouva vermoulue d’hypothèques jusque dans ses pilotis ; ce qu’elle avait mis chez le notaire, Dieu seul le savait, et la part de barque n’excéda point mille écus. Elle avait donc menti, la bonne dame ! Dans son exaspération, M. Bovary père, brisant une chaise contre les pavés, accusa sa femme d’avoir fait le malheur de leur fils en l’attelant à une haridelle semblable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Ils vinrent à Tostes. On s’expliqua. Il y eut des scènes. Héloïse, en pleurs, se jetant dans les bras de son mari, le conjura de la défendre de ses parents. Charles voulut parler pour elle. Ceux-ci se fâchèrent, et ils partirent.

Mais le coup était porté. Huit jours après, comme elle étendait du linge dans sa cour, elle fut prise d’un crachement de sang, et le lendemain, tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer le rideau de la fenêtre, elle dit : « Ah ! mon Dieu ! » poussa un soupir et s’évanouit. Elle était morte ! Quel étonnement !

Quand tout fut fini au cimetière, Charles rentra chez lui. Il ne trouva personne en bas ; il monta au premier, dans la chambre, vit sa robe encore accrochée au pied de l’alcôve ; alors, s’appuyant contre le secrétaire, il resta jusqu’au soir perdu dans une rêverie douloureuse. Elle l’avait aimé, après tout.


III



U n matin, le père Rouault vint apporter à Charles le payement de sa jambe remise : soixante et quinze francs en pièces de quarante sous, et une dinde. Il avait appris son malheur, et l’en consola tant qu’il put.

— Je sais ce que c’est ! disait-il en lui frappant sur l’épaule ; j’ai été comme vous, moi aussi ! Quand j’ai eu perdu ma pauvre défunte, j’allais dans les champs pour être tout seul ; je tombais au pied d’un arbre, je pleurais, j’appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises ; j’aurais voulu être comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin. Et quand je pensais que d’autres, à ce moment-là, étaient avec leurs bonnes petites femmes à les tenir embrassées contre eux, je tapais de grands coups par terre avec mon bâton ; j’étais quasiment fou, que je ne mangeais plus ; l’idée d’aller seulement au café me dégoûtait, vous ne croiriez pas. Eh bien, tout doucement, un jour chassant l’autre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un été, ça a coulé brin à brin, miette à miette ; ça s’en est allé, c’est parti, c’est descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme qui dirait… un poids, là, sur la poitrine ! Mais puisque c’est notre sort à tous, on ne doit pas non plus se laisser dépérir, et, parce que d’autres sont morts vouloir mourir… Il faut vous secouer, monsieur Bovary ; ça se passera ! Venez nous voir ; ma fille pense à vous de temps à autre, savez-vous bien, et elle dit comme ça que vous l’oubliez. Voilà le printemps bientôt ; nous vous ferons tirer un lapin dans la garenne, pour vous dissiper un peu.

Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux ; il retrouva tout comme la veille, comme il y avait cinq mois, c’est-à-dire. Les poiriers déjà étaient en fleur, et le bonhomme Rouault, debout maintenant, allait et venait, ce qui rendait la ferme plus animée.

Croyant qu’il était de son devoir de prodiguer au médecin le plus de politesses possible, à cause de sa position douloureuse, il le pria de ne point se découvrir la tête, lui parla à voix basse, comme s’il eût été malade, et même fit semblant de se mettre en colère de ce que l’on n’avait pas apprêté à son intention quelque chose d’un peu plus léger que tout le reste, tels que des petits pots de crème ou des poires cuites. Il conta des histoires. Charles se surprit à rire ; mais le souvenir de sa femme, lui revenant tout à coup, l’assombrit. On apporta le café ; il n’y pensa plus.

Il y pensa moins, à mesure qu’il s’habituait à vivre seul. L’agrément nouveau de l’indépendance lui rendit bientôt la solitude plus supportable. Il pouvait changer maintenant les heures de ses repas, rentrer ou sortir sans donner de raisons, et, lorsqu’il était bien fatigué, s’étendre de ses quatre membres, tout en large dans son lit. Donc, il se choya, se dorlota et accepta les consolations qu’on lui donnait. D’autre part, la mort de sa femme ne l’avait pas mal servi dans son métier, car on avait répété durant un mois : « Ce pauvre jeune homme ! quel malheur ! » Son nom s’était répandu, sa clientèle s’était accrue ; et puis il allait aux Bertaux tout à son aise. Il avait un espoir sans but, un bonheur vague ; il se trouvait la figure plus agréable en brossant ses favoris devant son miroir.

Il arriva un jour vers trois heures ; tout le monde était aux champs ; il entra dans la cuisine, mais n’aperçut point d’abord Emma ; les auvents étaient fermés. Par les fentes du bois, le soleil allongeait sur les pavés de grandes raies minces, qui se brisaient à l’angle des meubles et tremblaient au plafond. Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient servi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre resté. Le jour qui descendait par la cheminée, veloutant la suie de la plaque, bleuissait un peu les cendres froides. Entre la fenêtre et le foyer, Emma cousait ; elle n’avait point de fichu, on voyait sur ses épaules nues de petites gouttes de sueur.

Selon la mode de la campagne, elle lui proposa de boire quelque chose. Il refusa, elle insista, et enfin lui offrit, en riant, de prendre un verre de liqueur avec elle. Elle alla donc chercher dans l’armoire une bouteille de curaçao, atteignit deux petits verres, emplit l’un jusqu’au bord, versa à peine dans l’autre, et, après avoir trinqué, le porta à sa bouche. Comme il était presque vide, elle se renversait pour boire ; et, la tête en arrière, les lèvres avancées, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir, tandis que le bout de la langue, passant entre ses dents fines, léchait à petits coups le fond du verre.

Elle se rassit et elle reprit son ouvrage, qui était un bas de coton blanc où elle faisait des reprises : elle travaillait le front baissé ; elle ne parlait pas, Charles non plus. L’air, passant par le dessous de la porte, poussait un peu de poussière sur les dalles ; il la regardait se traîner, et il entendait seulement le battement intérieur de sa tête, avec le cri d’une poule, au loin, qui pondait dans les cours. Emma, de temps à autre, se rafraîchissait les joues en y appliquant la paume de ses mains, qu’elle refroidissait après cela sur la pomme de fer des grands chenets.

Elle se plaignait d’éprouver, depuis le commencement de la saison, des étourdissements ; elle demanda si les bains de mer lui seraient utiles ; elle se mit à causer du couvent, Charles de son collège, les phrases leur vinrent. Ils montèrent dans sa chambre. Elle lui fit voir ses anciens cahiers de musique, les petits livres qu’on lui avait donnés en prix et les couronnes en feuilles de chêne, abandonnées dans un bas d’armoire. Elle lui parla encore de sa mère, du cimetière, et même lui montra dans le jardin la plate-bande dont elle cueillait les fleurs, tous les premiers vendredis de chaque mois, pour les aller mettre sur sa tombe. Mais le jardinier qu’ils avaient n’y entendait rien ; on était si mal servi ! Elle eût bien voulu, ne fût-ce au moins que pendant l’hiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux jours rendît peut-être la campagne plus ennuyeuse encore durant l’été ; — et, selon ce qu’elle disait, sa voix était claire, aiguë, ou, se couvrant de langueur tout à coup, traînait des modulations qui finissaient presque en murmures, quand elle se parlait à elle-même, — tantôt joyeuse, ouvrant des yeux naïfs, puis les paupières à demi closes, le regard noyé d’ennui, la pensée vagabondant.

Le soir, en s’en retournant, Charles reprit une à une les phrases qu’elle avait dites, tâchant de se les rappeler, d’en compléter le sens, afin de se faire la portion d’existence qu’elle avait vécu dans le temps qu’il ne la connaissait pas encore. Mais jamais il ne put la voir, en sa pensée, différemment qu’il ne l’avait vue la première fois, ou telle qu’il venait de la quitter tout à l’heure. Puis il se demanda ce qu’elle deviendrait, si elle se marierait, et à qui ? hélas ! le père Rouault était bien riche, et elle !… si belle ! Mais la figure d’Emma revenait toujours se placer devant ses yeux, et quelque chose de monotone comme le ronflement d’une toupie bourdonnait à ses oreilles : « Si tu te mariais, pourtant ! si tu te mariais ! » La nuit, il ne dormit pas, sa gorge était serrée, il avait soif ; il se leva pour aller boire à son pot à l’eau et il ouvrit la fenêtre ; le ciel était couvert d’étoiles, un vent chaud passait, au loin des chiens aboyaient. Il tourna la tête du côté des Bertaux.

Pensant qu’après tout l’on ne risquait rien, Charles se promit de faire la demande quand l’occasion s’en offrirait ; mais, chaque fois qu’elle s’offrit, la peur de ne point trouver les mots convenables lui collait les lèvres.

Le père Rouault n’eût pas été fâché qu’on le débarrassât de sa fille, qui ne lui servait guère dans sa maison. Il l’excusait intérieurement, trouvant qu’elle avait trop d’esprit pour la culture, métier maudit du ciel, puisqu’on n’y voyait jamais de millionnaire. Loin d’y avoir fait fortune, le bonhomme y perdait tous les ans ; car, s’il excellait dans les marchés, où il se plaisait aux ruses du métier, en revanche la culture proprement dite, avec le gouvernement intérieur de la ferme, lui convenait moins qu’à personne. Il ne retirait pas volontiers ses mains de dedans ses poches, et n’épargnait point la dépense pour tout ce qui regardait sa vie, voulant être bien nourri, bien chauffé, bien couché. Il aimait le gros cidre, les gigots saignants, les glorias longuement battus. Il prenait ses repas dans la cuisine, seul, en face du feu, sur une petite table qu’on lui apportait toute servie, comme au théâtre.

Lorsqu’il s’aperçut donc que Charles avait les pommettes rouges près de sa fille, ce qui signifiait qu’un de ces jours on la lui demanderait en mariage, il rumina d’avance toute l’affaire. Il le trouvait bien un peu gringalet, et ce n’était pas là un gendre comme il l’eût souhaité ; mais on le disait de bonne conduite, économe, fort instruit, et sans doute qu’il ne chicanerait pas trop sur la dot. Or, comme le père Rouault allait être forcé de vendre vingt-deux acres de son bien, qu’il devait beaucoup au maçon, beaucoup au bourrelier, que l’arbre du pressoir était à remettre :

— S’il me la demande, se dit-il, je la lui donne.

À l’époque de la Saint-Michel, Charles était venu passer trois jours aux Bertaux. La dernière journée s’était écoulée comme les précédentes, à reculer de quart d’heure en quart d’heure. Le père Rouault lui fit la conduite ; ils marchaient dans un chemin creux, ils s’allaient quitter ; c’était le moment. Charles se donna jusqu’au coin de la haie, et enfin, quand on l’eut dépassée :

— Maître Rouault, murmura-t-il, je voudrais bien vous dire quelque chose.

Ils s’arrêtèrent. Charles se taisait.

— Mais contez-moi votre histoire ! est-ce que je ne sais pas tout ? dit le père Rouault, en riant doucement.

— Père Rouault…, père Rouault…, balbutia Charles.

— Moi, je ne demande pas mieux, continua le fermier. Quoique sans doute la petite soit de mon idée, il faut pourtant lui demander son avis. Allez-vous en donc ; je m’en vais retourner chez nous. Si c’est oui, entendez-moi bien, vous n’aurez pas besoin de revenir, à cause du monde, et, d’ailleurs, ça la saisirait trop. Mais pour que vous ne vous mangiez pas le sang, je pousserai tout grand l’auvent de la fenêtre contre le mur : vous pourrez le voir par derrière, en vous penchant sur la haie.

Et il s’éloigna.

Charles attacha son cheval à un arbre. Il courut se mettre dans le sentier ; il attendit. Une demi-heure se passa, puis il compta dix-neuf minutes à sa montre. Tout à coup un bruit se fit contre le mur ; l’auvent s’était rabattu, la cliquette tremblait encore.

Le lendemain, dès neuf heures, il était à la ferme. Emma rougit quand il entra, tout en s’efforçant de rire un peu, par contenance. Le père Rouault embrassa son futur gendre. On remit à causer des arrangements d’intérêt ; on avait, d’ailleurs, du temps devant soi, puisque le mariage ne pouvait décemment avoir lieu avant la fin du deuil de Charles, c’est-à-dire vers le printemps de l’année prochaine.

L’hiver se passa dans cette attente. Mlle Rouault s’occupa de son trousseau. Une partie en fut commandée à Rouen, et elle se confectionna des chemises et des bonnets de nuit, d’après des dessins de modes qu’elle emprunta. Dans les visites que Charles faisait à la ferme, on causait des préparatifs de la noce, on se demandait dans quel appartement se donnerait le dîner ; on rêvait à la quantité de plats qu’il faudrait et quelles seraient les entrées.

Emma eût, au contraire, désiré se marier à minuit, aux flambeaux ; mais le père Rouault ne comprit rien à cette idée. Il y eut donc une noce, où vinrent quarante-trois personnes, où l’on resta seize heures à table, qui recommença le lendemain et quelque peu les jours suivants.


IV



L es conviés arrivèrent de bonne heure dans des voitures, carrioles à un cheval, chars à bancs à deux roues, vieux cabriolets sans capote, tapissières à rideaux de cuir, et les jeunes gens des villages les plus voisins dans des charrettes où ils se tenaient debout, en rang, les mains appuyées sur les ridelles pour ne pas tomber, allant au trot et secoués dur. Il en vint de dix lieues loin, de Goderville, de Normanville, et de Cany. On avait invité tous les parents des deux familles, on s’était raccommodé avec les amis brouillés, on avait écrit à des connaissances perdues de vue depuis longtemps.

De temps à autre, on entendait des coups de fouet derrière la haie ; bientôt la barrière s’ouvrait : c’était une carriole qui entrait. Galopant jusqu’à la première marche du perron, elle s’y arrêtait court, et vidait son monde, qui sortait par tous les côtés en se frottant les genoux et en s’étirant les bras. Les dames, en bonnet, avaient des robes à la façon de la ville, des chaînes de montre en or, des pèlerines à bouts croisés dans la ceinture, ou de petits fichus de couleur attachés dans le dos avec une épingle, et qui leur découvraient le cou par derrière. Les gamins, vêtus pareillement à leurs papas, semblaient incommodés par leurs habits neufs (beaucoup même étrennèrent ce jour-là la première paire de bottes de leur existence), et l’on voyait à côté d’eux, ne soufflant mot dans la robe blanche de sa première communion rallongée pour la circonstance, quelque grande fillette de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur sœur aînée sans doute, rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose, et ayant bien peur de salir ses gants. Comme il n’y avait point assez de valets d’écurie pour dételer toutes les voitures, les messieurs retroussaient leurs manches et s’y mettaient eux-mêmes. Suivant leur position sociale différente, ils avaient des habits, des redingotes, des vestes, des habits-vestes ; — bons habits, entourés de toute la considération d’une famille, et qui ne sortaient de l’armoire que pour les solennités ; redingotes à grandes basques flottant au vent, à collet cylindrique, à poches larges comme des sacs ; vestes de gros drap, qui accompagnaient ordinairement quelque casquette cerclée de cuivre à sa visière ; habits-vestes très courts, ayant dans le dos deux boutons rapprochés comme une paire d’yeux, et dont les pans semblaient avoir été coupés à même un seul bloc, par la hache du charpentier. Quelques-uns encore (mais ceux-là, bien sûr, devaient dîner au bas bout de la table) portaient des blouses de cérémonie, c’est-à-dire dont le col était rabattu sur les épaules, le dos froncé à petits plis et la taille attachée très bas par une ceinture cousue.

Et les chemises sur les poitrines bombaient comme des cuirasses ! Tout le monde était tondu à neuf, les oreilles s’écartaient des têtes, on était rasé de près ; quelques-uns même qui s’étaient levés dès avant l’aube, n’ayant pas vu clair à se faire la barbe, avaient des balafres en diagonale sous le nez, ou, le long des mâchoires, des pelures d’épiderme larges comme des écus de trois francs, et qu’avait enflammées le grand air pendant la route, ce qui marbrait un peu de plaques roses toutes ces grosses faces blanches épanouies.

La mairie se trouvant à une demi-lieue de la ferme, on s’y rendit à pied, et l’on revint de même, une fois la cérémonie faite à l’église. Le cortège, d’abord uni comme une seule écharpe de couleur, qui ondulait dans la campagne, le long de l’étroit sentier serpentant entre les blés verts, s’allongea bientôt et se coupa en groupes différents, qui s’attardaient à causer. Le ménétrier allait en tête, avec son violon empanaché de rubans à la coquille ; les mariés venaient ensuite, les parents, les amis tout au hasard, et les enfants restaient derrière, s’amusant à arracher les clochettes des brins d’avoine, ou à se jouer entre eux, sans qu’on les vît. La robe d’Emma, trop longue, traînait un peu par le bas ; de temps à autre, elle s’arrêtait pour la tirer, et alors délicatement, de ses doigts gantés, elle enlevait les herbes rudes avec les petits dards des chardons, pendant que Charles, les mains vides, attendait qu’elle eût fini. Le père Rouault, un chapeau de soie neuf sur la tête et les parements de son habit noir lui couvrant les mains jusqu’aux ongles, donnait le bras à Mme Bovary mère. Quant à M. Bovary père, qui, méprisant au fond tout ce monde-là, était venu simplement avec une redingote à un rang de boutons d’une coupe militaire, il débitait des galanteries d’estaminet à une jeune paysanne blonde. Elle saluait, rougissait, ne savait que répondre. Les autres gens de la noce causaient de leurs affaires ou se faisaient des niches dans le dos, s’excitant d’avance à la gaieté ; et, en y prêtant l’oreille, on entendait toujours le crin-crin du ménétrier qui continuait à jouer dans la campagne. Quand il s’apercevait qu’on était loin derrière lui, il s’arrêtait à reprendre haleine, cirait longuement de colophane son archet, afin que les cordes grinçassent mieux, et puis il se remettait à marcher, abaissant et levant tour à tour le manche de son violon, pour se bien marquer la mesure à lui-même. Le bruit de l’instrument faisait partir de loin les petits oiseaux.

C’était sous le hangar de la charretterie que la table était dressée. Il y avait dessus quatre aloyaux, six fricassées de poulets, du veau à la casserole, trois gigots et, au milieu, un joli cochon de lait rôti, flanqué de quatre andouilles à l’oseille. Aux angles, se dressait l’eau-de-vie, dans des carafes. Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse épaisse autour des bouchons, et tous les verres, d’avance, avaient été remplis de vin jusqu’au bord. De grands plats de crème jaune, qui flottaient d’eux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient, dessinés sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux époux en arabesques de nonpareille. On avait été chercher un pâtissier à Yvetot, pour les tourtes et les nougats. Comme il débutait dans le pays, il avait soigné les choses ; et il apporta, lui-même, au dessert, une pièce montée qui fit pousser des cris. À la base, d’abord, c’était un carré de carton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades et statuettes de stuc tout autour, dans des niches constellées d’étoiles en papier doré ; puis se tenait au second étage un donjon en gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes, raisins secs, quartiers d’oranges ; et enfin, sur la plate-forme supérieure, qui était une prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de confitures et des bateaux en écales de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux étaient terminés par deux boutons de rose naturelle, en guise de boules, au sommet.

Jusqu’au soir, on mangea. Quand on était trop fatigué d’être assis, on allait se promener dans les cours ou jouer une partie de bouchon dans la grange, puis on revenait à table. Quelques-uns, vers la fin, s’y endormirent et ronflèrent. Mais, au café, tout se ranima ; alors on entama des chansons, on fit des tours de force, on portait des poids, on passait sous son pouce, on essayait à soulever les charrettes sur ses épaules, on disait des gaudrioles, on embrassait les dames. Le soir, pour partir, les chevaux gorgés d’avoine jusqu’aux naseaux eurent du mal à entrer dans les brancards ; ils ruaient, se cabraient, les harnais se cassaient, leurs maîtres juraient ou riaient ; et toute la nuit, au clair de la lune, par les routes du pays, il y eut des carrioles emportées qui couraient au grand galop, bondissant dans les saignées, sautant par-dessus les mètres de cailloux, s’accrochant aux talus, avec des femmes qui se penchaient en dehors de la portière pour saisir les guides.

Ceux qui restèrent aux Bertaux passèrent la nuit à boire dans la cuisine. Les enfants s’étaient endormis sous les bancs.

La mariée avait supplié son père qu’on lui épargnât les plaisanteries d’usage. Cependant, un mareyeur de leurs cousins (qui même avait apporté, comme présent de noces, une paire de soles) commençait à souffler de l’eau avec sa bouche par le trou de la serrure, quand le père Rouault arriva juste à temps pour l’en empêcher, et lui expliqua que la position grave de son gendre ne permettait pas de telles inconvenances. Le cousin, toutefois, céda difficilement à ces raisons. En dedans de lui-même, il accusa le père Rouault d’être fier, et il alla se joindre dans un coin à quatre ou cinq autres des invités qui, ayant eu, par hasard, plusieurs fois de suite à table les bas morceaux des viandes, trouvaient aussi qu’on les avait mal reçus, chuchotaient sur le compte de leur hôte et souhaitaient sa ruine à mots couverts.

Mme Bovary mère n’avait pas desserré les dents de la journée. On ne l’avait consultée ni sur la toilette de la bru, ni sur l’ordonnance du festin ; elle se retira de bonne heure. Son époux, au lieu de la suivre, envoya chercher des cigares à Saint-Victor et fuma jusqu’au jour, tout en buvant des grogs au kirsch, mélange inconnu à la compagnie, et qui fut pour lui comme la source d’une considération plus grande encore.

Charles n’était point de complexion facétieuse, il n’avait pas brillé pendant la noce. Il répondit médiocrement aux pointes, calembours, mots à double entente, compliments et gaillardises que l’on se fit un devoir de lui décocher dès le potage.

Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homme. C’est lui plutôt que l’on eût pris pour la vierge de la veille, tandis que la mariée ne laissait rien découvrir où l’on pût deviner quelque chose. Les plus malins ne savaient que répondre, et ils la considéraient, quand elle passait près d’eux, avec des tensions d’esprit démesurées. Mais Charles ne dissimulait rien. Il l’appelait ma femme, la tutoyait, s’informait d’elle à chacun, la cherchait partout, et souvent il l’entraînait dans les cours, où on l’apercevait de loin, entre les arbres, qui lui passait le bras sous la taille et continuait à marcher à demi penché sur elle, en lui chiffonnant avec sa tête la guimpe de son corsage.

Deux jours après la noce, les époux s’en allèrent : Charles, à cause de ses malades, ne pouvait s’absenter plus longtemps. Le père Rouault les fit reconduire dans sa carriole et les accompagna lui-même jusqu’à Vassonville. Là, il embrassa sa fille une dernière fois, mit pied à terre et reprit sa route. Lorsqu’il eut fait cent pas environ, il s’arrêta, et, comme il vit la carriole s’éloignant, dont les roues tournaient dans la poussière, il poussa un gros soupir. Puis il se rappela ses noces, son temps d’autrefois, la première grossesse de sa femme ; il était bien joyeux, lui aussi, le jour qu’il l’avait emmenée de chez son père dans sa maison, quand il la portait en croupe en trottant sur la neige ; car on était aux environs de Noël et la campagne était toute blanche ; elle le tenait par un bras, à l’autre était accroché son panier ; le vent agitait les longues dentelles de sa coiffure cauchoise, qui lui passaient quelquefois sur la bouche, et, lorsqu’il tournait la tête, il voyait près de lui, sur son épaule, sa petite mine rosée qui souriait silencieusement, sous la plaque d’or de son bonnet. Pour se réchauffer les doigts, elle les lui mettait, de temps en temps, dans la poitrine. Comme c’était vieux tout cela ! Leur fils, à présent, aurait trente ans ! Alors il regarda derrière lui, il n’aperçut rien sur la route. Il se sentit triste comme une maison démeublée ; et, les souvenirs tendres se mêlant aux pensées noires dans sa cervelle obscurcie par les vapeurs de la bombance, il eut bien envie un moment d’aller faire un tour du côté de l’église. Comme il eut peur, cependant, que cette vue ne le rendît plus triste encore, il s’en revint tout droit chez lui.

M. et Mme Charles arrivèrent à Tostes, vers six heures. Les voisins se mirent aux fenêtres pour voir la nouvelle femme de leur médecin.

La vieille bonne se présenta, lui fit ses salutations, s’excusa de ce que le dîner n’était pas prêt, et engagea Madame, en attendant, à prendre connaissance de sa maison.


V



L a façade de briques était juste à l’alignement de la rue, ou de la route plutôt. Derrière la porte se trouvaient accrochés un manteau à petit collet, une bride, une casquette de cuir noir, et, dans un coin, à terre, une paire de houseaux encore couverts de boue sèche. À droite était la salle, c’est-à-dire l’appartement où l’on mangeait et où l’on se tenait. Un papier jaune serin, relevé dans le haut par une guirlande de fleurs pâles, tremblait tout entier sur sa toile mal tendue ; des rideaux de calicot blanc, bordés d’un galon rouge, s’entre-croisaient le long des fenêtres, et sur l’étroit chambranle de la cheminée resplendissait une pendule à tête d’Hippocrate, entre deux flambeaux d’argent plaqué, sous des globes de forme ovale. De l’autre côté du corridor était le cabinet de Charles, petite pièce de six pas de large environ, avec une table, trois chaises et un fauteuil de bureau. Les tomes du Dictionnaire des sciences médicales, non coupés, mais dont la brochure avait souffert dans toutes les ventes successives par où ils avaient passé, garnissaient presque à eux seuls les six rayons d’une bibliothèque en bois de sapin. L’odeur des roux pénétrait à travers la muraille, pendant les consultations, de même que l’on entendait de la cuisine, les malades tousser dans le cabinet et débiter toute leur histoire. Venait ensuite, s’ouvrant immédiatement sur la cour, où se trouvait l’écurie, une grande pièce délabrée qui avait un four, et qui servait maintenant de bûcher, de cellier, de garde-magasin, pleine de vieilles ferrailles, de tonneaux vides, d’instruments de culture hors de service, avec quantité d’autres choses poussiéreuses dont il était impossible de deviner l’usage.

Le jardin, plus long que large, allait, entre deux murs de bauge couverts d’abricots en espalier, jusqu’à une haie d’épines qui le séparait des champs. Il y avait, au milieu, un cadran solaire en ardoise, sur un piédestal de maçonnerie ; quatre plates-bandes garnies d’églantiers maigres entouraient symétriquement le carré plus utile des végétations sérieuses. Tout au fond, sous les sapinettes, un curé de plâtre lisait son bréviaire.

Emma monta dans les chambres. La première n’était point meublée ; mais la seconde, qui était la chambre conjugale, avait un lit d’acajou dans une alcôve à draperie rouge. Une boîte en coquillages décorait la commode ; et, sur le secrétaire, près de la fenêtre, il y avait, dans une carafe, un bouquet de fleurs d’oranger, noué par des rubans de satin blanc. C’était un bouquet de mariée, le bouquet de l’autre ! Elle le regarda. Charles s’en aperçut, il le prit et l’alla porter au grenier, tandis qu’assise dans un fauteuil (on disposait ses affaires autour d’elle) Emma songeait à son bouquet de mariage, qui était emballé dans un carton, et se demandait, en rêvant, ce qu’on en ferait, si par hasard elle venait à mourir.

Elle s’occupa, les premiers jours, à méditer des changements dans sa maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit coller des papiers neufs, repeindre l’escalier et faire des bancs dans le jardin, tout autour du cadran solaire ; elle demanda même comment s’y prendre pour avoir un bassin à jet d’eau avec des poissons. Enfin son mari, sachant qu’elle aimait à se promener en voiture, trouva un boc d’occasion, qui, ayant une fois des lanternes neuves et des garde-crotte en cuir piqué, ressembla presque à un tilbury.

Il était donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas en tête-à-tête, une promenade le soir sur la grande route, un geste de sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de paille accroché à l’espagnolette d’une fenêtre, et bien d’autres choses encore où Charles n’avait jamais soupçonné de plaisir, composaient maintenant la continuité de son bonheur. Au lit, le matin, et côte à côte sur l’oreiller, il regardait la lumière du soleil passer parmi le duvet de ses joues blondes, que couvraient à demi les pattes escalopées de son bonnet. Vus de si près, ses yeux lui paraissaient agrandis, surtout quand elle ouvrait plusieurs fois de suite ses paupières en s’éveillant ; noirs à l’ombre et bleu foncé au grand jour, ils avaient comme des couches de couleurs successives, et qui, plus épaisses dans le fond, allaient en s’éclaircissant vers la surface de l’émail. Son œil, à lui, se perdait dans ces profondeurs, et il s’y voyait en petit jusqu’aux épaules, avec le foulard qui le coiffait et le haut de sa chemise entrouvert. Il se levait. Elle se mettait à la fenêtre pour le voir partir ; et elle restait accoudée sur le bord, entre deux pots de géraniums, vêtue de son peignoir, qui était lâche autour d’elle. Charles, dans la rue, bouclait ses éperons sur la borne ; et elle continuait à lui parler d’en haut, tout en arrachant avec sa bouche quelque bribe de fleur ou de verdure qu’elle soufflait vers lui, et qui voltigeant, se soutenant, faisant dans l’air des demi-cercles comme un oiseau, allait, avant de tomber, s’accrocher aux crins mal peignés de la vieille jument blanche, immobile à la porte. Charles, à cheval, lui envoyait un baiser ; elle répondait par un signe, elle refermait la fenêtre, il partait. Et alors, sur la grande route qui étendait sans en finir son long ruban de poussière, par les chemins creux où les arbres se courbaient en berceaux, dans les sentiers dont les blés lui montaient jusqu’aux genoux, avec le soleil sur ses épaules et l’air du matin à ses narines, le cœur plein des félicités de la nuit, l’esprit tranquille, la chair contente, il s’en allait ruminant son bonheur, comme ceux qui mâchent encore, après dîner, le goût des truffes qu’ils digèrent.

Jusqu’à présent, qu’avait-il eu de bon dans l’existence ? Était-ce son temps de collège, où il restait enfermé entre ces hauts murs, seul au milieu de ses camarades plus riches ou plus forts que lui dans leurs classes, qu’il faisait rire par son accent, qui se moquaient de ses habits, et dont les mères venaient au parloir avec des pâtisseries dans leur manchon ? Était-ce plus tard, lorsqu’il étudiait la médecine et n’avait jamais la bourse assez ronde pour payer la contredanse à quelque petite ouvrière qui fût devenue sa maîtresse ? Ensuite il avait vécu pendant quatorze mois avec la veuve, dont les pieds, dans le lit, étaient froids comme des glaçons. Mais, à présent, il possédait pour la vie cette jolie femme qu’il adorait. L’univers, pour lui, n’excédait pas le tour soyeux de son jupon ; et il se reprochait de ne pas l’aimer, il avait envie de la revoir ; il s’en revenait vite, montait l’escalier, le cœur battant. Emma, dans sa chambre, était à faire sa toilette ; il arrivait à pas muets, il la baisait dans le dos, elle poussait un cri.

Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement à son peigne, à ses bagues, à son fichu ; quelquefois, il lui donnait sur les joues de gros baisers à pleine bouche, ou c’étaient de petits baisers à la file, tout le long de son bras nu, depuis le bout des doigts jusqu’à l’épaule ; et elle le repoussait, à demi souriante et ennuyée, comme on fait à un enfant qui se pend après vous.

Avant qu’elle se mariât, elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres.


VI



E lle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseau.

Lorsqu’elle eut treize ans, son père l’amena lui-même à la ville, pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une auberge du quartier Saint-Gervais, où ils eurent à leur souper des assiettes peintes qui représentaient l’histoire de mademoiselle de La Vallière. Les explications légendaires, coupées çà et là par l’égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les délicatesses du cœur et les pompes de la Cour.

Loin de s’ennuyer au couvent les premiers temps, elle se plut dans la société des bonnes sœurs, qui, pour l’amuser, la conduisaient dans la chapelle, où l’on pénétrait du réfectoire par un long corridor. Elle jouait fort peu durant les récréations, comprenait bien le catéchisme, et c’est elle qui répondait toujours à M. le vicaire, dans les questions difficiles. Vivant donc sans jamais sortir de la tiède atmosphère des classes et parmi ces femmes au teint blanc, portant des chapelets à croix de cuivre, elle s’assoupit doucement à la langueur mystique qui s’exhale des parfums de l’autel, de la fraîcheur des bénitiers et du rayonnement des cierges. Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d’azur, et elle aimait la brebis malade, le sacré cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus, qui tombe en marchant sur sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tête quelque vœu à accomplir.

Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés, afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l’ombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les comparaisons de fiancé, d’époux, d’amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l’âme des douceurs inattendues.

Le soir, avant la prière, on faisait dans l’étude une lecture religieuse. C’était, pendant la semaine, quelque résumé d’Histoire sainte ou les Conférences de l’abbé Frayssinous, et, le dimanche, des passages du Génie du christianisme, par récréation. Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l’éternité ! Si son enfance se fût écoulée dans l’arrière-boutique d’un quartier marchand, elle se serait peut-être ouverte alors aux envahissements lyriques de la nature, qui, d’ordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des écrivains. Mais elle connaissait trop la campagne ; elle savait le bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues. Habituée aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentés. Elle n’aimait la mer qu’à cause de ses tempêtes, et la verdure seulement lorsqu’elle était clair-semée parmi les ruines. Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, — étant de tempérament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des émotions et non des paysages.

Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l’archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire, à la table des bonnes sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s’échappaient de l’étude pour l’aller voir. Elle savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu’elle chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n’était qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l’endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d’Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l’immensité ténébreuse de l’histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté.

À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes qu’elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c’était une affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces.

Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C’était, derrière la balustrade d’un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture ; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d’étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l’attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D’autres, rêvant sur des sofas près d’un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entr’ouverte, à demi drapée d’un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d’une cage gothique, ou, souriant la tête sur l’épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l’horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis ; — le tout encadré d’une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l’eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d’acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.

Et l’abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de la tête d’Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.

Quand sa mère mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se fit faire un tableau funèbre avec les cheveux de la défunte, et, dans une lettre qu’elle envoyait aux Bertaux, toute pleine de réflexions tristes sur la vie, elle demandait qu’on l’ensevelît plus tard dans le même tombeau. Le bonhomme la crut malade et vint la voir. Emma fut intérieurement satisfaite de se sentir arrivée du premier coup à ce rare idéal des existences pâles, où ne parviennent jamais les cœurs médiocres. Elle se laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de l’Éternel discourant dans les vallons. Elle s’en ennuya, n’en voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanité, et fut enfin surprise de se sentir apaisée, et sans plus de tristesse au cœur que de rides sur son front.

Les bonnes religieuses, qui avaient si bien présumé de sa vocation, s’aperçurent avec de grands étonnements que Mlle Rouault semblait échapper à leur soin. Elles lui avaient, en effet, tant prodigué les offices, les retraites, les neuvaines et les sermons, si bien prêché le respect que l’on doit aux saints et aux martyrs, et donné tant de bons conseils pour la modestie du corps et le salut de son âme, qu’elle fit comme les chevaux que l’on tire par la bride : elle s’arrêta court et le mors lui sortit des dents. Cet esprit, positif au milieu de ses enthousiasmes, qui avait aimé l’église pour ses fleurs, la musique pour les paroles des romances, et la littérature pour ses excitations passionnelles, s’insurgeait devant les mystères de la foi, de même qu’elle s’irritait davantage contre la discipline, qui était quelque chose d’antipathique à sa constitution. Quand son père la retira de pension, on ne fut point fâché de la voir partir. La supérieure trouvait même qu’elle était devenue, dans les derniers temps, peu révérencieuse envers la communauté.

Emma, rentrée chez elle, se plut d’abord au commandement des domestiques, prit ensuite la campagne en dégoût et regretta son couvent. Quand Charles vint aux Bertaux pour la première fois, elle se considérait comme fort désillusionnée, n’ayant plus rien à apprendre, ne devant plus rien sentir.

Mais l’anxiété d’un état nouveau, ou peut-être l’irritation causée par la présence de cet homme, avait suffi à lui faire croire qu’elle possédait enfin cette passion merveilleuse qui jusqu’alors s’était tenue comme un grand oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels poétiques ; — et elle ne pouvait s’imaginer à présent que ce calme où elle vivait fût le bonheur qu’elle avait rêvé.


VII



E lle songeait quelquefois que c’étaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s’en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers ; puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles en faisant des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle s’accouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un mari vêtu d’un habit de velours noir à longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes !

Peut-être aurait-elle souhaité faire à quelqu’un la confidence de toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change d’aspect comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent ? Les mots lui manquaient, donc, l’occasion, la hardiesse.

Si Charles l’avait voulu cependant, s’il s’en fût douté, si son regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte d’un espalier, quand on y porte la main. Mais, à mesure que se serrait davantage l’intimité de leur vie, un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui.

La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient, dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. Il n’avait jamais été curieux, disait-il, pendant qu’il habitait Rouen, d’aller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme d’équitation qu’elle avait rencontré dans un roman.

Un homme, au contraire, ne devait-il pas tout connaître, exceller en des activités multiples, vous initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères ? Mais il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur même qu’elle lui donnait.

Elle dessinait quelquefois ; et c’était pour Charles un grand amusement que de rester là, tout debout, à la regarder penchée sur son carton, clignant des yeux, afin de mieux voir son ouvrage, ou arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il s’émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas le clavier sans s’interrompre. Ainsi secoué par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, s’entendait jusqu’au bout du village si la fenêtre était ouverte, et souvent le clerc de l’huissier qui passait sur la grande route, nu-tête et en chaussons, s’arrêtait à l’écouter, sa feuille de papier à la main.

Emma, d’autre part, savait conduire sa maison. Elle envoyait aux malades le compte des visites, dans des lettres bien tournées qui ne sentaient pas la facture. Quand ils avaient, le dimanche, quelque voisin à dîner, elle trouvait moyen d’offrir un plat coquet, s’entendait à poser sur des feuilles de vigne les pyramides de reines-Claude, servait renversés les pots de confitures dans une assiette, et même elle parlait d’acheter des rince-bouche pour le dessert. Il rejaillissait de tout cela beaucoup de considération sur Bovary.

Charles finissait par s’estimer davantage de ce qu’il possédait une pareille femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deux petits croquis d’elle à la mine de plomb, qu’il avait fait encadrer de cadres très larges et suspendus contre le papier de la muraille à de longs cordons verts. Au sortir de la messe, on le voyait sur sa porte avec de belles pantoufles en tapisserie.

Il rentrait tard, à dix heures, minuit quelquefois. Alors il demandait à manger, et comme la bonne était couchée, c’était Emma qui le servait. Il retirait sa redingote pour dîner plus à son aise. Il disait les uns après les autres tous les gens qu’il avait rencontrés, les villages où il avait été, les ordonnances qu’il avait écrites, et satisfait de lui-même, il mangeait le reste du miroton, épluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sa carafe, puis s’allait mettre au lit, se couchait sur le dos et ronflait.

Comme il avait eu longtemps l’habitude du bonnet de coton, son foulard ne lui tenait pas aux oreilles ; aussi ses cheveux, le matin, étaient rabattus pêle-mêle sur sa figure et blanchis par le duvet de son oreiller, dont les cordons se dénouaient pendant la nuit. Il portait toujours de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis épais obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de l’empeigne se continuait en ligne droite, tendu comme par un pied de bois. Il disait que c’était bien assez bon pour la campagne.

Sa mère l’approuvait en cette économie ; car elle le venait voir comme autrefois, lorsqu’il y avait eu chez elle quelque bourrasque un peu violente ; et cependant Mme Bovary mère semblait prévenue contre sa bru. Elle lui trouvait un genre trop relevé pour leur position de fortune : le bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une grande maison, et la quantité de braise qui se brûlait à la cuisine aurait suffi pour vingt-cinq plats ! Elle rangeait son linge dans les armoires et lui apprenait à surveiller le boucher quand il apportait la viande. Emma recevait ces leçons ; Mme Bovary les prodiguait ; et les mots de ma fille et de ma mère s’échangeaient tout le long du jour, accompagnés d’un petit frémissement des lèvres, chacune lançant des paroles douces d’une voix tremblante de colère.

Du temps de Mme Dubuc, la vieille femme se sentait encore la préférée ; mais, à présent, l’amour de Charles pour Emma lui semblait une désertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui lui appartenait ; et elle observait le bonheur de son fils avec un silence triste comme quelqu’un de ruiné qui regarde, à travers les carreaux, des gens attablés dans son ancienne maison. Elle lui rappelait, en manière de souvenirs, ses peines et ses sacrifices, et, les comparant aux négligences d’Emma, concluait qu’il n’était point raisonnable de l’adorer d’une façon si exclusive.

Charles ne savait que répondre ; il respectait sa mère, et il aimait infiniment sa femme ; il considérait le jugement de l’une comme infaillible, et cependant il trouvait l’autre irréprochable. Quand Mme Bovary était partie il essayait de hasarder timidement, et dans les mêmes termes, une ou deux des plus anodines observations qu’il avait entendu faire à sa maman ; Emma, lui prouvant d’un mot qu’il se trompait, le renvoyait à ses malades.

Cependant, d’après des théories qu’elle croyait bonnes, elle voulut se donner de l’amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait tout ce qu’elle savait par cœur de rimes passionnées et lui chantait en soupirant des adagios mélancoliques ; mais elle se trouvait ensuite aussi calme qu’auparavant, et Charles n’en paraissait ni plus amoureux ni plus remué.

Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cœur sans en faire jaillir une étincelle, incapable, du reste, de comprendre ce qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n’avait plus rien d’exorbitant. Ses expansions étaient devenues régulières ; il l’embrassait à de certaines heures. C’était une habitude parmi les autres, et comme un dessert prévu d’avance, après la monotonie du dîner.

Un garde-chasse, guéri par Monsieur d’une fluxion de poitrine, avait donné à Madame une petite levrette d’Italie ; elle la prenait pour se promener, car elle sortait quelquefois, afin d’être seule un instant et de n’avoir plus sous les yeux l’éternel jardin avec la route poudreuse.

Elle allait jusqu’à la hétraie de Banneville, près du pavillon abandonné qui fait l’angle du mur, du côté des champs. Il y a dans le saut-de-loup, parmi les herbes, de longs roseaux à feuilles coupantes.

Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rien n’avait changé depuis la dernière fois qu’elle était venue. Elle retrouvait aux mêmes places les digitales et les ravenelles, les bouquets d’orties entourant les gros cailloux, et les plaques de lichen le long des trois fenêtres, dont les volets toujours clos s’égrenaient de pourriture, sur leurs barres de fer rouillées. Sa pensée, sans but d’abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la campagne, jappait après les papillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes ou mordillait les coquelicots sur le bord d’une pièce de blé. Puis ses idées peu à peu se fixaient, et assise sur le gazon, qu’elle fouillait à petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se répétait :

— Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariée ?

Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu moyen, par d’autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme ; et elle cherchait à imaginer quels eussent été ces événements non survenus, cette vie différente, ce mari qu’elle ne connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient pas à celui-là. Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant, tels qu’ils étaient sans doute, ceux qu’avaient épousés ses anciennes camarades du couvent. Que faisaient-elles maintenant ? À la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des existences où le cœur se dilate, où les sens s’épanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à tous les coins de son cœur. Elle se rappelait les jours de distribution de prix, où elle montait sur l’estrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle découverts, elle avait une façon gentille et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire des compliments ; la cour était pleine de calèches, on lui disait adieu par les portières, le maître de musique passait en saluant, avec sa boîte à violon. Comme c’était loin, tout cela ! comme c’était loin !

Elle appelait Djali, la prenait entre ses genoux, passait ses doigts sur sa longue tête fine, et lui disait :

— Allons, baisez maîtresse, vous qui n’avez pas de chagrins.

Puis, considérant la mine mélancolique du svelte animal qui bâillait avec lenteur, elle s’attendrissait, et, le comparant à elle-même, lui parlait tout haut, comme à quelqu’un d’affligé que l’on console.

Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer qui, roulant d’un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient, jusqu’au loin dans les champs, une fraîcheur salée. Les joncs sifflaient à ras de terre, et les feuilles des hêtres bruissaient en un frisson rapide, tandis que les cimes, se balançant toujours, continuaient leur grand murmure. Emma serrait son châle contre ses épaules et se levait.

Dans l’avenue, un jour vert rabattu par le feuillage éclairait la mousse rase qui craquait doucement sous ses pieds. Le soleil se couchait ; le ciel était rouge entre les branches, et les troncs pareils des arbres plantés en ligne droite semblaient une colonnade brune se détachant sur un fond d’or ; une peur la prenait, elle appelait Djali, s’en retournait vite à Tostes par la grande route, s’affaissait dans un fauteuil, et de toute la soirée ne parlait pas.

Mais, vers la fin de septembre, quelque chose d’extraordinaire tomba dans sa vie : elle fut invitée à la Vaubyessard, chez le marquis d’Andervilliers.

Secrétaire d’État sous la Restauration, le marquis, cherchant à rentrer dans la vie politique, préparait de longue main sa candidature à la Chambre des députés. Il faisait, l’hiver, de nombreuses distributions de fagots, et, au Conseil général, réclamait avec exaltation toujours des routes pour son arrondissement. Il avait eu, lors des grandes chaleurs, un abcès dans la bouche, dont Charles l’avait soulagé comme par miracle, en y donnant à point un coup de lancette. L’homme d’affaires, envoyé à Tostes pour payer l’opération, conta, le soir, qu’il avait vu dans le jardinet du médecin des cerises superbes. Or, les cerisiers poussaient mal à la Vaubyessard, M. le Marquis demanda quelques boutures à Bovary, se fit un devoir de l’en remercier lui-même, aperçut Emma, trouva qu’elle avait une jolie taille et qu’elle ne saluait point en paysanne ; si bien qu’on ne crut pas au château outre-passer les bornes de la condescendance, ni d’autre part commettre une maladresse, en invitant le jeune ménage.

Un mercredi, à trois heures, M. et Mme Bovary, montés dans leur boc, partirent pour la Vaubyessard, avec une grande malle attachée par derrière et une boîte à chapeau qui était posée devant le tablier. Charles avait, de plus, un carton entre les jambes.

Ils arrivèrent à la nuit tombante, comme on commençait à allumer les lampions dans le parc, afin d’éclairer les voitures.


VIII



L e château, de construction moderne, à l’italienne, avec deux ailes avançant et trois perrons, se déployait au bas d’une immense pelouse où paissaient quelques vaches, entre des bouquets de grands arbres espacés, tandis que des bannettes d’arbustes, rhododendrons, seringas et boules-de-neige bombaient leurs touffes de verdure inégales sur la ligne courbe du chemin sablé. Une rivière passait sous un pont ; à travers la brume, on distinguait des bâtiments à toit de chaume, éparpillés dans la prairie, que bordaient en pente douce deux coteaux couverts de bois, et par derrière, dans les massifs, se tenaient, sur deux lignes parallèles, les remises et les écuries, restes conservés de l’ancien château démoli.

Le boc de Charles s’arrêta devant le perron du milieu ; les domestiques parurent ; le marquis s’avança, et, offrant son bras à la femme du médecin, l’introduisit dans le vestibule.

Il était pavé de dalles en marbre, très haut, et le bruit des pas avec celui des voix y retentissait comme dans une église. En face montait un escalier droit, et à gauche une galerie, donnant sur le jardin, conduisait à la salle de billard dont on entendait, dès la porte, caramboler les boules d’ivoire. Comme elle la traversait pour aller au salon, Emma vit autour du jeu des hommes à figure grave, le menton posé sur de hautes cravates, décorés tous, et qui souriaient silencieusement, en poussant leur queue. Sur la boiserie sombre du lambris, de grands cadres dorés portaient, au bas de leur bordure, des noms écrits en lettres noires. Elle lut : « Jean-Antoine d’Andervilliers d’Yverbonville, comte de la Vaubyessard et baron de la Fresnaye, tué à la bataille de Coutras, le 20 octobre 1587. » Et sur un autre : « Jean-Antoine-Henry-Guy d’Andervilliers de la Vaubyessard, amiral de France et chevalier de l’ordre de Saint-Michel, blessé au combat de la Hougue-Saint-Vaast, le 29 mai 1692, mort à la Vaubyessard, le 23 janvier 1693. » Puis on distinguait à peine ceux qui suivaient, car la lumière des lampes, rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une ombre dans l’appartement. Brunissant les toiles horizontales, elle se brisait contre elles en arêtes fines, selon les craquelures du vernis ; et de tous ces grands carrés noirs bordés d’or sortaient, çà et là, quelque portion plus claire de la peinture, un front pâle, deux yeux qui vous regardaient, des perruques se déroulant sur l’épaule poudrée des habits rouges, ou bien la boucle d’une jarretière au haut d’un mollet rebondi.

Le marquis ouvrit la porte du salon ; une des dames se leva (la marquise elle-même), vint à la rencontre d’Emma et la fit asseoir près d’elle, sur une causeuse, où elle se mit à lui parler amicalement, comme si elle la connaissait depuis longtemps. C’était une femme de la quarantaine environ, à belles épaules, à nez busqué, à la voix traînante, et portant, ce soir-là, sur ses cheveux châtains, un simple fichu de guipure qui retombait par derrière, en triangle. Une jeune personne blonde se tenait à côté, dans une chaise à dossier long ; et des messieurs, qui avaient une petite fleur à la boutonnière de leur habit, causaient avec les dames, tout autour de la cheminée.

À sept heures, on servit le dîner. Les hommes, plus nombreux, s’assirent à la première table, dans le vestibule, et les dames à la seconde, dans la salle à manger, avec le marquis et la marquise.

Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud, mélange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de l’odeur des truffes. Les bougies des candélabres allongeaient des flammes sur les cloches d’argent ; les cristaux à facettes, couverts d’une buée mate, se renvoyaient des rayons pâles ; des bouquets étaient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes à large bordure, les serviettes, arrangées en manière de bonnet d’évêque, tenaient entre le bâillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les pattes rouges des homards dépassaient les plats ; de gros fruits dans des corbeilles à jour s’étageaient sur la mousse ; les cailles avaient leurs plumes, des fumées montaient ; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave comme un juge, le maître d’hôtel, passant entre les épaules des convives les plats tout découpés, faisait d’un coup de sa cuiller sauter pour vous le morceau qu’on choisissait. Sur le grand poêle de porcelaine à baguette de cuivre, une statue de femme drapée jusqu’au menton regardait immobile la salle pleine de monde.

Mme Bovary remarqua que plusieurs dames n’avaient pas mis leurs gants dans leur verre.

Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie, et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée d’un ruban noir. C’était le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun. Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique, derrière sa chaise, lui nommait tout haut, dans l’oreille, les plats qu’il désignait du doigt en bégayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines !

On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangé d’ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin qu’ailleurs.

Les dames, ensuite, montèrent dans leurs chambres s’apprêter pour le bal.

Emma fit sa toilette avec la conscience méticuleuse d’une actrice à son début. Elle disposa ses cheveux d’après les recommandations du coiffeur, et elle entra dans sa robe de barège, étalée sur le lit. Le pantalon de Charles le serrait au ventre.

— Les sous-pieds vont me gêner pour danser, dit-il.

— Danser ? reprit Emma.

— Oui !

— Mais tu as perdu la tête ! on se moquerait de toi, reste à ta place. D’ailleurs, c’est plus convenable pour un médecin, ajouta-t-elle.

Charles se tut. Il marchait de long en large, attendant qu’Emma fût habillée.

Il la voyait par derrière, dans la glace, entre deux flambeaux. Ses yeux noirs semblaient plus noirs. Ses bandeaux, doucement bombés vers les oreilles, luisaient d’un éclat bleu ; une rose à son chignon tremblait sur une tige mobile, avec des gouttes d’eau factices au bout de ses feuilles. Elle avait une robe de safran pâle, relevée par trois bouquets de roses pompon mêlées de verdure.

Charles vint l’embrasser sur l’épaule.

— Laisse-moi ! dit-elle, tu me chiffonnes.

On entendit une ritournelle de violon et les sons d’un cor. Elle descendit l’escalier, se retenant de courir.

Les quadrilles étaient commencés. Il arrivait du monde. On se poussait. Elle se plaça près de la porte, sur une banquette.

Quand la contredanse fut finie, le parquet resta libre pour les groupes d’hommes causant debout et les domestiques en livrée qui apportaient de grands plateaux. Sur la ligne des femmes assises, les éventails peints s’agitaient, les bouquets cachaient à demi le sourire des visages, et les flacons à bouchons d’or tournaient dans des mains entr’ouvertes dont les gants blancs marquaient la forme des ongles et serraient la chair au poignet. Les garnitures de dentelles, les broches de diamants, les bracelets à médaillon frissonnaient aux corsages, scintillaient aux poitrines, bruissaient sur les bras nus. Les chevelures, bien collées sur les fronts et tordues à la nuque, avaient, en couronnes, en grappes ou en rameaux, des myosotis, du jasmin, des fleurs de grenadier, des épis ou des bluets. Pacifiques à leurs places, des mères à figure renfrognée portaient des turbans rouges.

Le cœur d’Emma lui battit un peu lorsque son cavalier la tenant par le bout des doigts, elle vint se mettre en ligne et attendit le coup d’archet pour partir. Mais bientôt l’émotion disparut ; et, se balançant au rythme de l’orchestre, elle glissait en avant, avec des mouvements légers du cou. Un sourire lui montait aux lèvres à certaines délicatesses du violon, qui jouait seul, quelquefois, quand les autres instruments se taisaient ; on entendait le bruit clair des louis d’or qui se versaient à côté, sur le tapis des tables ; puis tout reprenait à la fois, le cornet à piston lançait un éclat sonore, les pieds retombaient en mesure, les jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient ; les mêmes yeux, s’abaissant devant vous, revenaient se fixer sur les vôtres.

Quelques hommes (une quinzaine) de vingt-cinq à quarante ans, disséminés parmi les danseurs ou causant à l’entrée des portes, se distinguaient de la foule par un air de famille, quelles que fussent leurs différences d’âge, de toilette ou de figure.

Leurs habits, mieux faits, semblaient d’un drap plus souple, et leurs cheveux, ramenés en boucles vers les tempes, lustrés par des pommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles, et qu’entretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises. Leur cou tournait à l’aise sur des cravates basses ; leurs favoris longs tombaient sur des cols rabattus ; ils s’essuyaient les lèvres à des mouchoirs brodés d’un large chiffre, d’où sortait une odeur suave. Ceux qui commençaient à vieillir avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la quiétude de passions journellement assouvies ; et, à travers leurs manières douces, perçait cette brutalité particulière que communique la domination de choses à demi faciles, dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité s’amuse, le maniement des chevaux de race et la société des femmes perdues.

À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle, portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve, Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de lune. Emma écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss Arabelle et Romulus, et gagné deux mille louis à sauter un fossé en Angleterre. L’un se plaignait de ses coureurs qui engraissaient ; un autre, des fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son cheval.

L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre, Mme Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue. Elle était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste. Elle mangeait alors une glace au marasquin, qu’elle tenait de la main gauche dans une coquille de vermeil, et fermait à demi les yeux, la cuiller entre les dents.

Une dame, près d’elle, laissa tomber son éventail. Un danseur passait.

— Que vous seriez bon, monsieur, dit la dame, de vouloir bien ramasser mon éventail, qui est derrière ce canapé !

Le monsieur s’inclina, et, pendant qu’il faisait le mouvement d’étendre son bras, Emma vit la main de la jeune dame qui jetait dans son chapeau quelque chose de blanc, plié en triangle. Le monsieur, ramenant l’éventail, l’offrit à la dame, respectueusement ; elle le remercia d’un signe de tête et se mit à respirer son bouquet.

Après le souper, où il y eut beaucoup de vins d’Espagne et de vins du Rhin, des potages à la bisque et au lait d’amandes, des puddings à la Trafalgar et toutes sortes de viandes froides avec des gelées alentour qui tremblaient dans les plats, les voitures, les unes après les autres, commencèrent à s’en aller. En écartant du coin le rideau de mousseline, on voyait glisser dans l’ombre la lumière de leurs lanternes. Les banquettes s’éclaircirent ; quelques joueurs restaient encore ; les musiciens rafraîchissaient, sur leur langue, le bout de leurs doigts ; Charles dormait à demi, le dos appuyé contre une porte.

À trois heures du matin, le cotillon commença. Emma ne savait pas valser. Tout le monde valsait, Mlle d’Andervilliers elle-même et la marquise ; il n’y avait plus que les hôtes du château, une douzaine de personnes à peu près.

Cependant, un des valseurs, qu’on appelait familièrement vicomte, et dont le gilet très ouvert semblait moulé sur sa poitrine, vint une seconde fois encore inviter Mme Bovary, l’assurant qu’il la guiderait et qu’elle s’en tirerait bien.

Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient : tout tournait autour d’eux, les lampes, les meubles, les lambris, et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe d’Emma, par le bas, s’ériflait au pantalon ; leurs jambes entraient l’une dans l’autre ; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui ; une torpeur la prenait, elle s’arrêta. Ils repartirent ; et, d’un mouvement plus rapide, le vicomte, l’entraînant, disparut avec elle jusqu’au bout de la galerie, où, haletante, elle faillit tomber, et, un instant, s’appuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place ; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux.

Quand elle les rouvrit, au milieu du salon, une dame assise sur un tabouret avait devant elle trois valseurs agenouillés. Elle choisit le vicomte, et le violon recommença.

On les regardait. Ils passaient et revenaient, elle immobile du corps et le menton baissé, et lui toujours dans sa même pose, la taille cambrée, le coude arrondi, la bouche en avant. Elle savait valser, celle-là ! Ils continuèrent longtemps et fatiguèrent tous les autres.

On causa quelques minutes encore et, après les adieux ou plutôt le bonjour, les hôtes du château s’allèrent coucher.

Charles se traînait à la rampe, les genoux lui rentraient dans le corps. Il avait passé cinq heures de suite, tout debout devant les tables, à regarder jouer au whist, sans y rien comprendre. Aussi poussa-t-il un grand soupir de satisfaction lorsqu’il eut retiré ses bottes.

Emma mit un châle sur ses épaules, ouvrit la fenêtre et s’accouda.

La nuit était noire. Quelques gouttes de pluie tombaient. Elle aspira le vent humide qui lui rafraîchissait les paupières. La musique du bal bourdonnait encore à ses oreilles, et elle faisait des efforts pour se tenir éveillée, afin de prolonger l’illusion de cette vie luxueuse qu’il lui faudrait tout à l’heure abandonner.

Le petit jour parut. Elle regarda les fenêtres du château, longuement, tâchant de deviner quelles étaient les chambres de tous ceux qu’elle avait remarqués la veille. Elle aurait voulu savoir leurs existences, y pénétrer, s’y confondre.

Mais elle grelottait de froid. Elle se déshabilla et se blottit entre les draps, contre Charles qui dormait.

Il y eut beaucoup de monde au déjeuner. Le repas dura dix minutes ; on ne servit aucune liqueur, ce qui étonna le médecin. Ensuite Mlle d’Andervilliers ramassa des morceaux de brioche dans une bannette, pour les porter aux cygnes sur la pièce d’eau et on s’alla promener dans la serre chaude, où des plantes bizarres, hérissées de poils, s’étageaient en pyramides sous des vases suspendus, qui, pareils à des nids de serpents trop pleins, laissaient retomber, de leurs bords, de longs cordons verts entrelacés. L’orangerie, que l’on trouvait au bout, menait à couvert jusqu’aux communs du château. Le marquis, pour amuser la jeune femme, la mena voir les écuries. Au-dessus des râteliers en forme de corbeille, des plaques de porcelaine portaient en noir le nom des chevaux. Chaque bête s’agitait dans sa stalle, quand on passait près d’elle, en claquant de la langue. Le plancher de la sellerie luisait à l’œil comme le parquet d’un salon. Les harnais de voiture étaient dressés dans le milieu sur deux colonnes tournantes, et les mors, les fouets, les étriers, les gourmettes rangés en ligne tout le long de la muraille.

Charles, cependant, alla prier un domestique d’atteler son boc. On l’amena devant le perron, et, tous les paquets y étant fourrés, les époux Bovary firent leurs politesses au marquis et à la marquise, et repartirent pour Tostes.

Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posé sur le bord extrême de la banquette, conduisait les deux bras écartés, et le petit cheval trottait l’amble dans les brancards, qui étaient trop larges pour lui. Les guides molles battaient sur sa croupe en s’y trempant d’écume, et la boîte ficelée derrière le boc donnait contre la caisse de grands coups réguliers.

Ils étaient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque, devant eux, tout à coup, des cavaliers passèrent en riant, avec des cigares à la bouche. Emma crut reconnaître le vicomte ; elle se détourna, et n’aperçut à l’horizon que le mouvement des têtes s’abaissant et montant, selon la cadence inégale du trot ou du galop.

Un quart de lieue plus loin, il fallut s’arrêter pour raccommoder, avec de la corde, le reculement qui était rompu.

Mais Charles, donnant au harnais un dernier coup d’œil, vit quelque chose par terre, entre les jambes de son cheval ; et il ramassa un porte-cigares tout bordé de soie verte et blasonné à son milieu, comme la portière d’un carrosse.

— Il y a même deux cigares dedans, dit-il ; ce sera pour ce soir, après dîner.

— Tu fumes donc ? demanda-t-elle.

— Quelquefois, quand l’occasion se présente.

Il mit sa trouvaille dans sa poche et fouetta le bidet.

Quand ils arrivèrent chez eux, le dîner n’était point prêt. Madame s’emporta. Nastasie répondit insolemment.

— Partez ! dit Emma. C’est se moquer, je vous chasse.

Il y avait pour dîner de la soupe à l’oignon, avec un morceau de veau à l’oseille. Charles, assis devant Emma, dit en se frottant les mains d’un air heureux :

— Cela fait plaisir de se retrouver chez soi !

On entendait Nastasie qui pleurait. Il aimait un peu cette pauvre fille. Elle lui avait, autrefois, tenu société pendant bien des soirs, dans les désœuvrements de son veuvage. C’était sa première pratique, sa plus ancienne connaissance du pays.

— Est-ce que tu l’as renvoyée pour tout de bon ? dit-il enfin.

— Oui. Qui m’en empêche ? répondit-elle.

Puis ils se chauffèrent dans la cuisine, pendant qu’on apprêtait leur chambre. Charles se mit à fumer. Il fumait en avançant les lèvres, crachant à toute minute, se reculant à chaque bouffée.

— Tu vas te faire mal, dit-elle dédaigneusement.

Il déposa son cigare, et courut avaler, à la pompe, un verre d’eau froide. Emma, saisissant le porte-cigares, le jeta vivement au fond de l’armoire.

La journée fut longue, le lendemain ! Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mêmes allées, s’arrêtant devant les plates-bandes, devant l’espalier, devant le curé de plâtre, considérant avec ébahissement toutes ces choses d’autrefois qu’elle connaissait si bien. Comme le bal déjà lui semblait loin ! Qui donc écartait, à tant de distance, le matin d’avant-hier et le soir d’aujourd’hui ? Son voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la manière de ces grandes crevasses qu’un orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. Elle se résigna pourtant ; elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusqu’à ses souliers de satin, dont la semelle s’était jaunie à la cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux : au frottement de la richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas.

Ce fut donc une occupation pour Emma que le souvenir de ce bal. Toutes les fois que revenait le mercredi, elle se disait en s’éveillant : « Ah ! il y a huit jours… il y a quinze jours…, il y a trois semaines, j’y étais ! » Et peu à peu, les physionomies se confondirent dans sa mémoire, elle oublia l’air des contredanses, elle ne vit plus si nettement les livrées et les appartements ; quelques détails s’en allèrent, mais le regret lui resta.


IX



S ouvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l’armoire, entre les plis du linge où elle l’avait laissé, le porte-cigares en soie verte.

Elle le regardait, l’ouvrait, et même elle flairait l’odeur de sa doublure, mêlée de verveine et de tabac. À qui appartenait-il ?… Au vicomte. C’était peut-être un cadeau de sa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que l’on cachait à tous les yeux, qui avait occupé bien des heures et où s’étaient penchées les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle d’amour avait passé parmi les mailles du canevas ; chaque coup d’aiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés n’étaient que la continuité de la même passion silencieuse. Et puis le vicomte, un matin, l’avait emporté avec lui. De quoi avait-on parlé, lorsqu’il restait sur les cheminées à large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris, maintenant ; là-bas ! Comment était-ce Paris ? Quel nom démesuré ! Elle se le répétait à demi-voix, pour se faire plaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de cathédrale, il flamboyait à ses yeux jusque sur l’étiquette de ses pots de pommade.

La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres en chantant la Marjolaine, elle s’éveillait ; et écoutant le bruit des roues ferrées, qui, à la sortie du pays, s’amortissait vite sur la terre :

— Ils y seront demain ! se disait-elle.

Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes, traversant les villages, filant sur la grande route à la clarté des étoiles. Au bout d’une distance indéterminée, il se trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve.

Elle s’acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les boulevards, s’arrêtant à chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatigués à la fin, elle fermait ses paupières, et elle voyait dans les ténèbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des marche-pieds de calèches, qui se déployaient à grand fracas devant le péristyle des théâtres.

Elle s’abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons. Elle dévorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premières représentations, de courses et de soirées, s’intéressait au début d’une chanteuse, à l’ouverture d’un magasin. Elle savait les modes nouvelles, l’adresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou d’Opéra. Elle étudia, dans Eugène Sue, les descriptions d’ameublements ; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. À table même, elle apportait son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en lui parlant. Le souvenir du vicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et les personnages inventés, elle établissait des rapprochements. Mais le cercle dont il était le centre peu à peu s’élargit autour de lui, et cette auréole qu’il avait, s’écartant de sa figure, s’étala plus au loin, pour illuminer d’autres rêves.

Paris, plus vague que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphère vermeille. La vie nombreuse qui s’agitait en ce tumulte y était cependant divisée par parties, classée en tableaux distincts. Emma n’en apercevait que deux ou trois qui lui cachaient tous les autres, et représentaient à eux seuls l’humanité complète. Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertes d’un tapis de velours à crépines d’or. Il y avait là des robes à queue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des sourires. Venait ensuite la société des duchesses ; on y était pâle ; on se levait à 4 heures ; les femmes, pauvres anges ! portaient du point d’Angleterre au bas de leur jupon, et les hommes, capacités méconnues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer à Bade la saison d’été, et, vers la quarantaine enfin, épousaient des héritières. Dans les cabinets de restaurant où l’on soupe après minuit, riait, à la clarté des bougies, la foule bigarrée des gens de lettres et des actrices. Ils étaient, ceux-là, prodigues comme des rois, pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques. C’était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu, sans place précise, et comme n’existant pas. Plus les choses, d’ailleurs, étaient voisines, plus sa pensée s’en détournait. Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des félicités et des passions. Elle confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l’élégance des habitudes et les délicatesses du sentiment. Ne fallait-il pas à l’amour, comme aux plantes indiennes, des terrains préparés, une température particulière ? Les soupirs au clair de lune, les longues étreintes, les larmes qui coulent sur les mains qu’on abandonne, toutes les fièvres de la chair et les langueurs de la tendresse ne se séparaient donc pas du balcon des grands châteaux qui sont pleins de loisirs, d’un boudoir à stores de soie avec un tapis bien épais, des jardinières remplies, un lit monté sur une estrade, ni du scintillement des pierres précieuses et des aiguillettes de la livrée.

Le garçon de la poste, qui, chaque matin, venait panser la jument, traversait le corridor avec ses gros sabots ; sa blouse avait des trous, ses pieds étaient nus dans des chaussons. C’était là le groom en culotte courte dont il fallait se contenter ! Quand son ouvrage était fini, il ne revenait plus de la journée ; car Charles, en rentrant, mettait lui-même son cheval à l’écurie, retirait la selle et passait le licou, pendant que la bonne apportait une botte de paille et la jetait, comme elle le pouvait, dans la mangeoire.

Pour remplacer Nastasie (qui enfin partit de Tostes, en versant des ruisseaux de larmes), Emma prit à son service une jeune fille de quatorze ans, orpheline et de physionomie douce. Elle lui interdit les bonnets de coton, lui apprit qu’il fallait vous parler à la troisième personne, apporter un verre d’eau dans une assiette, frapper aux portes avant d’entrer, et à repasser, à empeser, à l’habiller, voulut en faire sa femme de chambre. La nouvelle bonne obéissait sans murmure pour n’être point renvoyée ; et, comme Madame, d’habitude, laissait la clef au buffet, Félicité, chaque soir, prenait une petite provision de sucre qu’elle mangeait toute seule, dans son lit, après avoir fait sa prière.

L’après-midi, quelquefois, elle allait causer en face avec les postillons. Madame se tenait en haut dans son appartement.

Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissait voir, entre les revers à châle du corsage, une chemisette plissée avec trois boutons d’or. Sa ceinture était une cordelière à gros glands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient une touffe de rubans larges, qui s’étalait sur le cou-de-pied. Elle s’était acheté un buvard, une papeterie, un porte-plume et des enveloppes, quoiqu’elle n’eût personne à qui écrire ; elle époussetait son étagère, se regardait dans la glace, prenait un livre, puis, rêvant entre les lignes, le laissait tomber sur ses genoux. Elle avait envie de faire des voyages ou de retourner vivre à son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris.

Charles, à la neige, à la pluie, chevauchait par les chemins de traverse. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait son bras dans des lits humides, recevait au visage le jet tiède des saignées, écoutait des râles, examinait des cuvettes, retroussait bien du linge sale ; mais il trouvait, tous les soirs, un feu flambant, la table servie, des meubles souples, et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoir même d’où venait cette odeur, ou si ce n’était pas sa peau qui parfumait sa chemise.

Elle le charmait par quantité de délicatesses ; c’était tantôt une manière nouvelle de façonner pour les bougies des bobèches de papier, un volant qu’elle changeait à sa robe, ou le nom extraordinaire d’un mets bien simple, et que la bonne avait manqué, mais que Charles, jusqu’au bout, avalait avec plaisir. Elle vit à Rouen des dames qui portaient à leur montre un paquet de breloques ; elle acheta des breloques. Elle voulut sur sa cheminée deux grands vases de verre bleu, et, quelque temps après, un nécessaire d’ivoire, avec un dé de vermeil. Moins Charles comprenait ces élégances, plus il en subissait la séduction. Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et à la douceur de son foyer. C’était comme une poussière d’or qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie.

Il se portait bien, il avait bonne mine ; sa réputation était établie tout à fait. Les campagnards le chérissaient parce qu’il n’était pas fier. Il caressait les enfants, n’entrait jamais au cabaret, et, d’ailleurs, inspirait de la confiance par sa moralité. Il réussissait particulièrement dans les catarrhes et maladies de poitrine. Craignant beaucoup de tuer son monde, Charles, en effet, n’ordonnait guère que des potions calmantes, de temps à autre de l’émétique, un bain de pieds ou des sangsues. Ce n’est pas que la chirurgie lui fît peur ; il vous saignait les gens largement, comme des chevaux, et il avait pour l’extraction des dents une poigne d’enfer.

Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement à la Ruche médicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus. Il en lisait un peu après son dîner ; mais la chaleur de l’appartement, jointe à la digestion, faisait qu’au bout de cinq minutes il s’endormait ; et il restait là, le menton sur ses deux mains, et les cheveux étalés comme une crinière jusqu’au pied de la lampe. Emma le regardait en haussant les épaules. Que n’avait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes d’ardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans des livres, et portent enfin, à soixante ans, quand vient l’âge des rhumatismes, une brochette en croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle aurait voulu que ce nom de Bovary, qui était le sien, fût illustre, le voir étalé chez des libraires, répété dans les journaux, connu par toute la France. Mais Charles n’avait point d’ambition ! Un médecin d’Yvetot, avec qui dernièrement il s’était trouvé en consultation, l’avait humilié quelque peu, au lit même du malade, devant les parents assemblés. Quand Charles lui raconta, le soir, cette anecdote, Emma s’emporta bien haut contre le confrère. Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme. Mais elle était exaspérée de honte, elle avait envie de le battre, elle alla dans le corridor ouvrir la fenêtre et huma l’air frais pour se calmer.

— Quel pauvre homme ! quel pauvre homme ! disait-elle tout bas, en se mordant les lèvres.

Elle se sentait, d’ailleurs, plus irritée de lui. Il prenait, avec l’âge, des allures épaisses ; il coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles vides ; il se passait, après manger, la langue sur les dents ; il faisait, en avalant sa soupe, un gloussement à chaque gorgée, et, comme il commençait d’engraisser, ses yeux, déjà petits, semblaient remonter vers les tempes par la bouffissure de ses pommettes.

Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rouge de ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait à l’écart les gants déteints qu’il se disposait à passer ; et ce n’était pas, comme il croyait, pour lui ; c’était pour elle-même, par expansion d’égoïsme, agacement nerveux. Quelquefois aussi, elle lui parlait des choses qu’elle avait lues, comme d’un passage de roman, d’une pièce nouvelle, ou de l’anecdote du grand monde que l’on racontait dans le feuilleton ; car, enfin, Charles était quelqu’un, une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prête. Elle faisait bien des confidences à sa levrette ! Elle en eût fait aux bûches de la cheminée et au balancier de la pendule.

Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l’horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu’à elle, vers quel rivage il la mènerait, s’il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d’angoisses ou plein de félicités jusqu’aux sabords. Mais, chaque matin, à son réveil, elle l’espérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s’étonnait qu’il ne vînt pas ; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, désirait être au lendemain.

Le printemps reparut. Elle eut des étouffements aux premières chaleurs, quand les poiriers fleurirent.

Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois d’octobre, pensant que le marquis d’Andervilliers, peut-être, donnerait encore un bal à la Vaubyessard. Mais tout septembre s’écoula sans lettres, ni visites.

Après l’ennui de cette déception, son cœur, de nouveau, resta vide, et alors la série des mêmes journées recommença.

Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file toujours pareilles, innombrables, et n’apportant rien ! Les autres existences, si plates qu’elles fussent, avaient du moins la chance d’un événement. Une aventure amenait parfois des péripéties à l’infini, et le décor changeait. Mais, pour elle, rien n’arrivait, Dieu l’avait voulu ! L’avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée.

Elle abandonna la musique, pourquoi jouer ? qui l’entendrait ? Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes, sur un piano d’Érard, dans un concert, battant de ses doigts légers les touches d’ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’était pas la peine de s’ennuyer à étudier. Elle laissa dans l’armoire ses cartons à dessin et la tapisserie. À quoi bon ? À quoi bon ? La couture l’irritait.

— J’ai tout lu, se disait-elle.

Et elle restait à faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber.

Comme elle était triste, le dimanche, quand on sonnait les vêpres ! Elle écoutait, dans un hébétement attentif, tinter un à un les coups fêlés de la cloche. Quelque chat sur les toits, marchant lentement, bombait son dos aux rayons pâles du soleil. Le vent, sur la grande route, soufflait des traînées de poussière. Au loin, parfois, un chien hurlait : et la cloche, à temps égaux, continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans la campagne.

Cependant on sortait de l’église. Les femmes en sabots cirés, les paysans en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaient nu-tête devant eux, tout rentrait chez soi. Et jusqu’à la nuit, cinq ou six hommes, toujours les mêmes, restaient à jouer au bouchon, devant la grande porte de l’auberge.

L’hiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, étaient chargés de givre, et la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par des verres dépolis, quelquefois ne variait pas de la journée. Dès quatre heures du soir, il fallait allumer la lampe.

Les jours qu’il faisait beau, elle descendait dans le jardin. La rosée avait laissé sur les choux des guipures d’argent avec de longs fils clairs qui s’étendaient de l’un à l’autre. On n’entendait pas d’oiseaux, tout semblait dormir, l’espalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon du mur, où l’on voyait, en s’approchant, se traîner des cloportes à pattes nombreuses. Dans les sapinettes, près de la haie, le curé en tricorne qui lisait son bréviaire avait perdu le pied droit et même le plâtre, s’écaillant à la gelée, avait fait des gales blanches sur sa figure.

Puis elle remontait, fermait la porte, étalait les charbons, et, défaillant à la chaleur du foyer, sentait l’ennui plus lourd qui retombait sur elle. Elle serait bien descendue causer avec la bonne, mais une pudeur la retenait.

Tous les jours, à la même heure, le maître d’école, en bonnet de soie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde champêtre passait, portant son sabre sur sa blouse. Soir et matin, les chevaux de la poste, trois par trois, traversaient la rue pour aller boire à la mare. De temps à autre, la porte d’un cabaret faisait tinter sa sonnette, et, quand il y avait du vent, l’on entendait grincer sur leurs deux tringles les petites cuvettes en cuivre du perruquier, qui servaient d’enseigne à sa boutique. Elle avait pour décoration une vieille gravure de modes collée contre un carreau et un buste de femme en cire, dont les cheveux étaient jaunes. Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de sa vocation arrêtée, de son avenir perdu, et, rêvant quelque boutique dans une grande ville comme à Rouen, par exemple, sur le port, près du théâtre, il restait toute la journée à se promener en long, depuis la mairie jusqu’à l’église, sombre, et attendant la clientèle. Lorsque Mme Bovary levait les yeux, elle le voyait toujours là, comme une sentinelle en faction, avec son bonnet grec sur l’oreille et sa veste de lasting.

Dans l’après-midi, quelquefois, une tête d’homme apparaissait derrière les vitres de la salle, tête hâlée, à favoris noirs, et qui souriait lentement d’un large sourire doux à dents blanches. Une valse aussitôt commençait, et, sur l’orgue, dans un petit salon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en culotte courte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapés, les consoles, se répétant dans les morceaux de miroir que raccordait à leurs angles un filet de papier doré. L’homme faisait aller sa manivelle, regardant à droite, à gauche et vers les fenêtres. De temps à autre, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont la bretelle dure lui fatiguait l’épaule ; et, tantôt dolente et traînarde, ou joyeuse et précipitée, la musique de la boîte s’échappait en bourdonnant à travers un rideau de taffetas rose, sous une grille de cuivre en arabesque. C’étaient des airs que l’on jouait ailleurs, sur les théâtres, que l’on chantait dans les salons, que l’on dansait le soir sous des lustres éclairés, échos du monde qui arrivaient jusqu’à Emma. Des sarabandes à n’en plus finir se déroulaient dans sa tête, et, comme une bayadère sur les fleurs d’un tapis, sa pensée bondissait avec les notes, se balançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse. Quand l’homme avait reçu l’aumône dans sa casquette, il rabattait une vieille couverture de laine bleue, passait son orgue sur son dos et s’éloignait d’un pas lourd. Elle le regardait partir.

Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides ; toute l’amertume de l’existence lui semblait servie sur son assiette, et, à la fumée du bouilli, il montait du fond de son âme comme d’autres bouffées d’affadissement. Charles était long à manger ; elle grignotait quelques noisettes, ou bien, appuyée du coude, s’amusait, avec la pointe de son couteau, à faire des raies sur la toile cirée.

Elle laissait maintenant tout aller dans son ménage, et Mme Bovary mère, lorsqu’elle vint passer à Tostes une partie du carême, s’étonna fort de ce changement. Elle, en effet, si soigneuse autrefois et délicate, elle restait à présent des journées entières sans s’habiller, portait des bas de coton gris, s’éclairait à la chandelle. Elle répétait qu’il fallait économiser, puisqu’ils n’étaient pas riches, ajoutant qu’elle était très contente, très heureuse, que Tostes lui plaisait beaucoup, et autres discours nouveaux qui fermaient la bouche à la belle-mère. Du reste, Emma ne semblait plus disposée à suivre ses conseils ; une fois même, Mme Bovary s’étant avisée de prétendre que les maîtres devaient surveiller la religion de leurs domestiques, elle lui avait répondu d’un œil si colère et avec un sourire tellement froid, que la bonne femme ne s’y frotta plus.

Emma devenait difficile, capricieuse. Elle se commandait des plats pour elle, n’y touchait point, un jour ne buvait que du lait pur, et, le lendemain, des tasses de thé à la douzaine. Souvent, elle s’obstinait à ne pas sortir, puis elle suffoquait, ouvrait les fenêtres, s’habillait en robe légère. Lorsqu’elle avait bien rudoyé sa servante, elle lui faisait des cadeaux ou l’envoyait se promener chez les voisines, de même qu’elle jetait parfois aux pauvres toutes les pièces blanches de sa bourse, quoiqu’elle ne fût guère tendre cependant, ni facilement accessible à l’émotion d’autrui, comme la plupart des gens issus de campagnards qui gardent toujours à l’âme quelque chose de la callosité des mains paternelles.

Vers la fin de février, le père Rouault, en souvenir de sa guérison, apporta lui-même à son gendre une dinde superbe, et il resta trois jours à Tostes. Charles étant à ses malades, Emma lui tint compagnie. Il fuma dans la chambre, cracha sur les chenets, causa culture, veaux, vaches, volailles et conseil municipal ; si bien qu’elle referma la porte quand il fut parti, avec un sentiment de satisfaction qui la surprit elle-même. D’ailleurs, elle ne cachait plus son mépris pour rien, ni pour personne ; et elle se mettait quelquefois à exprimer des opinions singulières, blâmant ce que l’on approuvait, et approuvant des choses perverses ou immorales : ce qui faisait ouvrir de grands yeux à son mari.

Est-ce que cette misère durerait toujours ? est-ce qu’elle n’en sortirait pas ? Elle valait bien cependant toutes celles qui vivaient heureuses ! Elle avait vu des duchesses à la Vaubyessard qui avaient la taille plus lourde et les façons plus communes, et elle exécrait l’injustice de Dieu ; elle s’appuyait la tête aux murs pour pleurer ; elle enviait les existences tumultueuses, les nuits masquées, les insolents plaisirs avec tous les éperduments qu’elle ne connaissait pas et qu’ils devaient donner.

Elle pâlissait et avait des battements de cœur, Charles lui administra de la valériane et des bains de camphre. Tout ce que l’on essayait semblait l’irriter davantage.

En de certains jours, elle bavardait avec une abondance fébrile ; à ces exaltations succédaient tout à coup des torpeurs où elle restait sans parler, sans bouger. Ce qui la ranimait alors, c’était de se répandre sur les bras un flacon d’eau de Cologne.

Comme elle se plaignait de Tostes continuellement, Charles imagina que la cause de sa maladie était sans doute dans quelque influence locale, et s’arrêtant à cette idée, il songea sérieusement à aller s’établir ailleurs.

Dès lors, elle but du vinaigre pour se faire maigrir, contracta une petite toux sèche et perdit complètement l’appétit.

Il en coûtait à Charles d’abandonner Tostes, après quatre ans de séjour et au moment où il commençait à s’y poser. S’il le fallait cependant ! Il la conduisit à Rouen, voir son ancien maître. C’était une maladie nerveuse : on devait la changer d’air.

Après s’être tourné de côté et d’autre, Charles apprit qu’il y avait, dans l’arrondissement de Neufchâtel, un fort bourg nommé Yonville-l’Abbaye, dont le médecin, qui était un réfugié polonais, venait de décamper la semaine précédente. Alors il écrivit au pharmacien de l’endroit pour savoir quel était le chiffre de la population, la distance où se trouvait le confrère le plus voisin, combien par année gagnait son prédécesseur, etc., et, les réponses ayant été satisfaisantes, il se résolut à déménager vers le printemps, si la santé d’Emma ne s’améliorait pas.

Un jour qu’en prévision de son départ elle faisait des rangements dans un tiroir, elle se piqua les doigts à quelque chose. C’était un fil de fer de son bouquet de mariage. Les boutons d’oranger étaient jaunes de poussière, et les rubans de satin, à liséré d’argent, s’effiloquaient par le bord. Elle le jeta dans le feu. Il s’enflamma plus vite qu’une paille sèche. Puis ce fut comme un buisson rouge sur les cendres, et qui se rongeait lentement. Elle le regarda brûler. Les petites baies de carton éclataient, les fils d’archal se tordaient, le galon se fondait ; et les corolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaque comme des papillons noirs, enfin s’envolèrent par la cheminée.

Quand on partit de Tostes, au mois de mars, Mme Bovary était enceinte.

DEUXIÈME PARTIE.


I



Y onville-L’Abbaye (ainsi nommé, à cause d’une ancienne abbaye de Capucins dont les ruines n’existent même plus) est un bourg à huit lieues de Rouen, entre la route d’Abbeville et celle de Beauvais, au fond d’une vallée qu’arrose la Rieule, petite rivière qui se jette dans l’Andelle, après avoir fait tourner trois moulins vers son embouchure, et où il y a quelques truites, que les garçons, le dimanche, s’amusent à pêcher à la ligne.

On quitte la grande route à la Boissière et l’on continue à plat jusqu’au haut de la côte des Leux, d’où l’on découvre la vallée. La rivière qui la traverse en fait comme deux régions de physionomie distincte : tout ce qui est à gauche est en herbage, tout ce qui est à droite est en labour. La prairie s’allonge sous un bourrelet de collines basses pour se rattacher par derrière aux pâturages du pays de Bray, tandis que, du côté de l’est, la plaine, montant doucement, va s’élargissant et étale à perte de vue ses blondes pièces de blé. L’eau qui court au bord de l’herbe sépare d’une raie blanche la couleur des prés et celle des sillons, et la campagne ainsi ressemble à un grand manteau déplié qui a un collet de velours vert, bordé d’un galon d’argent.

Au bout de l’horizon, lorsqu’on arrive, on a devant soi les chênes de la forêt d’Argueil, avec les escarpements de la côte Saint-Jean, rayés du haut en bas par de longues traînées rouges, inégales ; ce sont les traces des pluies, et ces tons de brique, tranchant en filets minces sur la couleur grise de la montagne, viennent de la quantité de sources ferrugineuses qui coulent au delà, dans le pays d’alentour.

On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’Île-de-France, contrée bâtarde où le langage est sans accentuation, comme le paysage sans caractère. C’est là que l’on fait les pires fromages de Neufchâtel de tout l’arrondissement, et, d’autre part, la culture y est coûteuse, parce qu’il faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables pleines de sable et de cailloux.

Jusqu’en 1835, il n’y avait point de route praticable pour arriver à Yonville ; mais on a établi vers cette époque un chemin de grande vicinalité qui relie la route d’Abbeville à celle d’Amiens, et sert quelquefois aux rouliers allant de Rouen dans les Flandres. Cependant, Yonville-l’Abbaye est demeuré stationnaire, malgré ses débouchés nouveaux. Au lieu d’améliorer les cultures, on s’y obstine encore aux herbages, quelque dépréciés qu’ils soient, et le bourg paresseux, s’écartant de la plaine, a continué naturellement à s’agrandir vers la rivière. On l’aperçoit de loin, tout couché en long sur la rive, comme un gardeur de vaches qui fait la sieste au bord de l’eau.

Au bas de la côte, après le pont, commence une chaussée plantée de jeunes trembles, qui vous mène en droite ligne jusqu’aux premières maisons du pays. Elles sont encloses de haies, au milieu de cours pleines de bâtiments épars, pressoirs, charretteries et bouilleries, disséminés sous les arbres touffus portant des échelles, des gaules ou des faux accrochées dans leur branchage. Les toits de chaume, comme des bonnets de fourrure rabattus sur des yeux, descendent jusqu’au tiers à peu près des fenêtres basses, dont les gros verres bombés sont garnis d’un nœud dans le milieu, à la façon des culs de bouteilles. Sur le mur de plâtre que traversent en diagonale des lambourdes noires, s’accroche parfois quelque maigre poirier, et les rez-de-chaussée ont à leur porte une petite barrière tournante pour les défendre des poussins, qui viennent picorer, sur le seuil, des miettes de pain bis trempé de cidre. Cependant les cours se font plus étroites, les habitations se rapprochent, les haies disparaissent ; un fagot de fougères se balance sous une fenêtre au bout d’un manche à balai ; il y a la forge d’un maréchal et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves, en dehors, qui empiètent sur la route. Puis, à travers une claire-voie, apparaît une maison blanche au delà d’un rond de gazon que décore un Amour, le doigt posé sur la bouche ; deux vases en fonte sont à chaque bout du perron ; des panonceaux brillent à la porte ; c’est la maison du notaire, et la plus belle du pays.

L’église est de l’autre côté de la rue, vingt pas plus loin, à l’entrée de la place. Le petit cimetière qui l’entoure, clos d’un mur à hauteur d’appui, est si bien rempli de tombeaux, que les vieilles pierres à ras du sol font un dallage continu, où l’herbe a dessiné de soi-même des carrés verts réguliers. L’église a été rebâtie à neuf dans les dernières années du règne de Charles X. La voûte en bois commence à se pourrir par le haut, et, de place en place, a des enfonçures noires dans sa couleur bleue. Au-dessus de la porte, où seraient les orgues, se tient un jubé pour les hommes, avec un escalier tournant qui retentit sous les sabots.

Le grand jour, arrivant par les vitraux tout unis, éclaire obliquement les bancs rangés en travers de la muraille, que tapisse çà et là quelque paillasson cloué, ayant au-dessous de lui ces mots en grosses lettres : « Banc de M. un tel. » Plus loin, à l’endroit où le vaisseau se rétrécit, le confessionnal fait pendant à une statuette de la Vierge, vêtue d’une robe de satin, coiffée d’un voile de tulle semé d’étoiles d’argent, et tout empourprée aux pommettes comme une idole des îles Sandwich ; enfin une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de l’intérieur, dominant le maître-autel entre quatre chandeliers, termine au fond la perspective. Les stalles du chœur, en bois de sapin, sont restées sans être peintes.

Les halles, c’est-à-dire un toit de tuiles supporté par une vingtaine de poteaux, occupent à elles seules la moitié environ de la grande place d’Yonville. La mairie, construite sur les dessins d’un architecte de Paris, est une manière de temple grec qui fait l’angle, à côté de la maison du pharmacien. Elle a, au rez-de-chaussée, trois colonnes ioniques et, au premier étage, une galerie à plein cintre, tandis que le tympan qui la termine est rempli par un coq gaulois, appuyé d’une patte sur la Charte et tenant de l’autre les balances de la justice.

Mais ce qui attire le plus les yeux, c’est en face de l’auberge du Lion d’or, la pharmacie de M. Homais ! Le soir, principalement, quand son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartés de couleur, alors, à travers elles, comme dans des feux du Bengale, s’entrevoit l’ombre du pharmacien, accoudé sur son pupitre. Sa maison, du haut en bas, est placardée d’inscriptions écrites en anglaise, en ronde, en moulée : « Eaux de Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs, médecine Raspail, racahout des Arabes, pastilles Darcet, pâte Regnault, bandages, bains, chocolats de santé, etc. » Et l’enseigne, qui tient toute la largeur de la boutique, porte en lettres d’or : Homais, pharmacien. Puis, au fond de la boutique, derrière les grandes balances scellées sur le comptoir, le mot laboratoire se déroule au-dessus d’une porte vitrée qui, à moitié de sa hauteur, répète encore une fois Homais, en lettres d’or, sur un fond noir.

Il n’y a plus ensuite rien à voir dans Yonville. La rue (la seule), longue d’une portée de fusil et bordée de quelques boutiques, s’arrête court au tournant de la route. Si on la laisse sur la droite et que l’on suive le bas de la côte Saint-Jean, bientôt on arrive au cimetière.

Lors du choléra, pour l’agrandir, on a abattu un pan de mur et acheté trois acres de terre à côté ; mais toute cette portion nouvelle est presque inhabitée, les tombes, comme autrefois, continuant à s’entasser vers la porte. Le gardien, qui est en même temps fossoyeur et bedeau à l’église (tirant ainsi des cadavres de la paroisse un double bénéfice), a profité du terrain vide pour y semer des pommes de terre. D’année en année, cependant, son petit champ se rétrécit, et, lorsqu’il survient une épidémie, il ne sait pas s’il doit se réjouir des décès ou s’affliger des sépultures.

— Vous vous nourrissez des morts, Lestiboudois ! lui dit enfin, un jour, M. le curé.

Cette parole sombre le fit réfléchir, elle l’arrêta pour quelque temps ; mais, aujourd’hui encore, il continue la culture de ses tubercules, et même soutient avec aplomb qu’ils poussent naturellement.

Depuis les événements que l’on va raconter, rien, en effet, n’a changé à Yonville. Le drapeau tricolore de fer-blanc tourne toujours au haut du clocher de l’église ; la boutique du marchand de nouveautés agite encore au vent ses deux banderoles d’indienne ; les fœtus du pharmacien, comme des paquets d’amadou blanc, se pourrissent de plus en plus dans leur alcool bourbeux, et, au-dessus de la grande porte de l’auberge, le vieux lion d’or, déteint par les pluies, montre toujours aux passants sa frisure de caniche.

Le soir que les époux Bovary devaient arriver à Yonville, Mme veuve Lefrançois, la maîtresse de cette auberge, était si fort affairée, qu’elle suait à grosses gouttes en remuant ses casseroles. C’était le lendemain jour de marché dans le bourg. Il fallait d’avance tailler les viandes, vider les poulets, faire de la soupe et du café. Elle avait, de plus, le repas de ses pensionnaires, celui du médecin, de sa femme et de leur bonne ; le billard retentissait d’éclats de rire ; trois meuniers, dans la petite salle, appelaient pour qu’on leur apportât de l’eau-de-vie ; le bois flambait, la braise craquait, et, sur la longue table de la cuisine, parmi les quartiers de mouton cru, s’élevaient des piles d’assiettes qui tremblaient aux secousses du billot où l’on hachait des épinards. On entendait, dans la basse-cour, crier les volailles que la servante poursuivait pour leur couper le cou.

Un homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marqué de petite vérole et coiffé d’un bonnet de velours à gland d’or, se chauffait le dos contre la cheminée. Sa figure n’exprimait rien que la satisfaction de soi-même, et il avait l’air aussi calme dans la vie que le chardonneret suspendu au-dessus de sa tête, dans une cage d’osier : c’était le pharmacien.

— Artémise ! criait la maîtresse d’auberge, casse de la bourrée, emplis les carafes, apporte de l’eau-de-vie, dépêche-toi ! Au moins, si je savais quel dessert offrir à la société que vous attendez ! Bonté divine ! les commis du déménagement recommencent leur tintamarre dans le billard ! Et leur charrette qui est restée sous la grande porte ! L’Hirondelle est capable de la défoncer en arrivant ! Appelle Polyte pour qu’il la remise !… Dire que, depuis le matin, monsieur Homais, ils ont peut-être fait quinze parties et bu huit pots de cidre !… Mais ils vont me déchirer le tapis, continuait-elle en les regardant de loin, son écumoire à la main.

— Le mal ne serait pas grand, répondit M. Homais, vous en achèteriez un autre.

— Un autre billard ! exclama la veuve.

— Puisque celui-là ne tient plus, madame Lefrançois ; je vous le répète, vous vous faites tort ! vous vous faites grand tort ! Et puis les amateurs, à présent, veulent des blouses étroites et des queues lourdes. On ne joue plus la bille ; tout est changé ! Il faut marcher avec son siècle ! Regardez Tellier, plutôt…

L’hôtesse devint rouge de dépit. Le pharmacien ajouta :

— Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que le vôtre ; et qu’on ait l’idée, par exemple, de monter une poule patriotique pour la Pologne ou les inondés de Lyon…

— Ce ne sont pas des gueux comme lui qui nous font peur ! interrompit l’hôtesse, en haussant ses grosses épaules. Allez ! allez ! monsieur Homais, tant que le Lion d’or vivra, on y viendra. Nous avons du foin dans nos bottes, nous autres ! Au lieu qu’un de ces matins vous verrez le Café Français fermé, et, avec une belle affiche sur les auvents ! Changer mon billard, continuait-elle en se parlant à elle-même, lui qui m’est si commode pour ranger ma lessive, et sur lequel, dans le temps de la chasse, j’ai mis coucher jusqu’à six voyageurs !… Mais ce lambin d’Hivert qui n’arrive pas !

— L’attendez-vous pour le dîner de vos messieurs ? demanda le pharmacien.

— L’attendre ? Et M. Binet donc ! À six heures battant vous allez le voir entrer, car son pareil n’existe pas sur la terre pour l’exactitude. Il lui faut toujours sa place dans la petite salle ! On le tuerait plutôt que de le faire dîner ailleurs ! et dégoûté qu’il est ! et si difficile pour le cidre ! Ce n’est pas comme M. Léon ; lui, il arrive quelquefois à sept heures, sept heures et demie même ; il ne regarde seulement pas à ce qu’il mange. Quel bon jeune homme ! Jamais un mot plus haut que l’autre.

— C’est qu’il y a bien de la différence, voyez-vous, entre quelqu’un qui a reçu de l’éducation et un ancien carabinier qui est percepteur.

Six heures sonnèrent. Binet entra.

Il était vêtu d’une redingote bleue, tombant droit d’elle-même tout autour de son corps maigre, et sa casquette de cuir, à pattes nouées par des cordons sur le sommet de sa tête, laissait voir, sous la visière relevée, un front chauve, qu’avait déprimé l’habitude du casque. Il portait un gilet de drap noir, un col de crin, un pantalon gris, et, en toute saison, des bottes bien cirées qui avaient deux renflements parallèles, à cause de la saillie de ses orteils. Pas un poil ne dépassait la ligne de son collier blond, qui, contournant la mâchoire, encadrait comme la bordure d’une plate-bande sa longue figure terne, dont les yeux étaient petits et le nez busqué. Fort à tous les jeux de cartes, bon chasseur et possédant une belle écriture, il avait chez lui un tour, où il s’amusait à tourner des ronds de serviette dont il encombrait sa maison, avec la jalousie d’un artiste et l’égoïsme d’un bourgeois.

Il se dirigea vers la petite salle ; mais il fallut d’abord en faire sortir les trois meuniers ; et, pendant tout le temps que l’on fut à mettre son couvert, Binet resta silencieux à sa place, auprès du poêle ; puis il ferma la porte et retira sa casquette, comme d’usage.

— Ce ne sont pas les civilités qui lui useront la langue ! dit le pharmacien, dès qu’il fut seul avec l’hôtesse.

— Jamais il ne cause davantage, répondit-elle ; il est venu ici, la semaine dernière, deux voyageurs en draps, des garçons pleins d’esprit qui contaient, le soir, un tas de farces que j’en pleurais de rire ; eh bien, il restait là, comme une alose, sans dire un mot.

— Oui, fit le pharmacien, pas d’imagination, pas de saillies, rien de ce qui constitue l’homme de société !

— On dit pourtant qu’il a des moyens, objecta l’hôtesse.

— Des moyens ? répliqua M. Homais ; lui ! des moyens ? Dans sa partie, c’est possible, ajouta-t-il d’un ton plus calme.

Et il reprit :

— Ah ! qu’un négociant qui a des relations considérables, qu’un jurisconsulte, un médecin, un pharmacien soient tellement absorbés, qu’ils en deviennent fantasques et bourrus même, je le comprends ; on en cite des traits dans les histoires ! Mais, au moins, c’est qu’ils pensent à quelque chose. Moi, par exemple, combien de fois m’est-il arrivé de chercher ma plume sur mon bureau pour écrire une étiquette, et de trouver, en définitive, que je l’avais placée à mon oreille !

Cependant, Mme Lefrançois alla sur le seuil regarder si l’Hirondelle n’arrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vêtu de noir entra tout à coup dans la cuisine. On distinguait, aux dernières lueurs du crépuscule, qu’il avait la figure rubiconde et le corps athlétique.

— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur le curé ? demanda la maîtresse d’auberge, tout en atteignant sur la cheminée un des flambeaux de cuivre qui s’y trouvaient rangés en colonnade avec leurs chandelles ; voulez-vous prendre quelque chose ? un doigt de cassis, un verre de vin ?

L’ecclésiastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie, qu’il avait oublié l’autre jour au couvent d’Ernemont, et, après avoir prié Mme Lefrançois de le lui faire remettre au presbytère dans la soirée, il sortit pour se rendre à l’église, où l’on sonnait l’Angelus.

Quand le pharmacien n’entendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout à l’heure. Ce refus d’accepter un rafraîchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses ; les prêtres godaillaient tous sans qu’on les vît, et cherchaient à ramener le temps de la dîme.

L’hôtesse prit la défense de son curé :

— D’ailleurs, il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, l’année dernière, aidé nos gens à rentrer la paille ; il en portait jusqu’à six bottes à la fois, tant il est fort !

— Bravo ! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles en confesse à des gaillards d’un tempérament pareil ! Moi, si j’étais le gouvernement, je voudrais qu’on saignât les prêtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois, une large phlébotomie, dans l’intérêt de la police et des mœurs !

— Taisez-vous donc, monsieur Homais ! vous êtes un impie ! vous n’avez pas de religion !

Le pharmacien répondit :

— J’ai une religion, ma religion, et même j’en ai plus qu’eux tous, avec leurs momeries et leurs jongleries ! J’adore Dieu, au contraire ! Je crois en l’Être suprême, à un Créateur, quel qu’il soit, peu m’importe, qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyens et de père de famille ; mais je n’ai pas besoin d’aller, dans une église, baiser des plats d’argent, et engraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous ! Car on peut l’honorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou même en contemplant la voûte éthérée, comme les anciens. Mon Dieu, à moi, c’est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de Béranger ! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89 ! Aussi, je n’admets pas un bonhomme de bon Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours : choses absurdes en elles-mêmes et complètement opposées, d’ailleurs, à toutes les lois de la physique ; ce qui nous démontre, en passant, que les prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils s’efforcent d’engloutir avec eux les populations.

Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans son effervescence, le pharmacien, un moment, s’était cru en plein conseil municipal. Mais la maîtresse d’auberge ne l’écoutait plus ; elle tendait son oreille à un roulement éloigné. On distingua le bruit d’une voiture mêlé à un claquement de fers lâches qui battaient la terre, et l’Hirondelle enfin s’arrêta devant la porte.

C’était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montant jusqu’à la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir la route et leur salissaient les épaules. Les petits carreaux de ses vasistas étroits tremblaient dans leurs châssis quand la voiture était fermée, et gardaient des taches de boue, çà et là, parmi leur vieille couche de poussière, que les pluies d’orage même ne lavaient pas tout à fait. Elle était attelée de trois chevaux, dont le premier en arbalète, et, lorsqu’on descendait les côtes, elle touchait du fond en cahotant.

Quelques bourgeois d’Yonville arrivèrent sur la place ; ils parlaient tous à la fois, demandant des nouvelles, des explications et des bourriches ; Hivert ne savait auquel répondre. C’était lui qui faisait à la ville les commissions du pays. Il allait dans les boutiques, rapportait des rouleaux de cuir au cordonnier, de la ferraille au maréchal, un baril de harengs pour sa maîtresse, des bonnets de chez la modiste, des toupets de chez le coiffeur ; et, le long de la route, en s’en revenant, il distribuait ses paquets qu’il jetait par-dessus les clôtures des cours, debout sur son siège, et criant à pleine poitrine, pendant que ses chevaux allaient tout seuls.

Un accident l’avait retardé ; la levrette de Mme Bovary s’était enfuie à travers champs. On l’avait sifflée un grand quart d’heure. Hivert même était retourné d’une demi-lieue en arrière, croyant l’apercevoir à chaque minute ; mais il avait fallu continuer la route. Emma avait pleuré, s’était emportée ; elle avait accusé Charles de ce malheur. M. Lheureux, marchand d’étoffes, qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayé de la consoler par quantité d’exemples de chiens perdus, reconnaissant leur maître au bout de longues années. On en citait un, disait-il, qui était revenu de Constantinople à Paris. Un autre avait fait cinquante lieues en ligne droite et passé quatre rivières à la nage ; et son père à lui-même avait possédé un caniche qui, après douze ans d’absence, lui avait tout à coup sauté sur le dos, un soir, dans la rue, comme il allait dîner en ville.


II



E mma descendit la première, puis Félicité, M. Lheureux, une nourrice, et l’on fut obligé de réveiller Charles dans son coin, où il s’était endormi complètement, dès que la nuit était venue.

Homais se présenta ; il offrit ses hommages à Madame, ses civilités à Monsieur, dit qu’il était charmé d’avoir pu leur rendre quelque service, et ajouta d’un air cordial qu’il avait osé s’inviter lui-même, sa femme d’ailleurs étant absente.

Mme Bovary, quand elle fut dans la cuisine, s’approcha de la cheminée. Du bout de ses deux doigts elle prit sa robe à la hauteur du genou, et, l’ayant ainsi remontée jusqu’aux chevilles, elle tendit à la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son pied chaussé d’une bottine noire. Le feu l’éclairait en entier, pénétrant d’une lumière crue la trame de sa robe, les pores égaux de sa peau blanche et même les paupières de ses yeux qu’elle clignait de temps à autre. Une grande couleur rouge passait sur elle, selon le souffle du vent qui venait par la porte entr’ouverte.

De l’autre côté de la cheminée, un jeune homme à chevelure blonde la regardait silencieusement.

Comme il s’ennuyait beaucoup à Yonville, où il était clerc chez Me Guillaumin, souvent M. Léon Dupuis (c’était lui, le second habitué du Lion d’or) reculait l’instant de son repas, espérant qu’il viendrait quelque voyageur à l’auberge avec qui causer dans la soirée. Les jours que sa besogne était finie il lui fallait bien, faute de savoir que faire, arriver à l’heure exacte, et subir depuis la soupe jusqu’au fromage le tête-à-tête de Binet. Ce fut donc avec joie qu’il accepta la proposition de l’hôtesse de dîner en la compagnie des nouveaux venus, et l’on passa dans la grande salle, où Mme Lefrançois, par pompe, avait fait dresser les quatre couverts.

Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de peur des coryzas.

Puis, se tournant vers sa voisine :

— Madame, sans doute, est un peu lasse ? on est si épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle !

— Il est vrai, répondit Emma ; mais le dérangement m’amuse toujours ; j’aime à changer de place.

— C’est une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre cloué aux mêmes endroits !

— Si vous étiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligé d’être à cheval…

— Mais, reprit Léon s’adressant à Mme Bovary, rien n’est plus agréable, il me semble ; quand on le peut, ajouta-t-il.

— Du reste, disait l’apothicaire, l’exercice de la médecine n’est pas fort pénible en nos contrées ; car l’état de nos routes permet l’usage du cabriolet, et, généralement, l’on paye assez bien, les cultivateurs étant aisés. Nous avons, sous le rapport médical, à part les cas ordinaires d’entérite, bronchite, affections bilieuses, etc., de temps à autre quelques fièvres intermittentes à la moisson, mais, en somme, peu de choses graves, rien de spécial à noter, si ce n’est beaucoup d’humeurs froides, et qui tiennent sans doute aux déplorables conditions hygiéniques de nos logements de paysans. Ah ! vous trouverez bien des préjugés à combattre, monsieur Bovary ; bien des entêtements de la routine, où se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science ; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curé, plutôt que de venir naturellement chez le médecin ou chez le pharmacien. Le climat, pourtant, n’est point, à vrai dire, mauvais, et même nous comptons dans la commune quelques nonagénaires. Le thermomètre (j’en ai fait les observations) descend en hiver jusqu’à quatre degrés, et dans la forte saison, touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nous donne vingt-quatre Réaumur au maximum, ou autrement cinquante-quatre Fahrenheit (mesure anglaise), pas davantage ! — et, en effet, nous sommes abrités des vents du nord par la forêt d’Argueil d’une part, des vents d’ouest par la côte Saint-Jean de l’autre ; et cette chaleur, cependant, qui à cause de la vapeur d’eau dégagée par la rivière et la présence considérable de bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup d’ammoniaque, c’est-à-dire azote, hydrogène et oxygène (non, azote et hydrogène seulement), et qui, pompant à elle l’humus de la terre, confondant toutes ces émanations différentes, les réunissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de soi-même avec l’électricité répandue dans l’atmosphère, lorsqu’il y en a, pourrait à la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres ; — cette chaleur, dis-je, se trouve justement tempérée du côté où elle vient, ou plutôt d’où elle viendrait, c’est-à-dire du côté sud, par les vents de sud-est, lesquels s’étant rafraîchis d’eux-mêmes en passant sur la Seine, nous arrivent quelquefois tout d’un coup, comme des brises de Russie !

— Avez-vous du moins quelques promenades dans les environs ? continuait Mme Bovary parlant au jeune homme.

— Oh ! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que l’on nomme la Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt. Quelquefois, le dimanche, je vais là, et j’y reste avec un livre, à regarder le soleil couchant.

— Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.

— Oh ! j’adore la mer, dit M. Léon.

— Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua Mme Bovary, que l’esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l’âme et donne des idées d’infini, d’idéal ?

— Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J’ai un cousin qui a voyagé en Suisse l’année dernière, et qui me disait qu’on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades, l’effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d’une grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des précipices, et, à mille pieds sous vous, des vallées entières, quand les nuages s’entr’ouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l’extase ! Aussi je ne m’étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume d’aller jouer du piano devant quelque site imposant.

— Vous faites de la musique ? demanda-t-elle.

— Non, mais je l’aime beaucoup, répondit-il.

— Ah ! ne l’écoutez pas, madame Bovary, interrompit Homais en se penchant sur son assiette, c’est modestie pure. — Comment, mon cher ! Eh ! l’autre jour, dans votre chambre, vous chantiez l’Ange gardien à ravir. Je vous entendais du laboratoire ; vous détachiez cela comme un acteur.

Léon, en effet, logeait chez le pharmacien, où il avait une petite pièce au second étage, sur la place. Il rougit à ce compliment de son propriétaire, qui déjà s’était tourné vers le médecin et lui énumérait les uns après les autres les principaux habitants d’Yonville. Il racontait des anecdotes, donnait des renseignements. On ne savait pas au juste la fortune du notaire, et il y avait la maison Tuvache qui faisait beaucoup d’embarras.

Emma reprit :

— Et quelle musique préférez-vous ?

— Oh ! la musique allemande, celle qui porte à rêver.

— Connaissez-vous les Italiens ?

— Pas encore ; mais je les verrai l’année prochaine, quand j’irai habiter Paris, pour finir mon droit.

— C’est comme j’avais l’honneur, dit le pharmacien, de l’exprimer à votre époux, à propos de ce pauvre Yanoda qui s’est enfui ; vous vous trouverez, grâce aux folies qu’il a faites, jouir d’une des maisons les plus confortables d’Yonville. Ce qu’elle a principalement de commode pour un médecin, c’est une porte sur l’Allée, qui permet d’entrer et de sortir sans être vu. D’ailleurs, elle est fournie de tout ce qui est agréable à un ménage : buanderie, cuisine avec office, salon de famille, fruitier, etc. C’était un gaillard qui n’y regardait pas ! Il s’était fait construire, au bout du jardin, à côté de l’eau, une tonnelle tout exprès pour boire de la bière en été, et si Madame aime le jardinage, elle pourra…

— Ma femme ne s’en occupe guère, dit Charles ; elle aime mieux, quoiqu’on lui recommande l’exercice, toujours rester dans sa chambre, à lire.

— C’est comme moi, répliqua Léon ; quelle meilleure chose, en effet, que d’être le soir au coin du feu avec un livre, pendant que le vent bat les carreaux, que la lampe brûle ?…

— N’est-ce pas ? dit-elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs tout ouverts.

— On ne songe à rien, continuait-il, les heures passent. On se promène immobile dans des pays que l’on croit voir, et votre pensée, s’enlaçant à la fiction, se joue dans les détails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mêle aux personnages ; il semble que c’est vous qui palpitez sous leurs costumes.

— C’est vrai ! c’est vrai ! disait-elle.

— Vous est-il arrivé parfois, reprit Léon, de rencontrer dans un livre une idée vague que l’on a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme l’exposition entière de votre sentiment le plus délié ?

— J’ai éprouvé cela, répondit-elle.

— C’est pourquoi, dit-il, j’aime surtout les poètes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et qu’ils font bien mieux pleurer.

— Cependant ils fatiguent à la longue, reprit Emma ; et maintenant, au contraire, j’adore les histoires qui se suivent tout d’une haleine, où l’on a peur. Je déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature.

— En effet, observa le clerc, ces ouvrages ne touchant pas le cœur, s’écartent, il me semble, du vrai but de l’Art. Il est si doux, parmi les désenchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idée sur de nobles caractères, des affections pures et des tableaux de bonheur. Quant à moi, vivant ici, loin du monde, c’est ma seule distraction ; mais Yonville offre si peu de ressources !

— Comme Tostes, sans doute, reprit Emma ; aussi j’étais toujours abonnée à un cabinet de lecture.

— Si Madame veut me faire l’honneur d’en user, dit le pharmacien, qui venait d’entendre ces derniers mots, j’ai moi-même à sa disposition une bibliothèque composée des meilleurs auteurs : Voltaire, Rousseau, Delille, Walter Scott, l’Écho des Feuilletons, etc., et je reçois, de plus, différentes feuilles périodiques, parmi lesquelles le Fanal de Rouen, quotidiennement, ayant l’avantage d’en être le correspondant pour les circonscriptions de Buchy, Forges, Neufchâtel, Yonville et les alentours.

Depuis deux heures et demie, on était à table ; car la servante Artémise, traînant nonchalamment sur les carreaux ses savates de lisière, apportait les assiettes les unes après les autres, oubliait tout, n’entendait à rien et sans cesse laissait entre-bâillée la porte du billard, qui battait contre le mur du bout de sa clenche.

Sans qu’il s’en aperçût, tout en causant, Léon avait posé son pied sur un des barreaux de la chaise où Mme Bovary était assise. Elle portait une petite cravate de soie bleue, qui tenait droit comme une fraise un col de batiste tuyauté ; et, selon les mouvements de tête qu’elle faisait, le bas de son visage s’enfonçait dans le linge ou en sortait avec douceur. C’est ainsi, l’un près de l’autre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient, qu’ils entrèrent dans une de ces vagues conversations où le hasard des phrases vous ramène toujours au centre fixe d’une sympathie commune. Spectacles de Paris, titres de romans, quadrilles nouveaux, et le monde qu’ils ne connaissaient pas, Tostes où elle avait vécu, Yonville où ils étaient, ils examinèrent tout, parlèrent de tout jusqu’à la fin du dîner.

Quand le café fut servi, Félicité s’en alla préparer la chambre dans la nouvelle maison, et les convives bientôt levèrent le siège. Mme Lefrançois dormait auprès des cendres, tandis que le garçon d’écurie, une lanterne à la main, attendait M. et Mme Bovary pour les conduire chez eux. Sa chevelure rouge était entremêlée de brins de paille, et il boitait de la jambe gauche. Lorsqu’il eut pris de son autre main le parapluie de M. le curé, l’on se mit en marche.

Le bourg était endormi. Les piliers des halles allongeaient de grandes ombres. La terre était toute grise, comme par une nuit d’été.

Mais, la maison du médecin se trouvant à cinquante pas de l’auberge, il fallut presque aussitôt se souhaiter le bonsoir, et la compagnie se dispersa.

Emma, dès le vestibule, sentit tomber sur ses épaules, comme un linge humide, le froid du plâtre. Les murs étaient neufs, et les marches de bois craquèrent. Dans la chambre, au premier, un jour blanchâtre passait par les fenêtres sans rideaux. On entrevoyait des cimes d’arbres, et plus loin la prairie, à demi noyée dans le brouillard, qui fumait au clair de la lune, selon le cours de la rivière. Au milieu de l’appartement, pêle-mêle, il y avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des bâtons dorés avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet, les deux hommes qui avaient apporté les meubles ayant tout laissé là, négligemment.

C’était la quatrième fois qu’elle couchait dans un endroit inconnu. La première avait été le jour de son entrée au couvent, la seconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième à la Vaubyessard, la quatrième était celle-ci ; et chacune s’était trouvée faire dans sa vie comme l’inauguration d’une phase nouvelle. Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à des places différentes, et, puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur.


III



L e lendemain, à son réveil, elle aperçut le clerc sur la place. Elle était en peignoir. Il leva la tête et la salua. Elle fit une inclinaison rapide et referma la fenêtre.

Léon attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent arrivées ; mais, en entrant à l’auberge, il ne trouva personne que M. Binet, attablé.

Ce dîner de la veille était pour lui un événement considérable ; jamais, jusqu’alors, il n’avait causé pendant deux heures de suite avec une dame. Comment donc avoir pu lui exposer, et en un tel langage, quantité de choses qu’il n’aurait pas si bien dites auparavant ? il était timide d’habitude et gardait cette réserve qui participe à la fois de la pudeur et de la dissimulation. On trouvait à Yonville qu’il avait des manières comme il faut. Il écoutait raisonner les gens mûrs, et ne paraissait point exalté en politique, chose remarquable pour un jeune homme. Puis il possédait des talents, il peignait à l’aquarelle, savait lire la clef de sol, et s’occupait volontiers de littérature après son dîner, quand il ne jouait pas aux cartes. M. Homais le considérait pour son instruction ; Mme Homais l’affectionnait pour sa complaisance, car souvent il accompagnait au jardin les petits Homais, marmots toujours barbouillés, fort mal élevés et quelque peu lymphatiques, comme leur mère. Ils avaient pour les soigner, outre la bonne, Justin, l’élève en pharmacie, un arrière-cousin de M. Homais que l’on avait pris dans la maison par charité, et qui servait en même temps de domestique.

L’apothicaire se montra le meilleur des voisins. Il renseigna Mme Bovary sur les fournisseurs, fit venir son marchand de cidre tout exprès, goûta la boisson lui-même, et veilla dans la cave à ce que la futaille fût bien placée ; il indiqua encore la façon de s’y prendre pour avoir une provision de beurre à bon marché, et conclut un arrangement avec Lestiboudois, le sacristain, qui, outre ses fonctions sacerdotales et mortuaires, soignait les principaux jardins d’Yonville à l’heure ou à l’année, selon le goût des personnes.

Le besoin de s’occuper d’autrui ne poussait pas seul le pharmacien à tant de cordialité obséquieuse, et il y avait là-dessous un plan.

Il avait enfreint la loi du 19 ventôse an XI, article Ier, qui défend à tout individu non porteur de diplôme l’exercice de la médecine ; si bien que, sur des dénonciations ténébreuses, Homais avait été mandé à Rouen, près M. le procureur du roi, en son cabinet particulier. Le magistrat l’avait reçu debout, dans sa robe, hermine à l’épaule et toque en tête. C’était le matin, avant l’audience. On entendait dans le corridor passer les fortes bottes des gendarmes, et comme un bruit lointain de grosses serrures qui se fermaient. Les oreilles du pharmacien lui tintèrent à croire qu’il allait tomber d’un coup de sang ; il entrevit des culs de basse-fosse, sa famille en pleurs, la pharmacie vendue, tous les bocaux disséminés ; et il fut obligé d’entrer dans un café prendre un verre de rhum avec de l’eau de Seltz, pour se remettre les esprits.

Peu à peu, le souvenir de cette admonition s’affaiblit, et il continuait, comme autrefois, à donner des consultations anodines dans son arrière-boutique. Mais le maire lui en voulait, des confrères étaient jaloux, il fallait tout craindre ; en s’attachant M. Bovary par des politesses, c’était gagner sa gratitude, et empêcher qu’il ne parlât plus tard, s’il s’apercevait de quelque chose. Aussi, tous les matins, Homais lui apportait le journal, et souvent, dans l’après-midi, quittait un instant la pharmacie pour aller chez l’officier de santé faire la conversation.

Charles était triste : la clientèle n’arrivait pas. Il demeurait assis pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet ou regardait coudre sa femme. Pour se distraire, il s’employa chez lui comme homme de peine, et même il essaya de peindre le grenier avec un reste de couleur que les peintres avaient laissé. Mais les affaires d’argent le préoccupaient. Il en avait tant dépensé pour les réparations de Tostes, pour les toilettes de Madame et pour le déménagement, que toute la dot, plus de trois mille écus, s’était écoulée en deux ans. Puis, que de choses endommagées ou perdues dans le transport de Tostes à Yonville, sans compter le curé de plâtre, qui, tombant de la charrette à un cahot trop fort, s’était écrasé en mille morceaux sur le pavé de Quincampoix !

Un souci meilleur vint le distraire, à savoir la grossesse de sa femme. À mesure que le terme en approchait, il la chérissait davantage. C’était un autre lien de la chair s’établissant, et comme le sentiment continu d’une union plus complexe. Quand il voyait de loin sa démarche paresseuse et sa taille tourner mollement sur ses hanches sans corset, quand vis-à-vis l’un de l’autre il la contemplait tout à l’aise et qu’elle prenait, assise, des poses fatiguées dans son fauteuil, alors son bonheur ne se tenait plus ; il se levait, il l’embrassait, passait ses mains sur sa figure, l’appelait petite maman, voulait la faire danser, et débitait, moitié riant, moitié pleurant, toutes sortes de plaisanteries caressantes qui lui venaient à l’esprit. L’idée d’avoir engendré le délectait. Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait l’existence humaine tout du long, et il s’y attablait sur les deux coudes avec sérénité.

Emma d’abord sentit un grand étonnement, puis eut envie d’être délivrée, pour savoir quelle chose c’était que d’être mère. Mais, ne pouvant faire les dépenses qu’elle voulait, avoir un berceau en nacelle avec des rideaux de soie rose et des béguins brodés, elle renonça au trousseau, dans un accès d’amertume, et le commanda d’un seul coup à une ouvrière du village, sans rien choisir ni discuter. Elle ne s’amusa donc pas à ces préparatifs où la tendresse des mères se met en appétit, et son affection, dès l’origine, en fut peut-être atténuée de quelque chose.

Cependant, comme Charles, à tous les repas, parlait du marmot, bientôt elle y songea d’une façon plus continue.

Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun, et l’appellerait Georges ; et cette idée d’avoir pour enfant un mâle était comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passées. Un homme, au moins, est libre ; il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empêchée continuellement. Inerte et flexible à la fois, elle a contre elle les mollesses de la chair avec les dépendances de la loi. Sa volonté, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous les vents, il y a toujours quelque désir qui entraîne, quelque convenance qui retient.

Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil levant.

— C’est une fille ! dit Charles.

Elle tourna la tête et s’évanouit.

Presque aussitôt, Mme Homais accourut et l’embrassa, ainsi que la mère Lefrançois du Lion d’or. Le pharmacien, en homme discret, lui adressa seulement quelques félicitations provisoires, par la porte entre-bâillée. Il voulut voir l’enfant et le trouva bien conformé.

Pendant sa convalescence, elle s’occupa beaucoup à chercher un nom pour sa fille. D’abord, elle passa en revue tous ceux qui avaient des terminaisons italiennes, tels que Clara, Louisa, Amanda, Atala ; elle aimait assez Galsuinde, plus encore Yseult ou Léocadie. Charles désirait qu’on appelât l’enfant comme sa mère ; Emma s’y opposait. On parcourut le calendrier d’un bout à l’autre, et l’on consulta les étrangers.

M. Léon, disait le pharmacien, avec qui j’en causais l’autre jour, s’étonne que vous ne choisissiez point Madeleine, qui est excessivement à la mode maintenant.

Mais la mère Bovary se récria bien fort sur ce nom de pécheresse. M. Homais, quant à lui, avait en prédilection tous ceux qui rappelaient un grand homme, un fait illustre ou une conception généreuse, et c’est dans ce système-là qu’il avait baptisé ses quatre enfants. Ainsi Napoléon représentait la gloire et Franklin la liberté ; Irma, peut-être, était une concession au romantisme ; mais Athalie, un hommage au plus immortel chef-d’œuvre de la scène française. Car ses convictions philosophiques n’empêchaient pas ses admirations artistiques, le penseur chez lui n’étouffait point l’homme sensible ; il savait établir des différences, faire la part de l’imagination et celle du fanatisme. De cette tragédie, par exemple, il blâmait les idées, mais il admirait le style ; il maudissait la conception, mais il applaudissait à tous les détails, et s’exaspérait contre les personnages, en s’enthousiasmant de leurs discours. Lorsqu’il lisait les grands morceaux, il était transporté ; mais quand il songeait que les calotins en tiraient avantage pour leur boutique, il était désolé, et dans cette confusion de sentiments où il s’embarrassait, il aurait voulu tout à la fois pouvoir couronner Racine de ses deux mains et discuter avec lui pendant un bon quart d’heure.

Enfin, Emma se souvint qu’au château de la Vaubyessard elle avait entendu la marquise appeler Berthe une jeune femme ; dès lors ce nom-là fut choisi, et, comme le père Rouault ne pouvait venir, on pria M. Homais d’être parrain. Il donna pour cadeaux tous produits de son établissement, à savoir : six boîtes de jujubes, un bocal entier de racahout, trois coffins de pâte à la guimauve, et de plus, six bâtons de sucre candi qu’il avait retrouvés dans un placard. Le soir de la cérémonie, il y eut un grand dîner ; le curé s’y trouvait ; on s’échauffa. M. Homais, vers les liqueurs, entonna le Dieu des bonnes gens. M. Léon chanta une barcarolle, et Mme Bovary mère, qui était la marraine, une romance du temps de l’Empire ; enfin M. Bovary père exigea que l’on descendît l’enfant, et se mit à le baptiser avec un verre de champagne qu’il lui versait de haut sur la tête. Cette dérision du premier des sacrements indigna l’abbé Bournisien ; le père Bovary répondit par une citation de la Guerre des dieux, le curé voulut partir ; les dames suppliaient ; Homais s’interposa ; et l’on parvint à faire rasseoir l’ecclésiastique, qui reprit tranquillement, dans sa soucoupe, sa demi-tasse de café à moitié bue.

M. Bovary père resta encore un mois à Yonville, dont il éblouit les habitants par un superbe bonnet de police à galons d’argent, qu’il portait le matin, pour fumer sa pipe sur la place. Ayant aussi l’habitude de boire beaucoup d’eau-de-vie, souvent il envoyait la servante au Lion d’or lui en acheter une bouteille, que l’on inscrivait au compte de son fils ; et il usa, pour parfumer ses foulards, toute la provision d’eau de Cologne qu’avait sa bru.

Celle-ci ne se déplaisait point dans sa compagnie. Il avait couru le monde : il parlait de Berlin, de Vienne, de Strasbourg, de son temps d’officier, des maîtresses qu’il avait eues, des grands déjeuners qu’il avait faits, puis il se montrait aimable, et parfois même, soit dans l’escalier ou au jardin, il lui saisissait la taille en s’écriant :

— Charles, prends garde à toi !

Alors la mère Bovary s’effraya pour le bonheur de son fils, et, craignant que son époux, à la longue, n’eût une influence immorale sur les idées de la jeune femme, elle se hâta de presser le départ. Peut-être avait-elle des inquiétudes plus sérieuses. M. Bovary était homme à ne rien respecter.

Un jour, Emma fut prise tout à coup du besoin de voir sa petite fille, qui avait été mise en nourrice chez la femme du menuisier, et sans regarder à l’almanach si les six semaines de la Vierge duraient encore, elle s’achemina vers la demeure de Rollet, qui se trouvait à l’extrémité du village, au bas de la côte, entre la grande route et les prairies.

Il était midi ; les maisons avaient leurs volets fermés, et les toits d’ardoises, qui reluisaient sous la lumière âpre du ciel bleu, semblaient à la crête de leurs pignons faire pétiller des étincelles. Un vent lourd soufflait. Emma se sentait faible en marchant ; les cailloux du trottoir la blessaient ; elle hésita si elle ne s’en retournerait pas chez elle, ou entrerait quelque part pour s’asseoir.

À ce moment, M. Léon sortit d’une porte voisine, avec une liasse de papiers sous son bras. Il vint la saluer et se mit à l’ombre devant la boutique de Lheureux, sous la tente grise qui avançait.

Mme Bovary dit qu’elle allait voir son enfant, mais qu’elle commençait à être lasse.

— Si…, reprit Léon, n’osant poursuivre.

— Avez-vous affaire quelque part ? demanda-t-elle.

Et, sur la réponse du clerc, elle le pria de l’accompagner. Dès le soir, cela fut connu dans Yonville, et Mme Tuvache, la femme du maire, déclara devant sa servante que Mme Bovary se compromettait.

Pour arriver chez la nourrice, il fallait, après la rue, tourner à gauche, comme pour gagner le cimetière, et suivre entre des maisonnettes et des cours, un petit sentier que bordaient des troènes. Ils étaient en fleur et les véroniques aussi, les églantiers, les orties, et les ronces légères qui s’élançaient des buissons. Par le trou des haies, on apercevait, dans les masures, quelque pourceau sur un fumier, ou des vaches embricolées, frottant leurs cornes contre le tronc des arbres. Tous les deux, côte à côte, ils marchaient doucement, elle s’appuyant sur lui et lui retenant son pas qu’il mesurait sur les siens ; devant eux un essaim de mouches voltigeait, en bourdonnant dans l’air chaud.

Ils reconnurent la maison à un vieux noyer qui l’ombrageait. Basse et couverte de tuiles brunes, elle avait en dehors, sous la lucarne de son grenier, un chapelet d’oignons suspendu. Des bourrées, debout contre la clôture d’épines, entouraient un carré de laitues, quelques pieds de lavande et des pois à fleurs montés sur des rames. De l’eau sale coulait en s’éparpillant sur l’herbe, et il y avait tout autour plusieurs guenilles indistinctes, des bas de tricot, une camisole d’indienne rouge, et un grand drap de toile épaisse étalé en long sur la haie. Au bruit de la barrière, la nourrice parut, tenant sur son bras un enfant qui tétait. Elle tirait de l’autre main un pauvre marmot chétif, couvert de scrofules au visage, le fils d’un bonnetier de Rouen que ses parents trop occupés de leur négoce laissaient à la campagne.

— Entrez, dit-elle ; votre petite est là qui dort.

La chambre, au rez-de-chaussée, la seule du logis, avait au fond, contre la muraille, un large lit sans rideaux, tandis que le pétrin occupait le côté de la fenêtre, dont une vitre était raccommodée avec un soleil de papier bleu. Dans l’angle, derrière la porte, des brodequins à clous luisants étaient rangés sous la dalle du lavoir, près d’une bouteille pleine d’huile qui portait une plume à son goulot ; un Mathieu Laensberg traînait sur la cheminée poudreuse, parmi des pierres à fusil, des bouts de chandelle et des morceaux d’amadou. Enfin la dernière superfluité de cet appartement était une Renommée soufflant dans des trompettes, image découpée sans doute à même quelque prospectus de parfumerie, et que six pointes à sabot clouaient au mur.

L’enfant d’Emma dormait à terre, dans un berceau d’osier. Elle la prit avec la couverture qui l’enveloppait, et se mit à chanter doucement en se dandinant.

Léon se promenait dans la chambre ; il lui semblait étrange de voir cette belle dame en robe de nankin tout au milieu de cette misère. Mme Bovary devint rouge ; il se détourna, croyant que ses yeux peut-être avaient eu quelque impertinence. Puis elle recoucha la petite, qui venait de vomir sur sa collerette. La nourrice aussitôt vint l’essuyer, protestant qu’il n’y paraîtrait pas.

— Elle m’en fait bien d’autres, disait-elle, et je ne suis occupée qu’à la rincer continuellement ! Si vous aviez donc la complaisance de commander à Camus l’épicier, qu’il me laisse prendre un peu de savon lorsqu’il m’en faut ? ce serait même plus commode pour vous, que je ne dérangerais pas.

— C’est bien, c’est bien ! dit Emma. Au revoir, mère Rollet !

Et elle sortit, en essuyant ses pieds sur le seuil.

La bonne femme l’accompagna jusqu’au bout de la cour, tout en parlant du mal qu’elle avait à se relever la nuit.

— J’en suis si rompue quelquefois, que je m’endors sur ma chaise ; aussi, vous devriez pour le moins me donner une petite livre de café moulu qui me ferait un mois et que je prendrais le matin avec du lait.

Après avoir subi ses remerciements, Mme Bovary s’en alla ; et elle était quelque peu avancée dans le sentier, lorsqu’à un bruit de sabots elle tourna la tête : c’était la nourrice !

— Qu’y a-t-il ?

Alors la paysanne, la tirant à l’écart derrière un orme, se mit à lui parler de son mari, qui, avec son métier et six francs par an que le capitaine…

— Achevez plus vite, dit Emma.

— Eh bien ! reprit la nourrice poussant des soupirs entre chaque mot, j’ai peur qu’il ne se fasse une tristesse de me voir prendre du café toute seule ; vous savez, les hommes…

— Puisque vous en aurez, répétait Emma, je vous en donnerai !… Vous m’ennuyez !

— Hélas ! ma pauvre chère dame, c’est qu’il a, par suite de ses blessures, des crampes terribles à la poitrine. Il dit même que le cidre l’affaiblit.

— Mais dépêchez-vous, mère Rollet !

— Donc, reprit celle-ci faisant une révérence, si ce n’était pas vous demander trop…, elle salua encore une fois, — quand vous voudrez, — et son regard suppliait, — un cruchon d’eau-de-vie, dit-elle enfin, et j’en frotterai les pieds de votre petite, qui les a tendres comme la langue.

Débarrassée de la nourrice, Emma reprit le bras de M. Léon. Elle marcha rapidement pendant quelque temps ; puis elle se ralentit, et son regard qu’elle promenait devant elle rencontra l’épaule du jeune homme, dont la redingote avait un collet de velours noir. Ses cheveux châtains tombaient dessus, plats et bien peignés. Elle remarqua ses ongles, qui étaient plus longs qu’on ne les portait à Yonville. C’était une des grandes occupations du clerc que de les entretenir ; et il gardait, à cet usage, un canif tout particulier dans son écritoire.

Ils s’en revinrent à Yonville en suivant le bord de l’eau. Dans la saison chaude, la berge plus élargie découvrait jusqu’à leur base les murs des jardins, qui avaient un escalier de quelques marches descendant à la rivière. Elle coulait sans bruit, rapide et froide à l’œil ; de grandes herbes minces s’y courbaient ensemble, selon le courant qui les poussait, et comme des chevelures vertes abandonnées s’étalaient dans sa limpidité. Quelquefois, à la pointe des joncs ou sur la feuille des nénufars, un insecte à pattes fines marchait ou se posait. Le soleil traversait d’un rayon les petits globules bleus des ondes qui se succédaient en se crevant ; les vieux saules ébranchés miraient dans l’eau leur écorce grise ; au delà, tout alentour, la prairie semblait vide. C’était l’heure du dîner dans les fermes, et la jeune femme et son compagnon n’entendaient en marchant que la cadence de leurs pas sur la terre du sentier, les paroles qu’ils se disaient, et le frôlement de la robe d’Emma qui bruissait tout autour d’elle.

Les murs des jardins, garnis à leur chaperon de morceaux de bouteilles, étaient chauds comme le vitrage d’une serre. Dans les briques, des ravenelles avaient poussé ; et, du bord de son ombrelle déployée, Mme Bovary, tout en passant, faisait s’égrener en poussière jaune un peu de leurs fleurs flétries, ou bien quelque branche des chèvrefeuilles et des clématites qui pendaient au dehors traînait un moment sur la soie en s’accrochant aux effilés.

Ils causaient d’une troupe de danseurs espagnols, que l’on attendait bientôt sur le théâtre de Rouen.

— Vous irez ? demanda-t-elle.

— Si je le peux, répondit-il.

N’avaient-ils rien autre chose à se dire ? Leurs yeux pourtant étaient pleins d’une causerie plus sérieuse ; et, tandis qu’ils s’efforçaient à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur les envahir tous les deux ; c’était comme un murmure de l’âme, profond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris d’étonnement à cette suavité nouvelle, ils ne songeaient pas à s’en raconter la sensation ou à en découvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur l’immensité qui les précède leurs mollesses natales, une brise parfumée, et l’on s’assoupit dans cet enivrement, sans même s’inquiéter de l’horizon que l’on n’aperçoit pas.

La terre, à un endroit, se trouvait effondrée par le pas des bestiaux ; il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacées dans la boue. Souvent, elle s’arrêtait une minute à regarder où poser sa bottine, — et, chancelant sur le caillou qui tremblait, les coudes en l’air, la taille penchée, l’œil indécis, elle riait alors, de peur de tomber dans les flaques d’eau.

Quand ils furent arrivés devant son jardin, Mme Bovary poussa la petite barrière, monta les marches en courant et disparut.

Léon rentra à son étude. Le patron était absent ; il jeta un coup d’œil sur les dossiers, puis se tailla une plume, prit enfin son chapeau et s’en alla.

Il alla sur la Pâture, au haut de la côte d’Argueil, à l’entrée de la forêt ; il se coucha par terre sous les sapins, et regarda le ciel à travers ses doigts.

— Comme je m’ennuie ! se disait-il, comme je m’ennuie !

Il se trouvait à plaindre de vivre dans ce village, avec Homais pour ami et M. Guillaumin pour maître. Ce dernier, tout occupé d’affaires, portant des lunettes à branches d’or et favoris rouges sur cravate blanche, n’entendait rien aux délicatesses de l’esprit, quoiqu’il affectât un genre raide et anglais qui avait ébloui le clerc dans les premiers temps. Quant à la femme du pharmacien, c’était la meilleure épouse de Normandie, douce comme un mouton, chérissant ses enfants, son père, sa mère, ses cousins, pleurant aux maux d’autrui, laissant tout aller dans son ménage, et détestant les corsets ; — mais si lente à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d’un aspect si commun et d’une conversation si restreinte, qu’il n’avait jamais songé, quoiqu’elle eût trente ans, qu’il en eût vingt, qu’ils couchassent porte à porte, et qu’il lui parlât chaque jour, qu’elle pût être une femme pour quelqu’un, ni qu’elle possédât de son sexe autre chose que la robe.

Et ensuite, qu’y avait-il ? Binet, quelques marchands, deux ou trois cabaretiers, le curé, et enfin M. Tuvache, le maire, avec ses deux fils, gens cossus, bourrus, obtus, cultivant leurs terres eux-mêmes, faisant des ripailles en famille, dévots d’ailleurs, et d’une société tout à fait insupportable.

Mais, sur le fond commun de tous ces visages humains, la figure d’Emma se détachait isolée et plus lointaine cependant ; car il sentait entre elle et lui comme de vagues abîmes.

Au commencement, il était venu chez elle plusieurs fois dans la compagnie du pharmacien. Charles n’avait point paru extrêmement curieux de le recevoir ; et Léon ne savait comment s’y prendre entre la peur d’être indiscret et le désir d’une intimité qu’il estimait presque impossible.


IV



D ès les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter la salle, longue pièce à plafond bas où il y avait, sur la cheminée, un polypier touffu s’étalant contre la glace. Assise dans son fauteuil, près de la fenêtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir.

Léon, deux fois par jour, allait de son étude au Lion d’or. Emma, de loin, l’entendait venir ; elle se penchait en écoutant ; et le jeune homme glissait derrière le rideau, toujours vêtu de même façon et sans détourner la tête. Mais, au crépuscule, lorsque, le menton dans sa main gauche, elle avait abandonné sur ses genoux sa tapisserie commencée, souvent elle tressaillait à l’apparition de cette ombre glissant tout à coup. Elle se levait et commandait qu’on mît le couvert.

M. Homais arrivait pendant le dîner. Bonnet grec à la main, il entrait à pas muets pour ne déranger personne et toujours en répétant la même phrase : « Bonsoir la compagnie ! » Puis, quand il s’était posé à sa place, contre la table, entre les deux époux, il demandait au médecin des nouvelles de ses malades, et celui-ci le consultait sur la probabilité des honoraires. Ensuite, on causait de ce qu’il y avait dans le journal. Homais, à cette heure-là, le savait presque par cœur ; et il le rapportait intégralement avec les réflexions du journaliste et toutes les histoires des catastrophes individuelles arrivées en France ou à l’étranger. Mais, le sujet se tarissant, il ne tardait pas à lancer quelques observations sur les mets qu’il voyait. Parfois même, se levant à demi, il indiquait délicatement à Madame le morceau le plus tendre, ou, se tournant vers la bonne, lui adressait des conseils pour la manipulation des ragoûts et l’hygiène des assaisonnements ; il parlait arome, osmazôme, sucs et gélatine d’une façon à éblouir. La tête d’ailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne l’était de bocaux, Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles de caléfacteurs économiques, avec l’art de conserver les fromages et de soigner les vins malades.

À huit heures, Justin venait le chercher pour fermer la pharmacie. Alors M. Homais le regardait d’un œil narquois, surtout si Félicité se trouvait là, s’étant aperçu que son élève affectionnait la maison du médecin.

— Mon gaillard, disait-il, commence à avoir des idées, et je crois, diable m’emporte, qu’il est amoureux de votre bonne !

Mais un défaut plus grave, et qu’il lui reprochait, c’était d’écouter continuellement les conversations. Le dimanche, par exemple, on ne pouvait le faire sortir du salon, où Mme Homais l’avait appelé pour prendre les enfants, qui s’endormaient dans les fauteuils, en tirant avec leurs dos les housses de calicot, trop larges.

Il ne venait pas grand monde à ces soirées du pharmacien, sa médisance et ses opinions politiques ayant écarté de lui successivement différentes personnes respectables. Le clerc ne manquait pas de s’y trouver. Dès qu’il entendait la sonnette, il courait au-devant de Mme Bovary, prenait son châle, et posait à l’écart, sous le bureau de la pharmacie, les grosses pantoufles de lisière qu’elle portait sur sa chaussure, quand il y avait de la neige.

On faisait d’abord quelques parties de trente-et-un ; ensuite M. Homais jouait à l’écarté avec Emma ; Léon, derrière elle, lui donnait des avis. Debout et les mains sur le dossier de sa chaise, il regardait les dents de son peigne qui mordait son chignon. À chaque mouvement qu’elle faisait pour jeter les cartes, sa robe du côté droit remontait. De ses cheveux retroussés, il descendait une couleur brune sur son dos, et qui, s’apâlissant graduellement, peu à peu se perdait dans l’ombre. Son vêtement, ensuite, retombait des deux côtés sur le siège, en bouffant, plein de plis et s’étalait jusqu’à terre. Quand Léon, parfois, sentait la semelle de sa botte poser dessus, il s’écartait, comme s’il eût marché sur quelqu’un.

Lorsque la partie de cartes était finie, l’apothicaire et le médecin jouaient aux dominos, et Emma changeant de place, s’accoudait sur la table, à feuilleter l’Illustration. Elle avait apporté son journal de modes. Léon se mettait près d’elle ; ils regardaient ensemble les gravures et s’attendaient au bas des pages. Souvent elle le priait de lui lire des vers ; Léon les déclamait d’une voix traînante et qu’il faisait expirer soigneusement aux passages d’amour. Mais le bruit des dominos le contrariait ; M. Homais y était fort, il battait Charles à plein double-six. Puis, les trois centaines terminées, ils s’allongeaient tous deux devant le foyer et ne tardaient pas à s’endormir. Le feu se mourait dans les cendres ; la théière était vide ; Léon lisait encore. Emma l’écoutait, en faisant tourner machinalement l’abat-jour de la lampe, où étaient peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde avec leurs balanciers. Léon s’arrêtait, désignant d’un geste son auditoire endormi ; alors ils se parlaient à voix basse, et la conversation qu’ils avaient leur semblait plus douce, parce qu’elle n’était pas entendue.

Ainsi s’établit entre eux une sorte d’association, un commerce continuel de livres et de romances ; M. Bovary, peu jaloux, ne s’en étonnait pas.

Il reçut pour sa fête une belle tête phrénologique, toute marquetée de chiffres jusqu’au thorax et peinte en bleu. C’était une attention du clerc. Il en avait bien d’autres, jusqu’à lui faire, à Rouen, ses commissions ; et le livre d’un romancier ayant mis à la mode la manie des plantes grasses, Léon en achetait pour Madame, qu’il rapportait sur ses genoux, dans l’Hirondelle, tout en se piquant les doigts à leurs poils durs.

Elle fit ajuster, contre sa croisée, une planchette à balustrade pour tenir ses potiches. Le clerc eut aussi son jardinet suspendu ; ils s’apercevaient soignant leurs fleurs à leur fenêtre.

Parmi les fenêtres du village, il y en avait une encore plus souvent occupée ; car, le dimanche, depuis le matin, jusqu’à la nuit, et chaque après-midi, si le temps était clair, on voyait à la lucarne d’un grenier le profil maigre de M. Binet penché sur son tour, dont le ronflement monotone s’entendait jusqu’au Lion d’or.

Un soir, en rentrant, Léon trouva dans sa chambre un tapis de velours et de laine avec des feuillages sur fond pâle, il appela Mme Homais, M. Homais, Justin, les enfants, la cuisinière, il en parla à son patron ; tout le monde désira connaître ce tapis ; pourquoi la femme du médecin faisait-elle au clerc des générosités ? Cela parut drôle, et l’on pensa définitivement qu’elle devait être sa bonne amie.

Il le donnait à croire, tant il vous entretenait sans cesse de ses charmes et de son esprit, si bien que Binet lui répondit une fois fort brutalement :

— Que m’importe, à moi, puisque je ne suis pas de sa société !

Il se torturait à découvrir par quel moyen lui faire sa déclaration ; et, toujours hésitant entre la crainte de lui déplaire et la honte d’être si pusillanime, il en pleurait de découragement et de désirs. Puis il prenait des décisions énergiques ; il écrivait des lettres qu’il déchirait, s’ajournait à des époques qu’il reculait. Souvent il se mettait en marche, dans le projet de tout oser ; mais cette résolution l’abandonnait bien vite en la présence d’Emma, et, quand Charles, survenant, l’invitait à monter dans son boc, pour aller voir ensemble quelque malade aux environs, il acceptait aussitôt, saluait Madame et s’en allait. Son mari, n’était-ce pas quelque chose d’elle ?

Quant à Emma, elle ne s’interrogea point pour savoir si elle l’aimait. L’amour, croyait-elle, devait arriver tout à coup, avec de grands éclats et des fulgurations, — ouragan des cieux qui tombe sur la vie, la bouleverse, arrache les volontés comme des feuilles et emporte à l’abîme le cœur entier. Elle ne savait pas que, sur la terrasse des maisons, la pluie fait des lacs quand les gouttières sont bouchées, et elle fût ainsi demeurée en sa sécurité, lorsqu’elle découvrit subitement une lézarde dans le mur.


V



C e fut un dimanche de février, une après-midi qu’il neigeait.

Ils étaient tous, M. et Mme Bovary, Homais et M. Léon, partis voir, à une demi-lieue d’Yonville, dans la vallée, une filature de lin que l’on établissait. L’apothicaire avait amené avec lui Napoléon et Athalie, pour leur faire faire de l’exercice, et Justin les accompagnait, portant des parapluies sur son épaule.

Rien pourtant n’était moins curieux que cette curiosité. Un grand espace de terrain vide où se trouvaient pêle-mêle, entre des tas de sable et de cailloux, quelques roues d’engrenage déjà rouillées, entourait un long bâtiment quadrangulaire que perçaient quantité de petites fenêtres. Il n’était pas achevé d’être bâti, et l’on voyait le ciel à travers les lambourdes de la toiture. Attaché à la poutrelle du pignon, un bouquet de paille entremêlé d’épis faisait claquer au vent ses rubans tricolores.

Homais parlait. Il expliquait à la compagnie l’importance future de cet établissement, supputait la force des planchers, l’épaisseur des murailles, et regrettait beaucoup de n’avoir pas de canne métrique, comme M. Binet en possédait une pour son usage particulier.

Emma, qui lui donnait le bras, s’appuyait un peu sur son épaule, et elle regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans la brume, sa pâleur éblouissante ; mais elle tourna la tête : Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide ; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage.

Pendant qu’elle le considérait, goûtant ainsi dans son irritation une sorte de volupté dépravée, Léon s’avança d’un pas. Le froid qui le pâlissait semblait déposer sur sa figure une langueur plus douce ; entre sa cravate et son cou, le col de la chemise, un peu lâche, laissait voir la peau ; un bout d’oreille dépassait sous une mèche de cheveux, et son grand œil bleu, levé vers les nuages, parut à Emma plus limpide et plus beau que ces lacs des montagnes où le ciel se mire.

— Malheureux ! s’écria tout à coup l’apothicaire.

Et il courut à son fils, qui venait de se précipiter dans un tas de chaux pour peindre ses souliers en blanc. Aux reproches dont on l’accablait, Napoléon se prit à pousser des hurlements, tandis que Justin lui essuyait ses chaussures avec un torchis de paille. Mais il eût fallu un couteau ; Charles offrit le sien.

— Ah ! se dit-elle, il porte un couteau dans sa poche, comme un paysan !

Le givre tombait, et l’on s’en retourna vers Yonville.

Mme Bovary, le soir, n’alla pas chez ses voisins, et, quand Charles fut parti, lorsqu’elle se sentit seule, le parallèle recommença dans la netteté d’une sensation presque immédiate et avec cet allongement de perspective que le souvenir donne aux objets. Regardant de son lit le feu clair qui brûlait, elle voyait encore, comme là-bas, Léon debout, faisant plier d’une main sa badine et tenant de l’autre Athalie, qui suçait tranquillement un morceau de glace. Elle le trouvait charmant ; elle ne pouvait s’en détacher ; elle se rappela ses autres attitudes en d’autres jours, des phrases qu’il avait dites, le son de sa voix, toute sa personne ; et elle répétait, en avançant ses lèvres comme pour un baiser :

— Oui, charmant ! charmant !… N’aime-t-il pas ? se demanda-t-elle. Qui donc ?.., mais c’est moi !

Toutes les preuves à la fois s’en étalèrent, son cœur bondit. La flamme de la cheminée faisait trembler au plafond une clarté joyeuse ; elle se tourna sur le dos en s’étirant les bras.

Alors commença l’éternelle lamentation : « Oh ! si le ciel l’avait voulu ! Pourquoi n’est-ce pas ? Qui empêchait donc ?… »

Quand Charles, à minuit, rentra, elle eut l’air de s’éveiller, et, comme il fit du bruit en se déshabillant, elle se plaignit de la migraine ; puis demanda nonchalamment ce qui s’était passé dans la soirée.

M. Léon, dit-il, est remonté de bonne heure.

Elle ne put s’empêcher de sourire, et elle s’endormit l’âme remplie d’un enchantement nouveau.

Le lendemain, à la nuit tombante, elle reçut la visite du sieur Lheureux, marchand de nouveautés. C’était un homme habile que ce boutiquier.

Né Gascon, mais devenu Normand, il doublait sa faconde méridionale de cautèle cauchoise. Sa figure grasse, molle et sans barbe, semblait teinte par une décoction de réglisse claire, et sa chevelure blanche rendait plus vif encore l’éclat rude de ses petits yeux noirs. On ignorait ce qu’il avait été jadis : porteballe, disaient les uns, banquier à Routot, selon les autres. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il faisait, de tête, des calculs compliqués à effrayer Binet lui-même. Poli jusqu’à l’obséquiosité, il se tenait toujours les reins à demi courbés, dans la position de quelqu’un qui salue ou qui invite.

Après avoir laissé à la porte son chapeau garni d’un crêpe, il posa sur la table un carton vert, et commença par se plaindre à Madame, avec force civilités, d’être resté jusqu’à ce jour sans obtenir sa confiance. Une pauvre boutique comme la sienne n’était pas faite pour attirer une élégante ; il appuya sur le mot. Elle n’avait pourtant qu’à commander, et il se chargerait de lui fournir ce qu’elle voudrait, tant en mercerie que lingerie, bonneterie ou nouveautés ; car il allait à la ville quatre fois par mois, régulièrement. Il était en relation avec les plus fortes maisons. On pouvait parler de lui aux Trois Frères, à la Barbe d’or ou au Grand Sauvage, tous ces messieurs le connaissaient comme leurs poches ! Aujourd’hui donc il venait montrer à Madame, en passant, différents articles qu’il se trouvait avoir, grâce à une occasion des plus rares. Et il retira de la boîte une demi-douzaine de cols brodés.

Mme Bovary les examina.

— Je n’ai besoin de rien, dit-elle.

Alors M. Lheureux exhiba délicatement trois écharpes algériennes, plusieurs paquets d’aiguilles anglaises, une paire de pantoufles en paille, et enfin, quatre coquetiers en coco, ciselés à jour par des forçats. Puis, les deux mains sur la table, le cou tendu, la taille penchée, il suivait, bouche béante, le regard d’Emma qui se promenait indécis parmi ces marchandises. De temps à autre, comme pour en chasser la poussière, il donnait un coup d’ongle sur la soie des écharpes, dépliées dans toute leur longueur ; et elles frémissaient avec un bruit léger en faisant, à la lumière verdâtre du crépuscule, scintiller, comme de petites étoiles, les paillettes d’or de leur tissu.

— Combien coûtent-elles ?

— Une misère, répondit-il ; mais rien ne presse ; quand vous voudrez ; nous ne sommes pas des Juifs !

Elle réfléchit quelques instants, et finit encore par remercier M. Lheureux, qui répliqua sans s’émouvoir :

— Eh bien ! nous nous entendrons plus tard ; avec les dames je me suis toujours arrangé, si ce n’est avec la mienne, cependant !

Emma sourit.

— C’était pour vous dire, reprit-il d’un air bonhomme, après sa plaisanterie, que ce n’est pas l’argent qui m’inquiète… Je vous en donnerais, s’il le fallait.

Elle eut un geste de surprise.

— Ah ! fit-il vivement et à voix basse, je n’aurais pas besoin d’aller loin pour vous en trouver ; comptez-y !

Et il se mit à demander des nouvelles du père Tellier, le maître du Café Français, que M. Bovary soignait alors.

— Qu’est-ce qu’il a donc, le père Tellier ?… Il tousse qu’il en secoue toute sa maison, et j’ai bien peur que, prochainement, il ne lui faille plutôt un paletot de sapin qu’une camisole de flanelle ? Il a fait tant de bamboches quand il était jeune ! Ces gens-là, madame, n’avaient pas le moindre ordre ! il s’est calciné avec l’eau-de-vie ! Mais c’est fâcheux tout de même de voir une connaissance s’en aller.

Et, tandis qu’il rebouclait son carton, il discourait ainsi sur la clientèle du médecin.

— C’est le temps, sans doute, dit-il en regardant les carreaux avec une figure rechignée, qui est la cause de ces maladies-là ! Moi aussi, je ne me sens pas en mon assiette ; il faudra même un de ces jours que je vienne consulter Monsieur, pour une douleur que j’ai dans le dos. Enfin, au revoir, madame Bovary ; à votre disposition, serviteur très humble !

Et il referma la porte doucement.

Emma se fit servir à dîner dans sa chambre, au coin du feu, sur un plateau ; elle fut longue à manger ; tout lui sembla bon.

— Comme j’ai été sage ! se disait-elle en songeant aux écharpes.

Elle entendit des pas dans l’escalier : c’était Léon. Elle se leva, et prit sur la commode, parmi des torchons à ourler, le premier de la pile. Elle semblait fort occupée quand il parut.

La conversation fut languissante. Mme Bovary l’abandonnant à chaque minute, tandis qu’il demeurait lui-même comme tout embarrassé. Assis sur une chaise basse, près de la cheminée, il faisait tourner dans ses doigts l’étui d’ivoire ; elle poussait son aiguille, ou, de temps à autre, avec son ongle, fronçait les plis de la toile. Elle ne parlait pas ; il se taisait, captivé par son silence, comme il l’eût été par ses paroles.

— Pauvre garçon ! pensait-elle.

— En quoi lui déplais-je ? se demandait-il.

Léon, cependant, finit par dire qu’il devait, un de ces jours, aller à Rouen, pour une affaire de son étude.

— Votre abonnement de musique est terminé, dois-je le reprendre ?

— Non, répondit-elle.

— Pourquoi ?

— Parce que…

Et, pinçant ses lèvres, elle tira lentement une longue aiguillée de fil gris.

Cet ouvrage irritait Léon. Les doigts d’Emma semblaient s’y écorcher par le bout ; il lui vint en tête une phrase galante, mais qu’il ne risqua pas.

— Vous l’abandonnez donc ? reprit-il.

— Quoi ? dit-elle vivement ; la musique ? Ah ! mon Dieu, oui ! n’ai-je pas ma maison à tenir, mon mari à soigner, mille choses enfin, bien des devoirs qui passent auparavant !

Elle regarda la pendule. Charles était en retard. Alors elle fit la soucieuse. Deux ou trois fois même elle répéta :

— Il est si bon !

Le clerc affectionnait M. Bovary. Mais cette tendresse à son endroit l’étonna d’une façon désagréable ; néanmoins il continua son éloge, qu’il entendait faire à chacun, disait-il, et surtout au pharmacien.

— Ah ! c’est un brave homme, reprit Emma.

— Certes, reprit le clerc.

Et il se mit à parler de Mme Homais, dont la tenue fort négligée leur prêtait à rire ordinairement.

— Qu’est-ce que cela fait ? interrompit Emma. Une bonne mère de famille ne s’inquiète pas de sa toilette.

Puis elle retomba dans son silence.

Il en fut de même les jours suivants ; ses discours, ses manières, tout changea. On la vit prendre à cœur son ménage, retourner à l’église régulièrement et tenir sa servante avec plus de sévérité.

Elle retira Berthe de nourrice. Félicité l’amenait quand il venait des visites, et Mme Bovary la déshabillait afin de faire voir ses membres. Elle déclarait adorer les enfants ; c’était sa consolation, sa joie, sa folie, et elle accompagnait ses caresses d’expansions lyriques, qui, à d’autres qu’à des Yonvillais, eussent rappelé la Sachette de Notre-Dame de Paris.

Quand Charles rentrait, il trouvait auprès des cendres ses pantoufles à chauffer. Ses gilets maintenant ne manquaient plus de doublure, ni ses chemises de boutons, et même il y avait plaisir à considérer dans l’armoire tous les bonnets de coton rangés par piles égales. Elle ne rechignait plus, comme autrefois, à faire des tours dans le jardin ; ce qu’il proposait était toujours consenti, bien qu’elle ne devinât pas les volontés auxquelles elle se soumettait sans un murmure ; — et lorsque Léon le voyait au coin du feu, après le dîner, les deux mains sur son ventre, les deux pieds sur les chenets, la joue rougie par la digestion, les yeux humides de bonheur, avec l’enfant qui se traînait sur le tapis, et cette femme à taille mince qui par-dessus le dossier du fauteuil venait le baiser au front :

— Quelle folie ! se disait-il, et comment arriver jusqu’à elle ?

Elle lui parut donc si vertueuse et inaccessible, que toute espérance, même la plus vague, l’abandonna.

Mais, par ce renoncement, il la plaçait en des conditions extraordinaires. Elle se dégagea, pour lui, des qualités charnelles dont il n’avait rien à obtenir ; et elle alla, dans son cœur, montant toujours et s’en détachant, à la manière magnifique d’une apothéose qui s’envole. C’était un de ces sentiments purs qui n’embarrassent pas l’exercice de la vie, que l’on cultive parce qu’ils sont rares, et dont la perte affligerait plus que la possession n’est réjouissante.

Emma maigrit, ses joues pâlirent, sa figure s’allongea. Avec ses bandeaux noirs, ses grands yeux, son nez droit, sa démarche d’oiseau et toujours silencieuse maintenant, ne semblait-elle pas traverser l’existence en y touchant à peine, et porter au front la vague empreinte de quelque prédestination sublime ? Elle était si triste et si calme, si douce à la fois et si réservée, que l’on se sentait près d’elle pris par un charme glacial, comme l’on frissonne dans les églises sous le parfum des fleurs mêlé au froid des marbres. Les autres même n’échappaient point à cette séduction. Le pharmacien disait :

— C’est une femme de grands moyens et qui ne serait pas déplacée dans une sous-préfecture.

Les bourgeoises admiraient son économie, les clients sa politesse, les pauvres sa charité.

Mais elle était pleine de convoitises, de rage, de haine. Cette robe aux plis droits cachait un cœur bouleversé, et ces lèvres si pudiques n’en racontaient pas la tourmente. Elle était amoureuse de Léon, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus à l’aise se délecter en son image. La vue de sa personne troublait la volupté de cette méditation. Emma palpitait au bruit de ses pas ; puis, en sa présence, l’émotion tombait, et il ne lui restait ensuite qu’un immense étonnement qui se finissait en tristesse.

Léon ne savait pas, lorsqu’il sortait de chez elle désespéré, qu’elle se levait derrière lui, afin de le voir dans la rue. Elle s’inquiétait de ses démarches ; elle épiait son visage ; elle inventa toute une histoire pour trouver prétexte à visiter sa chambre. La femme du pharmacien lui semblait bien heureuse de dormir sous le même toit ; et ses pensées continuellement s’abattaient sur cette maison, comme les pigeons du Lion d’or qui venaient tremper là, dans les gouttières, leurs pattes roses et leurs ailes blanches. Mais plus Emma s’apercevait de son amour, plus elle le refoulait, afin qu’il ne parût pas, et pour le diminuer. Elle aurait voulu que Léon s’en doutât ; et elle imaginait des hasards, des catastrophes qui l’eussent facilité. Ce qui la retenait, sans doute, c’était la paresse ou l’épouvante, et la pudeur aussi. Elle songeait qu’elle l’avait repoussé trop loin, qu’il n’était plus temps, que tout était perdu. Puis l’orgueil, la joie de se dire : « Je suis vertueuse », et de se regarder dans la glace en prenant des poses résignées, la consolait un peu du sacrifice qu’elle croyait faire.

Alors, les appétits de la chair, les convoitises d’argent et les mélancolies de la passion, tout se confondit dans une même souffrance ; — et, au lieu d’en détourner sa pensée, elle l’y attachait davantage, s’excitant à la douleur et en cherchant partout les occasions. Elle s’irritait d’un plat mal servi ou d’une porte entre-bâillée, gémissait du velours qu’elle n’avait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite.

Ce qui l’exaspérait, c’est que Charles n’avait pas l’air de se douter de son supplice. La conviction où il était de la rendre heureuse lui semblait une insulte imbécile, et sa sécurité là-dessus de l’ingratitude. Pour qui donc était-elle sage ? N’était-il pas, lui, l’obstacle à toute félicité, la cause de toute misère, et comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés ?

Donc, elle reporta sur lui seul la haine nombreuse qui résultait de ses ennuis, et chaque effort pour l’amoindrir ne servait qu’à l’augmenter ; car cette peine inutile s’ajoutait aux autres motifs de désespoir et contribuait encore plus à l’écartement. Sa propre douceur à elle-même lui donnait des rébellions. La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, la tendresse matrimoniale en des désirs adultères. Elle aurait voulu que Charles la battît, pour pouvoir plus justement le détester, s’en venger. Elle s’étonnait parfois des conjectures atroces qui lui arrivaient à la pensée ; et il fallait continuer à sourire, s’entendre répéter qu’elle était heureuse, faire semblant de l’être, le laisser croire ?

Elle avait des dégoûts, cependant, de cette hypocrisie. Des tentations la prenaient de s’enfuir avec Léon, quelque part, bien loin, pour essayer une destinée nouvelle ; mais aussitôt il s’ouvrait dans son âme un gouffre vague, plein d’obscurité.

— D’ailleurs il ne m’aime plus, pensait-elle ; que devenir ? quel secours attendre, quelle consolation, quel allègement ?

Elle restait brisée, haletante, inerte, sanglotant à voix basse et avec des larmes qui coulaient.

— Pourquoi ne point le dire à Monsieur ? lui demandait la domestique, lorsqu’elle entrait pendant ces crises.

— Ce sont les nerfs, répondait Emma ; ne lui en parle pas, tu l’affligerais.

— Ah ! oui, reprenait Félicité, vous êtes justement comme la Guérine, la fille au père Guérin, le pêcheur du Pollet, que j’ai connue à Dieppe, avant de venir chez vous. Elle était si triste, si triste, qu’à la voir debout sur le seuil de sa maison, elle vous faisait l’effet d’un drap d’enterrement tendu devant la porte. Son mal, à ce qu’il paraît, était une manière de brouillard qu’elle avait dans la tête, et les médecins n’y pouvaient rien, ni le curé non plus. Quand ça la prenait trop fort, elle s’en allait toute seule sur le bord de la mer, si bien que le lieutenant de la douane, en faisant sa tournée, souvent la trouvait étendue à plat ventre et pleurant sur les galets. Puis, après son mariage, ça lui a passé, dit-on.

— Mais, moi, reprenait Emma, c’est après le mariage que ça m’est venu.


VI



U n soir que la fenêtre était ouverte, et que, assise au bord, elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit tout à coup sonner l’Angelus.

On était au commencement d’avril, quand les primevères sont écloses ; un vent tiède se roule sur les plates-bandes labourées, et les jardins, comme des femmes, semblent faire leur toilette pour les fêtes de l’été. Par les barreaux de la tonnelle et au delà tout alentour, on voyait la rivière dans la prairie, où elle dessinait sur l’herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours d’une teinte violette, plus pâle et plus transparente qu’une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient ; on n’entendait ni leurs pas, ni leurs mugissements ; et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique.

À ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s’égarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers, qui dépassaient sur l’autel les vases pleins de fleurs et le tabernacle à colonnettes. Elle aurait voulu, comme autrefois, être encore confondue dans la longue ligne des voiles blancs, que marquaient de noir çà et là les capuchons raides des bonnes sœurs inclinées sur leur prie-Dieu ; le dimanche, à la messe, quand elle relevait sa tête, elle apercevait le doux visage de la Vierge, parmi les tourbillons bleuâtres de l’encens qui montait. Alors un attendrissement la saisit ; elle se sentit molle et tout abandonnée, comme un duvet d’oiseau qui tournoie dans la tempête ; et ce fut sans en avoir conscience qu’elle s’achemina vers l’église, disposée à n’importe quelle dévotion, pourvu qu’elle y absorbât son âme et que l’existence entière y disparût.

Elle rencontra, sur la place, Lestiboudois, qui s’en revenait ; car, pour ne pas rogner la journée, il préférait interrompre sa besogne, puis la reprendre, si bien qu’il tintait l’Angelus selon sa commodité. D’ailleurs, la sonnerie, faite plus tôt, avertissait les gamins de l’heure du catéchisme.

Déjà quelques-uns, qui se trouvaient arrivés, jouaient aux billes sur les dalles du cimetière. D’autres, à califourchon sur le mur, agitaient leurs jambes, en fauchant avec leurs sabots les grandes orties poussées entre la petite enceinte et les dernières tombes. C’était la seule place qui fût verte ; tout le reste n’était que pierres, et couvert continuellement d’une poudre fine, malgré le balai de la sacristie.

Les enfants en chaussons couraient là comme sur un parquet fait pour eux, et on entendait les éclats de leurs voix à travers le bourdonnement de la cloche. Il diminuait avec les oscillations de la grosse corde qui, tombant des hauteurs du clocher, traînait à terre par le bout. Des hirondelles passaient en poussant de petits cris, coupaient l’air au tranchant de leur vol, et rentraient vite dans leurs nids jaunes, sous les tuiles du larmier. Au fond de l’église, une lampe brûlait, c’est-à-dire une mèche de veilleuse dans un verre suspendu. Sa lumière, de loin, semblait une tache blanchâtre qui tremblait sur l’huile. Un long rayon de soleil traversait toute la nef et rendait plus sombres encore les bas côtés et les angles.

— Où est le curé ? demanda Mme Bovary à un jeune garçon qui s’amusait à secouer le tourniquet dans son trou trop lâche.

— Il va venir, répondit-il.

En effet, la porte du presbytère grinça, l’abbé Bournisien parut ; les enfants, pêle-mêle, s’enfuirent dans l’église.

— Ces polissons-là ! murmura l’ecclésiastique, toujours les mêmes !

Et, ramassant un catéchisme en lambeaux qu’il venait de heurter avec son pied :

— Ça ne respecte rien !

Mais, dès qu’il aperçut Mme Bovary :

— Excusez-moi, dit-il, je ne vous remettais pas.

Il fourra le catéchisme dans sa poche et s’arrêta, continuant à balancer entre deux doigts la lourde clef de la sacristie.

La lueur du soleil couchant qui frappait en plein son visage pâlissait le lasting de sa soutane, luisante sous les coudes, effiloquée par le bas. Des taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne de petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en s’écartant de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa peau rouge ; elle était semée de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils rudes de sa barbe grisonnante. Il venait de dîner et respirait bruyamment.

— Comment vous portez-vous ? ajouta-t-il.

— Mal, répondit Emma ; je souffre.

— Eh bien, moi aussi, reprit l’ecclésiastique. Ces premières chaleurs, n’est-ce pas, vous amollissent étonnamment ? Enfin, que voulez-vous ! nous sommes nés pour souffrir, comme dit saint Paul. Mais, M. Bovary, qu’est-ce qu’il en pense ?

— Lui ! fit-elle avec un geste de dédain.

— Quoi ! répliqua le bonhomme tout étonné, il ne vous ordonne pas quelque chose ?

— Ah ! dit Emma, ce ne sont pas les remèdes de la terre qu’il me faudrait.

Mais le curé, de temps à autre, regardait dans l’église, où tous les gamins agenouillés se poussaient de l’épaule, et tombaient comme des capucins de cartes.

— Je voudrais savoir…, reprit-elle.

— Attends, attends, Riboudet, cria l’ecclésiastique d’une voix colère, je m’en vas aller te chauffer les oreilles, mauvais galopin !

Puis, se tournant vers Emma :

— C’est le fils de Boudet le charpentier ; ses parents sont à leur aise et lui laissent faire ses fantaisies. Pourtant il apprendrait vite, s’il le voulait, car il est plein d’esprit. Et moi quelquefois, par plaisanterie, je l’appelle donc Riboudet (comme la côte que l’on prend pour aller à Maromme), et je dis même : mon Riboudet. Ah ! ah ! Mont-Riboudet ! L’autre jour, j’ai rapporté ce mot-là à Monseigneur, qui en a ri… il a daigné en rire. — Et M. Bovary, comment va-t-il ?

Elle semblait ne pas entendre. Il continua :

— Toujours fort occupé, sans doute ? car nous sommes certainement, lui et moi, les deux personnes de la paroisse qui avons le plus à faire. Mais lui, il est le médecin des corps, ajouta-t-il avec un rire épais, et moi, je le suis des âmes !

Elle fixa sur le prêtre des yeux suppliants :

— Oui…, dit-elle, vous soulagez toutes les misères.

— Ah ! ne m’en parlez pas, madame Bovary ! Ce matin même, il a fallu que j’aille dans le Bas-Diauville pour une vache qui avait l’enfle, ils croyaient que c’était un sort. Toutes leurs vaches, je ne sais comment… Mais, pardon ! Longuemarre et Boudet ! sac à papier ! voulez-vous bien finir !

Et, d’un bond, il s’élança dans l’église.

Les gamins, alors, se pressaient autour du grand pupitre, grimpaient sur le tabouret du chantre, ouvraient le missel ; et d’autres, à pas de loups, allaient se hasarder bientôt jusque dans le confessionnal. Mais le curé, soudain, distribua sur tous une grêle de soufflets. Les prenant par le collet de la veste, il les enlevait de terre et les reposait à deux genoux sur les pavés du chœur, fortement, comme s’il eût voulu les y planter.

— Allez, dit-il quand il fut revenu près d’Emma, et en déployant son large mouchoir d’indienne, dont il mit un angle entre ses dents, les cultivateurs sont bien à plaindre !

— Il y en a d’autres, répondit-elle.

— Assurément ! les ouvriers des villes, par exemple.

— Ce ne sont pas eux…

— Pardonnez-moi ! j’ai connu là de pauvres mères de famille, des femmes vertueuses, je vous assure, de véritables saintes, qui manquaient même de pain.

— Mais celles, reprit Emma (et les coins de sa bouche se tordaient en parlant), celles, M. le curé, qui ont du pain, et qui n’ont pas…

— De feu l’hiver, dit le prêtre.

— Eh ! qu’importe ?

— Comment ! qu’importe ? il me semble, à moi, que lorsqu’on est bien chauffé, bien nourri…, car enfin…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! soupirait-elle.

— Vous vous trouvez gênée ? fit-il, en s’avançant d’un air inquiet ; c’est la digestion, sans doute ? Il faut rentrer chez vous, madame Bovary, boire un peu de thé ; ça vous fortifiera, ou bien un verre d’eau fraîche avec de la cassonade.

— Pourquoi ?

Et elle avait l’air de quelqu’un qui se réveille d’un songe.

— C’est que vous passiez la main sur votre front. J’ai cru qu’un étourdissement vous prenait.

Puis, se ravisant :

— Mais vous me demandiez quelque chose ? Qu’est-ce donc ? Je ne sais plus.

— Moi ? Rien…, rien…, répétait Emma.

Et son regard, qu’elle promenait autour d’elle, s’abaissa lentement sur le vieillard à soutane. Ils se considéraient tous les deux, face à face, sans parler.

— Alors, madame Bovary, dit-il enfin, faites excuse, mais le devoir avant tout, vous savez ; il faut que j’expédie mes garnements. Voilà les premières communions qui vont venir. Nous serons encore surpris, j’en ai peur ! Aussi, à partir de l’Ascension, je les tiens recta tous les mercredis une heure de plus. Ces pauvres enfants ! on ne saurait les diriger trop tôt dans la voie du Seigneur, comme, du reste, il nous l’a recommandé lui-même par la bouche de son divin Fils… Bonne santé, madame ; mes respects à monsieur votre mari !

Et il entra dans l’église, en faisant, dès la porte, une génuflexion.

Emma le vit qui disparaissait entre la double ligne de bancs, marchant à pas lourds, la tête un peu penchée sur l’épaule et avec ses deux mains entr’ouvertes, qu’il portait en dehors.

Puis elle tourna sur ses talons, tout d’un bloc comme une statue sur un pivot, et prit le chemin de sa maison. Mais la grosse voix du curé, la voix claire des gamins arrivaient encore à son oreille et continuaient derrière elle :

— Êtes-vous chrétien ?

— Oui, je suis chrétien.

— Qu’est-ce qu’un chrétien ?

— C’est celui qui, étant baptisé…, baptisé…, baptisé.

Elle monta les marches de son escalier en se tenant à la rampe, et, quand elle fut dans sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil.

Le jour blanchâtre des carreaux s’abaissait doucement avec des ondulations. Les meubles à leur place semblaient devenus plus immobiles et se perdre dans l’ombre comme dans un océan ténébreux. La cheminée était éteinte, la pendule battait toujours, et Emma vaguement s’ébahissait à ce calme des choses, tandis qu’il y avait en elle-même tant de bouleversements. Mais, entre la fenêtre et la table à ouvrage, la petite Berthe était là, qui chancelait sur ses bottines de tricot, et essayait de se rapprocher de sa mère, pour lui saisir, par le bout, les rubans de son tablier.

— Laisse-moi ! dit celle-ci en l’écartant avec la main.

La petite fille bientôt revint plus près encore contre ses genoux ; et, s’y appuyant des bras, elle levait vers elle son gros œil bleu, pendant qu’un filet de salive pure découlait de sa lèvre sur la soie du tablier.

— Laisse-moi ! répéta la jeune femme tout irritée.

Sa figure épouvanta l’enfant, qui se mit à crier.

— Eh ! laisse-moi donc ! fit-elle en la repoussant du coude.

Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patère de cuivre ; elle s’y coupa la joue, le sang sortit. Mme Bovary se précipita pour la relever, cassa le cordon de la sonnette, appela la servante de toutes ses forces, et elle allait commencer à se maudire, lorsque Charles parut. C’était l’heure du dîner, il rentrait.

— Regarde donc, cher ami, lui dit Emma d’une voix tranquille : voilà la petite qui, en jouant, vient de se blesser par terre.

Charles la rassura, le cas n’était point grave, et il alla chercher du diachylum.

Mme Bovary ne descendit pas dans la salle ; elle voulut demeurer seule à garder son enfant. Alors, en la contemplant dormir, ce qu’elle conservait d’inquiétude se dissipa par degrés, et elle se parut à elle-même bien sotte et bien bonne de s’être troublée tout à l’heure pour si peu de chose. Berthe, en effet, ne sanglotait plus. Sa respiration, maintenant, soulevait insensiblement la couverture de coton. De grosses larmes s’arrêtaient au coin de ses paupières à demi closes, qui laissaient voir entre les cils deux prunelles pâles, enfoncées ; le sparadrap, collé sur sa joue, en tirait obliquement la peau tendue.

— C’est une chose étrange, pensait Emma, comme cette enfant est laide !

Quand Charles, à onze heures du soir, revint de la pharmacie (où il avait été remettre, après le dîner, ce qui lui restait du diachylum), il trouva sa femme debout auprès du berceau.

— Puisque je t’assure que ce ne sera rien, dit-il en la baisant au front ; ne te tourmente pas, pauvre chérie, tu te rendras malade !

Il était resté longtemps chez l’apothicaire. Bien qu’il ne s’y fût pas montré fort ému, M. Homais, néanmoins, s’était efforcé de le raffermir, de lui remonter le moral. Alors on avait causé des dangers divers qui menaçaient l’enfance et de l’étourderie des domestiques. Mme Homais en savait quelque chose, ayant encore sur la poitrine les marques d’une écuellée de braise qu’une cuisinière, autrefois, avait laissée tomber dans son sarrau. Aussi ces bons parents prenaient-ils quantité de précautions. Les couteaux jamais n’étaient affilés, ni les appartements cirés. Il y avait aux fenêtres des grilles en fer et aux chambranles de fortes barres. Les petits Homais, malgré leur indépendance, ne pouvaient remuer sans un surveillant derrière eux ; au moindre rhume, leur père les bourrait de pectoraux, et jusqu’à plus de quatre ans ils portaient tous, impitoyablement, des bourrelets matelassés. C’était, il est vrai, une manie de Mme Homais ; son époux en était intérieurement affligé, redoutant pour les organes de l’intellect les résultats possibles d’une pareille compression, et il s’échappait jusqu’à lui dire :

— Tu prétends donc en faire des Caraïbes ou des Botocudos ?

Charles, cependant, avait essayé plusieurs fois d’interrompre la conversation.

— J’aurais à vous entretenir, avait-il soufflé bas à l’oreille du clerc, qui se mit à marcher devant lui dans l’escalier.

— Se douterait-il de quelque chose ? se demandait Léon. Il avait des battements de cœur et se perdait en conjectures.

Enfin Charles, ayant fermé la porte, le pria de voir lui-même à Rouen quels pouvaient être les prix d’un beau daguerréotype ; c’était une surprise sentimentale qu’il réservait à sa femme, une attention fine, son portrait en habit noir. Mais il voulait auparavant savoir à quoi s’en tenir ; ces démarches ne devaient pas embarrasser M. Léon, puisqu’il allait à la ville toutes les semaines, à peu près.

Dans quel but ? Homais soupçonnait là-dessous quelque histoire de jeune homme, une intrigue. Mais il se trompait ; Léon ne poursuivait aucune amourette. Plus que jamais il était triste, et Mme Lefrançois s’en apercevait bien à la quantité de nourriture qu’il laissait maintenant sur son assiette. Pour en savoir plus long, elle interrogea le percepteur ; Binet répliqua, d’un ton rogue, qu’il n’était point payé par la police.

Son camarade, toutefois, lui paraissait fort singulier ; car souvent Léon se renversait sur sa chaise en écartant les bras, et se plaignait vaguement de l’existence.

— C’est que vous ne prenez point assez de distractions, disait le percepteur.

— Lesquelles ?

— Moi, à votre place, j’aurais un tour !

— Mais je ne sais pas tourner, répondait le clerc.

— Oh ! c’est vrai ! faisait l’autre en caressant sa mâchoire, avec un air de dédain mêlé de satisfaction.

Léon était las d’aimer sans résultats ; puis il commençait à sentir cet accablement que vous cause la répétition de la même vie, lorsque aucun intérêt ne la dirige et qu’aucune espérance ne la soutient. Il était si ennuyé d’Yonville et des Yonvillais, que la vue de certaines gens, de certaines maisons l’irritait à n’y pouvoir tenir ; et le pharmacien, tout bonhomme qu’il était, lui devenait complètement insupportable. Cependant, la perspective d’une situation nouvelle l’effrayait autant qu’elle le séduisait.

Cette appréhension se tourna vite en impatience, et Paris alors agita pour lui, dans le lointain, la fanfare de ses bals masqués avec le rire de ses grisettes. Puisqu’il devait y terminer son droit, pourquoi ne partait-il pas ? qui l’empêchait ? Et il se mit à faire des préparatifs intérieurs ; il arrangea d’avance ses occupations. Il se meubla, dans sa tête, un appartement. Il y mènerait une vie d’artiste ! Il y prendrait des leçons de guitare ! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu ! Et même il admirait déjà sur sa cheminée deux fleurets en sautoir, avec une tête de mort et la guitare au-dessus.

La chose difficile était le consentement de sa mère ; rien pourtant ne paraissait plus raisonnable. Son patron même l’engageait à visiter une autre étude, où il pût se développer davantage. Prenant donc un parti moyen, Léon chercha quelque place de second clerc à Rouen, n’en trouva pas, il écrivit enfin à sa mère une longue lettre détaillée, où il exposait les raisons d’aller habiter Paris immédiatement. Elle y consentit.

Il ne se hâta point. Chaque jour, durant tout un mois, Hivert transporta pour lui d’Yonville à Rouen, de Rouen à Yonville, des coffres, des valises, des paquets ; et, quand Léon eut remonté sa garde-robe, fait rembourrer ses trois fauteuils, acheté une provision de foulards, pris, en un mot, plus de dispositions que pour un voyage autour du monde, il s’ajourna de semaine en semaine, jusqu’à ce qu’il reçût une seconde lettre maternelle où on le pressait de partir, puisqu’il désirait, avant les vacances, passer son examen.

Lorsque le moment fut venu des embrassades, Mme Homais pleura ; Justin sanglotait ; Homais, en homme fort, dissimula son émotion ; il voulut lui-même porter le paletot de son ami jusqu’à la grille du notaire, qui emmenait Léon à Rouen dans sa voiture. Ce dernier avait juste le temps de faire ses adieux à M. Bovary.

Quand il fut au haut de l’escalier, il s’arrêta, tant il se sentait hors d’haleine. À son entrée, Mme Bovary se leva vivement.

— C’est encore moi ! dit Léon.

— J’en étais sûre !

Elle se mordit les lèvres, et un flot de sang lui courut sous la peau, qui se colora tout en rose, depuis la racine des cheveux jusqu’au bord de sa collerette. Elle restait debout, s’appuyant de l’épaule contre la boiserie.

— Monsieur n’est donc pas là ? reprit-il.

— Il est absent.

Elle répéta :

— Il est absent.

Alors il y eut un silence. Ils se regardèrent ; et leurs pensées, confondues dans la même angoisse, s’étreignaient étroitement, comme deux poitrines palpitantes.

— Je voudrais bien embrasser Berthe, dit Léon.

Emma descendit quelques marches, et elle appela Félicité.

Il jeta vite autour de lui un large coup d’œil qui s’étala sur les murs, les étagères, la cheminée, comme pour pénétrer tout, emporter tout.

Mais elle rentra, et la servante amena Berthe, qui secouait au bout d’une ficelle un moulin à vent la tête en bas.

Léon la baisa sur le cou à plusieurs reprises.

— Adieu, pauvre enfant ! adieu, chère petite, adieu !

Et il la remit à sa mère.

— Emmenez-la, dit celle-ci.

Ils restèrent seuls.

Mme Bovary, le dos tourné, avait la figure posée contre un carreau ; Léon tenait sa casquette à la main et la battait doucement le long de sa cuisse.

— Il va pleuvoir, dit Emma.

— J’ai un manteau, répondit-il.

— Ah !

Elle se détourna, le menton baissé et le front en avant. La lumière y glissait comme sur un marbre, jusqu’à la courbe des sourcils, sans que l’on pût savoir ce qu’Emma regardait à l’horizon ni ce qu’elle pensait au fond d’elle-même.

— Allons, adieu ! soupira-t-il.

Elle releva sa tête d’un mouvement brusque :

— Oui, adieu…, partez !

Ils s’avancèrent l’un vers l’autre ; il tendit la main, elle hésita.

— À l’anglaise donc, fit-elle abandonnant la sienne, tout en s’efforçant de rire.

Léon la sentit entre ses doigts, et la substance même de tout son être lui semblait descendre dans cette paume humide.

Puis il ouvrit la main ; leurs yeux se rencontrèrent encore, et il disparut.

Quand il fut sous les halles, il s’arrêta, et il se cacha derrière un pilier, afin de contempler une dernière fois cette maison blanche avec ses quatre jalousies vertes. Il crut voir une ombre derrière la fenêtre, dans la chambre ; mais le rideau, se décrochant de la patère comme si personne n’y touchait, remua lentement ses longs plis obliques, qui d’un seul bond s’étalèrent tous, et il resta droit, plus immobile qu’un mur de plâtre. Léon se mit à courir.

Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, et à côté un homme en serpillière qui tenait le cheval. Homais et M. Guillaumin causaient ensemble. On l’attendait.

— Embrassez-moi, dit l’apothicaire, les larmes aux yeux. Voilà votre paletot, mon bon ami ; prenez garde au froid ! Soignez-vous ! ménagez-vous !

— Allons, Léon, en voiture ! dit le notaire.

Homais se pencha sur le garde-crotte, et d’une voix entrecoupée par les sanglots, laissa tomber ces deux mots tristes :

— Bon voyage !

— Bonsoir, répondit M. Guillaumin. Lâchez tout ! Ils partirent, et Homais s’en retourna.

Mme Bovary avait ouvert sa fenêtre sur le jardin, et elle regardait les nuages.

Ils s’amoncelaient au couchant, du côté de Rouen, et roulaient vite leurs volutes noires, d’où dépassaient par derrière les grandes lignes du soleil, comme les flèches d’or d’un trophée suspendu, tandis que le reste du ciel vide avait la blancheur d’une porcelaine. Mais une rafale de vent fit se courber les peupliers, et tout à coup la pluie tomba ; elle crépitait sur les feuilles vertes. Puis le soleil reparut, les poules chantèrent, des moineaux battaient des ailes dans les buissons humides, et les flaques d’eau sur le sable emportaient en s’écoulant les fleurs roses d’un acacia.

— Ah ! qu’il doit être loin déjà ! pensa-t-elle.

M. Homais, comme de coutume, vint à six heures et demie, pendant le dîner.

— Eh bien ! dit-il en s’asseyant, nous avons donc tantôt embarqué notre jeune homme ?

— Il paraît ! répondit le médecin.

Puis, se tournant sur sa chaise :

— Eh quoi de neuf chez vous ?

— Pas grand’chose. Ma femme, seulement, a été cette après-midi, un peu émue. Vous savez, les femmes, un rien les trouble ! la mienne surtout ! Et l’on aurait tort de se révolter là contre, puisque leur organisation nerveuse est beaucoup plus malléable que la nôtre.

— Ce pauvre Léon ! disait Charles, comment va-t-il vivre à Paris ?… S’y accoutumera-t-il ?

Mme Bovary soupira.

— Allons donc ! dit le pharmacien en claquant de la langue, les parties fines chez le traiteur ! les bals masqués ! le champagne ! tout cela va rouler, je vous assure.

— Je ne crois pas qu’il se dérange, objecta Bovary.

— Ni moi ! reprit vivement M. Homais, quoiqu’il lui faudra pourtant suivre les autres, au risque de passer pour un jésuite. Et vous ne savez pas la vie que mènent ces farceurs-là, dans le quartier Latin, avec les actrices ! Du reste, les étudiants sont fort bien vus à Paris. Pour peu qu’ils aient quelque talent d’agrément, on les reçoit dans les meilleures sociétés, et il y a même des dames du faubourg Saint-Germain qui en deviennent amoureuses, ce qui leur fournit, par la suite, les occasions de faire de très beaux mariages.

— Mais, dit le médecin, j’ai peur pour lui que… là-bas…

— Vous avez raison interrompit l’apothicaire, c’est le revers de la médaille ! et l’on y est obligé continuellement d’avoir la main posée sur son gousset. Ainsi, vous êtes dans un jardin public, je suppose ; un quidam se présente, bien mis, décoré même, et qu’on prendrait pour un diplomate ; il vous aborde ; vous causez ; il s’insinue, vous offre une prise ou vous ramasse votre chapeau. Puis on se lie davantage ; il vous mène au café, vous invite à venir dans sa maison de campagne, vous fait faire, entre deux vins, toutes sortes de connaissances, et, les trois quarts du temps ce n’est que pour flibuster votre bourse ou vous entraîner en des démarches pernicieuses.

— C’est vrai, répondit Charles ; mais je pensais surtout aux maladies, à la fièvre typhoïde, par exemple, qui attaque les étudiants de la province.

Emma tressaillit.

— À cause du changement de régime, continua le pharmacien, et de la perturbation qui en résulte dans l’économie générale. Et puis, l’eau de Paris, voyez-vous ! les mets des restaurateurs, toutes ces nourritures épicées finissent par vous échauffer le sang et ne valent pas, quoi qu’on en dise, un bon pot-au-feu. J’ai toujours, quant à moi, préféré la cuisine bourgeoise, c’est plus sain ! Aussi, lorsque j’étudiais à Rouen la pharmacie, je m’étais mis en pension dans une pension ; je mangeais avec les professeurs.

Et il continua donc à exposer ses opinions générales et ses sympathies personnelles, jusqu’au moment où Justin vint le chercher pour un lait de poule qu’il fallait faire.

— Pas un instant de répit ! s’écria-t-il, toujours à la chaîne ! Je ne peux sortir une minute ! Il faut, comme un cheval de labour, être à suer sang et eau ! Quel collier de misère !

Puis quand il fut sur la porte :

— À propos, dit-il, savez-vous la nouvelle ?

— Quoi donc ?

— C’est qu’il est fort probable, reprit Homais, en dressant ses sourcils et en prenant une figure des plus sérieuses, que les comices agricoles de la Seine-Inférieure se tiendront cette année à Yonville-l’Abbaye. Le bruit, du moins, en circule. Ce matin, le journal en touchait quelque chose. Ce serait pour notre arrondissement de la dernière importance ! Mais nous en causerons plus tard. J’y vois, je vous remercie ; Justin a la lanterne.


VII



L e lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre. Tout lui parut enveloppé par une atmosphère noire qui flottait confusément sur l’extérieur des choses, et le chagrin s’engouffrait dans son âme avec des hurlements doux, comme fait le vent d’hiver dans les châteaux abandonnés. C’était cette rêverie que l’on a sur ce qui ne reviendra plus, la lassitude qui vous prend après chaque fait accompli, cette douleur, enfin, que vous apportent l’interruption de tout mouvement accoutumé, la cessation brusque d’une vibration prolongée.

Comme au retour de la Vaubyessard, quand les quadrilles tourbillonnaient dans sa tête, elle avait une mélancolie morne, un désespoir engourdi. Léon réapparaissait plus grand, plus beau, plus suave, plus vague ; quoiqu’il fût séparé d’elle, il ne l’avait pas quittée, il était là, et les murailles de la maison semblaient garder son ombre. Elle ne pouvait détacher sa vue de ce tapis où il avait marché, de ces meubles vides où il s’était assis. La rivière coulait toujours, et poussait lentement ses petits flots le long de la berge glissante. Ils s’y étaient promenés bien des fois, à ce même murmure des ondes sur les cailloux couverts de mousse. Quels bons soleils ils avaient eus ! quelles bonnes après-midi, seuls, à l’ombre, dans le fond du jardin ! Il lisait tout haut, tête nue, posé sur un tabouret de bâtons secs ; le vent frais de la prairie faisait trembler les pages du livre et les capucines de la tonnelle… Ah ! il était parti, le seul charme de sa vie, le seul espoir possible d’une félicité ! Comment n’avait-elle pas saisi ce bonheur-là, quand il se présentait ! Pourquoi ne l’avoir pas retenu à deux mains, à deux genoux, quand il voulait s’enfuir ? Et elle se maudit de n’avoir pas aimé Léon ; elle eut soif de ses lèvres. L’envie la prit de courir le rejoindre, de se jeter dans ses bras, de lui dire : « C’est moi, je suis à toi ! » Mais Emma s’embarrassait d’avance aux difficultés de l’entreprise, et ses désirs, s’augmentant d’un regret, n’en devenaient que plus actifs.

Dès lors, ce souvenir de Léon fut comme le centre de son ennui ; il y pétillait plus fort que, dans un steppe de Russie, un feu de voyageurs abandonné sur la neige. Elle se précipitait vers lui, elle se blottissait contre, elle remuait délicatement ce foyer près de s’éteindre, elle allait cherchant tout autour d’elle ce qui pouvait l’aviver davantage ; et les réminiscences les plus lointaines comme les plus immédiates occasions, ce qu’elle éprouvait avec ce qu’elle imaginait, ses envies de volupté qui se dispersaient, ses projets de bonheur qui craquaient au vent comme des branchages morts, sa vertu stérile, ses espérances tombées, la litière domestique, elle ramassait tout, prenait tout, et faisait servir tout à réchauffer sa tristesse.

Cependant les flammes s’apaisèrent, soit que la provision d’elle-même s’épuisât, ou que l’entassement fût trop considérable. L’amour, peu à peu, s’éteignit par l’absence, le regret s’étouffa sous l’habitude ; et cette lueur d’incendie qui empourprait son ciel pâle se couvrit de plus d’ombre et s’effaça par degrés. Dans l’assoupissement de sa conscience, elle prit même les répugnances du mari pour des aspirations vers l’amant, les brûlures de la haine pour des réchauffements de la tendresse ; mais, comme l’ouragan soufflait toujours, et que la passion se consuma jusqu’aux cendres, et qu’aucun secours ne vint, qu’aucun soleil ne parut, il fut de tous côtés nuit complète, et elle demeura perdue dans un froid horrible qui la traversait.

Alors les mauvais jours de Tostes recommencèrent. Elle s’estimait à présent beaucoup plus malheureuse, car elle avait l’expérience du chagrin, avec la certitude qu’il ne finirait pas.

Une femme qui s’était imposé de si grands sacrifices pouvait bien se passer des fantaisies. Elle s’acheta un prie-Dieu gothique, et elle dépensa en un mois pour quatorze francs de citrons à se nettoyer les ongles ; elle écrivit à Rouen, afin d’avoir une robe en cachemire bleu ; elle choisit, chez Lheureux, la plus belle de ses écharpes ; elle se la nouait à la taille par-dessus sa robe de chambre ; et, les volets fermés, avec un livre à la main, elle restait étendue sur un canapé, dans cet accoutrement.

Souvent, elle variait sa coiffure : elle se mettait à la chinoise, en boucles molles, en nattes tressées ; elle se fit une raie sur le côté de la tête et roula ses cheveux en dessous, comme un homme.

Elle voulut apprendre l’italien : elle acheta des dictionnaires, une grammaire, une provision de papier blanc. Elle essaya des lectures sérieuses, de l’histoire et de la philosophie. La nuit, quelquefois, Charles se réveillait en sursaut, croyant qu’on venait le chercher pour un malade :

— J’y vais, balbutiait-il.

Et c’était le bruit d’une allumette qu’Emma frottait afin de rallumer la lampe. Mais il en était de ses lectures comme de ses tapisseries, qui, toutes commencées, encombraient son armoire ; elle les prenait, les quittait, passait à d’autres.

Elle avait des accès, où on l’eût poussée facilement à des extravagances. Elle soutint un jour, contre son mari, qu’elle boirait bien un grand demi-verre d’eau-de-vie, et, comme Charles eut la bêtise de l’en défier, elle avala l’eau-de-vie jusqu’au bout.

Malgré ses airs évaporés (c’était le mot des bourgeoises d’Yonville), Emma pourtant ne paraissait pas joyeuse, et, d’habitude, elle gardait aux coins de la bouche cette immobile contraction qui plisse la figure des vieilles filles et celle des ambitieux déchus. Elle était pâle partout, blanche comme du linge ; la peau du nez se tirait vers les narines, ses yeux vous regardaient d’une manière vague. Pour s’être découvert trois cheveux gris sur les tempes, elle parla de sa vieillesse.

Souvent des défaillances la prenaient. Un jour même elle eut un crachement de sang, et, comme Charles s’empressait, laissant apercevoir son inquiétude :

— Ah bah ! répondit-elle, qu’est-ce que cela fait ?

Charles s’alla réfugier dans son cabinet ; et il pleura, les deux coudes sur la table, assis dans son fauteuil de bureau, sous la tête phrénologique.

Alors il écrivit à sa mère pour la prier de venir, et ils eurent ensemble de longues conférences au sujet d’Emma.

À quoi se résoudre ? que faire, puisqu’elle se refusait à tout traitement.

— Sais-tu ce qu’il faudrait à ta femme ? reprenait la mère Bovary. Ce seraient des occupations forcées, des ouvrages manuels ! Si elle était comme tant d’autres contrainte à gagner son pain, elle n’aurait pas ces vapeurs-là, qui lui viennent d’un tas d’idées qu’elle se fourre dans la tête, et du désœuvrement où elle vit.

— Pourtant elle s’occupe, disait Charles.

— Ah ! elle s’occupe ! À quoi donc ? À lire des romans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu’un qui n’a pas de religion finit toujours par tourner mal.

Donc, il fut résolu que l’on empêcherait Emma de lire des romans. L’entreprise ne semblait point facile. La bonne dame s’en chargea : elle devait, quand elle passerait par Rouen, aller en personne chez le loueur de livres et lui représenter qu’Emma cessait ses abonnements. N’aurait-on pas le droit d’avertir la police, si le libraire persistait quand même dans son métier d’empoisonneur ?

Les adieux de la belle-mère et de la bru furent secs. Pendant les trois semaines qu’elles étaient restées ensemble, elles n’avaient pas échangé quatre paroles, à part les informations et compliments, quand elles se rencontraient à table, et le soir, avant de se mettre au lit.

Mme Bovary mère partit un mercredi, qui était jour de marché à Yonville.

La place, dès le matin, était encombrée par une file de charrettes qui, toutes à cul et les brancards en l’air, s’étendaient le long des maisons depuis l’église jusqu’à l’auberge. De l’autre côté, il y avait des baraques de toile où l’on vendait des cotonnades, des couvertures et des bas de laine, avec des licous pour les chevaux et des paquets de rubans bleus, qui par le bout s’envolaient au vent. De la grosse quincaillerie s’étalait par terre, entre les pyramides d’œufs et les bannettes de fromages, d’où sortaient des pailles gluantes ; près des machines à blé, des poules qui gloussaient dans des cages plates passaient leurs cous par les barreaux. La foule, s’encombrant au même endroit sans en vouloir bouger, menaçait quelquefois de rompre la devanture de la pharmacie. Les mercredis, elle ne désemplissait pas et l’on s’y poussait, moins pour acheter des médicaments que pour prendre des consultations, tant était fameuse la réputation du sieur Homais, dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait fasciné les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand médecin que tous les médecins.

Emma était accoudée à sa fenêtre (elle s’y mettait souvent : la fenêtre, en province, remplace les théâtres et la promenade), et elle s’amusait à considérer la cohue des rustres, lorsqu’elle aperçut un monsieur vêtu d’une redingote de velours vert. Il était ganté de gants jaunes, quoiqu’il fût chaussé de fortes guêtres ; et il se dirigeait vers la maison du médecin, suivi d’un paysan marchant la tête basse d’un air tout réfléchi.

— Puis-je voir Monsieur ? demanda-t-il à Justin, qui causait sur le seuil avec Félicité.

Et, le prenant pour le domestique de la maison :

— Dites-lui que M. Rodolphe Boulanger, de la Huchette, est là.

Ce n’était point par vanité territoriale que le nouvel arrivant avait ajouté à son nom la particule, mais afin de se faire mieux connaître. La Huchette, en effet, était un domaine près d’Yonville, dont il venait d’acquérir le château, avec deux fermes qu’il cultivait lui-même, sans trop se gêner cependant. Il vivait en garçon, et passait pour avoir au moins quinze mille de rentes !

Charles entra dans la salle. M. Boulanger lui présenta son homme, qui voulait être saigné, parce qu’il éprouvait des fourmis le long du corps.

— Ça me purgera, objectait-il à tous les raisonnements.

Bovary commanda donc d’apporter une bande et une cuvette, et pria Justin de la soutenir. Puis, s’adressant au villageois déjà blême :

— N’ayez point peur, mon brave.

— Non, non, répondit l’autre, marchez toujours !

Et, d’un air fanfaron, il tendit son gros bras. Sous la piqûre de la lancette, le sang jaillit et alla s’éclabousser contre la glace.

— Approche le vase ! exclama Charles.

Guête ! disait le paysan, on jurerait une petite fontaine qui coule ! Comme j’ai le sang rouge ! ce doit être bon signe, n’est-ce pas ?

— Quelquefois, reprit l’officier de santé, l’on n’éprouve rien au commencement, puis la syncope se déclare, et plus particulièrement chez les gens bien constitués, comme celui-ci.

Le campagnard, à ces mots, lâcha l’étui qu’il tournait entre ses doigts. Une saccade de ses épaules fit craquer le dossier de la chaise. Son chapeau tomba.

— Je m’en doutais, dit Bovary en appliquant son doigt sur la veine.

La cuvette commençait à trembler aux mains de Justin ; ses genoux chancelèrent, il devint pâle.

— Ma femme ! ma femme ! appela Charles.

D’un bond, elle descendit l’escalier.

— Du vinaigre ! cria-t-il. Ah ! mon Dieu, deux à la fois !

Et, dans son émotion, il avait peine à poser la compresse.

— Ce n’est rien, disait tout tranquillement M. Boulanger, tandis qu’il prenait Justin entre ses bras.

Et il l’assit sur la table, lui appuyant le dos contre la muraille.

Mme Bovary se mit à lui retirer sa cravate. Il y avait un nœud aux cordons de la chemise ; elle resta quelques minutes à remuer ses doigts légers dans le cou du jeune garçon ; ensuite elle versa du vinaigre sur son mouchoir de batiste ; elle lui en mouillait les tempes à petits coups et elle soufflait dessus, délicatement.

Le charretier se réveilla : mais la syncope de Justin durait encore, et ses prunelles disparaissaient dans leur sclérotique pâle, comme des fleurs bleues dans du lait.

— Il faudrait, dit Charles, lui cacher cela.

Mme Bovary prit la cuvette. Pour la mettre sous la table, dans le mouvement qu’elle fit en s’inclinant, sa robe (c’était une robe d’été à quatre volants, de couleur jaune, longue de taille, large de jupe), sa robe s’évasa autour d’elle sur les carreaux de la salle ; — et, comme Emma, baissée, chancelait un peu en écartant les bras, le gonflement de l’étoffe se crevait de place en place, selon les inflexions de son corsage. Ensuite, elle alla prendre une carafe d’eau, et elle faisait fondre des morceaux de sucre lorsque le pharmacien arriva. La servante l’avait été chercher dans l’algarade ; en apercevant son élève les yeux ouverts, il reprit haleine. Puis, tournant autour de lui, il le regardait de haut en bas.

— Sot ! disait-il ; petit sot, vraiment ! sot en trois lettres ! Grand’chose, après tout, qu’une phlébotomie ! et un gaillard qui n’a peur de rien ! une espèce d’écureuil, tel que vous le voyez, qui monte locher des noix à des hauteurs vertigineuses. Ah ! oui, parle, vante-toi ! voilà de belles dispositions à exercer plus tard la pharmacie ; car tu peux te trouver appelé en des circonstances graves, par-devant les tribunaux, afin d’y éclairer la conscience des magistrats ; et il faudra pourtant garder son sang-froid, raisonner, se montrer homme, ou bien passer pour un imbécile !

Justin ne répondait pas. L’apothicaire continuait :

— Qui t’a prié de venir ? Tu importunes toujours monsieur et madame ! Les mercredis, d’ailleurs, ta présence m’est plus indispensable. Il y a maintenant vingt personnes à la maison. J’ai tout quitté, à cause de l’intérêt que je te porte. Allons, va-t’en ! cours ! attends-moi, et surveille les bocaux !

Quand Justin, qui se rhabillait, fut parti, l’on causa quelque peu des évanouissements. Mme Bovary n’en avait jamais eu.

— C’est extraordinaire pour une dame ! dit M. Boulanger. Du reste, il y a des gens bien délicats. Ainsi j’ai vu, dans une rencontre, un témoin perdre connaissance rien qu’au bruit des pistolets que l’on chargeait.

— Moi, dit l’apothicaire, la vue du sang des autres ne me fait rien du tout ; mais l’idée seulement du mien qui coule suffirait à me causer des défaillances, si j’y réfléchissais trop.

Cependant M. Boulanger congédia son domestique, en l’engageant à se tranquilliser l’esprit, puisque sa fantaisie était passée.

— Elle m’a procuré l’avantage de votre connaissance, ajouta-t-il.

Et il regardait Emma durant cette phrase.

Puis il déposa trois francs sur le coin de la table, salua négligemment et s’en alla.

Il fut bientôt de l’autre côté de la rivière (c’était son chemin pour s’en retourner à la Huchette) ; et Emma l’aperçut dans la prairie, qui marchait sous les peupliers, se ralentissant de temps à autre, comme quelqu’un qui réfléchit.

— Elle est fort gentille ! se disait-il ; elle est fort gentille, cette femme du médecin ! De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure comme une Parisienne. D’où diable sort-elle ? Où donc l’a-t-il trouvée, ce gros garçon-là ?

M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans ; il était de tempérament brutal et d’intelligence perspicace, ayant d’ailleurs beaucoup fréquenté les femmes, et s’y connaissant bien. Celle-là lui avait paru jolie ; il y rêvait donc, et à son mari.

— Je le crois très bête. Elle en est fatiguée sans doute. Il porte des ongles sales et une barbe de trois jours. Tandis qu’il trottine à ses malades, elle reste à ravauder des chaussettes. Et on s’ennuie ! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les soirs ! Pauvre petite femme ! Ça bâille après l’amour, comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j’en suis sûr ! ce serait tendre ! charmant !… Oui, mais comment s’en débarrasser ensuite ?

Alors les encombrements du plaisir, entrevus en perspective, le firent par contraste, songer à sa maîtresse. C’était une comédienne de Rouen, qu’il entretenait ; et, quand il se fut arrêté sur cette image, dont il avait, en souvenir même, des rassasiements :

— Ah ! Mme Bovary, pensa-t-il, est bien plus jolie qu’elle, plus fraîche surtout. Virginie, décidément, commence à devenir trop grosse. Elle est si fastidieuse avec ses joies. Et, d’ailleurs, quelle manie de salicoques !

La campagne était déserte, et Rodolphe n’entendait autour de lui que le battement régulier des herbes qui fouettaient sa chaussure, avec le cri des grillons tapis au loin sous les avoines ; il revoyait Emma dans la salle, habillée comme il l’avait vue, et il la déshabillait.

— Oh ! je l’aurai ! s’écria-t-il en écrasant, d’un coup de bâton, une motte de terre devant lui.

Et, aussitôt, il examina la partie politique de l’entreprise. Il se demandait :

— Où se rencontrer ? par quel moyen ? On aura continuellement le marmot sur les épaules, et la bonne, les voisins, le mari, toute sorte de tracasseries considérables. Ah bah ! dit-il, on y perd trop de temps !

Puis il recommença :

— C’est qu’elle a des yeux qui vous entrent au cœur comme des vrilles. Et ce teint pâle !… Moi, qui adore les femmes pâles !

Au haut de la côte d’Argueil, sa résolution était prise.

— Il n’y a plus qu’à chercher les occasions. Eh bien, j’y passerai quelquefois, je leur enverrai du gibier, de la volaille ; je me ferai saigner, s’il le faut ; nous deviendrons amis, je les inviterai chez moi… Ah ! parbleu ! ajouta-t-il, voilà les Comices bientôt ; elle y sera, je la verrai. Nous commencerons, et hardiment, car c’est le plus sûr.


VIII



I ls arrivèrent, en effet, ces fameux Comices ! Dès le matin de la solennité, tous les habitants, sur leurs portes, s’entretenaient des préparatifs ; on avait enguirlandé de lierres le fronton de la mairie ; une tente, dans un pré, était dressée pour le festin, et, au milieu de la place, devant l’église, une espèce de bombarde devait signaler l’arrivée de M. le préfet et le nom des cultivateurs lauréats. La garde nationale de Buchy (il n’y en avait point à Yonville) était venue s’adjoindre au corps des pompiers, dont Binet était le capitaine. Il portait, ce jour-là, un col encore plus haut que de coutume ; et, sanglé dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute la partie vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux jambes, qui se levaient en cadence, à pas marqués, d’un seul mouvement. Comme une rivalité subsistait entre le percepteur et le colonel, l’un et l’autre, pour montrer leurs talents, faisaient à part manœuvrer leurs hommes. On voyait alternativement passer et repasser les épaulettes rouges et les plastrons noirs. Cela ne finissait pas et toujours recommençait ! Jamais il n’y avait eu pareil déploiement de pompe ! Plusieurs bourgeois, dès la veille, avaient lavé leurs maisons ; des drapeaux tricolores pendaient aux fenêtres entr’ouvertes ; tous les cabarets étaient pleins ; et, par le beau temps qu’il faisait, les bonnets empesés, les croix d’or et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure éparpillée la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les fermières des environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse épingle qui leur serrait autour du corps leur robe retroussée de peur des taches ; et les maris, au contraire, afin de ménager leurs chapeaux, gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils tenaient un angle entre les dents.

La foule arrivait dans la grande rue par les deux bouts du village. Il s’en dégorgeait des ruelles, des allées, des maisons, et l’on entendait de temps à autre retomber le marteau des portes, derrière les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la fête. Ce que l’on admirait surtout, c’étaient deux longs ifs couverts de lampions qui flanquaient une estrade où s’allaient tenir les autorités ; et il y avait de plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de gaules, portant chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi d’inscriptions en lettres d’or. On lisait sur l’un : « Au Commerce » ; sur l’autre : « À l’Agriculture » ; sur le troisième : « À l’Industrie » ; et sur le quatrième : « Aux Beaux-Arts ».

Mais la jubilation qui épanouissait tous les visages paraissait assombrir Mme Lefrançois, l’aubergiste. Debout sur les marches de sa cuisine, elle murmurait dans son menton :

— Quelle bêtise ! quelle bêtise avec leur baraque de toile ! Croient-ils que le préfet sera bien aise de dîner là-bas, sous une tente, comme un saltimbanque ? Ils appellent ces embarras-là, faire le bien du pays ! Ce n’était pas la peine, alors, d’aller chercher un gargotier à Neufchâtel ! Et pour qui ? pour des vachers ! des va-nu-pieds !…

L’apothicaire passa. Il portait un habit noir, un pantalon de nankin, des souliers de castor, et par extraordinaire un chapeau, un chapeau bas de forme.

— Serviteur ! dit-il ; excusez-moi, je suis pressé.

Et comme la grosse veuve lui demanda où il allait :

— Cela vous semble drôle, n’est-ce pas ? moi qui reste toujours plus confiné dans mon laboratoire que le rat du bonhomme dans son fromage.

— Quel fromage ? fit l’aubergiste.

— Non, rien ! ce n’est rien ! reprit Homais. Je voulais vous exprimer seulement, madame Lefrançois, que je demeure d’habitude tout reclus chez moi. Aujourd’hui cependant, vu la circonstance, il faut bien que…

— Ah ! vous allez là-bas ? dit-elle avec un air de dédain.

— Oui, j’y vais, répliqua l’apothicaire étonné ; ne fais-je point partie de la commission consultative ?

La mère Lefrançois le considéra quelques minutes, et finit par répondre en souriant :

— C’est autre chose ! Mais qu’est-ce que la culture vous regarde ? vous vous y entendez donc ?

— Certainement, je m’y entends, puisque je suis pharmacien, c’est-à-dire chimiste ! et la chimie, madame Lefrançois, ayant pour objet la connaissance de l’action réciproque et moléculaire de tous les corps de la nature, il s’ensuit que l’agriculture se trouve comprise dans son domaine ! Et, en effet, composition des engrais, fermentation des liquides, analyse des gaz et influence des miasmes, qu’est-ce que tout cela, je vous le demande, si ce n’est de la chimie pure et simple ?

L’aubergiste ne répondit rien. Homais continua :

— Croyez-vous qu’il faille, pour être agronome, avoir soi-même labouré la terre ou engraissé des volailles ? Mais il faut connaître plutôt la constitution des substances dont il s’agit, les gisements géologiques, les actions atmosphériques, la qualité des terrains, des minéraux, des eaux, la densité des différents corps et leur capillarité ! que sais-je ? Et il faut posséder à fond tous ses principes d’hygiène, pour diriger, critiquer la construction des bâtiments, le régime des animaux, l’alimentation des domestiques ! il faut encore, madame Lefrançois, posséder la botanique ; pouvoir discerner les plantes, entendez-vous, quelles sont les salutaires d’avec les délétères, quelles les improductives et quelles les nutritives, s’il est bon de les arracher par-ci et de les ressemer par-là, de propager les unes, de détruire les autres ; bref, il faut se tenir au courant de la science par les brochures et papiers publics, être toujours en haleine, afin d’indiquer les améliorations…

L’aubergiste ne quittait point des yeux la porte du Café Français, et le pharmacien poursuivit :

— Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent des chimistes, ou que du moins ils écoutassent davantage les conseils de la science ! Ainsi, moi, j’ai dernièrement écrit un fort opuscule, un mémoire de plus de soixante et douze pages, intitulé : Du cidre, de sa fabrication et de ses effets ; suivi de quelques réflexions nouvelles à ce sujet, que j’ai envoyé à la Société agronomique de Rouen ; ce qui m’a même valu l’honneur d’être reçu parmi ses membres, section d’agriculture, classe de pomologie ; eh bien, si mon ouvrage avait été livré à la publicité…

Mais l’apothicaire s’arrêta, tant Mme Lefrançois paraissait préoccupée.

— Voyez-les donc ! disait-elle, on n’y comprend rien ! une gargote semblable !

Et, avec des haussements d’épaules qui tiraient sur sa poitrine les mailles de son tricot, elle montrait des deux mains le cabaret de son rival, d’où sortaient alors des chansons.

— Du reste, il n’en a pas pour longtemps, ajouta-t-elle ; avant huit jours, tout est fini.

Homais se recula de stupéfaction. Elle descendit ses trois marches, et, lui parlant à l’oreille :

— Comment ! vous ne savez pas cela ? On va le saisir cette semaine. C’est Lheureux qui le fait vendre. Il l’a assassiné de billets.

— Quelle épouvantable catastrophe ! s’écria l’apothicaire, qui avait toujours des expressions congruantes à toutes les circonstances imaginables.

L’hôtesse donc se mit à lui raconter cette histoire, qu’elle savait par Théodore, le domestique de M. Guillaumin, et bien qu’elle exécrât Tellier, elle blâmait Lheureux. C’était un enjôleur, un rampant.

— Ah ! tenez, dit-elle, le voilà sous les halles ; il salue Mme Bovary, qui a un chapeau vert. Elle est même au bras de M. Boulanger.

Mme Bovary ! fit Homais. Je m’empresse d’aller lui offrir mes hommages. Peut-être qu’elle sera bien aise d’avoir une place dans l’enceinte, sous le péristyle.

Et sans écouter la mère Lefrançois, qui le rappelait pour lui en conter plus long, le pharmacien s’éloigna d’un pas rapide, sourire aux lèvres et jarret tendu, distribuant de droite et de gauche quantité de salutations et emplissant beaucoup d’espace avec les grandes basques de son habit noir, qui flottaient au vent derrière lui.

Rodolphe, l’ayant aperçu de loin, avait pris un train rapide ; mais Mme Bovary s’essouffla ; il se ralentit donc et lui dit en souriant, d’un ton brutal :

— C’est pour éviter ce gros homme : vous savez, l’apothicaire.

Elle lui donna un coup de coude.

— Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda-t-il.

Et il la considéra du coin de l’œil, tout en continuant à marcher.

Son profil était si calme, que l’on n’y devinait rien. Il se détachait en pleine lumière, dans l’ovale de sa capote qui avait des rubans pâles ressemblant à des feuilles de roseau. Ses yeux aux longs cils courbes regardaient devant elle, et, quoique bien ouverts, ils semblaient un peu bridés par les pommettes, à cause du sang, qui battait doucement sous sa peau fine. Une couleur rose traversait la cloison de son nez. Elle inclinait la tête sur l’épaule, et l’on voyait entre ses lèvres le bout nacré de ses dents blanches.

— Se moque-t-elle de moi ? songeait Rodolphe.

Ce geste d’Emma pourtant n’avait été qu’un avertissement ; car M. Lheureux les accompagnait, et il leur parlait de temps à autre, comme pour entrer en conversation :

— Voici une journée superbe ! tout le monde est dehors ! les vents sont à l’Est.

Et Mme Bovary, non plus que Rodolphe, ne lui répondait guère, tandis qu’au moindre mouvement qu’ils faisaient, il se rapprochait en disant : « Plaît-il ? » et portait la main à son chapeau.

Quand ils furent devant la maison du maréchal, au lieu de suivre la route jusqu’à la barrière, Rodolphe, brusquement, prit un sentier, entraînant Mme Bovary ; il cria :

— Bonsoir, M. Lheureux ! au plaisir !

— Comme vous l’avez congédié ! dit-elle en riant.

— Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir par les autres ? et, puisque, aujourd’hui, j’ai le bonheur d’être avec vous…

Emma rougit. Il n’acheva point sa phrase. Alors il parla du beau temps et du plaisir de marcher sur l’herbe. Quelques marguerites étaient repoussées.

— Voici de gentilles pâquerettes, dit-il, et de quoi fournir bien des oracles à toutes les amoureuses du pays.

Il ajouta :

— Si j’en cueillais. Qu’en pensez-vous ?

— Est-ce que vous êtes amoureux ? fit-elle en toussant un peu.

— Eh ! eh ! qui sait ? répondit Rodolphe.

Le pré commençait à se remplir, et les ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins. Souvent, il fallait se déranger devant une longue file de campagnardes, servantes en bas bleus, à souliers plats, à bagues d’argent, et qui sentaient le lait, quand on passait près d’elles. Elles marchaient en se tenant par la main, et se répandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles jusqu’à la tente du banquet. Mais c’était le moment de l’examen, et les cultivateurs, les uns après les autres, entraient dans une manière d’hippodrome que formait une longue corde portée sur des bâtons.

Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la ficelle, et alignant confusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis enfonçaient en terre leur groin ; des veaux beuglaient ; des brebis bêlaient ; les vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon, et, ruminant lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour d’elles. Des charretiers, les bras nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté des juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tête et la crinière pendante, tandis que leurs poulains se reposaient à leur ombre, ou venaient les téter quelquefois ; et, sur la longue ondulation de tous ces corps tassés, on voyait se lever au vent, comme un flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des cornes aiguës, et des têtes d’hommes qui couraient. À l’écart, en dehors des lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselé, portant un cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas plus qu’une bête de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde.

Cependant, entre les deux rangées, des messieurs s’avançaient d’un pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient à voix basse. L’un d’eux, qui semblait plus considérable, prenait, tout en marchant, quelques notes sur un album. C’était le président du jury : M. Derozerays de la Panville. Sitôt qu’il reconnut Rodolphe, il s’avança vivement, et lui dit en souriant d’un air aimable :

— Comment, monsieur Boulanger, vous nous abandonnez ?

Rodolphe protesta qu’il allait venir. Mais quand le président eut disparu :

— Ma foi, non, reprit-il, je n’irai pas ; votre compagnie vaut bien la sienne.

Et, tout en se moquant des comices, Rodolphe, pour circuler plus à l’aise, montrait au gendarme sa pancarte bleue, et même il s’arrêtait parfois devant quelque beau sujet, que Mme Bovary n’admirait guère. Il s’en aperçut, et alors se mit à faire des plaisanteries sur les dames d’Yonville, à propos de leur toilette ; puis il s’excusa lui-même du négligé de la sienne. Elle avait cette incohérence de choses communes et recherchées, où le vulgaire, d’habitude, croit entrevoir la révélation d’une existence excentrique, les désordres du sentiment, les tyrannies de l’art, et toujours un certain mépris des conventions sociales, ce qui le séduit ou l’exaspère. Ainsi, sa chemise de batiste à manchettes plissées bouffait au hasard du vent, dans l’ouverture de son gilet, qui était de coutil gris, et son pantalon à larges raies découvrait aux chevilles ses bottines de nankin, claquées de cuir verni. Elles étaient si vernies, que l’herbe s’y reflétait. Il foulait avec elles les crottins de cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille mis de côté.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, quand on habite la campagne…

— Tout est peine perdue, dit Emma.

— C’est vrai ! répliqua Rodolphe. Songer que pas un seul de ces braves gens n’est capable de comprendre même la tournure d’un habit !

Alors ils parlèrent de la médiocrité provinciale, des existences qu’elle étouffait, des illusions qui s’y perdaient.

— Aussi, disait Rodolphe, je m’enfonce dans une tristesse…

— Vous ! fit-elle avec étonnement. Mais je vous croyais très gai ?

— Ah ! oui, d’apparence, parce qu’au milieu du monde je sais mettre sur mon visage un masque railleur ; et cependant que de fois, à la vue d’un cimetière, au clair de lune, je me suis demandé si je ne ferais pas mieux d’aller rejoindre ceux qui sont à dormir…

— Oh ! Et vos amis ? dit-elle. Vous n’y pensez pas.

— Mes amis ? lesquels donc ? en ai-je ? Qui s’inquiète de moi ?

Et il accompagna ces derniers mots d’une sorte de sifflement entre ses lèvres.

Mais ils furent obligés de s’écarter l’un de l’autre à cause d’un grand échafaudage de chaises qu’un homme portait derrière eux. Il en était si surchargé, que l’on apercevait seulement la pointe de ses sabots, avec le bout de ses deux bras, écartés droit. C’était Lestiboudois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de l’église. Plein d’imagination pour tout ce qui concernait ses intérêts, il avait découvert ce moyen de tirer parti des comices ; et son idée lui réussissait, car il ne savait plus auquel entendre. En effet, les villageois, qui avaient chaud, se disputaient ces sièges dont la paille sentait l’encens, et s’appuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire des cierges, avec une certaine vénération.

Mme Bovary reprit le bras de Rodolphe ; il continua comme se parlant à lui-même :

— Oui ! tant de choses m’ont manqué ! toujours seul ! Ah ! si j’avais eu un but dans la vie, si j’eusse rencontré une affection, si j’avais trouvé quelqu’un… Oh ! comme j’aurais dépensé toute l’énergie dont je suis capable, j’aurais surmonté tout, brisé tout !

— Il me semble pourtant, dit Emma, que vous n’êtes guère à plaindre.

— Ah ! vous trouvez ? fit Rodolphe.

— Car enfin…, reprit-elle, vous êtes libre.

Elle hésita :

— Riche.

— Ne vous moquez pas de moi, répondit-il.

Et elle jurait qu’elle ne se moquait pas, quand un coup de canon retentit ; aussitôt, on se poussa pêle-mêle vers le village.

C’était une fausse alerte. M. le Préfet n’arrivait pas ; et les membres du jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant s’il fallait commencer la séance ou bien attendre encore.

Enfin, au fond de la place, parut un grand landau de louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras un cocher en chapeau blanc. Binet n’eut que le temps de crier : « Aux armes ! » et le colonel de l’imiter. On courut vers les faisceaux. On se précipita. Quelques-uns même oublièrent leur col. Mais l’équipage préfectoral sembla deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se dandinant sur leur chaînette, arrivèrent au petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au moment où la garde nationale et les pompiers s’y déployaient, tambour battant, et marquant le pas.

— Balancez ! cria Binet.

— Halte ! cria le colonel. Par file à gauche.

Et après un port d’armes où le cliquetis des capucines, se déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole les escaliers, tous les fusils retombèrent.

Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu d’un habit court à broderie d’argent, chauve sur le front, portant toupet à l’occiput, ayant le teint blafard et l’apparence des plus bénignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, se fermaient à demi pour considérer la multitude, en même temps qu’il levait son nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le maire à son écharpe, et lui exposa que M. le Préfet n’avait pu venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture ; puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par des civilités, l’autre s’avoua confus ; et ils restaient ainsi, face à face, et leurs fronts se touchant presque, avec les membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les notables, la garde nationale et la foule. M. le Conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir, réitérait ses salutations, tandis que Tuvache, courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait, cherchait ses phrases, protestait de son dévouement à la monarchie, et de l’honneur que l’on faisait à Yonville.

Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il les conduisit sous le porche du Lion d’or, où beaucoup de paysans s’amassèrent à regarder la voiture. Le tambour battit, l’obusier tonna, et les messieurs à la file montèrent s’asseoir sur l’estrade, dans les fauteuils en utrecht rouge qu’avait prêtés Mme Tuvache.

Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs favoris bouffants s’échappaient de grands cols roides, que maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets étaient de velours à châle ; toutes les montres portaient au bout d’un long ruban quelque cachet ovale en cornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes.

Les dames de la société se tenaient derrière, sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun de la foule était en face, debout ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait apporté là toutes celles qu’il avait déménagées de la prairie, et même il courait à chaque minute en chercher d’autres dans l’église, et causait un tel encombrement par son commerce, que l’on avait grand’peine à parvenir jusqu’au petit escalier de l’estrade.

— Moi, je trouve, dit M. Lheureux (s’adressant au pharmacien, qui passait pour gagner sa place), que l’on aurait dû planter là deux mâts vénitiens : avec quelque chose d’un peu sévère et de riche comme nouveauté, c’eût été d’un fort joli coup d’œil.

— Certes, répondit Homais. Mais, que voulez-vous ! c’est le maire qui a tout pris sous son bonnet. Il n’a pas grand goût, ce pauvre Tuvache, et il est même complètement dénué de ce qui s’appelle le génie des arts.

Cependant Rodolphe, avec Mme Bovary, était monté au premier étage de la mairie, dans la salle des délibérations, et comme elle était vide, il avait déclaré que l’on y serait bien pour jouir du spectacle plus à son aise. Il prit trois tabourets autour de la table ovale, sous le buste du monarque, et, les ayant approchés de l’une des fenêtres, ils s’assirent l’un près de l’autre.

Il y eut une agitation sur l’estrade, de longs chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le Conseiller se leva. On savait maintenant qu’il s’appelait Lieuvain, et l’on se répétait son nom de l’un à l’autre, dans la foule. Quand il eut donc collationné quelques feuilles et appliqué dessus son œil pour y mieux voir, il commença :

« Messieurs,

« Qu’il me soit permis d’abord (avant de vous entretenir de l’objet de cette réunion d’aujourd’hui, et ce sentiment, j’en suis sûr, sera partagé par vous tous), qu’il me soit permis, dis-je, de rendre justice à l’administration supérieure, au gouvernement, au monarque, Messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière n’est indifférente, et qui dirige à la fois d’une main si ferme et si sage le char de l’État parmi les périls incessants d’une mer orageuse, sachant d’ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l’industrie, le commerce, l’agriculture et les beaux-arts. »

— Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu.

— Pourquoi ? dit Emma.

Mais, à ce moment, la voix du Conseiller s’éleva d’un ton extraordinaire. Il déclamait :

« Le temps n’est plus, Messieurs, où la discorde civile ensanglantait nos places publiques, où le propriétaire, le négociant, l’ouvrier lui-même, en s’endormant le soir d’un sommeil paisible, tremblaient de se voir réveillés tout à coup au bruit des tocsins incendiaires, où les maximes les plus subversives sapaient audacieusement les bases… »

— C’est qu’on pourrait, reprit Rodolphe, m’apercevoir d’en bas ; puis j’en aurais pour quinze jours à donner des excuses, et, avec ma mauvaise réputation…

— Oh ! vous vous calomniez, dit Emma.

— Non, non, elle est exécrable, je vous jure.

« Mais, Messieurs, poursuivait le Conseiller, que si, écartant de mon souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situation actuelle de notre belle patrie, qu’y vois-je ? Partout fleurissent le commerce et les arts ; partout des voies nouvelles de communication, comme autant d’artères nouvelles dans le corps de l’État, y établissent des rapports nouveaux ; nos grands centres manufacturiers ont repris leur activité ; la religion, plus affermie, sourit à tous les cœurs ; nos ports sont pleins, la confiance renaît, et enfin la France respire !… »

— Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être, au point de vue du monde, a-t-on raison ?

— Comment cela ? fit-elle.

— Eh quoi ! dit-il, ne savez-vous pas qu’il y a des âmes sans cesse tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve et l’action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et l’on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies.

Alors elle le regarda comme on contemple un voyageur qui a passé par des pays extraordinaires, et elle reprit :

— Nous n’avons pas même cette distraction, nous autres pauvres femmes !

— Triste distraction, car on n’y trouve pas le bonheur.

— Mais le trouve-t-on jamais ? demanda-t-elle.

— Oui, il se rencontre un jour, répondit-il.

« Et c’est là ce que vous avez compris, disait le Conseiller. Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes ! vous, pionniers pacifiques d’une œuvre toute de civilisation ! vous, hommes de progrès et de moralité ! vous avez compris, dis-je, que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que les désordres de l’atmosphère… »

— Il se rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on en désespérait. Alors des horizons s’entr’ouvrent, c’est comme une voix qui crie : « Le voilà ! » Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout ! On ne s’explique pas, on se devine. On s’est entrevu dans ses rêves. (Et il la regardait.) Enfin, il est là, ce trésor que l’on a tant cherché, là, devant vous ; il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n’ose y croire ; on en reste ébloui, comme si l’on sortait des ténèbres à la lumière.

Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel qu’un homme pris d’étourdissement ; puis il la laissa retomber sur celle d’Emma. Elle retira la sienne. Mais le Conseiller lisait toujours :

« Et qui s’en étonnerait, Messieurs ? Celui-là seul qui serait assez aveugle, assez plongé (je ne crains pas de le dire), assez plongé dans les préjugés d’un autre âge pour méconnaître encore l’esprit des populations agricoles. Où trouver, en effet, plus de patriotisme que dans les campagnes, plus de dévouement à la cause publique, plus d’intelligence en un mot ? Et je n’entends pas, Messieurs, cette intelligence superficielle, vain ornement des esprits oisifs, mais plus de cette intelligence profonde et modérée, qui s’applique par-dessus toute chose à poursuivre des buts utiles, contribuant ainsi au bien de chacun, à l’amélioration commune et au soutien des États, fruit du respect des lois et de la pratique des devoirs… »

— Ah ! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis assommé de ces mots-là. Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de bigotes à chaufferette et à chapelet, qui continuellement nous chantent aux oreilles : « Le devoir ! le devoir ! » Eh ! parbleu ! le devoir, c’est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d’accepter toutes les conventions de la société, avec les ignominies qu’elle nous impose.

— Cependant…, cependant…, objectait Mme Bovary.

— Eh non ! pourquoi déclamer contre les passions ? Ne sont-elles pas la seule belle chose qu’il y ait sur la terre, la source de l’héroïsme, de l’enthousiasme, de la poésie, de la musique, des arts, de tout enfin !

— Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu l’opinion du monde et obéir à sa morale.

— Ah ! c’est qu’il y en a deux, répliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, s’agite en bas, terre à terre, comme ce rassemblement d’imbéciles que vous voyez. Mais l’autre, l’éternelle, elle est tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous éclaire.

M. Lieuvain venait de s’essuyer la bouche avec son mouchoir de poche. Il reprit :

« Et qu’aurais-je à faire, Messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? qui donc fournit à notre subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ? L’agriculteur, Messieurs, qui, ensemençant d’une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche. N’est-ce pas l’agriculteur encore qui engraisse pour nos vêtements ses abondants troupeaux dans les pâturages ? Car comment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans l’agriculteur ? Et même, Messieurs, est-il besoin d’aller si loin chercher des exemples ? Qui n’a souvent réfléchi à toute l’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs ? Mais je n’en finirais pas, s’il fallait énumérer les uns après les autres les différents produits que la terre bien cultivée, telle qu’une mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici, c’est la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers à cidre ; là, le colza ; plus loin, les fromages ; et le lin ; Messieurs, n’oublions pas le lin ! qui a pris dans ces dernières années un accroissement considérable et sur lequel j’appellerai plus particulièrement votre attention. »

Il n’avait pas besoin de l’appeler : car toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, à côté de lui, l’écoutait en écarquillant les yeux ; M. Derozerays, de temps à autre, fermait doucement les paupières ; et, plus loin, le pharmacien, avec son fils Napoléon entre les jambes, bombait sa main contre son oreille pour ne pas en perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signe d’approbation. Les pompiers, au bas de l’estrade, se reposaient sur leurs baïonnettes ; et Binet, immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en l’air. Il entendait peut-être, mais il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien ; car il en portait un énorme et qui lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de son foulard d’indienne. Il souriait là-dessous avec une douceur tout enfantine, et sa petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une expression de jouissance, d’accablement et de sommeil.

La place jusqu’aux maisons était comble de monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres, d’autres debout sur toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait tout fixé dans la contemplation de ce qu’il regardait. Malgré le silence, la voix de M. Lieuvain se perdait dans l’air. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases, qu’interrompait çà et là le bruit des chaises dans la foule ; puis on entendait, tout à coup, partir derrière soi un long mugissement de bœuf, ou bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En effet, les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau.

Rodolphe s’était rapproché d’Emma, et il disait d’une voix basse, en parlant vite :

— Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas ? Est-il un seul sentiment qu’il ne condamne ? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés, calomniés, et, s’il se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour qu’elles ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des ailes, elles s’appelleront. Oh ! n’importe, tôt ou tard, dans six mois, dix ans, elles se réuniront, s’aimeront, parce que la fatalité l’exige et qu’elles sont nées l’une pour l’autre.

Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d’or s’irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle entreferma les paupières pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste qu’elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l’horizon la vieille diligence l’Hirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi un long panache de poussière. C’était dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle ; et par cette route là-bas qu’il était parti pour toujours ! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre ; puis tout se confondit, des nuages passèrent ; il lui sembla qu’elle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon n’était pas loin, qu’il allait venir… et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté d’elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d’autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle s’essuya les mains ; puis, avec son mouchoir, elle s’éventait la figure, tandis qu’à travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et la voix du Conseiller qui psalmodiait ses phrases.

Il disait :

« Continuez ! persévérez ! n’écoutez ni les suggestions de la routine, ni les conseils trop hâtifs d’un empirisme téméraire ! Appliquez-vous surtout à l’amélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces comices soient pour vous comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l’espoir d’un succès meilleur ! Et vous, vénérables serviteurs, humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusqu’à ce jour n’avait pris en considération les pénibles labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que l’État, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu’il vous encourage, qu’il vous protège, qu’il fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant qu’il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices ! »

M. Lieuvain se rassit alors ; M. Derozerays se leva, commençant un autre discours. Le sien, peut-être, ne fut point aussi fleuri que celui du Conseiller ; mais il se recommandait par un caractère de style plus positif, c’est-à-dire par des connaissances plus spéciales et des considérations plus relevées. Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la religion et l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de l’une et de l’autre, et comment elles avaient concouru toujours à la civilisation. Rodolphe, avec Mme Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme. Remontant au berceau des sociétés, l’orateur vous dépeignait ces temps farouches où les hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaient quitté la dépouille des bêtes, endossé le drap, creusé des sillons, planté la vigne. Était-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette découverte plus d’inconvénients que d’avantages ? M. Derozerays se posait ce problème. Du magnétisme, peu à peu, Rodolphe en était venu aux affinités, et, tandis que M. le président citait Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant l’année par des semailles, le jeune homme expliquait à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque existence antérieure.

— Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus ? quel hasard l’a voulu ? C’est qu’à travers l’éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particulières nous avaient poussés l’un vers l’autre.

Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas.

« Ensemble de bonnes cultures ! » cria le président.

— Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez vous…

« À M. Bizet, de Quincampoix. »

— Savais-je que je vous accompagnerais ?

« Soixante et dix francs ! »

— Cent fois même j’ai voulu partir, et je vous ai suivie, je suis resté.

« Fumiers. »

— Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie !

« À M. Caron, d’Argueil, une médaille d’or ! »

— Car jamais je n’ai trouvé dans la société de personne un charme aussi complet.

« À M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! »

— Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir.

« Pour un bélier mérinos… »

— Mais vous m’oublierez, j’aurai passé comme une ombre.

« À M. Belot, de Notre-Dame… »

— Oh ! non, n’est-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée, dans votre vie ?

« Race porcine, prix ex æquo : à MM. Lehérissé et Cullembourg ; soixante francs ! »

Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée ; mais, soit qu’elle essayât de la dégager ou bien qu’elle répondît à cette pression, elle fit un mouvement des doigts ; il s’écria :

— Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous êtes bonne ! Vous comprenez que je suis à vous ! Laissez que je vous voie, que je vous contemple !

Un coup de vent qui arriva par les fenêtres fronça le tapis de la table, et, sur la place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui s’agitent.

« Emploi de tourteaux de graines oléagineuses », continua le président.

Il se hâtait :

« Engrais flamand, — culture du lin, — drainage, — baux à longs termes, — services de domestiques. »

Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches ; et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent.

« Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, une médaille d’argent — du prix de vingt-cinq francs ! »

« Où est-elle, Catherine Leroux ? » répéta le Conseiller.

Elle ne se présentait pas, et l’on entendait des voix qui chuchotaient :

— Vas-y !

— Non.

— À gauche !

— N’aie pas peur !

— Ah ! qu’elle est bête !

— Enfin y est-elle ? s’écria Tuvache.

— Oui !… la voilà !

— Qu’elle approche donc !

Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire ; et à force d’avoir servi, elles restaient entr’ouvertes, comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d’une rigidité monacale relevait l’expression de sa figure. Rien de triste ou d’attendri n’amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C’était la première fois qu’elle se voyait au milieu d’une compagnie si nombreuse ; et, intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d’honneur du Conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s’il fallait s’avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude.

— Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux ! dit M. le Conseiller, qui avait pris des mains du président la liste des lauréats.

Et tour à tour examinant la feuille de papier, puis la vieille femme, il répétait d’un ton paternel :

— Approchez, approchez !

— Êtes-vous sourde ? dit Tuvache, en bondissant sur son fauteuil.

Et il se mit à lui crier dans l’oreille :

— Cinquante-quatre ans de service ! Une médaille d’argent ! Vingt-cinq francs ! C’est pour vous.

Puis, quand elle eut sa médaille, elle la considéra. Alors un sourire de béatitude se répandit sur sa figure, et on l’entendit qui marmottait en s’en allant :

— Je la donnerai au curé de chez nous, pour qu’il me dise des messes.

— Quel fanatisme ! exclama le pharmacien, en se penchant vers le notaire.

La séance était finie ; la foule se dispersa ; et, maintenant que les discours étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume ; les maîtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents qui s’en retournaient à l’étable, une couronne verte entre les cornes.

Cependant les gardes nationaux étaient montés au premier étage de la mairie, avec des brioches embrochées à leurs baïonnettes, et le tambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles. Mme Bovary prit le bras de Rodolphe ; il la reconduisit chez elle ; ils se séparèrent devant sa porte ; puis il se promena seul dans la prairie, tout en attendant l’heure du banquet.

Le festin fut long, bruyant, mal servi ; l’on était si tassé, que l’on avait peine à remuer les coudes, et les planches étroites qui servaient de bancs faillirent se rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun s’en donnait pour sa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts ; et une vapeur blanchâtre, comme la buée d’un fleuve par un matin d’automne, flottait au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyé contre le calicot de la tente, pensait si fort à Emma, qu’il n’entendait rien. Derrière lui, sur le gazon, des domestiques empilaient des assiettes sales ; ses voisins parlaient, il ne leur répondait pas ; on lui emplissait son verre, et un silence s’établissait dans sa pensée, malgré les accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce qu’elle avait dit et à la forme de ses lèvres ; sa figure, comme en un miroir magique, brillait sur la plaque des shakos ; les plis de sa robe descendaient le long des murs, et des journées d’amour se déroulaient à l’infini dans les perspectives de l’avenir.

Il la revit le soir, pendant le feu d’artifice ; mais elle était avec son mari, Mme Homais et le pharmacien, lequel se tourmentait beaucoup sur le danger des fusées perdues ; et, à chaque moment, il quittait la compagnie pour aller faire à Binet des recommandations.

Les pièces pyrotechniques envoyées à l’adresse du sieur Tuvache avaient, par excès de précaution, été enfermées dans sa cave ; aussi la poudre humide ne s’enflammait guère, et le morceau principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata complètement. De temps à autre, il partait une pauvre chandelle romaine ; alors la foule béante poussait une clameur où se mêlait le cri des femmes à qui l’on chatouillait la taille pendant l’obscurité. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre l’épaule de Charles ; puis, le menton levé, elle suivait dans le ciel noir le jet lumineux des fusées. Rodolphe la contemplait à la lueur des lampions qui brûlaient.

Ils s’éteignirent peu à peu. Les étoiles s’allumèrent. Quelques gouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu sur sa tête nue.

À ce moment, le fiacre du Conseiller sortit de l’auberge. Son cocher, qui était ivre, s’assoupit tout à coup ; et l’on apercevait de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse de son corps qui se balançait de droite et de gauche, selon le tangage des soupentes.

— En vérité, dit l’apothicaire, on devrait bien sévir contre l’ivresse ! Je voudrais que l’on inscrivît, hebdomadairement, à la porte de la mairie, sur un tableau ad hoc, les noms de tous ceux qui, durant la semaine, se seraient intoxiqués avec des alcools. D’ailleurs, sous le rapport de la statistique, on aurait là comme des annales patentes qu’on irait au besoin… Mais excusez.

Et il courut encore vers le capitaine.

Celui-ci rentrait à sa maison. Il allait revoir son tour.

— Peut-être ne feriez-vous pas mal, lui dit Homais, d’envoyer un de vos hommes ou d’aller vous-même…

— Laissez-moi donc tranquille, répondit le percepteur, puisqu’il n’y a rien !

— Rassurez-vous, dit l’apothicaire, quand il fut revenu près de ses amis. M. Binet m’a certifié que les mesures étaient prises. Nulle flammèche ne sera tombée. Les pompes sont pleines. Allons dormir.

— Ma foi ! j’en ai besoin, fit Mme Homais, qui bâillait considérablement ; mais, n’importe, nous avons eu pour notre fête une bien belle journée.

Rodolphe répéta d’une voix basse et avec un regard tendre :

— Oh ! oui, bien belle !

Et, s’étant salués, on se tourna le dos.

Deux jours après, dans le Fanal de Rouen, il y avait un grand article sur les comices. Homais l’avait composé, de verve, dès le lendemain :

« Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces guirlandes ? Où courait cette foule, comme les flots d’une mer en furie, sous les torrents d’un soleil tropical qui répandait sa chaleur sur nos guérets ? »

Ensuite, il parlait de la condition des paysans. Certes, le gouvernement faisait beaucoup, mais pas assez ! « Du courage ! lui criait-il ; mille réformes sont indispensables, accomplissons-les. » Puis, abordant l’entrée du Conseiller, il n’oubliait point « l’air martial de notre milice », ni « nos plus sémillantes villageoises », ni les vieillards à tête chauve, sorte de patriarches qui étaient là, et dont quelques-uns, « débris de nos immortelles phalanges, sentaient encore battre leurs cœurs au son mâle des tambours. » Il se citait des premiers parmi les membres du jury, et même il rappelait, dans une note, que M. Homais, pharmacien, avait envoyé un Mémoire sur le cidre à la Société d’agriculture. Quand il arrivait à la distribution des récompenses, il dépeignait la joie des lauréats en traits dithyrambiques. « Le père embrassait son fils, le frère le frère, l’époux l’épouse. Plus d’un montrait avec orgueil son humble médaille, et sans doute, revenu chez lui, près de sa bonne ménagère, il l’aura suspendue en pleurant aux murs discrets de sa chaumine.

« Vers six heures, un banquet, dressé dans l’herbage de M. Liégeard, a réuni les principaux assistants de la fête. La plus grande cordialité n’a cessé d’y régner. Divers toasts ont été portés : M. Lieuvain, au monarque ! M. Tuvache, au préfet ! M. Derozerays, à l’agriculture ! M. Homais, à l’industrie et aux beaux-arts, ces deux sœurs ! M. Leplichey, aux améliorations ! Le soir, un brillant feu d’artifice a tout à coup illuminé les airs. On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai décor d’Opéra, et un moment notre petite localité a pu se croire transportée au milieu d’un rêve des Mille et une nuits.

« Constatons qu’aucun événement fâcheux n’est venu troubler cette réunion de famille. »

Et il ajoutait :

« On y a seulement remarqué l’absence du clergé. Sans doute les sacristies entendent le progrès d’une autre manière. Libre à vous, messieurs de Loyola ! »


IX



S ix semaines s’écoulèrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir, enfin, il parut.

Il s’était dit, le lendemain des comices :

— N’y retournons pas de sitôt, ce serait une faute.

Et, au bout de la semaine, il était parti pour la chasse. Après la chasse, il avait songé qu’il était trop tard, puis il fit ce raisonnement :

— Mais, si du premier jour, elle m’a aimé, elle doit, par l’impatience de me revoir, m’aimer davantage. Continuons donc !

Et il comprit que son calcul avait été bon, lorsque, en entrant dans la salle, il aperçut Emma pâlir.

Elle était seule. Le jour tombait. Les petits rideaux de mousseline, le long des vitres, épaississaient le crépuscule, et la dorure du baromètre, sur qui frappait un rayon de soleil, étalait des feux dans la glace, entre les découpures du polypier.

Rodolphe resta debout ; et à peine si Emma répondit à ses premières phrases de politesse.

— Moi, dit-il, j’ai eu des affaires. J’ai été malade.

— Gravement ? s’écria-t-elle.

— Eh bien ! fit Rodolphe en s’asseyant à ses côtés sur un tabouret, non !… C’est que je n’ai pas voulu revenir.

— Pourquoi ?

— Vous ne devinez pas ?

Il la regarda encore une fois, mais d’une façon si violente qu’elle baissa la tête en rougissant. Il reprit :

— Emma…

— Monsieur ! fit-elle en s’écartant un peu.

— Ah ! vous voyez bien, répliqua-t-il d’une voix mélancolique, que j’avais raison de vouloir ne pas revenir ; car ce nom, ce nom qui remplit mon âme et qui m’est échappé, vous me l’interdisez ! Madame Bovary !… Eh ! tout le monde vous appelle comme cela !… Ce n’est pas votre nom, d’ailleurs ; c’est le nom d’un autre !

Il répéta :

— D’un autre !

Et il se cacha la figure entre les mains.

— Oui, je pense à vous continuellement !… Votre souvenir me désespère ! Ah ! pardon !… Je vous quitte… Adieu !… J’irai loin…, si loin, que vous n’entendrez plus parler de moi !… Et cependant…, aujourd’hui…, je ne sais quelle force encore m’a poussé vers vous ! Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne résiste point au sourire des anges ! on se laisse entraîner par ce qui est beau, charmant, adorable !

C’était la première fois qu’Emma s’entendait dire ces choses ; et son orgueil, comme quelqu’un qui se délasse dans une étuve, s’étirait mollement et tout entier à la chaleur de ce langage.

— Mais, si je ne suis pas venu, continua-t-il, si je n’ai pu vous voir, ah ! du moins j’ai bien contemplé ce qui vous entoure. La nuit, toutes les nuits, je me relevais, j’arrivais jusqu’ici, je regardais votre maison, le toit qui brillait sous la lune, les arbres du jardin qui se balançaient à votre fenêtre, et une petite lampe, une lueur, qui brillait à travers les carreaux, dans l’ombre. Ah ! vous ne saviez guère qu’il y avait là, si près et si loin, un pauvre misérable…

Elle se tourna vers lui avec un sanglot.

— Oh ! vous êtes bon ! dit-elle.

— Non, je vous aime, voilà tout ! Vous n’en doutez pas ! Dites-le-moi ; un mot ! un seul mot !

Et Rodolphe, insensiblement, se laissait glisser du tabouret jusqu’à terre ; mais on entendit un bruit de sabots dans la cuisine, et la porte de la salle, il s’en aperçut, n’était pas fermée.

— Que vous seriez charitable, poursuivit-il en se relevant, de satisfaire une fantaisie !

C’était de visiter sa maison ; il désirait la connaître ; et, Mme Bovary n’y voyant point d’inconvénient, ils se levaient tous deux, quand Charles entra.

— Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe.

Le médecin, flatté de ce titre inattendu, se répandit en obséquiosités, et l’autre en profita pour se remettre un peu.

— Madame m’entretenait, fit-il donc, de sa santé…

Charles l’interrompit : il avait mille inquiétudes, en effet ; les oppressions de sa femme recommençaient. Alors Rodolphe demanda si l’exercice du cheval ne serait pas bon.

— Certes ! excellent, parfait !… Voilà une idée ! Tu devrais la suivre.

Et, comme elle objectait qu’elle n’avait point de cheval, M. Rodolphe en offrit un ; elle refusa ses offres ; il n’insista pas ; puis, afin de motiver sa visite, il conta que son charretier, l’homme à la saignée, éprouvait toujours des étourdissements.

— J’y passerai, dit Bovary.

— Non, non, je vous l’enverrai ; nous viendrons, ce sera plus commode pour vous.

— Ah ! fort bien. Je vous remercie.

Et, dès qu’ils furent seuls :

— Pourquoi n’acceptes-tu pas les propositions de M. Boulanger, qui sont si gracieuses ?

Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et déclara finalement que cela peut-être semblerait drôle.

— Ah ! je m’en moque pas mal ! dit Charles en faisant une pirouette. La santé avant tout ! Tu as tort !

— Eh ! comment veux-tu que je monte à cheval, puisque je n’ai pas d’amazone ?

— Il faut t’en commander une ! répondit-il.

L’amazone la décida.

Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme était à sa disposition, et qu’ils comptaient sur sa complaisance.

Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maître. L’un portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim.

Rodolphe avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle n’en avait jamais vu de pareilles ; en effet, Emma fut charmée de sa tournure, lorsqu’il apparut sur le palier avec son grand habit de velours et sa culotte de tricot blanc. Elle était prête, elle l’attendait.

Justin s’échappa de la pharmacie pour la voir, et l’apothicaire aussi se dérangea. Il faisait à M. Boulanger des recommandations.

— Un malheur arrive si vite ! Prenez garde ! Vos chevaux peut-être sont fougueux ?

Elle entendit du bruit au-dessus de sa tête : c’était Félicité qui tambourinait contre les carreaux pour divertir la petite Berthe. L’enfant envoya de loin un baiser ; sa mère lui répondit d’un signe avec le pommeau de sa cravache.

— Bonne promenade ! cria M. Homais. De la prudence, surtout ! de la prudence !

Et il agita son journal en les regardant s’éloigner.

Dès qu’il sentit la terre, le cheval d’Emma prit le galop. Rodolphe galopait à côté d’elle. Par moments ils échangeaient une parole. La figure un peu baissée, la main haute et le bras droit déployé, elle s’abandonnait à la cadence du mouvement qui la berçait sur la selle.

Au bas de la côte, Rodolphe lâcha les rênes ; ils partirent ensemble, d’un seul bond ; puis, en haut, tout à coup, les chevaux s’arrêtèrent, et son grand voile bleu retomba.

On était aux premiers jours d’octobre. Il y avait du brouillard sur la campagne. Des vapeurs s’allongeaient à l’horizon, entre le contour des collines ; et d’autres, se déchirant, montaient, se perdaient. Quelquefois, dans un écartement des nuées, sous un rayon de soleil, on apercevait au loin les toits d’Yonville, avec les jardins au bord de l’eau, les cours, les murs, et le clocher de l’église. Emma fermait à demi les paupières pour reconnaître sa maison, et jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait semblé si petit. De la hauteur où ils étaient, toute la vallée paraissait un immense lac pâle, s’évaporant à l’air. Les massifs d’arbres, de place en place, saillissaient comme des rochers noirs ; et les hautes lignes des peupliers, qui dépassaient la brume, figuraient des grèves que le vent remuait.

À côté, sur la pelouse, entre les sapins, une lumière brune circulait dans l’atmosphère tiède. La terre, roussâtre comme de la poudre de tabac, amortissait le bruit des pas ; et, du bout de leurs fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux des pommes de pin tombées.

Rodolphe et Emma suivirent ainsi la lisière du bois. Elle se détournait de temps à autre, afin d’éviter son regard, et alors elle ne voyait que les troncs des sapins alignés, dont la succession continue l’étourdissait un peu. Les chevaux soufflaient. Le cuir des selles craquait.

Au moment où ils entrèrent dans la forêt, le soleil parut.

— Dieu nous protège ! dit Rodolphe.

— Vous croyez ! fit-elle.

— Avançons ! Avançons ! reprit-il.

Il claqua de la langue. Les deux bêtes couraient.

De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans l’étrier d’Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait à mesure. D’autres fois, pour écarter les branches, il passait près d’elle, et Emma sentait son genou lui frôler la jambe. Le ciel était devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs ; et des nappes violettes s’alternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent on entendait, sous les buissons, glisser un petit battement d’ailes, ou bien le cri rauque et doux des corbeaux, qui s’envolaient dans les chênes.

Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les ornières.

Mais sa robe trop longue l’embarrassait, bien qu’elle la portât relevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle, contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la délicatesse de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nudité.

Elle s’arrêta.

— Je suis fatiguée, dit-elle.

— Allons, essayez encore ! reprit-il. Du courage !

Puis cent pas plus loin elle s’arrêta de nouveau ; et, à travers son voile, qui de son chapeau d’homme descendait obliquement sur ses hanches, on distinguait son visage dans une transparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flots d’azur.

— Où allons-nous donc ?

Il ne répondit rien. Elle respirait d’une façon saccadée. Rodolphe jetait les yeux autour de lui et il se mordait la moustache.

Ils arrivèrent à un endroit plus large, où l’on avait abattu des baliveaux. Ils s’assirent sur un tronc d’arbre renversé, et Rodolphe se mit à lui parler de son amour.

Il ne l’effraya point d’abord par des compliments. Il fut calme, sérieux, mélancolique.

Emma l’écoutait la tête basse, et tout en remuant, avec la pointe de son pied, des copeaux par terre.

Mais, à cette phrase :

— Est-ce que nos destinées maintenant ne sont pas communes ?

— Eh non ! répondit-elle. Vous le savez bien. C’est impossible.

Elle se leva pour partir. Il la saisit au poignet. Elle s’arrêta. Puis, l’ayant considéré quelques minutes d’un œil amoureux et tout humide, elle dit vivement :

— Ah ! tenez, n’en parlons plus… Où sont les chevaux ? Retournons.

Il eut un geste de colère et d’ennui. Elle répéta :

— Où sont les chevaux ? où sont les chevaux ?

Alors souriant d’un sourire étrange et la prunelle fixe, les dents serrées, il s’avança en écartant les bras. Elle se recula tremblante. Elle balbutiait :

— Oh ! vous me faites peur ! vous me faites mal ! Partons.

— Puisqu’il le faut, reprit-il en changeant de visage.

Et il redevint aussitôt respectueux, caressant, timide. Elle lui donna son bras. Ils s’en retournèrent. Il disait :

— Qu’aviez-vous donc ? Pourquoi ? Je n’ai pas compris. Vous vous méprenez, sans doute ? Vous êtes dans mon âme comme une madone sur un piédestal, à une place haute, solide et immaculée. Mais j’ai besoin de vous pour vivre ! J’ai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensée. Soyez mon amie, ma sœur, mon ange !

Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle tâchait de se dégager mollement. Il la soutenait ainsi, en marchant.

Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage.

— Oh ! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas ! Restez !

Il l’entraîna plus loin, autour d’un petit étang, où des lentilles d’eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénufars flétris se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans l’herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher.

— J’ai tort, j’ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre.

— Pourquoi ?… Emma ! Emma !

— Oh ! Rodolphe !… fit lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule.

Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna.

Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d’elle, dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle l’écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassée.

Ils s’en revinrent à Yonville, par le même chemin. Ils revirent sur la boue les traces de leurs chevaux, côte à côte, et les mêmes buissons, les mêmes cailloux dans l’herbe. Rien autour d’eux n’avait changé ; et pour elle, cependant, quelque chose était survenu de plus considérable que si les montagnes se fussent déplacées. Rodolphe, de temps à autre, se penchait et lui prenait sa main pour la baiser.

Elle était charmante, à cheval ! Droite, avec sa taille mince, le genou plié sur la crinière de sa bête et un peu colorée par le grand air, dans la rougeur du soir.

En entrant dans Yonville, elle caracola sur les pavés. On la regardait des fenêtres.

Son mari, au dîner, lui trouva bonne mine ; mais elle eut l’air de ne pas l’entendre lorsqu’il s’informa de sa promenade ; et elle restait le coude au bord de son assiette, entre les deux bougies qui brûlaient.

— Emma ! dit-il.

— Quoi ?

— Eh bien, j’ai passé cette après-midi chez M. Alexandre ; il a une ancienne pouliche encore fort belle, un peu couronnée seulement, et qu’on aurait, je suis sûr, pour une centaine d’écus…

Il ajouta :

— Pensant même que cela te serait agréable, je l’ai retenue…, je l’ai achetée… Ai-je bien fait ? Dis-moi donc.

Elle remua la tête en signe d’assentiment ; puis, un quart d’heure après :

— Sors-tu ce soir ? demanda-t-elle.

— Oui. Pourquoi ?

— Oh ! rien, rien, mon ami.

Et, dès qu’elle fut débarrassée de Charles, elle monta s’enfermer dans sa chambre.

D’abord, ce fut comme un étourdissement ; elle voyait les arbres, les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encore l’étreinte de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et que les joncs sifflaient.

Mais, en s’apercevant dans la glace, elle s’étonna de son visage. Jamais elle n’avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d’une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait.

Elle se répétait : « J’ai un amant ! un amant ! », se délectant à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc posséder enfin ces joies de l’amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l’entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l’existence ordinaire n’apparaissait qu’au loin, tout en bas, dans l’ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.

Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d’amoureuse qu’elle avait tant envié. D’ailleurs, Emma éprouvait une satisfaction de vengeance. N’avait-elle pas assez souffert ! Mais elle triomphait maintenant, et l’amour, si longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiétude, sans trouble.

La journée du lendemain se passa dans une douceur nouvelle. Ils se firent des serments. Elle lui raconta ses tristesses. Rodolphe l’interrompait par ses baisers ; et elle lui demandait, en le contemplant les paupières à demi closes, de l’appeler encore par son nom et de répéter qu’il l’aimait. C’était dans la forêt, comme la veille, sous une hutte de sabotiers. Les murs en étaient de paille et le toit descendait si bas, qu’il fallait se tenir courbé. Ils étaient assis l’un contre l’autre, sur un lit de feuilles sèches.

À partir de ce jour-là, ils s’écrivirent régulièrement tous les soirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin, près de la rivière, dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait l’y chercher et en plaçait une autre, qu’elle accusait toujours d’être trop courte.

Un matin, que Charles était sorti dès avant l’aube, elle fut prise par la fantaisie de voir Rodolphe à l’instant. On pouvait arriver promptement à la Huchette, y rester une heure et être rentré dans Yonville que tout le monde encore serait endormi. Cette idée la fit haleter de convoitise, et elle se trouva bientôt au milieu de la prairie, où elle marchait à pas rapides, sans regarder derrière elle.

Le jour commençait à paraître. Emma, de loin, reconnut la maison de son amant, dont les deux girouettes à queue d’aronde se découpaient en noir sur le crépuscule pâle.

Après la cour de la ferme, il y avait un corps de logis qui devait être le château. Elle y entra, comme si les murs, à son approche, se fussent écartés d’eux-mêmes. Un grand escalier droit montait vers un corridor. Emma tourna la clenche d’une porte, et tout à coup, au fond de la chambre, elle aperçut un homme qui dormait. C’était Rodolphe. Elle poussa un cri.

— Te voilà ! te voilà ! répétait-il. Comment as-tu fait pour venir ?… Ah ! ta robe est mouillée !

— Je t’aime ! répondit-elle en lui passant les bras autour du cou.

Cette première audace lui ayant réussi, chaque fois maintenant que Charles sortait de bonne heure, Emma s’habillait vite et descendait à pas de loup le perron qui conduisait au bord de l’eau.

Mais, quand la planche aux vaches était levée, il fallait suivre les murs qui longeaient la rivière ; la berge était glissante ; elle s’accrochait de la main, pour ne pas tomber, aux bouquets de ravenelles flétries. Puis elle prenait à travers des champs en labour, où elle enfonçait, trébuchait et empêtrait ses bottines minces. Son foulard, noué sur sa tête, s’agitait au vent dans les herbages ; elle avait peur des bœufs, elle se mettait à courir ; elle arrivait essoufflée, les joues roses, et exhalant de toute sa personne un frais parfum de sève, de verdure et de grand air. Rodolphe, à cette heure-là, dormait encore. C’était comme une matinée de printemps qui entrait dans sa chambre.

Les rideaux jaunes, le long des fenêtres, laissaient passer doucement une lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en clignant des yeux, tandis que les gouttes de rosée suspendues à ses bandeaux faisaient comme une auréole de topazes tout autour de sa figure. Rodolphe, en riant, l’attirait à lui et il la prenait sur son cœur.

Ensuite, elle examinait l’appartement, elle ouvrait les tiroirs des meubles, elle se peignait avec son peigne et se regardait dans le miroir à barbe. Souvent même, elle mettait entre ses dents le tuyau d’une grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi des citrons et des morceaux de sucre, près d’une carafe d’eau.

Il leur fallait un bon quart d’heure pour les adieux. Alors Emma pleurait ; elle aurait voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque chose de plus fort qu’elle la poussait vers lui, si bien qu’un jour, la voyant survenir à l’improviste, il fronça le visage, comme quelqu’un de contrarié.

— Qu’as-tu donc ? dit-elle. Souffres-tu ? Parle-moi !

Enfin il déclara, d’un air sérieux, que ses visites devenaient imprudentes et qu’elle se compromettait.


X



P eu à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L’amour l’avait enivrée d’abord, et elle n’avait songé à rien au delà. Mais, à présent qu’il était indispensable à sa vie, elle craignait d’en perdre quelque chose, ou même qu’il ne fût troublé. Quand elle s’en revenait de chez lui, elle jetait tout alentour des regards inquiets, épiant chaque forme qui passait à l’horizon et chaque lucarne du village d’où l’on pouvait l’apercevoir. Elle écoutait les pas, les cris, le bruit des charrues ; et elle s’arrêtait plus blême et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tête.

Un matin, qu’elle s’en retournait ainsi, elle crut distinguer tout à coup le long canon d’une carabine qui semblait la tenir en joue. Il dépassait obliquement le bord d’un petit tonneau, à demi enfoui entre les herbes, sur la marge d’un fossé. Emma, prête à défaillir de terreur, avança cependant, et un homme sortit du tonneau, comme ces diables à boudin qui se dressent du fond des boîtes. Il avait des guêtres bouclées jusqu’aux genoux, sa casquette enfoncée jusqu’aux yeux, les lèvres grelottantes et le nez rouge. C’était le capitaine Binet à l’affût des canards sauvages.

— Vous auriez dû parler de loin ! s’écria-t-il. Quand on aperçoit un fusil, il faut toujours avertir.

Le percepteur, par là, tâchait de dissimuler la crainte qu’il venait d’avoir ; car, un arrêté préfectoral ayant interdit la chasse aux canards autrement qu’en bateau, M. Binet, malgré son respect pour les lois, se trouvait en contravention. Aussi croyait-il à chaque minute entendre arriver le garde champêtre. Mais cette inquiétude irritait son plaisir, et, tout seul dans son tonneau, il s’applaudissait de son bonheur et de sa malice.

À la vue d’Emma, il parut soulagé d’un grand poids, et aussitôt, entamant la conversation :

— Il ne fait pas chaud, ça pique !

Emma ne répondit rien. Il poursuivit :

— Et vous voilà sortie de bien bonne heure ?

— Oui, dit-elle en balbutiant ; je viens de chez la nourrice où est mon enfant.

— Ah ! fort bien ! fort bien ! Quant à moi, tel que vous me voyez, dès la pointe du jour, je suis là ; mais le temps est si crassineux, qu’à moins d’avoir la plume juste au bout…

— Bonsoir, monsieur Binet, interrompit-elle en lui tournant les talons.

— Serviteur, madame, reprit-il d’un ton sec.

Et il rentra dans son tonneau.

Emma se repentit d’avoir quitté si brusquement le percepteur. Sans doute, il allait faire des conjectures défavorables. L’histoire de la nourrice était la pire excuse, tout le monde sachant bien à Yonville que la petite Bovary, depuis un an, était revenue chez ses parents. D’ailleurs, personne n’habitait aux environs ; ce chemin ne conduisait qu’à la Huchette ; Binet donc avait deviné d’où elle venait, et il ne se tairait pas, il bavarderait, c’était certain ! Elle resta jusqu’au soir à se torturer l’esprit dans tous les projets de mensonges imaginables, et avait sans cesse devant les yeux cet imbécile à carnassière.

Charles, après le dîner, la voyant soucieuse, voulut, par distraction, la conduire chez le pharmacien ; et la première personne qu’elle aperçut dans la pharmacie, ce fut encore lui, le percepteur ! Il était debout devant le comptoir, éclairé par la lumière du bocal rouge, et il disait :

— Donnez-moi, je vous prie, une demi-once de vitriol.

— Justin, cria l’apothicaire, apporte-nous l’acide sulfurique.

Puis, à Emma, qui voulait monter dans l’appartement de Mme Homais :

— Non, restez, ce n’est pas la peine, elle va descendre. Chauffez-vous au poêle en attendant… Excusez-moi… Bonjour docteur (car le pharmacien se plaisait beaucoup à prononcer ce mot docteur, comme si en l’adressant à un autre, il eût fait rejaillir sur lui-même quelque chose de la pompe qu’il y trouvait)… Mais prends garde de renverser les mortiers ! va plutôt chercher les chaises de la petite salle ; tu sais bien qu’on ne dérange pas les fauteuils du salon.

Et, pour remettre en place son fauteuil, Homais se précipitait hors du comptoir, quand Binet lui demanda une demi-once d’acide de sucre.

— Acide de sucre ? fit le pharmacien dédaigneusement. Je ne connais pas, j’ignore ! Vous voulez peut-être de l’acide oxalique ? C’est oxalique, n’est-il pas vrai ?

Binet expliqua qu’il avait besoin d’un mordant pour composer lui-même une eau de cuivre avec quoi dérouiller diverses garnitures de chasse. Emma tressaillit. Le pharmacien se mit à dire :

— En effet, le temps n’est pas propice, à cause de l’humidité.

— Cependant, reprit le percepteur d’un air finaud, il y a des personnes qui s’en arrangent.

Elle étouffait.

— Donnez-moi encore…

— Il ne s’en ira donc jamais ! pensait-elle.

— Une demi-once d’arcanson et de térébenthine, quatre onces de cire jaune et trois demi-onces de noir animal, s’il vous plaît, pour nettoyer les cuirs vernis de mon équipement.

L’apothicaire commençait à tailler de la cire, quand Mme Homais parut avec Irma dans ses bras, Napoléon à ses côtés et Athalie qui la suivait. Elle alla s’asseoir sur le banc de velours, contre la fenêtre, et le gamin s’accroupit sur un tabouret, tandis que sa sœur aînée rôdait autour de la boîte à jujube, près de son petit papa. Celui-ci emplissait des entonnoirs et bouchait des flacons, il collait des étiquettes, il confectionnait des paquets. On se taisait autour de lui ; et l’on entendait seulement de temps à autre tinter les poids dans les balances, avec quelques paroles basses du pharmacien donnant des conseils à son élève.

— Comment va votre jeune personne ? demanda tout à coup Mme Homais.

— Silence ! exclama son mari, qui écrivait des chiffres sur le cahier de brouillons.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas amenée ? reprit-elle à demi-voix.

— Chut ! chut ! fit Emma en désignant du doigt l’apothicaire.

Mais Binet, tout entier à la lecture de l’addition, n’avait rien entendu probablement. Enfin il sortit. Alors Emma, débarrassée, poussa un grand soupir.

— Comme vous respirez fort ! dit Mme Homais.

— Ah ! c’est qu’il fait un peu chaud, répondit-elle.

Ils avisèrent donc, le lendemain, à organiser leurs rendez-vous ; Emma voulait corrompre sa servante par un cadeau ; mais il eût mieux valu découvrir à Yonville quelque maison discrète. Rodolphe promit d’en chercher une.

Pendant tout l’hiver, trois ou quatre fois la semaine, à la nuit noire, il arrivait dans le jardin. Emma, tout exprès, avait retiré la clef de la barrière, que Charles crut perdue.

Pour l’avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée de sable. Elle se levait en sursaut ; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il n’en finissait pas. Elle se dévorait d’impatience ; si ses yeux l’avaient pu, ils l’eussent fait sauter par les fenêtres. Enfin, elle commençait sa toilette de nuit ; puis elle prenait un livre et continuait à lire fort tranquillement, comme si la lecture l’eût amusée. Mais Charles, qui était au lit, l’appelait pour se coucher.

— Viens donc, Emma, disait-il, il est temps.

— Oui, j’y vais ! répondit-elle.

Cependant, comme les bougies l’éblouissaient, il se tournait vers le mur et s’endormait. Elle s’échappait, en retenant son haleine, souriante, palpitante, déshabillée.

Rodolphe avait un grand manteau ; il l’en enveloppait tout entière, et, passant le bras autour de sa taille, il l’entraînait sans parler jusqu’au fond du jardin.

C’était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris où autrefois Léon la regardait si amoureusement, durant les soirs d’été. Elle ne pensait guère à lui maintenant.

Les étoiles brillaient à travers les branches du jasmin sans feuilles. Ils entendaient derrière eux la rivière qui coulait, et, de temps à autre, sur la berge, le claquement des roseaux secs. Des massifs d’ombre, çà et là, se bombaient dans l’obscurité, et parfois, frissonnant tous d’un seul mouvement, ils se dressaient et se penchaient comme d’immenses vagues noires qui se fussent avancées pour les recouvrir. Le froid de la nuit les faisait s’étreindre davantage ; les soupirs de leurs lèvres leur semblaient plus forts ; leurs yeux, qu’ils entrevoyaient à peine, leur paraissaient plus grands, et, au milieu du silence, il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s’y répercutaient en vibrations multipliées.

Lorsque la nuit était pluvieuse, ils s’allaient réfugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et l’écurie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, qu’elle avait caché derrière les livres. Rodolphe s’installait là comme chez lui. La vue de la bibliothèque et du bureau, de tout l’appartement enfin, excitait sa gaieté ; et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eût désiré le voir plus sérieux, et même plus dramatique à l’occasion, comme cette fois où elle crut entendre dans l’allée un bruit de pas qui s’approchaient.

— On vient ! dit-elle.

Il souffla la lumière.

— As-tu tes pistolets ?

— Pourquoi ?

— Mais… pour te défendre, reprit Emma.

— Est-ce de ton mari ? Ah ! le pauvre garçon !

Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait : « Je l’écraserais d’une chiquenaude. »

Elle fut ébahie de sa bravoure, bien qu’elle y sentît une sorte d’indélicatesse et de grossièreté naïve qui la scandalisa.

Rodolphe réfléchit beaucoup à cette histoire de pistolets. Si elle avait parlé sérieusement, cela était fort ridicule, pensait-il, odieux même, car il n’avait, lui, aucune raison de haïr ce bon Charles, n’étant pas ce qui s’appelle dévoré de jalousie ; — et, à ce propos, Emma lui avait fait un grand serment qu’il ne trouvait pas non plus du meilleur goût.

D’ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu échanger des miniatures, on s’était coupé des poignées de cheveux, et elle demandait à présent une bague, un véritable anneau de mariage, en signe d’alliance éternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir ou des voix de la nature ; puis elle l’entretenait de sa mère, à elle, et de sa mère, à lui. Rodolphe l’avait perdue depuis vingt ans. Emma, néanmoins, l’en consolait avec des mièvreries de langage, comme on eût fait à un marmot abandonné, et même lui disait quelquefois, en regardant la lune :

— Je suis sûre que là-haut, ensemble, elles approuvent notre amour.

Mais elle était si jolie ! il en avait possédé si peu d’une candeur pareille ! Cet amour sans libertinage était pour lui quelque chose de nouveau et qui, le sortant de ses habitudes faciles, caressait à la fois son orgueil et sa sensualité. L’exaltation d’Emma, que son bon sens bourgeois dédaignait, lui semblait, au fond du cœur, charmante, puisqu’elle s’adressait à sa personne. Alors, sûr d’être aimé, il ne se gêna pas, et insensiblement ses façons changèrent.

Il n’avait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces véhémentes caresses qui la rendaient folle ; si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle, comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. Elle n’y voulut pas croire ; elle redoubla de tendresse ; et Rodolphe, de moins en moins, cacha son indifférence.

Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cédé ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chérir davantage. L’humiliation de se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptés tempéraient. Ce n’était pas de l’attachement, c’était comme une séduction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur.

Les apparences, néanmoins, étaient plus calmes que jamais, Rodolphe ayant réussi à conduire l’adultère selon sa fantaisie ; et, au bout de six mois, quand le printemps arriva, ils se trouvaient, l’un vis-à-vis de l’autre, comme deux mariés qui entretiennent tranquillement une flamme domestique.

C’était l’époque où le père Rouault envoyait son dinde, en souvenir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre. Emma coupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes suivantes :

« Mes chèrs Enfants,

« J’espère que la présente vous trouvera en bonne santé et que celui-là vaudra bien les autres ; car il me semble un peu plus mollet, si j’ose dire, et plus massif. Mais, la prochaine fois, par changement, je vous donnerai un coq, à moins que vous ne teniez de préférence aux picots, et renvoyez-moi la bourriche, s’il vous plaît, avec les deux anciennes. J’ai eu un malheur à ma charretterie, dont la couverture, une nuit qu’il ventait fort, s’est envolée dans les arbres. La récolte non plus n’a pas été trop fameuse. Enfin, je ne sais pas quand j’irai vous voir. Ça m’est tellement difficile de quitter maintenant la maison, depuis que je suis seul, ma pauvre Emma ! »

Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si le bonhomme eût laissé tomber sa plume pour rêver quelque temps.

« Quant à moi, je vais bien, sauf un rhume que j’ai attrapé l’autre jour à la foire d’Yvetot, où j’étais parti pour retenir un berger, ayant mis le mien dehors, par suite de sa trop grande délicatesse de bouche. Comme on est à plaindre avec tous ces brigands-là ! Du reste, c’était aussi un malhonnête.

« J’ai appris d’un colporteur qui, en voyageant cet hiver par votre pays, s’est fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujours dur. Ça ne m’étonne pas, et il m’a montré sa dent ; nous avons pris un café ensemble. Je lui ai demandé s’il t’avait vue, il m’a dit que non, mais qu’il avait vu dans l’écurie deux animaux, d’où je conclus que le métier roule. Tant mieux, mes chers enfants, et que le bon Dieu vous envoie tout le bonheur imaginable.

« Il me fait deuil de ne pas connaître encore ma bien-aimée petite-fille Berthe Bovary. J’ai planté pour elle, dans le jardin, sous ta chambre, un prunier de prunes d’avoine, et je ne veux pas qu’on y touche, si ce n’est pour lui faire plus tard des compotes, que je garderai dans l’armoire, à son intention, quand elle viendra.

« Adieu, mes chers enfants. Je t’embrasse, ma fille, vous aussi, mon gendre, et la petite, sur les deux joues.

« Je suis, avec bien des compliments,
« Votre tendre père,
« Théodore Rouault. »

Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce gros papier. Les fautes d’orthographe s’y enlaçaient les unes aux autres, et Emma poursuivait la pensée douce qui caquetait tout au travers comme une poule à demi cachée dans une haie d’épines. On avait séché l’écriture avec les cendres du foyer, car un peu de poussière grise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son père se courbant vers l’âtre pour saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps qu’elle n’était plus auprès de lui, sur l’escabeau, dans la cheminée, quand elle faisait brûler le bout d’un bâton à la grande flamme des joncs marins qui pétillaient !… Elle se rappela des soirs d’été tout pleins de soleil. Les poulains hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient… Il y avait sous sa fenêtre une ruche à miel, et quelquefois les abeilles, tournoyant dans la lumière, frappaient contre les carreaux comme des balles d’or rebondissantes. Quel bonheur dans ce temps-là ! quelle liberté ! quel espoir ! quelle abondance d’illusions ! Il n’en restait plus maintenant ! Elle en avait dépensé à toutes les aventures de son âme, par toutes les conditions successives, dans la virginité, dans le mariage et dans l’amour ; — les perdant ainsi continuellement le long de sa vie, comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse à toutes les auberges de la route.

Mais qui donc la rendait si malheureuse ? où était la catastrophe extraordinaire qui l’avait bouleversée ? Et elle releva la tête, regardant autour d’elle, comme pour chercher la cause qui la faisait souffrir.

Un rayon d’avril chatoyait sur les porcelaines de l’étagère ; le feu brûlait ; elle sentait sous ses pantoufles la douceur du tapis ; le jour était blanc, l’atmosphère tiède, et elle entendit son enfant qui poussait des éclats de rire.

En effet, la petite fille se roulait alors sur le gazon, au milieu de l’herbe qu’on fanait. Elle était couchée à plat ventre, au haut d’une meule. Sa bonne la retenait par la jupe. Lestiboudois ratissait à côté, et, chaque fois qu’il s’approchait, elle se penchait en battant l’air de ses deux bras.

— Amenez-la-moi ! dit sa mère se précipitant pour l’embrasser. Comme je t’aime, ma pauvre enfant ! comme je t’aime !

Puis, s’apercevant qu’elle avait le bout des oreilles un peu sale, elle sonna vite pour avoir de l’eau chaude et la nettoya, la changea de linge, de bas, de souliers, fit mille questions sur sa santé, comme au retour d’un voyage, et enfin, la baisant encore et pleurant un peu, elle la remit aux mains de la domestique, qui restait fort ébahie devant cet excès de tendresse.

Rodolphe, le soir, la trouva plus sérieuse que d’habitude.

— Cela se passera, jugea-t-il, c’est un caprice.

Et il manqua consécutivement à trois rendez-vous. Quand il revint, elle se montra froide et presque dédaigneuse.

— Ah ! tu perds ton temps, ma mignonne…

Et il eut l’air de ne point remarquer ses soupirs mélancoliques, ni le mouchoir qu’elle tirait.

C’est alors qu’Emma se repentit !

Elle se demanda même pourquoi donc elle exécrait Charles, et s’il n’eût pas été meilleur de le pouvoir aimer. Mais il n’offrait pas grande prise à ces retours du sentiment, si bien qu’elle demeurait fort embarrassée dans sa velléité de sacrifice, lorsque l’apothicaire vint à propos lui fournir une occasion.


XI



I l avait lu dernièrement l’éloge d’une nouvelle méthode pour la cure des pieds bots ; et, comme il était partisan du progrès, il conçut cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opérations de stréphopodie.

— Car, disait-il à Emma, que risque-t-on ? Examinez (et il énumérait, sur ses doigts, les avantages de la tentative) ; succès presque certain, soulagement et embellissement du malade, célébrité vite acquise à l’opérateur. Pourquoi votre mari, par exemple, ne voudrait-il pas débarrasser ce pauvre Hippolyte, du Lion d’or ? Notez qu’il ne manquerait pas de raconter sa guérison à tous les voyageurs, et puis (Homais baissait la voix et regardait autour de lui) qui donc m’empêcherait d’envoyer au journal une petite note là-dessus ? Eh ! mon Dieu ! un article circule…, on en parle…, cela finit par faire la boule de neige ! Et qui sait ? qui sait ?

En effet, Bovary pouvait réussir ; rien n’affirmait à Emma qu’il ne fût pas habile, et quelle satisfaction pour elle que de l’avoir engagé à une démarche d’où sa réputation et sa fortune se trouveraient accrues ? Elle ne demandait qu’à s’appuyer sur quelque chose de plus solide que l’amour.

Charles, sollicité par l’apothicaire et par elle, se laissa convaincre. Il fit venir de Rouen le volume du docteur Duval, et, tous les soirs, se prenant la tête entre les mains, il s’enfonçait dans cette lecture.

Tandis qu’il étudiait les équins, les varus et les valgus, c’est-à-dire la stréphocatopodie, la stréphendopodie et la stréphexopodie (ou, pour parler mieux, les différentes déviations du pied, soit en bas, en dedans ou en dehors), avec la stréphypopodie et la stréphanopodie (autrement dit torsion en dessous et redressement en haut), M. Homais par toute sorte de raisonnements, exhortait le garçon d’auberge à se faire opérer.

— À peine sentiras-tu, peut-être, une légère douleur ; c’est une simple piqûre comme une petite saignée, moins que l’extirpation de certains cors.

Hippolyte, réfléchissant, roulait des yeux stupides.

— Du reste, reprenait le pharmacien, ça ne me regarde pas ! c’est pour toi ! par humanité pure ! Je voudrais te voir, mon ami, débarrassé de ta hideuse claudication, avec ce balancement de la région lombaire, qui, bien que tu prétendes, doit te nuire considérablement dans l’exercice de ton métier.

Alors Homais lui représentait combien il se sentirait ensuite plus gaillard et plus ingambe, et même lui donnait à entendre qu’il s’en trouverait mieux pour plaire aux femmes, et le valet d’écurie se prenait à sourire lourdement. Puis il l’attaquait par la vanité :

— N’es-tu pas un homme, saprelotte ? Que serait-ce donc, s’il t’avait fallu servir, aller combattre sous les drapeaux ?… Ah ! Hippolyte !

Et Homais s’éloignait, déclarant qu’il ne comprenait pas cet entêtement, cet aveuglement à se refuser aux bienfaits de la science.

Le malheureux céda, car ce fut comme une conjuration. Binet, qui ne se mêlait jamais des affaires d’autrui, Mme Lefrançois, Artémise, les voisins, et jusqu’au maire, M. Tuvache, tout le monde l’engagea, le sermonna, lui faisait honte ; mais ce qui acheva de le décider, c’est que ça ne lui coûterait rien. Bovary se chargeait même de fournir la machine pour l’opération. Emma avait eu l’idée de cette générosité ; et Charles y consentit, se disant au fond du cœur que sa femme était un ange.

Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois, il fit donc construire par le menuisier, aidé du serrurier, une manière de boîte pesant huit livres environ, et où le fer, le bois, la tôle, le cuir, les vis et les écrous ne se trouvaient point épargnés.

Cependant, pour savoir quel tendon couper à Hippolyte, il fallait connaître d’abord quelle espèce de pied bot il avait.

Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne l’empêchait pas d’être tourné en dedans, de sorte que c’était un équin mêlé d’un peu de varus, ou bien un léger varus fortement accusé d’équin. Mais, avec cet équin, large en effet comme un pied de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les clous d’un fer, le stréphopode, depuis le matin jusqu’à la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de cette jambe-là que de l’autre. À force d’avoir servi, elle avait contracté comme des qualités morales de patience et d’énergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il s’écorait dessus, préférablement.

Or, puisque c’était un équin, il fallait couper le tendon d’Achille, quitte à s’en prendre plus tard au muscle tibial antérieur pour se débarrasser du varus ; car le médecin n’osait d’un seul coup risquer deux opérations, et même il tremblait déjà, dans la peur d’attaquer quelque région importante qu’il ne connaissait pas.

Ni Ambroise Paré, appliquant pour la première fois depuis Celse, après quinze siècles d’intervalle, la ligature immédiate d’une artère ; ni Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers une couche épaisse d’encéphale ; ni Gensoul, quand il fit la première ablation de maxillaire supérieur, n’avaient certes le cœur si palpitant, la main si frémissante, l’intellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha d’Hippolyte, son ténotome entre les doigts. Et, comme dans les hôpitaux, on voyait à côté, sur une table, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de bandes, une pyramide de bandes, tout ce qu’il y avait de bandes chez l’apothicaire. C’était M. Homais qui avait organisé dès le matin tous ces préparatifs, autant pour éblouir la multitude que pour s’illusionner lui-même. Charles piqua la peau ; on entendit un craquement sec. Le tendon était coupé, l’opération était finie. Hippolyte n’en revenait pas de surprise ; il se penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir de baisers.

— Allons, calme-toi, disait l’apothicaire, tu témoigneras plus tard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur !

Et il descendit conter le résultat à cinq ou six curieux qui stationnaient dans la cour, et qui s’imaginaient qu’Hippolyte allait reparaître marchant droit. Puis Charles, ayant bouclé son malade dans le moteur mécanique, s’en retourna chez lui, où Emma, tout anxieuse, l’attendait sur la porte. Elle lui sauta au cou ; ils se mirent à table ; il mangea beaucoup, et même il voulut, au dessert, prendre une tasse de café, débauche qu’il ne se permettait que le dimanche lorsqu’il y avait du monde.

La soirée fut charmante, pleine de causeries, de rêves en commun. Ils parlèrent de leur fortune future, d’améliorations à introduire dans leur ménage ; il voyait sa considération s’étendant, son bien-être s’augmentant, sa femme l’aimant toujours ; et elle se trouvait heureuse de se rafraîchir dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin d’éprouver quelque tendresse pour ce pauvre garçon qui la chérissait. L’idée de Rodolphe, un moment lui passa par la tête ; mais ses yeux se reportèrent sur Charles : elle remarqua même avec surprise qu’il n’avait point les dents vilaines.

Ils étaient au lit lorsque M. Homais, malgré la cuisinière, entra tout à coup dans la chambre, en tenant à la main une feuille de papier fraîche écrite. C’était la réclame qu’il destinait au Fanal de Rouen. Il la leur apportait à lire.

— Lisez vous-même, dit Bovary.

Il lut :

— « Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de la face de l’Europe comme un réseau, la lumière cependant commence à pénétrer dans nos campagnes. C’est ainsi que, mardi, notre petite cité d’Yonville s’est vue le théâtre d’une expérience chirurgicale qui est en même temps un acte de haute philanthropie. M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués… »

— Ah ! c’est trop ! c’est trop ! disait Charles, que l’émotion suffoquait.

— Mais non, pas du tout ! comment donc !… « A opéré d’un pied bot… » Je n’ai pas mis le terme scientifique, parce que, vous savez, dans un journal…, tout le monde peut-être ne comprendrait pas ; il faut que les masses…

— En effet, dit Bovary. Continuez.

— Je reprends, dit le pharmacien. « M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués, a opéré d’un pied bot le nommé Hippolyte Tautain, garçon d’écurie depuis vingt-cinq ans à l’hôtel du Lion d’or, tenu par Mme veuve Lefrançois, sur la place d’Armes. La nouveauté de la tentative et l’intérêt qui s’attachait au sujet avaient attiré un tel concours de population, qu’il y avait véritablement encombrement au seuil de l’établissement. L’opération, du reste, s’est pratiquée comme par enchantement, et à peine si quelques gouttes de sang sont venues sur la peau, comme pour dire que le tendon rebelle venait enfin de céder sous les efforts de l’art. Le malade, chose étrange (nous l’affirmons de visu) n’accusa point de douleur. Son état, jusqu’à présent, ne laisse rien à désirer. Tout porte à croire que la convalescence sera courte ; et qui sait même si, à la prochaine fête villageoise, nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dans des danses bachiques, au milieu d’un chœur de joyeux drilles, et ainsi prouver à tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sa complète guérison ? Honneur donc aux savants généreux ! honneur à ces esprits infatigables qui consacrent leurs veilles à l’amélioration ou bien au soulagement de leur espèce ! Honneur ! trois fois honneur ! N’est-ce pas le cas de s’écrier que les aveugles verront et les boiteux marcheront ! Mais ce que le fanatisme autrefois promettait à ses élus, la science maintenant l’accomplit pour tous les hommes ! Nous tiendrons nos lecteurs au courant des phases successives de cette cure si remarquable. »

Ce qui n’empêcha pas que, cinq jours après, la mère Lefrançois n’arrivât tout effarée en s’écriant :

— Au secours ! il se meurt !… J’en perds la tête !

Charles se précipita vers le Lion d’or, et le pharmacien qui l’aperçut passant sur la place, sans chapeau, abandonna la pharmacie. Il parut lui-même, haletant, rouge, inquiet, et demandant à tous ceux qui montaient l’escalier :

— Qu’a donc notre intéressant stréphopode ?

Il se tordait, le stréphopode, dans des convulsions atroces, si bien que le moteur mécanique où était enfermée sa jambe frappait contre la muraille à la défoncer.

Avec beaucoup de précautions, pour ne pas déranger la position du membre, on retira donc la boîte, et l’on vit un spectacle affreux. Les formes du pied disparaissaient dans une telle bouffissure, que la peau tout entière semblait près de se rompre, et elle était couverte d’ecchymoses occasionnées par la fameuse machine. Hippolyte déjà s’était plaint d’en souffrir ; on n’y avait pris garde ; il fallut reconnaître qu’il n’avait pas eu tort complètement, et on le laissa libre quelques heures. Mais à peine l’œdème eut-il un peu disparu, que les deux savants jugèrent à propos de rétablir le membre dans l’appareil, et en l’y serrant davantage, pour accélérer les choses. Enfin, trois jours après, Hippolyte n’y pouvant plus tenir, ils retirèrent encore une fois la mécanique, tout en s’étonnant beaucoup du résultat qu’ils aperçurent. Une tuméfaction livide s’étendait sur la jambe, et avec des phlyctènes de place en place, par où suintait un liquide noir. Cela prenait une tournure sérieuse. Hippolyte commençait à s’ennuyer, et la mère Lefrançois l’installa dans la petite salle, près de la cuisine, pour qu’il eût au moins quelque distraction.

Mais le percepteur, qui tous les jours y dînait, se plaignit avec amertume d’un tel voisinage. Alors on transporta Hippolyte dans la salle de billard.

Il était là, geignant sous ses grosses couvertures, pâle, la barbe longue, les yeux caves, et, de temps à autre, tournant sa tête en sueur sur le sale oreiller où s’abattaient les mouches. Mme Bovary le venait voir. Elle lui apportait des linges pour ses cataplasmes, et le consolait, l’encourageait. Du reste, il ne manquait pas de compagnie, les jours de marché surtout, lorsque les paysans autour de lui poussaient les billes du billard, s’escrimaient avec les queues, fumaient, buvaient, chantaient, braillaient.

— Comment vas-tu ? disaient-ils en lui frappant sur l’épaule. Ah ! tu n’es pas fier, à ce qu’il paraît ! mais c’est ta faute. Il faudrait faire ceci, faire cela.

Et on lui racontait des histoires de gens qui avaient tous été guéris par d’autres remèdes que les siens ; puis, en manière de consolation, ils ajoutaient :

— C’est que tu t’écoutes trop ! lève-toi donc ! tu te dorlotes comme un roi ! Ah ! n’importe, vieux farceur ! tu ne sens pas bon !

La gangrène, en effet, montait de plus en plus. Bovary en était malade lui-même. Il venait à chaque heure, à tout moment. Hippolyte le regardait avec des yeux pleins d’épouvante et balbutiait en sanglotant :

— Quand est-ce que je serai guéri ?… Ah ! sauvez-moi !… Que je suis malheureux ! que je suis malheureux !

Et le médecin s’en allait, toujours en lui recommandant la diète.

— Ne l’écoute point, mon garçon, reprenait la mère Lefrançois ; ils t’ont déjà bien assez martyrisé ! tu vas t’affaiblir encore. Tiens, avale !

Et elle lui présentait quelque bon bouillon, quelque tranche de gigot, quelque morceau de lard, et parfois des petits verres d’eau-de-vie, qu’il n’avait pas le courage de porter à ses lèvres.

L’abbé Bournisien, apprenant qu’il empirait, fit demander à le voir. Il commença par le plaindre de son mal, tout en déclarant qu’il fallait s’en réjouir, puisque c’était la volonté du Seigneur, et profiter vite de l’occasion pour se réconcilier avec le ciel.

— Car, disait l’ecclésiastique d’un ton paterne, tu négligeais un peu tes devoirs ; on te voyait rarement à l’office divin ; combien y a-t-il d’années que tu ne t’es approché de la sainte table ? Je comprends que tes occupations, que le tourbillon du monde aient pu t’écarter du soin de ton salut. Mais, à présent, c’est l’heure d’y réfléchir. Ne désespère pas cependant ; j’ai connu de grands coupables qui, près de comparaître devant Dieu (tu n’en es point encore là, je le sais bien), avaient imploré sa miséricorde, et qui certainement sont morts dans les meilleures dispositions. Espérons que, tout comme eux, tu nous donneras de bons exemples ! Ainsi, par précaution, qui donc t’empêcherait de réciter matin et soir un « Je vous salue, Marie, pleine de grâce », et un « Notre Père, qui êtes aux cieux » ? Oui, fais cela ! pour moi, pour m’obliger. Qu’est-ce que ça coûte ?… Me le promets-tu ?

Le pauvre diable promit. Le curé revint les jours suivants. Il causait avec l’aubergiste et même racontait des anecdotes entremêlées de plaisanteries, de calembours qu’Hippolyte ne comprenait pas. Puis, dès que la circonstance le permettait, il retombait sur les matières de religion, en prenant une figure convenable.

Son zèle parut réussir ; car bientôt le stréphopode témoigna l’envie d’aller en pèlerinage à Bon-Secours, s’il se guérissait : à quoi M. Bournisien répondit qu’il ne voyait pas d’inconvénient ; deux précautions valaient mieux qu’une. On ne risquait rien.

L’apothicaire s’indigna contre ce qu’il appelait les manœuvres du prêtre ; elles nuisaient, prétendait-il, à la convalescence d’Hippolyte, et il répétait à Mme Lefrançois :

— Laissez-le ! laissez-le ! vous lui perturbez le moral avec votre mysticisme !

Mais la bonne femme ne voulait plus l’entendre. Il était la cause de tout. Par esprit de contradiction, elle accrocha même au chevet du malade un bénitier tout plein, avec une branche de buis.

Cependant la religion pas plus que la chirurgie ne paraissait le secourir, et l’invincible pourriture allait montant toujours des extrémités vers le ventre. On avait beau varier les potions et changer les cataplasmes, les muscles chaque jour se décollaient davantage, et enfin Charles répondit par un signe de tête affirmatif quand la mère Lefrançois lui demanda si elle ne pourrait point, en désespoir de cause, faire venir M. Canivet, de Neufchâtel, qui était une célébrité.

Docteur en médecine, âgé de 50 ans, jouissant d’une bonne position et sûr de lui-même, le confrère ne se gêna pas pour rire dédaigneusement lorsqu’il découvrit cette jambe gangrenée jusqu’au genou. Puis, ayant déclaré net qu’il la fallait amputer, il s’en alla chez le pharmacien déblatérer contre les ânes qui avaient pu réduire un malheureux homme en un tel état. Secouant M. Homais par le bouton de sa redingote, il vociférait dans la pharmacie.

— Ce sont là des inventions de Paris ! Voilà les idées de ces messieurs de la Capitale ! c’est comme le strabisme, le chloroforme et la lithotritie, un tas de monstruosités que le gouvernement devrait défendre ! Mais on veut faire le malin, et l’on vous fourre des remèdes sans s’inquiéter des conséquences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres ; nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis cœurs ; nous sommes des praticiens, des guérisseurs, et nous n’imaginerions pas d’opérer quelqu’un qui se porte à merveille ! Redresser des pieds bots ! est-ce qu’on peut redresser les pieds bots ? c’est comme si l’on voulait, par exemple, rendre droit un bossu !

Homais souffrait en écoutant ce discours, et il dissimulait son malaise sous un sourire de courtisan, ayant besoin de ménager M. Canivet, dont les ordonnances quelquefois arrivaient jusqu’à Yonville ; aussi ne prit-il pas la défense de Bovary, ne fit-il même aucune observation, et, abandonnant ses principes, il sacrifia sa dignité aux intérêts plus sérieux de son négoce.

Ce fut dans le village un événement considérable que cette amputation de cuisse par le docteur Canivet ! Tous les habitants, ce jour-là, s’étaient levés de meilleure heure, et la Grande-Rue, bien que pleine de monde, avait quelque chose de lugubre comme s’il se fût agi d’une exécution capitale. On discutait chez l’épicier sur la maladie d’Hippolyte ; les boutiques ne vendaient rien, et Mme Tuvache, la femme du maire, ne bougeait pas de sa fenêtre, par l’impatience où elle était de voir venir l’opérateur.

Il arriva dans son cabriolet, qu’il conduisait lui-même. Mais, le ressort du côté droit s’étant à la longue affaissé sous le poids de sa corpulence, il se faisait que la voiture penchait un peu tout en allant, et l’on apercevait sur l’autre coussin près de lui une vaste boîte, recouverte de basane rouge, dont les trois fermoirs de cuivre brillaient magistralement.

Quand il fut entré comme un tourbillon sous le porche du Lion d’or, le docteur, criant très haut, ordonna de dételer son cheval, puis il alla dans l’écurie voir s’il mangeait bien l’avoine ; car, en arrivant chez ses malades, il s’occupait d’abord de sa jument et de son cabriolet. On disait même à ce propos : « Ah ! M. Canivet, c’est un original ! » Et on l’estimait davantage pour cet inébranlable aplomb. L’univers aurait pu crever jusqu’au dernier homme, qu’il n’eût pas failli à la moindre de ses habitudes.

Homais se présenta.

— Je compte sur vous, fit le docteur. Sommes-nous prêts ? En marche ?

Mais l’apothicaire, en rougissant, avoua qu’il était trop sensible pour assister à une pareille opération.

— Quand on est simple spectateur, disait-il, l’imagination, vous savez, se frappe ! Et puis j’ai le système nerveux tellement…

— Ah bah ! interrompit Canivet, vous me paraissez, au contraire, porté à l’apoplexie. Et, d’ailleurs, cela ne m’étonne pas ; car, vous autres, messieurs les pharmaciens, vous êtes continuellement fourrés dans votre cuisine, ce qui doit finir par altérer votre tempérament. Regardez-moi, plutôt : tous les jours, je me lève à quatre heures, je fais ma barbe à l’eau froide (je n’ai jamais froid), et je ne porte pas de flanelle, je n’attrape aucun rhume, le coffre est bon ! Je vis tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, en philosophe, au hasard de la fourchette. C’est pourquoi je ne suis point délicat comme vous et il m’est aussi parfaitement égal de découper un chrétien que la première volaille venue. Après ça, direz-vous, l’habitude… ! l’habitude !…

Alors, sans aucun égard pour Hippolyte, qui suait d’angoisse entre ses draps, ces messieurs engagèrent une conversation où l’apothicaire compara le sang-froid d’un chirurgien à celui d’un général ; et ce rapprochement fut agréable à Canivet, qui se répandit en paroles sur les exigences de son art. Il le considérait comme un sacerdoce, bien que les officiers de santé le déshonorassent. Enfin, revenant au malade, il examina les bandes apportées par Homais, les mêmes qui avaient comparu lors du pied bot, et demanda quelqu’un pour lui tenir le membre. On envoya chercher Lestiboudois, et M. Canivet, ayant retroussé ses manches, passa dans la salle de billard, tandis que l’apothicaire restait avec Artémise et l’aubergiste, plus pâles toutes les deux que leur tablier, et l’oreille tendue contre la porte.

Bovary, pendant ce temps-là, n’osait bouger de sa maison. Il se tenait en bas, dans la salle, assis au coin de la cheminée sans feu, le menton sur sa poitrine, les mains jointes, les yeux fixes. Quelle mésaventure ! pensait-il, quel désappointement ! Il avait pris pourtant toutes les précautions imaginables. La fatalité s’en était mêlée. N’importe ? si Hippolyte plus tard venait à mourir, c’est lui qui l’aurait assassiné. Et puis, quelle raison donnerait-il dans les visites, quand on l’interrogerait ? Peut-être, cependant, s’était-il trompé en quelque chose ? Il cherchait, ne trouvait pas. Mais les plus fameux chirurgiens se trompaient bien. Voilà ce qu’on ne voudrait jamais croire ! on allait rire, au contraire, clabauder ! Cela se répandrait jusqu’à Forges ! jusqu’à Neufchâtel ! jusqu’à Rouen ! partout ! Qui sait si des confrères n’écriraient pas contre lui ? Une polémique s’ensuivrait, il faudrait répondre dans les journaux. Hippolyte même pouvait lui faire un procès. Il se voyait déshonoré, ruiné, perdu ! Et son imagination, assaillie par une multitude d’hypothèses, ballottait au milieu d’elles comme un tonneau vide emporté à la mer et qui roule sur les flots.

Emma, en face de lui, le regardait ; elle ne partageait pas son humiliation, elle en éprouvait une autre : c’était de s’être imaginé qu’un pareil homme pût valoir quelque chose, comme si vingt fois déjà elle n’avait pas suffisamment aperçu sa médiocrité.

Charles se promenait de long en large, dans la chambre. Ses bottes craquaient sur le parquet.

— Assieds-toi, dit-elle, tu m’agaces !

Il se rassit.

Comment donc avait-elle fait (elle qui était si intelligente !) pour se méprendre encore une fois ? Du reste, par quelle déplorable manie avoir ainsi abîmé son existence en sacrifices continuels ? Elle se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses du mariage, du ménage, ses rêves tombant dans la boue comme des hirondelles blessées, tout ce qu’elle avait désiré, tout ce qu’elle s’était refusé, tout ce qu’elle aurait pu avoir ! et pourquoi ? pourquoi ?

Au milieu du silence qui emplissait le village, un cri déchirant traversa l’air. Bovary devint pâle à s’évanouir. Elle fronça les sourcils d’un geste nerveux, puis continua. C’était pour lui cependant, pour cet être, pour cet homme qui ne comprenait rien, qui ne sentait rien ! car il était là, tout tranquillement, et sans même se douter que le ridicule de son nom allait désormais la salir comme lui. Elle avait fait des efforts pour l’aimer, et elle s’était repentie en pleurant d’avoir cédé à un autre.

— Mais c’était peut-être un valgus ? exclama soudain Bovary, qui méditait.

Au choc imprévu de cette phrase, tombant sur sa pensée comme une balle de plomb dans un plat d’argent, Emma tressaillant leva la tête pour deviner ce qu’il voulait dire ; et ils se regardèrent silencieusement, presque ébahis de se voir, tant ils étaient par leur conscience éloignés l’un de l’autre. Charles la considérait avec le regard trouble d’un homme ivre, tout en écoutant, immobile, les derniers cris de l’amputé qui se suivaient en modulations traînantes, coupées de saccades aiguës, comme le hurlement lointain de quelque bête qu’on égorge. Emma mordait ses lèvres blêmes, et, roulant entre ses doigts un des brins du polypier qu’elle avait cassé, elle fixait sur Charles la pointe ardente de ses prunelles, comme deux flèches de feu prêtes à partir. Tout en lui l’irritait maintenant, sa figure, son costume, ce qu’il ne disait pas, sa personne entière, son existence enfin. Elle se repentait, comme d’un crime, de sa vertu passée, et ce qui en restait encore s’écroulait sous les coups furieux de son orgueil. Elle se délectait dans toutes les ironies mauvaises de l’adultère triomphant. Le souvenir de son amant revenait à elle avec des attractions vertigineuses ; elle y jetait son âme, emportée vers cette image par un enthousiasme nouveau ; et Charles lui semblait aussi détaché de sa vie, aussi absent pour toujours, aussi impossible et anéanti, que s’il allait mourir et qu’il eût agonisé sous ses yeux.

Il se fit un bruit de pas sur le trottoir. Charles regarda ; et, à travers la jalousie baissée, il aperçut au bord des halles, en plein soleil, le docteur Canivet qui s’essuyait le front avec son foulard. Homais, derrière lui, portait à la main une grande boîte rouge, et ils se dirigeaient tous les deux du côté de la pharmacie.

Alors, par tendresse subite et découragement, Charles se tourna vers sa femme en lui disant :

— Embrasse-moi donc, ma bonne !

— Laisse-moi ! fit-elle, toute rouge de colère.

— Qu’as-tu ? qu’as-tu ? répétait-il stupéfait. Calme-toi ! reprends-toi !… Tu sais bien que je t’aime !… viens !

— Assez ! s’écria-t-elle d’un air terrible.

Et s’échappant de la salle, Emma ferma la porte si fort, que le baromètre bondit de la muraille et s’écrasa par terre.

Charles s’affaissa dans son fauteuil, bouleversé, cherchant ce qu’elle pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, et sentant vaguement circuler autour de lui quelque chose de funeste et d’incompréhensible.

Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva sa maîtresse qui l’attendait au bas du perron, sur la première marche. Ils s’étreignirent, et toute leur rancune se fondit comme une neige sous la chaleur de ce baiser.


XII



I ls recommencèrent à s’aimer. Souvent même, au milieu de la journée, Emma lui écrivait tout à coup ; puis, à travers les carreaux, faisait un signe à Justin, qui, dénouant vite sa serpillière, s’envolait à la Huchette. Rodolphe arrivait ; c’était pour lui dire qu’elle s’ennuyait, que son mari était odieux et son existence affreuse !

— Est-ce que j’y peux quelque chose ? s’écria-t-il un jour, impatienté.

— Ah ! si tu voulais !…

Elle était assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dénoués, le regard perdu.

— Quoi donc ? fit Rodolphe.

Elle soupira.

— Nous irions vivre ailleurs…, quelque part…

— Tu es folle, vraiment ! dit-il en riant. Est-ce possible ?

Elle revint là-dessus ; il eut l’air de ne pas comprendre et détourna la conversation.

Ce qu’il ne comprenait pas, c’était tout ce trouble dans une chose aussi simple que l’amour. Elle avait un motif, une raison, et comme un auxiliaire à son attachement.

Cette tendresse, en effet, chaque jour s’accroissait davantage sous la répulsion du mari. Plus elle se livrait à l’un, plus elle exécrait l’autre ; jamais Charles ne lui paraissait aussi désagréable, avoir les doigts aussi carrés, l’esprit aussi lourd, les façons si communes qu’après ses rendez-vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble. Alors tout en faisant l’épouse et la vertueuse, elle s’enflammait à l’idée de cette tête dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hâlé, de cette taille à la fois si robuste et si élégante, de cet homme enfin qui possédait tant d’expérience dans la raison, tant d’emportement dans le désir ! C’était pour lui qu’elle se limait les ongles avec un soin de ciseleur, et qu’il n’y avait jamais assez de cold cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs. Elle se chargeait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir, elle emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend un prince. Il fallait que la domestique fût sans cesse à blanchir du linge ; et, de toute la journée, Félicité ne bougeait de la cuisine, où le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler.

Le coude sur la longue planche où elle repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femmes étalées autour de lui : les jupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons à coulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.

— À quoi cela sert-il ? demandait le jeune garçon en passant sa main sur la crinoline ou les agrafes.

— Tu n’as donc jamais rien vu ? répondait en riant Félicité ; comme si ta patronne, Mme Homais, n’en portait pas de pareils.

— Ah bien oui ! Mme Homais !

Et il ajoutait d’un ton méditatif :

— Est-ce que c’est une dame comme Madame ?

Mais Félicité s’impatientait de le voir tourner ainsi tout autour d’elle. Elle avait six ans de plus, et Théodore, le domestique de M. Guillaumin, commençait à lui faire la cour.

— Laisse-moi tranquille ! disait-elle en déplaçant son pot d’empois. Va-t’en plutôt piler des amandes ; tu es toujours à fourrager du côté des femmes ; attends pour te mêler de ça, méchant mioche, que tu aies de la barbe au menton.

— Allons, ne vous fâchez pas, je m’en vais vous faire ses bottines.

Et aussitôt, il atteignait sur le chambranle les chaussures d’Emma, tout empâtées de crotte — la crotte des rendez-vous — qui se détachait en poudre sous ses doigts, et qu’il regardait monter doucement dans un rayon de soleil.

— Comme tu as peur de les abîmer ! disait la cuisinière qui n’y mettait pas tant de façons quand elle les nettoyait elle-même, parce que Madame, dès que l’étoffe n’était plus fraîche, les lui abandonnait.

Emma en avait une quantité dans son armoire, et qu’elle gaspillait à mesure, sans que jamais Charles se permît la moindre observation.

C’est ainsi qu’il déboursa trois cents francs pour une jambe de bois dont elle jugea convenable de faire cadeau à Hippolyte. Le pilon en était garni de liège, et il avait des articulations à ressort, une mécanique compliquée recouverte d’un pantalon noir, que terminait une botte vernie. Mais Hippolyte, n’osant à tous les jours se servir d’une si belle jambe, supplia Mme Bovary de lui en procurer une autre plus commode. Le médecin, bien entendu, fit encore les frais de cette acquisition.

Donc, le garçon d’écurie peu à peu recommença son métier. On le voyait comme autrefois parcourir le village, et quand Charles entendait de loin, sur les pavés, le bruit sec de son bâton, il prenait bien vite une autre route.

C’était M. Lheureux, le marchand, qui s’était chargé de la commande ; cela lui fournit l’occasion de fréquenter Emma. Il causait avec elle des nouveaux déballages de Paris, de mille curiosités féminines, se montrait fort complaisant, et jamais ne réclamait d’argent. Emma s’abandonnait à cette facilité de satisfaire tous ses caprices. Ainsi, elle voulut avoir, pour la donner à Rodolphe, une fort belle cravache qui se trouvait à Rouen dans un magasin de parapluies. M. Lheureux, la semaine d’après, la lui posa sur sa table.

Mais le lendemain il se présenta chez elle avec une facture de deux cent soixante et dix francs sans compter les centimes. Emma fut très embarrassée : tous les tiroirs du secrétaire étaient vides ; on devait plus de quinze jours à Lestiboudois, deux trimestres à la servante, quantité d’autres choses encore, et Bovary attendait impatiemment l’envoi de M. Derozerays, qui avait coutume, chaque année, de le payer vers la Saint-Pierre.

Elle réussit d’abord à éconduire Lheureux ; enfin il perdit patience : on le poursuivait, ses capitaux étaient absents, et, s’il ne rentrait dans quelques-uns, il serait forcé de lui reprendre toutes les marchandises qu’elle avait.

— Eh ! reprenez-les ! dit Emma.

— Oh ! c’est pour rire ! répliqua-t-il. Seulement, je ne regrette que la cravache. Ma foi ! je la redemanderai à Monsieur.

— Non ! non ! fit-elle.

— Ah ! je te tiens ! pensa Lheureux.

Et, sûr de sa découverte, il sortit en répétant à demi-voix et avec son petit sifflement habituel :

— Soit ! nous verrons ! nous verrons !

Elle rêvait comment se tirer de là, quand la cuisinière entrant, déposa sur la cheminée un petit rouleau de papier bleu, de la part de M. Derozerays. Emma sauta dessus, l’ouvrit. Il y avait quinze napoléons. C’était le compte. Elle entendit Charles dans l’escalier ; elle jeta l’or au fond de son tiroir et prit la clef.

Trois jours après, Lheureux reparut.

— J’ai un arrangement à vous proposer, dit-il ; si, au lieu de la somme convenue, vous vouliez prendre…

— La voilà, fit-elle en lui plaçant dans la main quatorze napoléons.

Le marchand fut stupéfait. Alors, pour dissimuler son désappointement, il se répandit en excuses et en offres de service qu’Emma refusa toutes ; puis elle resta quelques minutes palpant dans la poche de son tablier les deux pièces de cent sous qu’il lui avait rendues. Elle se promettait d’économiser, afin de rendre plus tard…

— Ah bah ! songea-t-elle, il n’y pensera plus.

Outre la cravache à pommeau de vermeil, Rodolphe avait reçu un cachet avec cette devise : Amor nel cor ; de plus, une écharpe pour se faire un cache-nez, et enfin un porte-cigares tout pareil à celui du vicomte, que Charles avait autrefois ramassé sur la route et qu’Emma conservait. Cependant ces cadeaux l’humiliaient. Il en refusa plusieurs ; elle insista, et Rodolphe finit par obéir, la trouvant tyrannique et trop envahissante.

Puis elle avait d’étranges idées :

— Quand minuit sonnera, disait-elle, tu penseras à moi !

Et, s’il avouait n’y avoir pas songé, c’étaient des reproches en abondance, et qui se terminaient toujours par l’éternel mot :

— M’aimes-tu ?

— Mais oui, je t’aime ! répondait-il.

— Beaucoup ?

— Certainement !

— Tu n’en as pas aimé d’autres, hein ?

— Crois-tu m’avoir pris vierge ? exclamait-il en riant.

Emma pleurait, et il s’efforçait de la consoler, enjolivant de calembours ses protestations.

— Oh ! c’est que je t’aime ! reprenait-elle, je t’aime à ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien ? J’ai quelquefois des envies de te revoir où toutes les colères de l’amour me déchirent. Je me demande : « Où est-il ? Peut-être il parle à d’autres femmes ? Elles lui sourient, il s’approche… » Oh ! non, n’est-ce pas, aucune ne te plaît ? Il y en a de plus belles ; mais, moi, je sais mieux aimer ! Je suis ta servante et ta concubine ! Tu es mon roi, mon idole ! tu es bon ! tu es beau ! tu es intelligent ! tu es fort !

Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.

Mais, avec cette supériorité de critique appartenant à celui qui, dans n’importe quel engagement, se tient en arrière, Rodolphe aperçut en cet amour d’autres jouissances à exploiter. Il jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de souple et de corrompu. C’était une sorte d’attachement idiot plein d’admiration pour lui, de volupté pour elle, une béatitude qui l’engourdissait ; et son âme s’enfonçait en cette ivresse et s’y noyait, ratatinée, comme le duc de Clarence dans son tonneau de malvoisie.

Par l’effet seul de ses habitudes amoureuses, Mme Bovary changea d’allures. Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus libres ; elle eut même l’inconvenance de se promener avec M. Rodolphe une cigarette à la bouche, comme pour narguer le monde ; enfin, ceux qui doutaient encore ne doutèrent plus quand on la vit, un jour, descendre de l’Hirondelle, la taille serrée dans un gilet, à la façon d’un homme, et Mme Bovary mère, qui, après une épouvantable scène avec son mari, était venue se réfugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moins scandalisée. Bien d’autres choses lui déplurent : d’abord Charles n’avait point écouté ses conseils pour l’interdiction des romans ; puis, le genre de la maison lui déplaisait ; elle se permit des observations, et l’on se fâcha, une fois surtout, à propos de Félicité.

Mme Bovary mère, la veille au soir, en traversant le corridor, l’avait surprise dans la compagnie d’un homme, un homme à collier brun, d’environ quarante ans, et qui, au bruit de ses pas, s’était vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit à rire ; mais la bonne dame s’emporta, déclarant qu’à moins de se moquer des mœurs, on devait surveiller celles des domestiques.

— De quel monde êtes-vous ? dit la bru, avec un regard tellement impertinent que Mme Bovary lui demanda si elle ne défendait point sa propre cause.

— Sortez ! fit la jeune femme se levant d’un bond.

— Emma !… maman !… s’écriait Charles pour les rapatrier.

Mais elles s’étaient enfuies toutes les deux dans leur exaspération. Emma trépignait en répétant :

— Ah ! quel savoir-vivre ! quelle paysanne !

Il courut à sa mère ; elle était hors des gonds, elle balbutiait :

— C’est une insolente ! une évaporée ! pire, peut-être !

Et elle voulait partir immédiatement, si l’autre ne venait lui faire des excuses. Charles retourna donc vers sa femme et la conjura de céder ; il se mit à genoux ; elle finit par répondre :

— Soit ! j’y vais.

En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignité de marquise, en lui disant :

— Excusez-moi, madame.

Puis, remontée chez elle, Emma se jeta tout à plat ventre sur son lit, et elle y pleura comme un enfant, la tête enfoncée dans l’oreiller.

Ils étaient convenus, elle et Rodolphe, qu’en cas d’événement extraordinaire, elle attacherait à la persienne un petit chiffon de papier blanc, afin que, si par hasard il se trouvait à Yonville, il accourût dans la ruelle, derrière la maison. Emma fit le signal ; elle attendait depuis trois quarts d’heure, quand tout à coup elle aperçut Rodolphe au coin des halles. Elle fut tentée d’ouvrir la fenêtre, de l’appeler ; mais déjà il avait disparu. Elle retomba désespérée.

Bientôt pourtant il lui sembla que l’on marchait sur le trottoir. C’était lui, sans doute ; elle descendit l’escalier, traversa la cour. Il était là, dehors. Elle se jeta dans ses bras.

— Prends donc garde, dit-il.

— Ah ! si tu savais ! reprit-elle.

Et elle se mit à lui raconter tout, à la hâte, sans suite, exagérant les faits, en inventant plusieurs, et prodiguant les parenthèses si abondamment qu’il n’y comprenait rien.

— Allons, mon pauvre ange, du courage, console-toi, patience !

— Mais voilà quatre ans que je patiente et que je souffre !… Un amour comme le nôtre devrait s’avouer à la face du ciel ! Ils sont à me torturer. Je n’y tiens plus ! Sauve-moi !

Elle se serrait contre Rodolphe. Ses yeux, pleins de larmes, étincelaient comme des flammes sous l’onde ; sa gorge haletait à coups rapides ; jamais il ne l’avait tant aimée ; si bien qu’il en perdit la tête et qu’il lui dit :

— Que faut-il faire ? que veux-tu ?

— Emmène-moi ! s’écria-t-elle. Enlève-moi !… Oh ! je t’en supplie !

Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui s’en exhalait dans un baiser.

— Mais…, reprit Rodolphe.

— Quoi donc ?

— Et ta fille ?

Elle réfléchit quelques minutes, puis répondit :

— Nous la prendrons, tant pis !

— Quelle femme ! se dit-il en la regardant s’éloigner.

Car elle venait de s’échapper dans le jardin. On l’appelait.

La mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de la métamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et même poussa la déférence jusqu’à lui demander une recette pour faire mariner des cornichons.

Était-ce afin de les mieux duper l’un et l’autre ? ou bien voulait-elle, par une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir plus profondément l’amertume des choses qu’elle allait abandonner ! Mais elle n’y prenait garde, au contraire ; elle vivait comme perdue dans la dégustation anticipée de son bonheur prochain. C’était avec Rodolphe un éternel sujet de causeries. Elle s’appuyait sur son épaule, elle murmurait :

— Hein ! quand nous serons dans la malle-poste !… Y songes-tu ? Est-ce possible ? Il me semble qu’au moment où je sentirai la voiture s’élancer, ce sera comme si nous montions en ballon, comme si nous partions vers les nuages. Sais-tu que je compte les jours ?… Et toi ?

Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu’à cette époque ; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, du succès, et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l’expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l’avaient par gradations développée, et elle s’épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu’un souffle fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu’ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu’un artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux : ils s’enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les hasards de l’adultère, qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme aux premiers temps de son mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible.

Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n’osait pas la réveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans l’ombre, au bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre l’haleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant de l’école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d’encre, et portant au bras son panier ; puis il faudrait la mettre en pension, cela coûterait beaucoup ; comment faire ? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux environs, et qu’il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir ses malades. Il en économiserait le revenu, il le placerait à la caisse d’épargne ; ensuite il achèterait des actions, quelque part, n’importe où ; d’ailleurs, la clientèle augmenterait ; il y comptait, car il voulait que Berthe fût bien élevée, qu’elle eût des talents, qu’elle apprît le piano. Ah ! qu’elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand, ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans l’été, de grands chapeaux de paille ! on les prendrait de loin pour les deux sœurs. Il se la figurait travaillant le soir auprès d’eux, sous la lumière de la lampe ; elle lui broderait des pantoufles ; elle s’occuperait du ménage ; elle emplirait toute la maison de sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son établissement : on lui trouverait quelque brave garçon ayant un état solide ; il la rendrait heureuse ; cela durerait toujours.

Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d’être endormie ; et, tandis qu’il s’assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d’autres rêves.

Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigognes. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s’envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d’eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre : ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu’ils contempleraient. Cependant, sur l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l’enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s’endormait que le matin, quand l’aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie.

Elle avait fait venir M. Lheureux et lui avait dit :

— J’aurais besoin d’un manteau, un grand manteau, à long collet, doublé.

— Vous partez en voyage ? demanda-t-il.

— Non ! mais…, n’importe, je compte sur vous, n’est-ce pas ? et vivement !

Il s’inclina.

— Il me faudrait encore, reprit-elle, une caisse…, pas trop lourde…, commode.

— Oui, oui, j’entends, de quatre-vingt-douze centimètres environ, sur cinquante, comme on les fait à présent.

— Avec un sac de nuit.

Décidément, pensa Lheureux, il y a du grabuge là-dessous.

— Et tenez, dit Mme Bovary, en tirant sa montre de sa ceinture, prenez cela ; vous vous payerez dessus.

Mais le marchand s’écria qu’elle avait tort ; ils se connaissaient ; est-ce qu’il doutait d’elle ? Quel enfantillage ! Elle insista cependant pour qu’il prît au moins la chaîne, et déjà Lheureux l’avait mise dans sa poche et s’en allait, quand elle le rappela.

— Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau — elle eut l’air de réfléchir, — ne l’apportez pas non plus ; seulement, vous me donnerez l’adresse de l’ouvrier et avertirez qu’on le tienne à ma disposition.

C’était le mois prochain qu’ils devaient s’enfuir. Elle partirait d’Yonville comme pour aller faire des commissions à Rouen. Rodolphe aurait retenu les places, pris des passeports, et même écrit à Paris, afin d’avoir la malle entière jusqu’à Marseille, où ils achèteraient une calèche, et, de là, continueraient sans s’arrêter, par la route de Gênes. Elle aurait eu soin d’envoyer chez Lheureux son bagage, qui serait directement porté à l’Hirondelle, de manière que personne ainsi n’aurait de soupçons ; et, dans tout cela, jamais il n’était question de son enfant. Rodolphe évitait d’en parler ; peut-être qu’elle n’y pensait pas.

Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminer quelques dispositions ; puis, au bout de huit jours, il en demanda quinze autres, puis il se dit malade ; ensuite il fit un voyage, le mois d’août se passa, et, après tous ces retards, ils arrêtèrent que ce serait irrévocablement pour le 4 septembre, un lundi.

Enfin le samedi, l’avant-veille, arriva.

Rodolphe vint le soir, plus tôt que de coutume.

— Tout est-il prêt ? lui demanda-t-elle.

— Oui.

Alors ils firent le tour d’une plate-bande, et allèrent s’asseoir près de la terrasse, sur la margelle du mur.

— Tu es triste, dit Emma.

— Non, pourquoi ?

Et cependant il la regardait singulièrement, d’une façon tendre.

— Est-ce de t’en aller ? reprit-elle, de quitter tes affections, ta vie ? Ah ! je comprends… Mais, moi, je n’ai rien au monde ! tu es tout pour moi. Aussi je serai tout pour toi, je te serai une famille, une patrie ; je te soignerai, je t’aimerai.

— Que tu es charmante ! dit-il en la saisissant dans ses bras.

— Vrai ? fit-elle avec un rire de volupté. M’aimes-tu ? Jure-le donc !

— Si je t’aime ! si je t’aime ! mais je t’adore, mon amour !

La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras de terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideau noir, troué. Puis elle parut, éclatante de blancheur, dans le ciel vide qu’elle éclairait ; et alors, se ralentissant, elle laissa tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait une infinité d’étoiles ; et cette lueur d’argent semblait s’y tordre jusqu’au fond, à la manière d’un serpent sans tête couvert d’écailles lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque monstrueux candélabre, d’où ruisselaient, tout du long, des gouttes de diamant en fusion. La nuit douce s’étalait autour d’eux ; des nappes d’ombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu’ils étaient dans l’envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu’en apportait le parfum des seringuas, et projetait dans leurs souvenirs des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. Souvent quelque bête nocturne, hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les feuilles, ou bien on entendait par moment une pêche mûre qui tombait toute seule de l’espalier.

— Ah ! la belle nuit ! dit Rodolphe.

— Nous en aurons d’autres ! reprit Emma.

Et, comme se parlant à elle-même :

— Oui, il fera bon voyager… Pourquoi ai-je le cœur triste, cependant ? Est-ce l’appréhension de l’inconnu…, l’effet des habitudes quittées…, ou plutôt… ? Non, c’est l’excès du bonheur ! Que je suis faible, n’est-ce pas ? Pardonne-moi !

— Il est encore temps ! s’écria-t-il. Réfléchis, tu t’en repentiras peut-être.

— Jamais ! répondit-elle impétueusement.

Et en se rapprochant de lui :

— Quel malheur donc peut-il me survenir ? Il n’y a pas de désert, pas de précipice ni d’océan que je ne traverserais avec toi. À mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une étreinte chaque jour plus serrée, plus complète ! Nous n’aurons rien qui nous trouble, pas de soucis, nul obstacle ! Nous serons seuls, tout à nous, éternellement… Parle donc, réponds-moi.

Il répondait à intervalles réguliers : « Oui… oui !… » Elle lui avait passé les mains dans ses cheveux, et elle répétait d’une voix enfantine, malgré de grosses larmes qui coulaient :

— Rodolphe ! Rodolphe…! Ah ! Rodolphe, cher petit Rodolphe !

Minuit sonna.

— Minuit ! dit-elle. Allons, c’est demain ! encore un jour !

Il se leva pour partir ; et, comme si ce geste qu’il faisait eût été le signal de leur fuite, Emma, tout à coup, prenant un air gai :

— Tu as les passeports ?

— Oui.

— Tu n’oublies rien ?

— Non.

— Tu en es sûr ?

— Certainement.

— C’est à l’hôtel de Provence, n’est-ce pas, que tu m’attendras ?… à midi ?

Il fit un signe de tête.

— À demain, donc ! dit Emma dans une dernière caresse.

Et elle le regarda s’éloigner.

Il ne se détournait pas. Elle courut après lui, et, se penchant au bord de l’eau entre des broussailles :

— À demain ! s’écria-t-elle.

Il était déjà de l’autre côté de la rivière et marchait vite dans la prairie.

Au bout de quelques minutes, Rodolphe s’arrêta ; et, quand il la vit avec son vêtement blanc peu à peu s’évanouir dans l’ombre comme un fantôme, il fut pris d’un tel battement de cœur, qu’il s’appuya contre un arbre pour ne pas tomber.

— Quel imbécile je suis ! fit-il en jurant épouvantablement. N’importe, c’était une jolie maîtresse !

Et, aussitôt, la beauté d’Emma, avec tous les plaisirs de cet amour, lui réapparurent. D’abord il s’attendrit, puis il se révolta contre elle.

— Car enfin, exclamait-il en gesticulant, je ne peux pas m’expatrier, avoir la charge d’un enfant.

Il se disait ces choses pour s’affermir davantage.

— Et, d’ailleurs, les embarras, la dépense… Ah ! non, non, mille fois non ! cela eût été trop bête !


XIII



À peine arrivé chez lui, Rodolphe s’assit brusquement à son bureau, sous la tête de cerf faisant trophée contre la muraille. Mais, quand il eut la plume entre les doigts, il ne sut rien trouver, si bien que, s’appuyant sur les deux coudes, il se mit à réfléchir. Emma lui semblait être reculée dans un passé lointain, comme si la résolution qu’il avait prise venait de placer entre eux, tout à coup, un immense intervalle.

Afin de ressaisir quelque chose d’elle, il alla chercher dans l’armoire, au chevet de son lit, une vieille boîte à biscuits de Reims où il enfermait d’habitude ses lettres de femmes, et il s’en échappa une odeur de poussière humide et de roses flétries. D’abord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pâles. C’était un mouchoir à elle, une fois qu’elle avait saigné du nez, en promenade ; il ne s’en souvenait plus. Il y avait auprès, se cognant à tous les angles, la miniature donnée par Emma ; sa toilette lui parut prétentieuse et son regard en coulisse du plus pitoyable effet ; puis, à force de considérer cette image et d’évoquer le souvenir du modèle, les traits d’Emma peu à peu se confondirent en sa mémoire, comme si la figure vivante et la figure peinte, se frottant l’une contre l’autre, se fussent réciproquement effacées. Enfin, il lut de ses lettres ; elles étaient pleines d’explications relatives à leur voyage, courtes, techniques et pressantes comme des billets d’affaires. Il voulut revoir les longues, celles d’autrefois ; pour les trouver au fond de la boîte, Rodolphe dérangea toutes les autres ; et machinalement il se mit à fouiller dans ce tas de papiers et de choses, y retrouvant pêle-mêle des bouquets, une jarretière, un masque noir, des épingles et des cheveux — des cheveux ! de bruns, de blonds ; quelques-uns même, s’accrochant à la ferrure de la boîte, se cassaient quand on l’ouvrait.

Ainsi flânant parmi ses souvenirs, il examinait les écritures et le style des lettres, aussi variés que leurs orthographes. Elles étaient tendres ou joviales, facétieuses, mélancoliques ; il y en avait qui demandaient de l’amour et d’autres qui demandaient de l’argent. À propos d’un mot, il se rappelait des visages, de certains gestes, un son de voix ; quelquefois pourtant il ne se rappelait rien.

En effet, ces femmes, accourant à la fois dans sa pensée, s’y gênaient les unes les autres et s’y rapetissaient, comme sous un même niveau d’amour qui les égalisait. Prenant donc à poignée les lettres confondues, il s’amusa pendant quelques minutes à les faire tomber en cascades, de sa main droite dans sa main gauche. Enfin, ennuyé, assoupi, Rodolphe alla reporter la boîte dans l’armoire en se disant :

— Quel tas de blagues !…

Ce qui résumait son opinion ; car les plaisirs, comme des écoliers dans la cour d’un collège, avaient tellement piétiné sur son cœur, que rien de vert n’y poussait, et ce qui passait par là, plus étourdi que les enfants, n’y laissait pas même, comme eux, son nom gravé sur la muraille.

— Allons, se dit-il, commençons !

Il écrivit :

« Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence… »

— Après tout, c’est vrai, pensa Rodolphe ; j’agis dans son intérêt ; je suis honnête.

« Avez-vous mûrement pesé votre détermination ? Savez-vous l’abîme où je vous entraînais, pauvre ange ? Non, n’est-ce pas ? Vous alliez confiante et folle, croyant au bonheur, à l’avenir… Ah ! malheureux que nous sommes ! insensés ! »

Rodolphe s’arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.

— Si je lui disais que toute ma fortune est perdue ?… Ah ! non, et d’ailleurs, cela n’empêcherait rien. Ce serait à recommencer plus tard. Est-ce qu’on peut faire entendre raison à des femmes pareilles !

Il réfléchit, puis ajouta :

« Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et j’aurai continuellement pour vous un dévouement profond, mais, un jour, tôt ou tard, cette ardeur (c’est là le sort des choses humaines) se fût diminuée, sans doute ! Il nous serait venu des lassitudes, et qui sait même si je n’aurais pas eu l’atroce douleur d’assister à vos remords et d’y participer moi-même, puisque je les aurais causés. L’idée seule des chagrins qui vous arrivent me torture, Emma ! Oubliez-moi ! Pourquoi faut-il que je vous aie connue ? Pourquoi étiez-vous si belle ? Est-ce ma faute ? Ô mon Dieu ! non, non, n’en accusez que la fatalité ! »

— Voilà un mot qui fait toujours de l’effet, se dit-il.

« Ah ! si vous eussiez été une de ces femmes au cœur frivole comme on en voit, certes, j’aurais pu, par égoïsme, tenter une expérience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation délicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre tourment, vous a empêchée de comprendre, adorable femme que vous êtes, la fausseté de notre position future. Moi non plus, je n’y avais pas réfléchi d’abord, et je me reposais à l’ombre de ce bonheur idéal, comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences. »

— Elle va peut-être croire que c’est par avarice que j’y renonce… Ah ! n’importe ! tant pis, il faut en finir !

« Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il nous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions indiscrètes, la calomnie, le dédain, l’outrage peut-être. L’outrage à vous ! Oh !… Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trône ! moi qui emporte votre pensée comme un talisman ! Car je me punis par l’exil de tout le mal que je vous ai fait. Je pars. Où ? Je n’en sais rien, je suis fou ! Adieu ! Soyez toujours bonne ! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue. Apprenez mon nom à votre enfant, qu’il le redise dans ses prières. »

La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller fermer la fenêtre, et, quand il se fut rassis :

— Il me semble que c’est tout. Ah ! encore ceci, de peur qu’elle ne vienne à me relancer :

« Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes ; car j’ai voulu m’enfuir au plus vite afin d’éviter la tentation de vous revoir. Pas de faiblesse ! Je reviendrai ; et peut-être que, plus tard, nous causerons ensemble très froidement de nos anciennes amours. Adieu ! »

Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots : À Dieu ! ce qu’il jugeait d’un excellent goût.

— Comment vais-je signer, maintenant ? se dit-il. Votre tout dévoué ?… Non. Votre ami ?… Oui, c’est cela.

« Votre ami. »

Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne.

— Pauvre petite femme ! pensa-t-il avec attendrissement. Elle va me croire plus insensible qu’un roc ; il eût fallu quelques larmes là-dessus ; mais, moi, je ne peux pas pleurer ; ce n’est pas ma faute. Alors, s’étant versé de l’eau dans un verre, Rodolphe y trempa son doigt et il laissa tomber de haut une grosse goutte, qui fit une tache pâle sur l’encre ; puis, cherchant à cacheter la lettre, le cachet Amor nel cor se rencontra.

— Cela ne va guère à la circonstance… Ah bah ! n’importe !

Après quoi, il fuma trois pipes et s’alla coucher.

Le lendemain, quand il fut debout (vers deux heures environ, il avait dormi tard), Rodolphe se fit cueillir une corbeille d’abricots. Il disposa la lettre dans le fond, sous des feuilles de vigne, et ordonna tout de suite à Girard, son valet de charrue, de porter cela délicatement chez Mme Bovary. Il se servait de ce moyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la saison, des fruits ou du gibier.

— Si elle te demande de mes nouvelles, dit-il, tu répondras que je suis parti en voyage. Il faut remettre le panier à elle-même, en mains propres… Va, et prends garde !

Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour des abricots, et marchant à grands pas lourds dans ses grosses galoches ferrées, prit tranquillement le chemin d’Yonville.

Mme Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avec Félicité, sur la table de la cuisine, un paquet de linge.

— Voilà, dit le valet, ce que notre maître vous envoie.

Elle fut saisie d’une appréhension, et, tout en cherchant quelque monnaie dans sa poche, elle considérait le paysan d’un œil hagard, tandis qu’il la regardait lui-même avec ébahissement, ne comprenant pas qu’un pareil cadeau pût tant émouvoir quelqu’un. Enfin il sortit. Félicité restait. Elle n’y tenait plus, elle courut dans la salle comme pour y porter les abricots, renversa le panier, arracha les feuilles, trouva la lettre, l’ouvrit, et, comme s’il y avait eu derrière elle un effroyable incendie, Emma se mit à fuir vers sa chambre, tout épouvantée.

Charles y était, elle l’aperçut ; il lui parla, elle n’entendit rien, et elle continua vivement à monter les marches, haletante, éperdue, ivre, et toujours tenant cette horrible feuille de papier, qui lui claquait dans les doigts comme une plaque de tôle. Au second étage, elle s’arrêta devant la porte du grenier, qui était fermée.

Alors elle voulut se calmer ; elle se rappela la lettre ; il fallait la finir, elle n’osait pas. D’ailleurs, où ? comment ? on la verrait.

— Ah ! non, ici, pensa-t-elle, je serai bien.

Emma poussa la porte et entra.

Les ardoises laissaient tomber d’aplomb une chaleur lourde, qui lui serrait les tempes et l’étouffait ; elle se traîna jusqu’à la mansarde close, dont elle tira le verrou, et la lumière éblouissante jaillit d’un bond.

En face, par-dessus les toits, la pleine campagne s’étalait à perte de vue. En bas, sous elle, la place du village était vide ; les cailloux du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient immobiles ; au coin de la rue, il partit d’un étage inférieur une sorte de ronflement à modulations stridentes. C’était Binet qui tournait.

Elle s’était appuyée contre l’embrasure de la mansarde et elle relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait d’attention, plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle l’entendait, elle l’entourait de ses deux bras ; et des battements de cœur, qui la frappaient sous la poitrine comme à grands coups de bélier, s’accéléraient l’un après l’autre, à intermittences inégales. Elle jetait les yeux tout autour d’elle avec l’envie que la terre croulât. Pourquoi n’en pas finir ? Qui la retenait donc ? Elle était libre. Et elle s’avança, elle regarda les pavés en se disant :

— Allons ! allons !

Le rayon lumineux qui montait d’en bas directement tirait vers l’abîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place oscillant s’élevait le long des murs, et que le plancher s’inclinait par le bout, à la manière d’un vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée d’un grand espace. Le bleu du ciel l’envahissait, l’air circulait dans sa tête creuse, elle n’avait qu’à céder, qu’à se laisser prendre ; et le ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix furieuse qui l’appelait.

— Ma femme ! ma femme ! cria Charles.

Elle s’arrêta.

— Où es-tu donc ? Arrive !

L’idée qu’elle venait d’échapper à la mort faillit la faire s’évanouir de terreur ; elle ferma les yeux ; puis elle tressaillit au contact d’une main sur sa manche : c’était Félicité.

— Monsieur vous attend, Madame ; la soupe est servie.

Et il fallut descendre ! il fallut se mettre à table !

Elle essaya de manger. Les morceaux l’étouffaient. Alors elle déplia sa serviette comme pour en examiner les reprises et voulut réellement s’appliquer à ce travail, compter les fils de la toile. Tout à coup, le souvenir de la lettre lui revint. L’avait-elle donc perdue ? Où la retrouver ? Mais elle éprouvait une telle lassitude dans l’esprit, que jamais elle ne put inventer un prétexte à sortir de table. Puis elle était devenue lâche ; elle avait peur de Charles ; il savait tout, c’était sûr ! En effet, il prononça ces mots, singulièrement :

— Nous ne sommes pas près, à ce qu’il paraît, de voir M. Rodolphe.

— Qui te l’a dit ? fit-elle en tressaillant.

— Qui me l’a dit ? répliqua-t-il un peu surpris de ce ton brusque ; c’est Girard, que j’ai rencontré tout à l’heure à la porte du Café Français. Il est parti en voyage, ou il doit partir.

Elle eut un sanglot.

— Quoi donc t’étonne ? Il s’absente ainsi de temps à autre pour se distraire, et, ma foi ! je l’approuve. Quand on a de la fortune et que l’on est garçon !… Du reste, il s’amuse joliment, notre ami ! c’est un farceur. M. Langlois m’a conté…

Il se tut, par convenance, à cause de la domestique qui entrait.

Celle-ci replaça dans la corbeille les abricots répandus sur l’étagère ; Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, se les fit apporter, en prit un et mordit à même.

— Oh ! parfait ! disait-il. Tiens, goûte.

Et il tendit la corbeille, qu’elle repoussa doucement.

— Sens donc : quelle odeur ! fit-il en la lui passant sous le nez à plusieurs reprises.

— J’étouffe ! s’écria-t-elle en se levant d’un bond.

Mais, par un effort de volonté, ce spasme disparut ; puis :

— Ce n’est rien ! dit-elle, ce n’est rien ! c’est nerveux ! Assieds-toi, mange !

Car elle redoutait qu’on ne fût à la questionner, à la soigner, qu’on ne la quittât plus.

Charles, pour lui obéir, s’était rassis, et il crachait dans sa main les noyaux des abricots, qu’il déposait ensuite dans son assiette.

Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place. Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à la renverse.

En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s’était décidé à partir pour Rouen. Or, comme il n’y a, de la Huchette à Buchy, pas d’autre chemin que celui d’Yonville, il lui avait fallu traverser le village, et Emma l’avait reconnu à la lueur des lanternes qui coupaient comme un éclair le crépuscule.

Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison, s’y précipita. La table, avec toutes les assiettes, était renversée ; de la sauce, de la viande, les couteaux, la salière et l’huilier jonchaient l’appartement ; Charles appelait au secours ; Berthe, effarée, criait ; et Félicité, dont les mains tremblaient, délaçait Madame, qui avait le long du corps des mouvements convulsifs.

— Je cours, dit l’apothicaire, chercher dans mon laboratoire un peu de vinaigre aromatique.

Puis, comme elle rouvrait les yeux en respirant le flacon :

— J’en étais sûr, fit-il ; cela vous réveillerait un mort.

— Parle-nous ! disait Charles, parle-nous ! Remets-toi ! C’est moi, ton Charles qui t’aime ! Me reconnais-tu ? Tiens, voilà ta petite fille : embrasse-la donc !

L’enfant avançait les bras vers sa mère pour se pendre à son cou. Mais, détournant la tête, Emma dit d’une voix saccadée :

— Non, non… personne !

Elle s’évanouit encore. On la porta sur son lit.

Elle restait étendue, la bouche ouverte, les paupières fermées, les mains à plat, immobile, et blanche comme une statue de cire. Il sortait de ses yeux deux ruisseaux de larmes qui coulaient lentement sur l’oreiller.

Charles, debout, se tenait au fond de l’alcôve, et le pharmacien, près de lui, gardait ce silence méditatif qu’il est convenable d’avoir dans les occasions sérieuses de la vie.

— Rassurez-vous, dit-il en lui poussant le coude, je crois que le paroxysme est passé.

— Oui, elle repose un peu maintenant ! répondit Charles, qui la regardait dormir. Pauvre femme !… pauvre femme !… la voilà retombée !

Alors Homais demanda comment cet accident était survenu. Charles répondit que cela l’avait saisie tout à coup, pendant qu’elle mangeait des abricots.

— Extraordinaire !… reprit le pharmacien. Mais il se pourrait que les abricots eussent occasionné la syncope ! Il y a des natures si impressionnables à l’encontre de certaines odeurs ! et ce serait même une belle question à étudier, tant sous le rapport pathologique que sous le rapport physiologique. Les prêtres en connaissaient l’importance, eux qui ont toujours mêlé des aromates à leurs cérémonies. C’est pour vous stupéfier l’entendement et provoquer des extases, chose d’ailleurs facile à obtenir chez les personnes du sexe, qui sont plus délicates que les autres. On en cite qui s’évanouissent à l’odeur de la corne brûlée, du pain tendre…

— Prenez garde de l’éveiller ! dit à voix basse Bovary.

— Et non seulement, continua l’apothicaire, les humains sont en butte à ces anomalies, mais encore les animaux. Ainsi, vous n’êtes pas sans savoir l’effet singulièrement aphrodisiaque que produit le nepeta cataria, vulgairement appelé herbe-au-chat, sur la gent féline ; et d’autre part, pour citer un exemple que je garantis authentique, Bridoux (un de mes anciens camarades, actuellement établi rue Malpalu) possède un chien qui tombe en convulsions dès qu’on lui présente une tabatière. Souvent même il en fait l’expérience devant ses amis, à son pavillon du bois Guillaume. Croirait-on qu’un simple sternutatoire pût exercer de tels ravages dans l’organisme d’un quadrupède ? C’est extrêmement curieux, n’est-il pas vrai ?

— Oui, dit Charles, qui n’écoutait pas.

— Cela nous prouve, reprit l’autre en souriant avec un air de suffisance bénigne, les irrégularités sans nombre du système nerveux. Pour ce qui est de Madame, elle m’a toujours paru, je l’avoue, une vraie sensitive. Aussi ne vous conseillerai-je point, mon bon ami, aucun de ces prétendus remèdes qui, sous prétexte d’attaquer les symptômes, attaquent le tempérament. Non, pas de médicamentation oiseuse ! du régime, voilà tout ! des sédatifs, des émollients, des dulcifiants. Puis, ne pensez-vous pas qu’il faudrait peut-être frapper l’imagination ?

— En quoi ? comment ? dit Bovary.

— Ah ! c’est là la question ! Telle est effectivement la question : That is the question ! comme je lisais dernièrement dans le journal.

Mais Emma, se réveillant, s’écria :

— Et la lettre ? et la lettre ?

On crut qu’elle avait le délire ; elle l’eut à partir de minuit : une fièvre cérébrale s’était déclarée.

Pendant quarante-trois jours, Charles ne la quitta pas. Il abandonna tous ses malades ; il ne se couchait plus, il était continuellement à lui tâter le pouls, à lui poser des sinapismes, des compresses d’eau froide. Il envoyait Justin jusqu’à Neufchâtel chercher de la glace ; la glace se fondait en route ; il le renvoyait. Il appela M. Canivet en consultation ; il fit venir de Rouen le docteur Larivière, son ancien maître ; il était désespéré. Ce qui l’effrayait le plus, c’était l’abattement d’Emma ; car elle ne parlait pas, n’entendait rien et même semblait ne point souffrir, — comme si son corps et son âme se fussent ensemble reposés de toutes leurs agitations.

Vers le milieu d’octobre, elle put se tenir assise dans son lit, avec des oreillers derrière elle. Charles pleura quand il la vit manger sa première tartine de confitures. Les forces lui revinrent ; elle se levait quelques heures pendant l’après-midi, et, un jour qu’elle se sentait mieux, il essaya de lui faire faire, à son bras, un tour de promenade dans le jardin. Le sable des allées disparaissait sous les feuilles mortes ; elle marchait pas à pas, en traînant ses pantoufles, et, s’appuyant de l’épaule contre Charles, elle continuait à sourire.

Ils allèrent ainsi jusqu’au fond, près de la terrasse. Elle se redressa lentement, se mit la main devant ses yeux, pour regarder ; elle regarda au loin, tout au loin ; mais il n’y avait à l’horizon que de grands feux d’herbe, qui fumaient sur les collines.

— Tu vas te fatiguer, ma chérie, dit Bovary.

Et, la poussant doucement pour la faire entrer sous la tonnelle :

— Assieds-toi donc sur ce banc : tu seras bien.

— Oh ! non, pas là, pas là ! fit-elle d’une voix défaillante.

Elle eut un étourdissement, et dès le soir, sa maladie recommença avec une allure plus incertaine, il est vrai, et des caractères plus complexes. Tantôt elle souffrait au cœur, puis dans la poitrine, dans le cerveau, dans les membres ; il lui survint des vomissements où Charles crut apercevoir les premiers symptômes d’un cancer.

Et le pauvre garçon, par là-dessus, avait des inquiétudes d’argent !


XIV



D abord, il ne savait comment faire pour dédommager M. Homais de tous les médicaments pris chez lui ; et, quoiqu’il eût pu, comme médecin, ne pas les payer, néanmoins il rougissait un peu de cette obligation. Puis la dépense du ménage, à présent que la cuisinière était maîtresse, devenait effrayante ; les notes pleuvaient dans la maison ; les fournisseurs murmuraient ; M. Lheureux, surtout, le harcelait. En effet, au plus fort de la maladie d’Emma, celui-ci, profitant de la circonstance pour exagérer sa facture, avait vite apporté le manteau, le sac de nuit, deux caisses au lieu d’une, quantité d’autres choses encore. Charles eut beau dire qu’il n’en avait pas besoin, le marchand répondit arrogamment qu’on lui avait commandé tous ces articles et qu’il ne les reprendrait pas ; d’ailleurs, ce serait contrarier Madame dans sa convalescence ; Monsieur réfléchirait ; bref, il était résolu à le poursuivre en justice plutôt que d’abandonner ses droits et que d’emporter ses marchandises. Charles ordonna par la suite de les renvoyer à son magasin ; Félicité oublia ; il avait d’autres soucis ; on n’y pensa plus ; M. Lheureux revint à la charge, et, tour à tour menaçant et gémissant, manœuvra de telle façon, que Bovary finit par souscrire un billet à six mois d’échéance. Mais à peine eut-il signé ce billet, qu’une idée audacieuse lui surgit : c’était d’emprunter mille francs à M. Lheureux. Donc, il demanda, d’un air embarrassé, s’il n’y avait pas moyen de les avoir, ajoutant que ce serait pour un an et au taux que l’on voudrait. Lheureux courut à sa boutique, en rapporta les écus et dicta un autre billet, par lequel Bovary déclarait devoir payer à son ordre, le 1er septembre prochain, la somme de mille soixante et dix francs ; ce qui, avec les cent quatre-vingts déjà stipulés, faisait juste douze cent cinquante. Ainsi, prêtant à six pour cent, augmenté d’un quart de commission, et les fournitures lui rapportant un bon tiers pour le moins, cela devait, en douze mois, donner cent trente francs de bénéfice ; et il espérait que l’affaire ne s’arrêterait pas là, qu’on ne pourrait payer les billets, qu’on les renouvellerait, et que son pauvre argent, s’étant nourri chez le médecin comme dans une maison de santé, lui reviendrait, un jour, considérablement plus dodu, et gros à faire craquer le sac.

Tout, d’ailleurs, lui réussissait. Il était adjudicataire d’une fourniture de cidre pour l’hôpital de Neufchâtel ; M. Guillaumin lui promettait des actions dans les tourbières de Grumesnil, et il rêvait d’établir un nouveau service de diligences entre Argueil et Rouen, qui ne tarderait pas, sans doute, à ruiner la guimbarde du Lion d’or, et qui, marchant plus vite, étant à prix plus bas et portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans les mains tout le commerce d’Yonville.

Charles se demanda plusieurs fois par quel moyen, l’année prochaine, pouvoir rembourser tant d’argent ; et il cherchait, imaginait des expédients, comme de recourir à son père ou de vendre quelque chose. Mais son père serait sourd, et il n’avait, lui, rien à vendre. Alors il découvrait de tels embarras, qu’il écartait vite de sa conscience un sujet de méditation aussi désagréable. Il se reprochait d’en oublier Emma ; comme si, toutes ses pensées appartenant à cette femme, c’eût été lui dérober quelque chose que de n’y pas continuellement réfléchir.

L’hiver fut rude. La convalescence de Madame fut longue. Quand il faisait beau, on la poussait dans son fauteuil auprès de la fenêtre, celle qui regardait la place ; car elle avait maintenant le jardin en antipathie, et la persienne de ce côté restait constamment fermée. Elle voulut que l’on vendît le cheval ; ce qu’elle aimait autrefois, à présent lui déplaisait. Toutes ses idées paraissaient se borner au soin d’elle-même. Elle restait dans son lit à faire de petites collations, sonnait sa domestique pour s’informer de ses tisanes ou pour causer avec elle. Cependant la neige sur le toit des halles jetait dans la chambre un reflet blanc, immobile ; ensuite ce fut la pluie qui tombait. Et Emma quotidiennement attendait, avec une sorte d’anxiété, l’infaillible retour d’événements minimes, qui pourtant ne lui importaient guère. Le plus considérable était, le soir, l’arrivée de l’Hirondelle. Alors l’aubergiste criait et d’autres voix répondaient, tandis que le falot d’Hippolyte, qui cherchait des coffres sur la bâche, faisait comme une étoile dans l’obscurité. À midi, Charles rentrait ; ensuite il sortait ; puis elle prenait un bouillon, et, vers cinq heures, à la tombée du jour, les enfants qui s’en revenaient de la classe, traînant leurs sabots sur le trottoir, frappaient tous avec leurs règles la cliquette des auvents, les uns après les autres.

C’était à cette heure-là que M. Bournisien venait la voir. Il s’enquérait de sa santé, lui apportait des nouvelles et l’exhortait à la religion dans un petit bavardage câlin qui ne manquait pas d’agrément. La vue seule de sa soutane la réconfortait.

Un jour qu’au plus fort de sa maladie elle s’était crue agonisante, elle avait demandé la communion ; et, à mesure que l’on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement, que l’on disposait en autel la commode encombrée de sirops et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pensait[sic] plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son être, montant vers Dieu, allait s’anéantir dans cet amour comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur. On aspergea d’eau bénite les draps du lit ; le prêtre retira du saint ciboire la blanche hostie ; et ce fut en défaillant d’une joie céleste qu’elle avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur qui se présentait. Les rideaux de son alcôve se gonflaient mollement, autour d’elle, en façon de nuées, et les rayons des deux cierges brûlant sur la commode lui parurent être des gloires éblouissantes. Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes séraphiques et apercevoir en un ciel d’azur, sur un trône d’or, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le Père tout éclatant de majesté, et qui d’un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme pour l’emporter dans leurs bras.

Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la chose la plus belle qu’il fût possible de rêver ; si bien qu’à présent elle s’efforçait d’en ressaisir la sensation, qui continuait cependant, mais d’une manière moins exclusive et avec une douceur aussi profonde. Son âme, courbatue d’orgueil, se reposait enfin dans l’humilité chrétienne ; et, savourant le plaisir d’être faible, Emma contemplait en elle-même la destruction de sa volonté, qui devait faire aux envahissements de la grâce une large entrée. Il existait donc à la place du bonheur des félicités plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours, sans intermittence ni fin, et qui s’accroîtrait éternellement ! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un état de pureté flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel, et où elle aspira d’être. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets, elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d’émeraudes, pour le baiser tous les soirs.

Le curé s’émerveillait de ces dispositions, bien que la religion d’Emma, trouvait-il, pût, à force de ferveur, finir par friser l’hérésie et même l’extravagance. Mais, n’étant pas très versé dans ces matières, sitôt qu’elles dépassaient une certaine mesure, il écrivit à M. Boulard, libraire de Monseigneur, de lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui était pleine d’esprit. Le libraire, avec autant d’indifférence que s’il eût expédié de la quincaillerie à des nègres, vous emballa pêle-mêle tout ce qui avait cours pour lors dans la négoce des livres pieux. C’étaient de petits manuels par demandes et par réponses, des pamphlets d’un ton rogue dans la manière de M. de Maistre, et des espèces de romans à cartonnage rose et à style douceâtre, fabriqués par des séminaristes troubadours ou des bas-bleus repenties. Il y avait le Pensez-y bien ; l’Homme du monde aux pieds de Marie, par M. de ***, décoré de plusieurs ordres ; des Erreurs de Voltaire, à l’usage des jeunes gens, etc.

Mme Bovary n’avait pas encore l’intelligence assez nette pour s’appliquer sérieusement à n’importe quoi ; d’ailleurs, elle entreprit ces lectures avec trop de précipitation. Elle s’irrita contre les prescriptions du culte ; l’arrogance des écrits polémiques lui déplut par leur acharnement à poursuivre des gens qu’elle ne connaissait pas ; et les contes profanes relevés de religion lui parurent écrits dans une telle ignorance du monde, qu’ils l’écartèrent insensiblement des vérités dont elle attendait la preuve. Elle persista pourtant, et, lorsque le volume lui tombait des mains, elle se croyait prise par la plus fine mélancolie catholique qu’une âme éthérée pût concevoir.

Quant au souvenir de Rodolphe, elle l’avait descendu tout au fond de son cœur ; et il restait là, plus solennel et plus immobile qu’une momie de roi dans un souterrain. Une exhalaison s’échappait de ce grand amour embaumé et qui, passant à travers tout, parfumait de tendresse l’atmosphère d’immaculation où elle voulait vivre. Quand elle se mettait à genoux sur son prie-Dieu gothique, elle adressait au Seigneur les mêmes paroles de suavité qu’elle murmurait jadis à son amant, dans les épanchements de l’adultère. C’était pour faire venir la croyance ; mais aucune délectation ne descendait des cieux, et elle se relevait, les membres fatigués, avec le sentiment vague d’une immense duperie. Cette recherche, pensait-elle, n’était qu’un mérite de plus ; et, dans l’orgueil de sa dévotion, Emma se comparait à ces grandes dames d’autrefois, dont elle avait rêvé la gloire sur un portrait de la Vallière, et qui, traînant avec tant de majesté la queue chamarrée de leurs longues robes, se retiraient en des solitudes pour y répandre aux pieds du Christ toutes les larmes d’un cœur que l’existence blessait.

Alors, elle se livra à des charités excessives. Elle cousait des habits pour les pauvres ; elle envoyait du bois aux femmes en couches ; et Charles, un jour en rentrant, trouva dans la cuisine trois vauriens attablés qui mangeaient un potage. Elle fit revenir à la maison sa petite fille, que son mari, durant sa maladie, avait renvoyée chez la nourrice. Elle voulut lui apprendre à lire ; Berthe avait beau pleurer, elle ne s’irritait plus. C’était un parti pris de résignation, une indulgence universelle. Son langage, à propos de tout, était plein d’expressions idéales. Elle disait à son enfant :

— Ta colique est-elle passée, mon ange ?

Mme Bovary mère ne trouvait rien à blâmer, sauf peut-être cette manie de tricoter des camisoles pour les orphelins au lieu de raccommoder ses torchons. Mais, harassée de querelles domestiques, la bonne femme se plaisait en cette maison tranquille, et même elle y demeura jusques après Pâques, afin d’éviter les sarcasmes du père Bovary qui ne manquait pas, tous les vendredis saints, de se commander une andouille.

Outre la compagnie de sa belle-mère, qui la raffermissait par sa rectitude de jugement et ses façons graves, Emma, presque tous les jours, avait encore d’autres sociétés. C’étaient Mme Langlois, Mme Caron, Mme Dubreuil, Mme Tuvache et, régulièrement, de deux à cinq heures, l’excellente Mme Homais, qui n’avait jamais voulu croire, celle-là, à aucun des cancans que l’on débitait sur sa voisine. Les petits Homais aussi venaient la voir ; Justin les accompagnait. Il montait avec eux dans la chambre, et il restait debout près de la porte, immobile, sans parler. Souvent même, Mme Bovary, n’y prenant garde, se mettait à sa toilette. Elle commençait par retirer son peigne, en secouant sa tête d’un mouvement brusque ; et, quand il aperçut la première fois cette chevelure entière qui descendait jusqu’aux jarrets en déroulant ses anneaux noirs, ce fut pour lui, le pauvre enfant, comme l’entrée subite dans quelque chose d’extraordinaire et de nouveau dont la splendeur l’effraya.

Emma, sans doute, ne remarquait pas ses empressements silencieux ni ses timidités. Elle ne se doutait point que l’amour, disparu de sa vie, palpitait là, près d’elle, sous cette chemise de grosse toile, dans ce cœur d’adolescent ouvert aux émanations de sa beauté. Du reste, elle enveloppait tout maintenant d’une telle indifférence, elle avait des paroles si affectueuses et des regards si hautains, des façons si diverses, que l’on ne distinguait plus l’égoïsme de la charité, ni la corruption de la vertu. Un soir, par exemple, elle s’emporta contre sa domestique, qui lui demandait à sortir et balbutiait en cherchant un prétexte, puis tout à coup :

— Tu l’aimes donc ? dit-elle.

Et, sans attendre la réponse de Félicité, qui rougissait, elle ajouta d’un air triste :

— Allons, cours-y ! amuse-toi !

Elle fit, au commencement du printemps, bouleverser le jardin d’un bout à l’autre, malgré les observations de Bovary ; il fut heureux, cependant, de lui voir enfin manifester une volonté quelconque. Elle en témoigna davantage à mesure qu’elle se rétablissait. D’abord, elle trouva moyen d’expulser la mère Rollet, la nourrice, qui avait pris l’habitude, pendant sa convalescence, de venir trop souvent à la cuisine avec ses deux nourrissons et son pensionnaire, plus endenté qu’un cannibale. Puis elle se dégagea de la famille Homais, congédia successivement toutes les autres visites et même fréquenta l’église avec moins d’assiduité, à la grande approbation de l’apothicaire, qui lui dit alors amicalement :

— Vous donniez un peu dans la calotte !

M. Bournisien, comme autrefois, survenait tous les jours, en sortant du catéchisme. Il préférait rester dehors à prendre l’air au milieu du bocage, il appelait ainsi la tonnelle. C’était l’heure où Charles rentrait. Ils avaient chaud ; on apportait du cidre doux, et ils buvaient ensemble au complet rétablissement de Madame.

Binet se trouvait là, c’est-à-dire un peu plus bas, contre le mur de la terrasse, à pêcher des écrevisses. Bovary l’invitait à se rafraîchir, et il s’entendait parfaitement à déboucher les cruchons.

— Il faut, disait-il en promenant autour de lui et jusqu’aux extrémités du paysage un regard satisfait, tenir ainsi la bouteille d’aplomb sur la table, et, après que les ficelles sont coupées, pousser le liège à petits coups, doucement, doucement, comme on fait, d’ailleurs, à l’eau de Seltz, dans les restaurants.

Mais le cidre, pendant sa démonstration, souvent leur jaillissait en plein visage, et alors l’ecclésiastique, avec un rire opaque, ne manquait jamais cette plaisanterie :

— Sa bonté saute aux yeux !

Il était brave homme, en effet, et même, un jour, ne fut point scandalisé du pharmacien, qui conseillait à Charles, pour distraire Madame, de la mener au théâtre de Rouen voir l’illustre ténor Lagardy. Homais s’étonnant de ce silence, voulut savoir son opinion, et le prêtre déclara qu’il regardait la musique comme moins dangereuse pour les mœurs que la littérature.

Mais le pharmacien prit la défense des lettres. Le théâtre, prétendait-il, servait à fronder les préjugés, et, sous le masque du plaisir, enseignait la vertu.

Castigat ridendo mores, monsieur Bournisien ! Ainsi, regardez la plupart des tragédies de Voltaire ; elles sont semées habilement de réflexions philosophiques qui en font pour le peuple une véritable école de morale et de diplomatie.

— Moi, dit Binet, j’ai vu autrefois une pièce intitulée le Gamin de Paris, où l’on remarque le caractère d’un vieux général qui est vraiment tapé ! Il rembarre un fils de famille qui avait séduit une ouvrière, qui à la fin…

— Certainement ! continuait Homais, il y a la mauvaise littérature comme il y a la mauvaise pharmacie ; mais condamner en bloc le plus important des beaux-arts me paraît une balourdise, une idée gothique, digne de ces temps abominables où l’on enfermait Galilée.

— Je sais bien, objecta le curé, qu’il existe de bons ouvrages, de bons auteurs ; cependant, ne serait-ce que ces personnes de sexe différent réunies dans un appartement enchanteur, orné de pompes mondaines, et puis ces déguisements païens, ce fard, ces flambeaux, ces voix efféminées, tout cela doit finir par engendrer un certain libertinage d’esprit et vous donner des pensées déshonnêtes, des tentations impures. Telle est du moins l’opinion de tous les Pères. Enfin, ajouta-t-il en prenant subitement un ton de voix mystique, tandis qu’il roulait sur son pouce une prise de tabac, si l’Église a condamné les spectacles, c’est qu’elle avait raison ; il faut nous soumettre à ses décrets.

— Pourquoi, demanda l’apothicaire, excommunie-t-elle les comédiens ? car, autrefois, ils concouraient ouvertement aux cérémonies du culte. Oui, on jouait, on représentait au milieu du chœur des espèces de farces appelées mystères, dans lesquelles les lois de la décence souvent se trouvaient offensées.

L’ecclésiastique se contenta de pousser un gémissement, et le pharmacien poursuivit :

— C’est comme dans la Bible ; il y a…, savez-vous…, plus d’un détail… piquant, des choses… vraiment… gaillardes !

Et, sur un geste d’irritation que faisait M. Bournisien :

— Ah ! vous conviendrez que ce n’est pas un livre à mettre entre les mains d’une jeune personne, et je serais fâché qu’Athalie…

— Mais ce sont les protestants, et non pas nous, s’écria l’autre impatienté, qui recommandent la Bible !

— N’importe ! dit Homais, je m’étonne que, de nos jours, en un siècle de lumière, on s’obstine encore à proscrire un délassement intellectuel qui est inoffensif, moralisant et même hygiénique quelquefois, n’est-ce pas, docteur ?

— Sans doute, répondit le médecin nonchalamment, soit que, ayant les mêmes idées, il voulut n’offenser personne, ou bien qu’il n’eût pas d’idées.

La conversation semblait finie, quand le pharmacien jugea convenable de pousser une dernière botte.

— J’en ai connu, des prêtres, qui s’habillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses.

— Allons donc ! fit le curé.

— Ah ! j’en ai connu !

Et, séparant les syllabes de sa phrase, Homais répéta :

— J’en-ai-connu.

— Eh bien ! ils avaient tort, dit Bournisien résigné à tout entendre.

— Parbleu ! ils en font bien d’autres ! exclama l’apothicaire.

— Monsieur !… reprit l’ecclésiastique avec des yeux si farouches, que le pharmacien en fut intimidé.

— Je veux seulement dire, répliqua-t-il alors d’un ton moins brutal, que la tolérance est le plus sûr moyen d’attirer les âmes à la religion.

— C’est vrai ! c’est vrai ! concéda le bonhomme en se rasseyant sur sa chaise.

Mais il n’y resta que deux minutes. Puis, dès qu’il fut parti, M. Homais dit au médecin :

— Voilà ce qui s’appelle une prise de bec ! Je l’ai roulé, vous avez vu, d’une manière !… Enfin, croyez-moi, conduisez Madame au spectacle, ne serait-ce que pour faire une fois dans votre vie enrager un de ces corbeaux-là, saprelotte ! Si quelqu’un pouvait me remplacer, je vous accompagnerais moi-même. Dépêchez-vous ! Lagardy ne donnera qu’une seule représentation ; il est engagé en Angleterre à des appointements considérables. C’est, à ce qu’on assure, un fameux lapin ! il roule sur l’or ! il mène avec lui trois maîtresses et son cuisinier ! Tous ces grands artistes brûlent la chandelle par les deux bouts ; il leur faut une existence dévergondée qui excite un peu l’imagination. Mais ils meurent à l’hôpital, parce qu’ils n’ont pas eu l’esprit, étant jeunes, de faire des économies. Allons, bon appétit ; à demain !

Cette idée de spectacle germa vite dans la tête de Bovary ; car aussitôt il en fit part à sa femme, qui refusa tout d’abord, alléguant la fatigue, le dérangement, la dépense ; mais, par extraordinaire, Charles ne céda pas, tant il jugeait cette récréation lui devoir être profitable. Il n’y voyait aucun empêchement ; sa mère leur avait expédié trois cents francs sur lesquels il ne comptait plus, les dettes courantes n’avaient rien d’énorme, et l’échéance des billets à payer au sieur Lheureux était encore si longue, qu’il n’y fallait pas songer. D’ailleurs imaginant qu’elle y mettait de la délicatesse, Charles insista davantage ; si bien qu’elle finit, à force d’obsessions, par se décider. Et, le lendemain, à huit heures, ils s’emballèrent dans l’Hirondelle.

L’apothicaire, que rien ne retenait à Yonville, mais qui se croyait contraint de n’en pas bouger, soupira en les voyant partir.

— Allons, bon voyage ! leur dit-il, heureux mortels que vous êtes !

Puis, s’adressant à Emma, qui portait une robe de soie bleue à quatre falbalas :

— Je vous trouve jolie comme un Amour ! Vous allez faire florès à Rouen.

La diligence descendait à l’hôtel de la Croix-Rouge, sur la place Beauvoisine. C’était une de ces auberges comme il y en a dans tous les faubourgs de province, avec de grandes écuries et de petites chambres à coucher, où l’on voit au milieu de la cour des poules picorant l’avoine sous les cabriolets crottés des commis voyageurs ; — bons vieux gîtes à balcon de bois vermoulu qui craquent au vent dans les nuits d’hiver, continuellement pleins de monde, de vacarme et de mangeaille, dont les tables noires sont poissées par les glorias, les vitres épaisses jaunies par les mouches, les serviettes humides tachées par le vin bleu ; et qui, sentant toujours le village, comme des valets de ferme habillés en bourgeois, ont un café sur la rue, et du côté de la campagne un jardin à légumes. Charles immédiatement se mit en courses. Il confondit l’avant-scène avec les galeries, le parquet avec les loges, demanda des explications, ne les comprit pas, fut renvoyé du contrôleur au directeur, revint à l’auberge, retourna au bureau, et, plusieurs fois ainsi, arpenta toute la longueur de la ville, depuis le théâtre jusqu’au boulevard.

Madame s’acheta un chapeau, des gants, un bouquet. Monsieur craignait beaucoup de manquer le commencement ; et, sans avoir eu le temps d’avaler un bouillon, ils se présentèrent devant les portes du théâtre, qui étaient encore fermées.


XV



L a foule stationnait contre le mur, parquée symétriquement entre des balustrades. À l’angle des rues voisines, de gigantesques affiches répétaient en caractères baroques : « Lucie de Lammermoor… Lagardy… Opéra…, etc. » Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient des fronts rouges ; et parfois un vent tiède, qui soufflait de la rivière, agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues à la porte des estaminets. Un peu plus bas, cependant, on était rafraîchi par un courant d’air glacial qui sentait le suif, le cuir et l’huile. C’était l’exhalaison de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs où l’on roule des barriques.

De peur de paraître ridicule, Emma voulut, avant d’entrer, faire un tour de promenade sur le port, et Bovary, par prudence, garda les billets à sa main, dans la poche de son pantalon, qu’il appuyait contre son ventre.

Un battement de cœur la prit dès le vestibule. Elle sourit involontairement de vanité, en voyant la foule qui se précipitait à droite par l’autre corridor, tandis qu’elle montait l’escalier des premières. Elle eut plaisir, comme un enfant, à pousser de son doigt les larges portes tapissées ; elle aspira de toute sa poitrine l’odeur poussiéreuse des couloirs, et, quand elle fut assise dans sa loge, elle se cambra la taille avec une désinvolture de duchesse.

La salle commençait à se remplir, on tirait les lorgnettes de leurs étuis, et les abonnés, s’apercevant de loin, se faisaient des salutations. Ils venaient se délasser dans les beaux-arts des inquiétudes de la vente ; mais, n’oubliant point les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. On voyait là des têtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchâtres de chevelure et de teint, ressemblaient à des médailles d’argent ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient au parquet, étalant, dans l’ouverture de leur gilet, leur cravate rose ou vert-pomme ; et Mme Bovary les admirait d’en haut, appuyant sur des badines à pomme d’or la paume tendue de leurs gants jaunes.

Cependant, les bougies de l’orchestre s’allumèrent ; le lustre descendit du plafond, versant avec le rayonnement de ses facettes, une gaieté subite dans la salle ; puis les musiciens entrèrent les uns après les autres, et ce fut d’abord un long charivari de basses ronflant, de violons grinçant, de pistons trompettant, de flûtes et de flageolets qui piaulaient. Mais on entendit trois coups sur la scène ; un roulement de timbales commença, les instruments de cuivre plaquèrent des accords, et le rideau, se levant, découvrit un paysage.

C’était le carrefour d’un bois, avec une fontaine, à gauche, ombragée par un chêne. Des paysans et des seigneurs, le plaid sur l’épaule, chantaient tous ensemble une chanson de chasse ; puis il survint un capitaine qui invoquait l’ange du mal en levant au ciel ses deux bras ; un autre parut ; ils s’en allèrent, et les chasseurs reprirent.

Elle se retrouvait dans les lectures de la jeunesse, en plein Walter Scott. Il lui semblait entendre, à travers le brouillard, le son des cornemuses écossaises se répéter sur les bruyères. D’ailleurs, le souvenir du roman facilitant l’intelligence du libretto, elle suivait l’intrigue phrase à phrase, tandis que d’insaisissables pensées qui lui revenaient, se dispersaient, aussitôt, sous les rafales de la musique. Elle se laissait aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout son être comme si les archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs. Elle n’avait pas assez d’yeux pour contempler les costumes, les décors, les personnages, les arbres peints qui tremblaient quand on marchait, et les toques de velours, les manteaux, les épées, toutes ces imaginations qui s’agitaient dans l’harmonie comme dans l’atmosphère d’un autre monde. Mais une jeune femme s’avança en jetant une bourse à un écuyer vert. Elle resta seule, et alors on entendit une flûte qui faisait comme un murmure de fontaine ou comme des gazouillements d’oiseau. Lucie entama d’un air brave sa cavatine en sol majeur ; elle se plaignait d’amour, elle demandait des ailes. Emma, de même, aurait voulu, fuyant la vie, s’envoler dans une étreinte. Tout à coup, Edgar Lagardy parut.

Il avait une de ces pâleurs splendides qui donnent quelque chose de la majesté des marbres aux races ardentes du Midi. Sa taille vigoureuse était prise dans un pourpoint de couleur brune ; un petit poignard ciselé lui battait sur la cuisse gauche, et il roulait des regards langoureusement en découvrant ses dents blanches. On disait qu’une princesse polonaise, l’écoutant un soir chanter sur la plage de Biarritz, où il radoubait des chaloupes, en était devenue amoureuse. Elle s’était ruinée à cause de lui. Il l’avait plantée là pour d’autres femmes, et cette célébrité sentimentale ne laissait pas que de servir à sa réputation artistique. Le cabotin diplomate avait même soin de faire toujours glisser dans les réclames une phrase poétique sur la fascination de sa personne et la sensibilité de son âme. Un bel organe, un imperturbable aplomb, plus de tempérament que d’intelligence et plus d’emphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador.

Dès la première scène, il enthousiasma. Il pressait Lucie dans ses bras, il la quittait, il revenait, il semblait désespéré : il avait des éclats de colère, puis des râles élégiaques d’une douceur infinie, et les notes s’échappaient de son cou nu, pleines de sanglots et de baisers. Emma se penchait pour le voir, égratignant avec ses ongles le velours de sa loge. Elle s’emplissait le cœur de ces lamentations mélodieuses qui se traînaient à l’accompagnement des contrebasses, comme des cris de naufragés dans le tumulte d’une tempête. Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoisses dont elle avait manqué mourir. La voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose même de sa vie. Mais personne sur la terre ne l’avait aimée d’un pareil amour. Il ne pleurait pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune, lorsqu’ils se disaient : « À demain ; à demain !… » La salle craquait sous les bravos ; on recommença la strette entière ; les amoureux parlaient des fleurs de leur tombe, de serments, d’exil, de fatalité, d’espérances, et quand ils poussèrent l’adieu final, Emma jeta un cri aigu, qui se confondit avec la vibration des derniers accords.

— Pourquoi donc, demanda Bovary, ce seigneur est-il à la persécuter ?

— Mais non, répondit-elle ; c’est son amant.

— Pourtant il jure de se venger sur sa famille, tandis que l’autre, celui qui est venu tout à l’heure, disait : « J’aime Lucie et je m’en crois aimé. » D’ailleurs, il est parti avec son père, bras dessus, bras dessous. Car c’est bien son père, n’est-ce pas, le petit laid qui porte une plume de coq à son chapeau ?

Malgré les explications d’Emma, dès le duo récitatif où Gilbert expose à son maître Ashton ses abominables manœuvres, Charles, en voyant le faux anneau de fiançailles qui doit abuser Lucie, crut que c’était un souvenir d’amour envoyé par Edgar. Il avouait, du reste, ne pas comprendre l’histoire, — à cause de la musique, — qui nuisait beaucoup aux paroles.

— Qu’importe ? dit Emma ; tais-toi !

— C’est que j’aime, reprit-il en se penchant sur son épaule, à me rendre compte, tu sais bien.

— Tais-toi ! tais-toi ! fit-elle impatientée.

Lucie s’avançait, à demi soutenue par ses femmes, une couronne d’oranger dans ses cheveux, et plus pâle que le satin blanc de sa robe. Emma rêvait au jour de son mariage ; et elle se revoyait là-bas, au milieu des blés, sur le petit sentier, quand on marchait vers l’église. Pourquoi donc n’avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié ? Elle était joyeuse, au contraire, sans s’apercevoir de l’abîme où elle se précipitait… Ah ! si, dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’une félicité si haute. Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissait à présent la petitesse des passions que l’art exagérait. S’efforçant donc d’en détourner sa pensée, Emma voulait ne plus voir dans cette reproduction de ses douleurs qu’une fantaisie plastique bonne à amuser les yeux, et même elle souriait intérieurement d’une pitié dédaigneuse, quand au fond du théâtre, sous la portière de velours, un homme apparut en manteau noir.

Son grand chapeau à l’espagnole tomba dans un geste qu’il fit ; et aussitôt les instruments et les chanteurs entonnèrent le sextuor. Edgar, étincelant de furie, dominait tous les autres de sa voix plus claire. Ashton lui lançait en notes graves des provocations homicides, Lucie poussait sa plainte aiguë, Arthur modulait à l’écart des sons moyens, et la basse-taille du ministre ronflait comme un orgue, tandis que les voix de femmes, répétant ses paroles, reprenaient en chœur, délicieusement. Ils étaient tous sur la même ligne à gesticuler ; et la colère, la vengeance, la jalousie, la terreur, la miséricorde et la stupéfaction s’exhalaient à la fois de leurs bouches entr’ouvertes. L’amoureux outragé brandissait son épée nue ; sa collerette de guipure se levait par saccades, selon les mouvements de sa poitrine, et il allait de droite et de gauche, à grands pas, faisant sonner contre les planches les éperons vermeils de ses bottes molles, qui s’évasaient à la cheville. Il devait avoir, pensait-elle, un intarissable amour, pour en déverser sur la foule à si larges effluves. Toutes ses velléités de dénigrement s’évanouissaient sous la poésie du rôle qui l’envahissait, et, entraînée vers l’homme par l’illusion du personnage, elle tâcha de se figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et qu’elle aurait pu mener cependant, si le hasard l’avait voulu. Ils se seraient connus, ils se seraient aimés ! Avec lui, par tous les royaumes de l’Europe, elle aurait voyagé de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son orgueil, ramassant les fleurs qu’on lui jetait, brodant elle-même ses costumes ; puis, chaque soir, au fond d’une loge, derrière la grille à treillis d’or, elle eût recueilli, béante, les expansions de cette âme qui n’aurait chanté que pour elle seule ; de la scène, tout en jouant, il l’aurait regardée. Mais une folie la saisit : il la regardait, c’est sûr ! Elle eut envie de courir dans ses bras pour se réfugier en sa force, comme dans l’incarnation de l’amour même, et de lui dire, de s’écrier : « Enlève-moi, emmène-moi, partons ! À toi, à toi ! toutes mes ardeurs et tous mes rêves ! »

Le rideau se baissa.

L’odeur du gaz se mêlait aux haleines ; le vent des éventails rendait l’atmosphère plus étouffante. Emma voulut sortir ; la foule encombrait les corridors, et elle retomba dans son fauteuil avec des palpitations qui la suffoquaient. Charles, ayant peur de la voir s’évanouir, courut à la buvette lui chercher un verre d’orgeat.

Il eut grand’peine à regagner sa place ; car on lui heurtait les coudes à tous les pas, à cause du verre qu’il tenait entre ses mains, et même il en versa les trois quarts sur les épaules d’une Rouennaise en manches courtes, qui, sentant le liquide froid lui couler dans les reins, jeta des cris de paon, comme si on l’eût assassinée. Son mari, qui était un filateur, s’emporta contre le maladroit ; et, tandis qu’avec son mouchoir elle épongeait les taches sur sa belle robe de taffetas cerise, il murmurait d’un ton bourru les mots d’indemnité, de frais, de remboursement. Enfin, Charles arriva près de sa femme, et lui disant tout essoufflé :

— J’ai cru, ma foi, que j’y resterais ! Il y a un monde !… un monde !…

Il ajouta :

— Devine un peu qui j’ai rencontré là-haut ? M. Léon !

— Léon ?

— Lui-même ! Il va venir te présenter ses civilités.

Et, comme il achevait ces mots, l’ancien clerc d’Yonville entra dans la loge.

Il tendit sa main avec un sans-façon de gentilhomme : et Mme Bovary machinalement avança la sienne, sans doute obéissant à l’attraction d’une volonté plus forte. Elle ne l’avait pas sentie depuis ce soir de printemps où il pleuvait sur les feuilles vertes, quand ils se dirent adieu, debout au bord de la fenêtre. Mais, vite, se rappelant à la convenance de la situation, elle secoua dans un effort cette torpeur de ses souvenirs et se mit à balbutier des phrases rapides.

— Ah ! bonjour… Comment ! vous voilà ?

— Silence ! cria une voix du parterre, car le troisième acte commençait.

— Vous êtes donc à Rouen ?

— Oui.

— Et depuis quand ?

— À la porte ! à la porte !

On se tournait vers eux ; ils se turent.

Mais, à partir de ce moment, elle n’écouta plus ; et le chœur des conviés, la scène d’Ashton et de son valet, le grand duo en majeur, tout passa pour elle dans l’éloignement, comme si les instruments fussent devenus moins sonores et les personnages plus reculés ; elle se rappelait les parties de cartes chez le pharmacien, et la promenade chez la nourrice, les lectures sous la tonnelle, les tête-à-tête au coin du feu, tout ce pauvre amour si calme et si long, si discret, si tendre, et qu’elle avait oublié cependant. Pourquoi donc revenait-il ? quelle combinaison d’aventures le replaçait dans sa vie ? Il se tenait derrière elle, s’appuyant de l’épaule contre la cloison ; et, de temps à autre, elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure.

— Est-ce que cela vous amuse ? dit-il en se penchant sur elle de si près, que la pointe de sa moustache lui effleura la joue.

Elle répondit nonchalamment :

— Oh ! mon Dieu, non ! pas beaucoup.

Alors il fit la proposition de sortir du théâtre, pour aller prendre des glaces quelque part.

— Ah ! pas encore ! restons ! dit Bovary. Elle a les cheveux dénoués : cela promet d’être tragique.

Mais la scène de la folie n’intéressait point Emma, et le jeu de la chanteuse lui parut exagéré.

— Elle crie trop fort, dit-elle en se tournant vers Charles, qui écoutait.

— Oui… peut-être… un peu, répliqua-t-il, indécis entre la franchise de son plaisir et le respect qu’il portait aux opinions de sa femme.

Puis Léon dit en soupirant :

— Il fait une chaleur…

— Insupportable ! c’est vrai.

— Es-tu gênée ? demanda Bovary.

— Oui, j’étouffe ; partons.

M. Léon posa délicatement sur ses épaules son long châle de dentelle, et ils allèrent tous les trois s’asseoir sur le port, en plein air, devant le vitrage d’un café.

Il fut d’abord question de sa maladie, bien qu’Emma interrompît Charles de temps à autre, par crainte, disait-elle, d’ennuyer M. Léon ; et celui-ci leur raconta qu’il venait à Rouen passer deux ans dans une forte étude, afin de se rompre aux affaires, qui étaient différentes en Normandie de celles que l’on traitait à Paris. Puis il s’informa de Berthe, de la famille Homais, de la mère Lefrançois ; et, comme ils n’avaient, en présence du mari, rien de plus à se dire, bientôt la conversation s’arrêta.

Des gens qui sortaient du spectacle passèrent sur le trottoir, tout fredonnant ou braillant à plein gosier : Ô bel ange, ma Lucie ! Alors Léon, pour faire le dilettante, se mit à parler musique. Il avait vu Tamburini, Rubini, Persiani, Grisi ; et à côté d’eux, Lagardy, malgré ses grands éclats, ne valait rien.

— Pourtant, interrompit Charles qui mordait à petits coups son sorbet au rhum, on prétend qu’au dernier acte il est admirable tout à fait ; je regrette d’être parti avant la fin, car ça commençait à m’amuser.

— Au reste, reprit le clerc, il donnera bientôt une autre représentation.

Mais Charles répondit qu’ils s’en allaient dès le lendemain.

— À moins, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, que tu ne veuilles rester seule, mon petit chat ?

Et, changeant de manœuvre devant cette occasion inattendue qui s’offrait à son espoir, le jeune homme entama l’éloge de Lagardy dans le morceau final. C’était quelque chose de superbe, de sublime ! Alors Charles insista :

— Tu reviendrais dimanche. Voyons, décide-toi ! tu as tort, si tu sens le moins du monde que cela te fait du bien.

Cependant les tables, alentour, se dégarnissaient ; un garçon vint discrètement se poster près d’eux ; Charles, qui comprit, tira sa bourse ; le clerc le retint par le bras, et même n’oublia point de laisser, en plus, deux pièces blanches, qu’il fit sonner contre le marbre.

— Je suis fâché, vraiment, murmura Bovary, de l’argent que vous…

L’autre eut un geste dédaigneux plein de cordialité, et, prenant son chapeau :

— C’est convenu, n’est-ce pas, demain, à six heures ?

Charles se récria encore une fois qu’il ne pouvait s’absenter plus longtemps ; mais rien n’empêchait Emma…

— C’est que…, balbutia-t-elle avec un singulier sourire, je ne sais pas trop…

— Eh bien ! tu réfléchiras, nous verrons, la nuit porte conseil…

Puis à Léon, qui les accompagnait :

— Maintenant que vous voilà dans nos contrées, vous viendrez, j’espère de temps à autre, nous demander à dîner ?

Le clerc affirma qu’il n’y manquerait pas, ayant d’ailleurs besoin de se rendre à Yonville pour une affaire de son étude. Et l’on se sépara devant le passage Saint-Herbland, au moment où onze heures et demie sonnaient à la cathédrale.


TROISIÈME PARTIE.


I



M onsieur Léon, tout en étudiant son droit, avait passablement fréquenté la Chaumière, où il obtint même de forts jolis succès près des grisettes, qui lui trouvaient l’air distingué. C’était le plus convenable des étudiants : il ne portait les cheveux ni trop longs ni trop courts, ne mangeait pas le 1er du mois l’argent de son trimestre, et se maintenait en de bons termes avec ses professeurs. Quant à faire des excès, il s’en était toujours abstenu, autant par pusillanimité que par délicatesse.

Souvent, lorsqu’il restait à lire dans sa chambre, ou bien assis le soir sous les tilleuls du Luxembourg, il laissait tomber son Code par terre, et le souvenir d’Emma lui revenait. Mais peu à peu ce sentiment s’affaiblit et d’autres convoitises s’accumulèrent par-dessus, bien qu’il persistât cependant à travers elles ; car Léon ne perdait pas toute espérance, et il y avait pour lui comme une promesse incertaine qui se balançait dans l’avenir, tel qu’un fruit d’or suspendu à quelque feuillage fantastique.

Puis, en la revoyant après trois années d’absence, sa passion se réveilla. Il fallait, pensait-il, se résoudre enfin à la vouloir posséder. D’ailleurs, sa timidité s’était usée au contact des compagnies folâtres, et il revenait en province, méprisant tout ce qui ne foulait pas d’un pied verni l’asphalte du boulevard. Auprès d’une Parisienne en dentelles, dans le salon de quelque docteur illustre, personnage à décorations et à voiture, le pauvre clerc, sans doute, eût tremblé comme un enfant ; mais ici, à Rouen, sur le port, devant la femme de ce petit médecin, il se sentait à l’aise, sûr d’avance qu’il éblouirait. L’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage, et la femme riche semble avoir autour d’elle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse dans la doublure de son corset.

En quittant, la veille au soir, M. et Mme Bovary, Léon, de loin, les avait suivis dans la rue ; puis les ayant vus s’arrêter à la Croix-Rouge, il avait tourné les talons et passé toute la nuit à méditer un plan.

Le lendemain donc, vers cinq heures, il entra dans la cuisine de l’auberge, la gorge serrée, les joues pâles, et avec cette résolution des poltrons que rien n’arrête.

— Monsieur n’y est point, répondit un domestique.

Cela lui parut de bon augure. Il monta.

Elle ne fut pas troublée à son abord ; elle lui fit, au contraire, des excuses pour avoir oublié de lui dire où ils étaient descendus.

— Oh ! je l’ai deviné, reprit Léon.

— Comment ?

Il prétendit avoir été guidé vers elle, au hasard, par un instinct. Elle se mit à sourire, et aussitôt, pour réparer sa sottise, Léon raconta qu’il avait passé sa matinée à la chercher successivement dans tous les hôtels de la ville.

— Vous vous êtes donc décidée à rester ? ajouta-t-il.

— Oui, dit-elle, et j’ai eu tort. Il ne faut pas s’accoutumer à des plaisirs impraticables, quand on a autour de soi mille exigences…

— Oh ! je m’imagine…

— Eh ! non, car vous n’êtes pas une femme, vous.

Mais les hommes avaient aussi leurs chagrins, et la conversation s’engagea par quelques réflexions philosophiques. Emma s’étendit beaucoup sur la misère des affections terrestres et l’éternel isolement où le cœur reste enseveli.

Pour se faire valoir, ou par une imitation naïve de cette mélancolie qui provoquait la sienne, le jeune homme déclara s’être ennuyé prodigieusement tout le temps de ses études. La procédure l’irritait, d’autres vocations l’attiraient, et sa mère ne cessait, dans chaque lettre, de le tourmenter. Car ils précisaient de plus en plus les motifs de leur douleur, chacun, à mesure qu’il parlait, s’exaltant un peu dans cette confidence progressive. Mais ils s’arrêtaient quelquefois devant l’exposition complète de leur idée, et cherchaient alors à imaginer une phrase qui pût la traduire cependant. Elle ne confessa point sa passion pour un autre ; il ne dit pas qu’il l’avait oubliée.

Peut-être ne se rappelait-il plus ses soupers après le bal, avec des débardeuses ; et elle ne se souvenait pas sans doute des rendez-vous d’autrefois, quand elle courait le matin dans les herbes, vers le château de son amant. Les bruits de la ville arrivaient à peine jusqu’à eux ; et la chambre semblait petite, tout exprès pour resserrer davantage leur solitude. Emma, vêtue d’un peignoir en basin, appuyait son chignon contre le dossier du vieux fauteuil ; le papier jaune de la muraille faisait comme un fond d’or derrière elle ; et sa tête nue se répétait dans la glace avec la raie blanche au milieu, et le bout de ses oreilles dépassant sous ses bandeaux.

— Mais pardon, dit-elle, j’ai tort ! je vous ennuie avec mes éternelles plaintes !

— Non, jamais ! jamais !

— Si vous saviez, reprit-elle, en levant au plafond ses beaux yeux qui roulaient une larme, tout ce que j’avais rêvé !

— Et moi, donc ! Oh ! j’ai bien souffert ! souvent je sortais, je m’en allais, je me traînais le long des quais, m’étourdissant au bruit de la foule sans pouvoir bannir l’obsession qui me poursuivait. Il y a sur le boulevard, chez un marchand d’estampes, une gravure italienne qui représente une Muse. Elle est drapée d’une tunique et elle regarde la lune, avec des myosotis sur sa chevelure dénouée. Quelque chose incessamment me poussait là ; j’y suis resté des heures entières.

Puis, d’une voix tremblante :

— Elle vous ressemblait un peu.

Mme Bovary détourna la tête, pour qu’il ne vît pas sur ses lèvres l’irrésistible sourire qu’elle y sentait monter.

— Souvent, reprit-il, je vous écrivais des lettres qu’ensuite je déchirais.

Elle ne répondait pas. Il continua :

— Je m’imaginais quelquefois qu’un hasard vous amènerait. J’ai cru vous reconnaître au coin des rues ; et je courais après tous les fiacres où flottait à la portière un châle, un voile pareil au vôtre…

Elle semblait déterminée à le laisser parler sans l’interrompre. Croisant les bras et baissant la figure, elle considérait la rosette de ses pantoufles, et elle faisait dans leur satin de petits mouvements, par intervalles, avec les doigts de son pied.

Cependant elle soupira :

— Ce qu’il y a de plus lamentable, n’est-ce pas ? c’est de traîner, comme moi, une existence inutile. Si nos douleurs pouvaient servir à quelqu’un, on se consolerait dans la pensée du sacrifice !

Il se mit à vanter la vertu, le devoir et les immolations silencieuses, ayant lui-même un incroyable besoin de dévouement qu’il ne pouvait assouvir.

— J’aimerais beaucoup, dit-elle, à être une religieuse d’hôpital.

— Hélas ! répliqua-t-il, les hommes n’ont point de ces missions saintes, et je ne vois nulle part aucun métier…, à moins peut-être que celui de médecin…

Avec un haussement léger de ses épaules, Emma l’interrompit pour se plaindre de sa maladie où elle avait manqué mourir ; quel dommage ! elle ne souffrirait plus maintenant. Léon tout de suite envia le calme du tombeau, et même, un soir, il avait écrit son testament en recommandant qu’on l’ensevelît dans ce beau couvre-pied, à bandes de velours, qu’il tenait d’elle ; car c’est ainsi qu’ils auraient voulu avoir été, l’un et l’autre se faisant un idéal sur lequel ils ajustaient à présent leur vie passée. D’ailleurs, la parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments.

Mais à cette invention du couvre-pied :

— Pourquoi donc ? demanda-t-elle.

— Pourquoi ?

Il hésitait.

— Parce que je vous ai bien aimée !

Et, s’applaudissant d’avoir franchi la difficulté, Léon, du coin de l’œil, épia sa physionomie.

Ce fut comme le ciel, quand un coup de vent chasse les nuages. L’amas des pensées tristes qui les assombrissaient parut se retirer de ses yeux bleus ; tout son visage rayonna.

Il attendait. Enfin elle répondit :

— Je m’en étais toujours doutée…

Alors, ils se racontèrent les petits événements de cette existence lointaine, dont ils venaient de résumer, par un seul mot, les plaisirs et les mélancolies. Il se rappelait le berceau de clématite, les robes qu’elle avait portées, les meubles de sa chambre, toute sa maison.

— Et nos pauvres cactus, où sont-ils ?

— Le froid les a tués cet hiver.

— Ah ! que j’ai pensé à eux, savez-vous ? Souvent je les revoyais comme autrefois, quand, par les matins d’été, le soleil frappait sur les jalousies… et j’apercevais vos deux bras nus qui passaient entre les fleurs.

— Pauvre ami ! fit-elle en lui tendant la main.

Léon, bien vite, y colla ses lèvres. Puis, quand il eut largement respiré :

— Vous étiez, dans ce temps-là, pour moi, je ne sais quelle force incompréhensible qui captivait ma vie. Une fois, par exemple, je suis venu chez vous ; mais vous ne vous en souvenez pas, sans doute ?

— Si, dit-elle. Continuez.

— Vous étiez en bas, dans l’antichambre, prête à sortir, sur la marche ; — vous aviez même un chapeau à petites fleurs bleues ; et, sans nulle invitation de votre part, malgré moi, je vous ai accompagnée. À chaque minute, cependant, j’avais de plus en plus conscience de ma sottise, et je continuais à marcher près de vous, n’osant vous suivre tout à fait, et ne voulant pas vous quitter. Quand vous entriez dans une boutique, je restais dans la rue, je vous regardais par le carreau défaire vos gants et compter la monnaie sur le comptoir. Ensuite vous avez sonné chez Mme Tuvache, on vous a ouvert, et je suis resté comme un idiot devant la grande porte lourde, qui était retombée sur vous.

Mme Bovary, en l’écoutant, s’étonnait d’être si vieille ; toutes ces choses qui réapparaissaient lui semblaient élargir son existence ; cela faisait comme des immensités sentimentales où elle se reportait ; et elle disait de temps à autre, à voix basse et les paupières à demi fermées :

— Oui, c’est vrai !… c’est vrai !… c’est vrai…

Ils entendirent huit heures sonner aux différentes horloges du quartier Beauvoisine, qui est plein de pensionnats, d’églises et de grands hôtels abandonnés. Ils ne se parlaient plus ; mais ils sentaient, en se regardant, un bruissement dans leurs têtes, comme si quelque chose de sonore se fût réciproquement échappé de leurs prunelles fixes. Ils venaient de se joindre les mains ; et le passé, l’avenir, les réminiscences et les rêves, tout se trouvait confondu dans la douceur de cette extase. La nuit s’épaississait sur les murs, où brillaient encore, à demi perdues dans l’ombre, les grosses couleurs de quatre estampes représentant quatre scènes de la Tour de Nesle, avec une légende au bas, en espagnol et en français. Par la fenêtre à guillotine, on voyait un coin de ciel noir, entre des toits pointus.

Elle se leva pour allumer deux bougies sur la commode, puis elle vint se rasseoir.

— Eh bien ?… fit Léon.

— Eh bien ? répondit-elle.

Et il cherchait comment renouer le dialogue interrompu, quand elle lui dit :

— D’où vient que personne, jusqu’à présent, ne m’a jamais exprimé des sentiments pareils ?

Le clerc se récria que les natures idéales étaient difficiles à comprendre. Lui, du premier coup d’œil, il l’avait aimée ; et il se désespérait en pensant au bonheur qu’ils auraient eu si, par une grâce du hasard, se rencontrant plus tôt, ils se fussent attachés l’un à l’autre d’une manière indissoluble.

— J’y ai songé quelquefois, reprit-elle.

— Quel rêve ! murmura Léon.

Et, maniant délicatement le liséré bleu de sa longue ceinture blanche, il ajouta :

— Qui nous empêche donc de recommencer ?…

— Non, mon ami, répondit-elle. Je suis trop vieille… vous êtes trop jeune…, oubliez-moi ! D’autres vous aimeront…, vous les aimerez.

— Pas comme vous ! s’écria-t-il.

— Enfant que vous êtes ! Allons, soyons sage ! je le veux !

Elle lui représenta les impossibilités de leur amour, et qu’ils devaient se tenir, comme autrefois, dans les simples termes d’une amitié fraternelle.

Était-ce sérieusement qu’elle parlait ainsi ? Sans doute qu’Emma n’en savait rien elle-même, tout occupée par le charme de la séduction et la nécessité de s’en défendre ; et, contemplant le jeune homme d’un regard attendri, elle repoussait doucement les timides caresses que ses mains frémissantes essayaient.

— Ah ! pardon, dit-il en se reculant.

Et Emma fut prise d’un vague effroi, devant cette timidité, plus dangereuse pour elle que la hardiesse de Rodolphe quand il s’avançait les bras ouverts. Jamais aucun homme ne lui avait paru si beau. Une exquise candeur s’échappait de son maintien. Il baissait ses longs cils fins qui se recourbaient. Sa joue à l’épiderme suave rougissait — pensait-elle — du désir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie d’y porter ses lèvres. Alors se penchant vers la pendule comme pour regarder l’heure :

— Qu’il est tard, mon Dieu ! dit-elle ; que nous bavardons !

Il comprit l’allusion et chercha son chapeau.

— J’en ai même oublié le spectacle ! Ce pauvre Bovary qui m’avait laissée tout exprès ! M. Lormeaux, de la rue Grand-Pont, devait m’y conduire avec sa femme.

Et l’occasion était perdue, car elle partait dès le lendemain.

— Vrai ? fit Léon.

— Oui.

— Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il ; j’avais à vous dire…

— Quoi ?

— Une chose… grave, sérieuse. Eh ! non, d’ailleurs, vous ne partirez pas, c’est impossible ! Si vous saviez… Écoutez-moi… Vous ne m’avez donc pas compris ? vous n’avez donc pas deviné ?…

— Cependant vous parlez bien, dit Emma.

— Ah ! des plaisanteries ! Assez, assez ! Faites, par pitié, que je vous revoie…, une fois…, une seule.

— Eh bien !…

Elle s’arrêta ; puis, comme se ravisant :

— Oh ! pas ici !

— Où vous voudrez.

— Voulez-vous…

Elle parut réfléchir, et, d’un ton bref.

— Demain, à onze heures, dans la cathédrale.

— J’y serai ! s’écria-t-il en saisissant ses mains, qu’elle dégagea.

Et, comme ils se trouvaient debout tous les deux, lui placé derrière elle et Emma baissant la tête, il se pencha vers son cou et la baisa longuement à la nuque.

— Mais vous êtes fou ! ah ! vous êtes fou ! disait-elle avec de petits rires sonores, tandis que les baisers se multipliaient.

Alors, avançant la tête par-dessus son épaule, il sembla chercher le consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleins d’une majesté glaciale.

Léon fit trois pas en arrière, pour sortir. Il resta sur le seuil. Puis il chuchota d’une voix tremblante :

— À demain.

Elle répondit par un signe de tête, et disparut comme un oiseau dans la pièce à côté.

Emma, le soir, écrivit au clerc une interminable lettre où elle se dégageait du rendez-vous : tout maintenant était fini, et ils ne devaient plus, pour leur bonheur, se rencontrer. Mais, quand la lettre fut close, comme elle ne savait pas l’adresse de Léon, elle se trouva fort embarrassée.

— Je la lui donnerai moi-même, se dit-elle ; il viendra.

Léon, le lendemain, fenêtre ouverte et chantonnant sur son balcon, vernit lui-même ses escarpins, et à plusieurs couches. Il passa un pantalon blanc, des chaussettes fines, un habit vert, répandit dans son mouchoir tout ce qu’il possédait de senteurs, puis, s’étant fait friser, se défrisa, pour donner à sa chevelure plus d’élégance naturelle.

— Il est encore trop tôt ! pensa-t-il en regardant le coucou du perruquier, qui marquait neuf heures.

Il lut un vieux journal de modes, sortit, fuma un cigare, remonta trois rues, songea qu’il était temps et se dirigea lestement vers le parvis Notre-Dame.

C’était par un beau matin d’été. Des argenteries reluisaient aux boutiques des orfèvres, et la lumière qui arrivait obliquement sur la cathédrale posait des miroitements à la cassure des pierres grises ; une compagnie d’oiseaux tourbillonnaient dans le ciel bleu, autour des clochetons à trèfles ; la place, retentissante de cris, sentait des fleurs qui bordaient son pavé, roses, jasmins, œillets, narcisses et tubéreuses, espacés inégalement par des verdures humides, de l’herbe-au-chat et du mouron pour les oiseaux ; la fontaine, au milieu, gargouillait, et sous de larges parapluies, parmi des cantaloups s’étageant en pyramides, des marchandes, nu-tête, tournaient dans du papier des bouquets de violettes.

Le jeune homme en prit un. C’était la première fois qu’il achetait des fleurs pour une femme ; et sa poitrine, en les respirant, se gonfla d’orgueil, comme si cet hommage qu’il destinait à une autre se fût retourné vers lui.

Cependant il avait peur d’être aperçu ; il entra résolument dans l’église.

Le suisse, alors, se tenait sur le seuil, au milieu du portail à gauche, au-dessous de la Marianne dansant, plumet en tête, rapière au mollet, canne au poing, plus majestueux qu’un cardinal et reluisant comme un saint ciboire.

Il s’avança vers Léon, et, avec ce sourire de bénignité pateline que prennent les ecclésiastiques lorsqu’ils interrogent les enfants :

— Monsieur, sans doute, n’est pas d’ici ? Monsieur désire voir les curiosités de l’église ?

— Non, dit l’autre.

Et il fit d’abord le tour des bas-côtés. Puis il vint regarder sur la place. Emma n’arrivait pas. Il remonta jusqu’au chœur.

La nef se mirait dans les bénitiers pleins, avec le commencement des ogives et quelques portions de vitrail. Mais le reflet des peintures, se brisant au bord du marbre, continuait plus loin, sur les dalles, comme un tapis bariolé. Le grand jour du dehors s’allongeait dans l’église en trois rayons énormes, par les trois portails ouverts. De temps à autre, au fond, un sacristain passait en faisant devant l’autel l’oblique génuflexion des dévôts pressés. Les lustres de cristal pendaient immobiles. Dans le chœur, une lampe d’argent brûlait ; et, des chapelles latérales, des parties sombres de l’église, il s’échappait quelquefois comme des exhalaisons de soupirs, avec le son d’une grille qui retombait, en répercutant son écho sous les hautes voûtes.

Léon, à pas sérieux, marchait auprès des murs. Jamais la vie ne lui avait paru si bonne. Elle allait venir tout à l’heure, charmante, agitée, épiant derrière elle les regards qui la suivaient, — et avec sa robe à volants, son lorgnon d’or, ses bottines minces, dans toute sorte d’élégances dont il n’avait pas goûté, et dans l’ineffable séduction de la vertu qui succombe. L’église, comme un boudoir gigantesque, se disposait autour d’elle ; les voûtes s’inclinaient pour recueillir dans l’ombre la confession de son amour : les vitraux resplendissaient pour illuminer son visage, et les encensoirs allaient brûler pour qu’elle apparût comme un ange, dans la fumée des parfums.

Cependant elle ne venait pas. Il se plaça sur une chaise et ses yeux rencontrèrent un vitrage bleu où l’on voit des bateliers qui portent des corbeilles. Il le regarda longtemps, attentivement, et il comptait les écailles des poissons et les boutonnières des pourpoints, tandis que sa pensée vagabondait à la recherche d’Emma.

Le suisse, à l’écart, s’indignait intérieurement contre cet individu, qui se permettait d’admirer seul la cathédrale. Il lui semblait se conduire d’une façon monstrueuse, le voler en quelque sorte, et presque commettre un sacrilège.

Mais un froufrou de soie sur les dalles, la bordure d’un chapeau, un camail noir… C’était elle ! Léon se leva et courut à sa rencontre.

Emma était pâle. Elle marchait vite.

— Lisez ! dit-elle en lui tendant un papier… Oh non !

Et brusquement elle retira sa main, pour entrer dans la chapelle de la Vierge, où, s’agenouillant contre une chaise, elle se mit en prière.

Le jeune homme fut irrité de cette fantaisie bigote ; puis il éprouva pourtant un certain charme à la voir, au milieu du rendez-vous, ainsi perdue dans les oraisons comme une marquise andalouse ; puis il ne tarda pas à s’ennuyer, car elle n’en finissait.

Emma priait, ou plutôt s’efforçait de prier, espérant qu’il allait lui descendre du ciel quelque résolution subite ; et, pour attirer le secours divin, elle s’emplissait les yeux des splendeurs du tabernacle, elle aspirait le parfum des juliennes blanches épanouies dans les grands vases, et prêtait l’oreille au silence de l’église, qui ne faisait qu’accroître le tumulte de son cœur.

Elle se relevait, et ils allaient partir, quand le suisse s’approcha vivement, en disant :

— Madame, sans doute, n’est pas d’ici ? Madame désire voir les curiosités de l’église ?

— Eh non ! s’écria le clerc.

— Pourquoi pas ? reprit-elle.

Car elle se raccrochait de sa vertu chancelante à la Vierge, aux sculptures, aux tombeaux, à toutes les occasions.

Alors, afin de procéder dans l’ordre, le suisse les conduisit jusqu’à l’entrée, près de la place, où leur montrant avec sa canne un grand cercle de pavés noirs, sans inscriptions ni ciselures :

— Voilà, fit-il majestueusement, la circonférence de la belle cloche d’Amboise. Elle pesait quarante mille livres. Il n’y avait pas sa pareille dans toute l’Europe. L’ouvrier qui l’a fondue en est mort de joie…

— Partons, dit Léon.

Le bonhomme se remit en marche ; puis, revenu à la chapelle de la Vierge, il étendit les bras dans un geste synthétique de démonstration, et, plus orgueilleux qu’un propriétaire campagnard vous montrant ses espaliers :

— Cette simple dalle recouvre Pierre de Brézé, seigneur de la Varenne et de Brissac, grand maréchal de Poitou et gouverneur de Normandie, mort à la bataille de Montlhéry, le 16 juillet 1465.

Léon, se mordant les lèvres, trépignait.

— Et, à droite, ce gentilhomme tout bardé de fer, sur un cheval qui se cabre, est son petit-fils Louis de Brézé, seigneur de Breval et de Montchauvet, comte de Maulevrier, baron de Mauny, chambellan du roi, chevalier de l’Ordre et pareillement gouverneur de Normandie, mort le 23 juillet 1531, un dimanche, comme l’inscription porte ; et, au-dessous, cet homme prêt à descendre au tombeau vous figure exactement le même. Il n’est point possible, n’est-ce pas, de voir une plus parfaite représentation du néant ?

Mme Bovary prit son lorgnon. Léon, immobile, la regardait, n’essayant même plus de dire un seul mot, de faire un seul geste, tant il se sentait découragé devant ce double parti pris de bavardage et d’indifférence.

L’éternel guide continuait :

— Près de lui, cette femme à genoux qui pleure est son épouse, Diane de Poitiers, comtesse de Brézé, duchesse de Valentinois, née en 1499, morte en 1566 ; et, à gauche, celle qui porte un enfant, la sainte Vierge. Maintenant, tournez-vous de ce côté : voici les tombeaux d’Amboise. Ils ont été tous les deux cardinaux et archevêques de Rouen. Celui-là était ministre du roi Louis XII. Il a fait beaucoup de bien à la cathédrale. On a trouvé dans son testament trente mille écus d’or pour les pauvres.

Et, sans s’arrêter, tout en parlant, il les poussa dans une chapelle encombrée par des balustrades, en dérangea quelques-unes, et découvrit une sorte de bloc, qui pouvait bien avoir été une statue mal faite.

— Elle décorait autrefois, dit-il avec un long gémissement, la tombe de Richard Cœur de lion, roi d’Angleterre et duc de Normandie. Ce sont les calvinistes, monsieur, qui vous l’ont réduite en cet état. Ils l’avaient, par méchanceté, ensevelie dans de la terre, sous le siège épiscopal de Monseigneur. Tenez, voici la porte par où il se rend à son habitation, Monseigneur. Passons voir les vitraux de la Gargouille.

Mais Léon tira vivement une pièce blanche de sa poche et saisit Emma par le bras. Le suisse demeura tout stupéfait, ne comprenant point cette munificence intempestive, lorsqu’il restait encore à l’étranger tant de choses à voir. Aussi, le rappelant :

— Eh ! monsieur. La flèche ! la flèche !…

— Merci, fit Léon.

— Monsieur a tort ! Elle aura quatre cent quarante pieds, neuf de moins que la grande pyramide d’Égypte. Elle est toute en fonte, elle…

Léon fuyait ; car il lui semblait que son amour, qui, depuis deux heures bientôt, s’était immobilisé dans l’église comme les pierres, allait maintenant s’évaporer telle qu’une fumée, par cette espèce de tuyau tronqué de cage oblongue, de cheminée à jour, qui se hasarde si grotesquement sur la cathédrale, comme la tentative extravagante de quelque chaudronnier fantaisiste.

— Où allons-nous donc ? disait-elle.

Sans répondre, il continuait à marcher d’un pas rapide, et déjà Mme Bovary trempait son doigt dans l’eau bénite, quand ils entendirent derrière eux un grand souffle haletant, entrecoupé régulièrement par le rebondissement d’une canne. Léon se détourna.

— Monsieur !

— Quoi ?

Et il reconnut le suisse, portant sous son bras et maintenant en équilibre contre son ventre une vingtaine environ de forts volumes brochés. C’étaient les ouvrages qui traitaient de la cathédrale.

— Imbécile ! grommela Léon s’élançant hors de l’église.

Un gamin polissonnait sur le parvis :

— Va me chercher un fiacre !

L’enfant partit comme une balle, par la rue des Quatre-Vents ; alors ils restèrent seuls quelques minutes, face à face et un peu embarrassés.

— Ah ! Léon !… Vraiment…, je ne sais… si je dois… !

Elle minaudait. Puis, d’un air sérieux :

— C’est très inconvenant, savez-vous ?

— En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris !

Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina.

Cependant le fiacre n’arrivait pas. Léon avait peur qu’elle ne rentrât dans l’église. Enfin le fiacre parut.

— Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le suisse, qui était resté sur le seuil, pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis, le Roi David, et les Réprouvés dans les flammes d’enfer.

— Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.

— Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture.

Et la lourde machine se mit en route.

Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.

— Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.

La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.

— Non, tout droit ! cria la même voix.

Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon.

Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et, longtemps, du côté d’Oyssel, au delà des îles.

Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le Jardin des plantes.

— Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.

Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville.

Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillardbois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, — devant la Douane, — à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière monumental. De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.

Et, sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.

Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.

Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête.


II



E n arrivant à l’auberge, Mme Bovary fut étonnée de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui l’avait attendue cinquante-trois minutes, avait fini par s’en aller.

Rien pourtant ne la forçait à partir ; mais elle avait donné sa parole qu’elle reviendrait le soir même. D’ailleurs, Charles l’attendait ; et déjà elle se sentait au cœur cette lâche docilité qui est, pour bien des femmes, comme le châtiment tout à la fois et la rançon de l’adultère.

Vivement elle fit sa malle, paya la note, prit dans la cour un cabriolet, et, pressant le palefrenier, l’encourageant, s’informant à toute minute de l’heure et des kilomètres parcourus, parvint à rattraper l’Hirondelle vers les premières maisons de Quincampoix.

À peine assise dans son coin, elle ferma les yeux et les rouvrit au bas de la côte, où elle reconnut de loin Félicité, qui se tenait en vedette devant la maison du maréchal. Hivert retint ses chevaux, et la cuisinière, se haussant jusqu’au vasistas, dit mystérieusement :

— Madame, il faut que vous alliez tout de suite chez M. Homais. C’est pour quelque chose de pressé.

Le village était silencieux comme d’habitude. Au coin des rues, il y avait de petits tas roses qui fumaient à l’air, car c’était le moment des confitures, et tout le monde, à Yonville, confectionnait sa provision le même jour. Mais on admirait devant la boutique du pharmacien, un tas beaucoup plus large, et qui dépassait les autres de la supériorité qu’une officine doit avoir sur les fourneaux bourgeois, un besoin général sur des fantaisies individuelles.

Elle entra. Le grand fauteuil était renversé, et même le Fanal de Rouen gisait par terre, étendu entre les deux pilons. Elle poussa la porte du couloir ; et, au milieu de la cuisine, parmi les jarres brunes pleines de groseilles égrenées, du sucre râpé, du sucre en morceaux, des balances sur la table, des bassines sur le feu, elle aperçut tous les Homais, grands et petits, avec des tabliers qui leur montaient jusqu’au menton et tenant des fourchettes à la main. Justin, debout, baissait la tête, et le pharmacien criait :

— Qui t’avait dit de l’aller chercher dans le capharnaüm ?

— Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ?

— Ce qu’il y a ? répondit l’apothicaire. On fait des confitures : elles cuisent ; mais elles allaient déborder à cause du bouillon trop fort, et je commande une autre bassine. Alors lui, par mollesse, par paresse, a été prendre, suspendue à son clou, dans mon laboratoire, la clef du capharnaüm !

L’apothicaire appelait ainsi un cabinet, sous les toits, plein des ustensiles et des marchandises de sa profession. Souvent il y passait seul de longues heures à étiqueter, à transvaser, à reficeler ; et il le considérait non comme un simple magasin, mais comme un véritable sanctuaire, d’où s’échappaient ensuite, élaborés par ses mains, toutes sortes de pilules, bols, tisanes, lotions et potions, qui allaient répandre aux alentours sa célébrité. Personne au monde n’y mettait les pieds ; et il le respectait si fort, qu’il le balayait lui-même. Enfin, si la pharmacie, ouverte à tout venant, était l’endroit où il étalait son orgueil, le capharnaüm était le refuge où, se concentrant égoïstement, Homais se délectait dans l’exercice de ses prédilections ; aussi l’étourderie de Justin lui paraissait-elle monstrueuse d’irrévérence ; et plus rubicond que les groseilles, il répétait :

— Oui, du capharnaüm ! La clef qui enferme les acides avec les alcalis caustiques ! Avoir été prendre une bassine de réserve ! une bassine à couvercle ! et dont jamais peut-être je ne me servirai ! Tout a son importance dans les opérations délicates de notre art ! Mais que diable ! il faut établir des distinctions et ne pas employer à des usages presque domestiques ce qui est destiné pour les pharmaceutiques ! C’est comme si on découpait une poularde avec un scalpel, comme si un magistrat…

— Mais calme-toi ! disait Mme Homais.

Et Athalie, le tirant par sa redingote :

— Papa ! papa !

— Non, laissez-moi ! reprenait l’apothicaire, laissez-moi ! fichtre ! autant s’établir épicier, ma parole d’honneur ! Allons, va ! ne respecte rien ! casse ! brise ! lâche les sangsues ! brûle la guimauve ! marine des cornichons dans les bocaux ! lacère les bandages !

— Vous aviez pourtant…, dit Emma.

— Tout à l’heure ! — Sais-tu à quoi tu t’exposais ?… N’as-tu rien vu, dans le coin, à gauche, sur la troisième tablette ? Parle, réponds, articule quelque chose !

— Je ne… sais pas, balbutia le jeune garçon.

— Ah ! tu ne sais pas ! Eh bien, je sais, moi ! Tu as vu une bouteille, en verre bleu, cachetée avec de la cire jaune, qui contient une poudre blanche, sur laquelle même j’avais écrit : Dangereux ! et sais-tu ce qu’il y avait dedans ? De l’arsenic ! et tu vas toucher à cela ! prendre une bassine qui est à côté !

— À côté, s’écria Mme Homais en joignant les mains. De l’arsenic ? Tu pouvais nous empoisonner tous !

Et les enfants se mirent à pousser des cris, comme s’ils avaient déjà senti dans leurs entrailles d’atroces douleurs.

— Ou bien empoisonner un malade ! continuait l’apothicaire. Tu voulais donc que j’allasse sur le banc des criminels, en cour d’assises ? me voir traîner à l’échafaud ? Ignores-tu le soin que j’observe dans les manutentions, quoique j’en aie cependant une furieuse habitude. Souvent je m’épouvante moi-même, lorsque je pense à ma responsabilité ! car le gouvernement nous persécute, et l’absurde législation qui nous régit est comme une véritable épée de Damoclès suspendue sur notre tête !

Emma ne songeait plus à demander ce qu’on lui voulait, et le pharmacien poursuivait en phrases haletantes :

— Voilà comme tu reconnais les bontés qu’on a pour toi ! voilà comme tu me récompenses des soins tout paternels que je te prodigue ! Car sans moi, où serais-tu ? que ferais-tu ? Qui te fournit la nourriture, l’éducation, l’habillement, et tous les moyens de figurer un jour, avec honneur dans les rangs de la société ? Mais il faut pour cela suer ferme sur l’aviron, et acquérir, comme on dit, du cal aux mains, Fabricando fit faber, age quod agis.

Il citait du latin, tant il était exaspéré. Il eût cité du chinois et du groënlandais, s’il eût connu ces deux langues ; car il se trouvait dans une de ces crises où l’âme entière montre indistinctement ce qu’elle enferme, comme l’Océan, qui, dans les tempêtes, s’entr’ouvre depuis les fucus de son rivage jusqu’au sable de ses abîmes.

Et il reprit :

— Je commence à terriblement me repentir de m’être chargé de ta personne ! J’aurais certes mieux fait de te laisser autrefois croupir dans ta misère et dans la crasse où tu es né ! Tu ne seras jamais bon qu’à être un gardeur de bêtes à cornes ! Tu n’as nulle aptitude pour les sciences ! à peine si tu sais coller une étiquette ! Et tu vis là, chez moi, comme un chanoine, comme un coq en pâte, à te goberger !

Mais Emma, se tournant vers Mme Homais :

— On m’avait fait venir…

— Ah ! mon Dieu ! interrompit d’un air triste la bonne dame, comment vous dirai-je bien ?… C’est un malheur !

Elle n’acheva pas. L’apothicaire tonnait :

— Vide-la ! écure-la ! reporte-la ! dépêche-toi donc !

Et, secouant Justin par le collet de son bourgeron, il fit tomber un livre de sa poche.

L’enfant se baissa. Homais fut plus prompt, et, ayant ramassé le volume, il le contemplait, les yeux écarquillés, la mâchoire ouverte.

L’amour… conjugal ! dit-il en séparant lentement ces deux mots. Ah ! très bien ! très bien ! très joli ! Et des gravures !… Ah ! c’est trop fort !

Mme Homais s’avança.

— Non, n’y touche pas !

Les enfants voulurent voir les images.

— Sortez ! fit-il impérieusement.

Et ils sortirent.

Il marcha d’abord de long en large, à grands pas, gardant le volume ouvert entre ses doigts, roulant les yeux, suffoqué, tuméfié, apoplectique. Puis il vint droit à son élève, et, se plantant devant lui les bras croisés :

— Mais tu as donc tous les vices, petit malheureux ?… Prends garde, tu es sur une pente !… Tu n’as donc pas réfléchi qu’il pouvait, ce livre infâme, tomber entre les mains de mes enfants, mettre l’étincelle dans leur cerveau, ternir la pureté d’Athalie, corrompre Napoléon ! Il est déjà formé comme un homme. Es-tu bien sûr, au moins, qu’ils ne l’aient pas lu ? peux-tu me certifier… ?

— Mais enfin, monsieur, fit Emma, vous aviez à me dire… ?

— C’est vrai, madame… Votre beau-père est mort !

En effet, le sieur Bovary père venait de décéder l’avant-veille, tout à coup, d’une attaque d’apoplexie, au sortir de table ; et par excès de précaution pour la sensibilité d’Emma, Charles avait prié M. Homais de lui apprendre avec ménagement cette horrible nouvelle.

Il avait médité sa phrase, il l’avait arrondie, polie, rythmée ; c’était un chef-d’œuvre de prudence et de transition, de tournures fines et de délicatesse ; mais la colère avait emporté la rhétorique.

Emma, renonçant à avoir aucun détail, quitta donc la pharmacie ; car M. Homais avait repris le cours de ses vitupérations. Il se calmait cependant, et, à présent, il grommelait d’un ton paterne, tout en s’éventant avec son bonnet grec :

— Ce n’est pas que je désapprouve entièrement l’ouvrage ! L’auteur était médecin. Il y a là dedans certains côtés scientifiques qu’il n’est pas mal à un homme de connaître et, j’oserais dire, qu’il faut qu’un homme connaisse. Mais plus tard, plus tard ! Attends du moins que tu sois homme toi-même et que ton tempérament soit fait.

Au coup de marteau d’Emma, Charles, qui l’attendait, s’avança les bras ouverts et lui dit avec des larmes dans la voix :

— Ah ! ma chère amie…

Et il s’inclina doucement pour l’embrasser. Mais, au contact de ses lèvres, le souvenir de l’autre la saisit, et elle se passa la main sur son visage en frissonnant.

Cependant elle répondit :

— Oui, je sais…, je sais…

Il lui montra la lettre où sa mère narrait l’événement, sans aucune hypocrisie sentimentale. Seulement, elle regrettait que son mari n’eût pas reçu les secours de la religion, étant mort à Doudeville, dans la rue, sur le seuil d’un café, après un repas patriotique avec d’anciens officiers.

Emma rendit la lettre ; puis au dîner, par savoir-vivre, elle affecta quelque répugnance. Mais, comme il la reforçait, elle se mit résolument à manger, tandis que Charles, en face d’elle, demeurait immobile, dans une posture accablée.

De temps à autre, relevant la tête, il lui envoyait un long regard tout plein de détresse. Une fois il soupira :

— J’aurais voulu le revoir encore !

Elle se taisait. Enfin, comprenant qu’il fallait parler :

— Quel âge avait-il, ton père ?

— Cinquante-huit ans !

— Ah !

Et ce fut tout.

Un quart d’heure après, il ajouta :

— Ma pauvre mère ?… que va-t-elle devenir, à présent ?

Elle fit un geste d’ignorance.

À la voir si taciturne, Charles la supposait affligée et il se contraignait à ne rien dire, pour ne pas aviver cette douleur qui l’attendrissait. Cependant, secouant la sienne :

— T’es-tu bien amusée hier ? demanda-t-il.

— Oui.

Quand la nappe fut ôtée, Bovary ne se leva pas, Emma non plus ; et, à mesure qu’elle l’envisageait, la monotonie de ce spectacle bannissait peu à peu tout apitoiement de son cœur. Il lui semblait chétif, faible, nul, enfin être un pauvre homme, de toutes les façons. Comment se débarrasser de lui ? Quelle interminable soirée ! Quelque chose de stupéfiant comme une vapeur d’opium l’engourdissait.

Ils entendirent dans le vestibule le bruit sec d’un bâton sur les planches. C’était Hippolyte qui apportait les bagages de Madame. Pour les déposer, il décrivit péniblement un quart de cercle avec son pilon.

— Il n’y pense même plus ! se disait-elle en regardant le pauvre diable, dont la grosse chevelure rouge dégouttait de sueur.

Bovary cherchait un patard au fond de sa bourse ; et, sans paraître comprendre tout ce qu’il y avait pour lui d’humiliation dans la seule présence de cet homme qui se tenait là, comme le reproche personnifié de son incurable ineptie :

— Tiens ! tu as un joli bouquet ! dit-il en remarquant sur la cheminée les violettes de Léon.

— Oui, fit-elle avec indifférence ; c’est un bouquet que j’ai acheté tantôt… à une mendiante.

Charles prit les violettes, et, rafraîchissant dessus ses yeux tout rouges de larmes, il les humait délicatement. Elle les retira vite de sa main, et alla les porter dans un verre d’eau.

Le lendemain, Mme Bovary mère arriva. Elle et son fils pleurèrent beaucoup. Emma, sous prétexte d’ordres à donner, disparut.

Le jour d’après, il fallut aviser ensemble aux affaires de deuil. On alla s’asseoir, avec les boîtes à ouvrage, au bord de l’eau, sous la tonnelle.

Charles pensait à son père, et il s’étonnait de sentir tant d’affection pour cet homme qu’il avait cru jusqu’alors n’aimer que très médiocrement. Mme Bovary mère pensait à son mari. Les pires jours d’autrefois lui réapparaissaient enviables. Tout s’effaçait sous le regret instinctif d’une si longue habitude ; et, de temps à autre, tandis qu’elle poussait son aiguille, une grosse larme descendait le long de son nez et s’y tenait un moment suspendue. Emma pensait qu’il y avait quarante-huit heures à peine, ils étaient ensemble, loin du monde, tout en ivresse, et n’ayant pas assez d’yeux pour se contempler. Elle tâchait de ressaisir les plus imperceptibles détails de cette journée disparue. Mais la présence de la belle-mère et du mari la gênait. Elle aurait voulu ne rien entendre, ne rien voir, afin de ne pas déranger le recueillement de son amour qui allait se perdant, quoi qu’elle fît, sous les sensations extérieures.

Elle décousait la doublure d’une robe, dont les bribes s’éparpillaient autour d’elle ; la mère Bovary, sans lever les yeux, faisait crier ses ciseaux, et Charles, avec ses pantoufles de lisière et sa vieille redingote brune qui lui servait de robe de chambre, restait les deux mains dans ses poches et ne parlait pas non plus ; près d’eux, Berthe, en petit tablier blanc, raclait avec sa pelle le sable des allées.

Tout à coup, ils virent entrer par la barrière M. Lheureux, le marchand d’étoffes.

Il venait offrir ses services, eu égard à la fatale circonstance. Emma répondit qu’elle croyait pouvoir s’en passer. Le marchand ne se tint pas pour battu.

— Mille excuses, dit-il ; je désirerais avoir un entretien particulier.

Puis, d’une voix basse :

— C’est relativement à cette affaire…, vous savez ?

Charles devint cramoisi jusqu’aux oreilles.

— Ah ! oui…, effectivement.

Et, dans son trouble, se tournant vers sa femme :

— Ne pourrais-tu pas…, ma chérie… ?

Elle parut le comprendre, car elle se leva, et Charles dit à sa mère :

— Ce n’est rien ! sans doute quelque bagatelle de ménage.

Il ne voulait point qu’elle connût l’histoire du billet, redoutant ses observations.

Dès qu’ils furent seuls, M. Lheureux se mit, en termes assez nets, à féliciter Emma sur la succession, puis à causer de choses indifférentes, des espaliers, de la récolte et de sa santé à lui, qui allait toujours couci-couci entre le zist et le zest. En effet, il se donnait un mal de cinq cents diables, bien qu’il ne fît pas, malgré les propos du monde, de quoi avoir seulement du beurre sur son pain.

Emma le laissait parler. Elle s’ennuyait si prodigieusement depuis deux jours !

— Et vous voilà tout à fait rétablie ? continuait-il. Ma foi, j’ai vu votre pauvre mari dans de beaux états ! C’est un brave garçon, quoique nous ayons eu ensemble des difficultés.

Elle demanda lesquelles, car Charles lui avait caché la contestation des fournitures.

— Mais vous le savez bien ! fit Lheureux. C’était pour vos petites fantaisies, les boîtes de voyage.

Il avait baissé son chapeau sur ses yeux, et, les deux mains derrière le dos, souriant et sifflotant, il la regardait en face, d’une manière insupportable. Soupçonnait-il quelque chose ? Elle demeurait perdue dans toutes sortes d’appréhensions. À la fin pourtant, il reprit :

— Nous nous sommes rapatriés, et je venais encore lui proposer un arrangement.

C’était de renouveler le billet signé par Bovary. Monsieur, du reste, agirait à sa guise ; il ne devait point se tourmenter, maintenant surtout qu’il allait avoir une foule d’embarras.

— Et même il ferait mieux de s’en décharger sur quelqu’un, sur vous, par exemple ; avec une procuration, ce serait commode, et alors nous aurions ensemble de petites affaires…

Elle ne comprenait pas. Il se tut. Ensuite, passant à son négoce, Lheureux déclara que Madame ne pouvait se dispenser de lui prendre quelque chose. Il lui enverrait un barège noir, douze mètres, de quoi faire une robe.

— Celle que vous avez là est bonne pour la maison. Il vous en faut une autre pour les visites. J’ai vu ça, moi, du premier coup en entrant. J’ai l’œil américain.

Il n’envoya point d’étoffe, il l’apporta. Puis il revint pour l’aunage ; il revint sous d’autres prétextes, tâchant chaque fois, de se rendre aimable, serviable, s’inféodant, comme eût dit Homais, et toujours glissant à Emma quelques conseils sur la procuration. Il ne parlait point du billet. Elle n’y songeait pas ; Charles, au début de sa convalescence, lui en avait bien conté quelque chose ; mais tant d’agitations avaient passé dans sa tête, qu’elle ne s’en souvenait plus. D’ailleurs, elle se garda d’ouvrir aucune discussion d’intérêt ; la mère Bovary en fut surprise, et attribua son changement d’humeur aux sentiments religieux qu’elle avait contractés étant malade.

Mais, dès qu’elle fut partie, Emma ne tarda pas à émerveiller Bovary par son bon sens pratique. Il allait falloir prendre des informations, vérifier les hypothèques, voir s’il y avait lieu à une licitation ou à une liquidation. Elle citait des termes techniques, au hasard, prononçait les grands mots d’ordre, d’avenir, de prévoyance, et continuellement exagérait les embarras de la succession : si bien qu’un jour elle lui montra le modèle d’une autorisation générale pour « gérer et administrer ses affaires, faire tous emprunts, signer et endosser tous billets, payer toutes sommes, etc. » Elle avait profité des leçons de Lheureux.

Charles, naïvement, lui demanda d’où venait ce papier.

— De M. Guillaumin.

Et, avec le plus grand sang-froid du monde, elle ajouta :

— Je ne m’y fie pas trop. Les notaires ont si mauvaise réputation ! Il faudrait peut-être consulter… Nous ne connaissons que… Oh ! personne.

— À moins que Léon…, répliqua Charles, qui réfléchissait.

Mais il était difficile de s’entendre par correspondance. Alors elle s’offrit à faire ce voyage. Il la remercia. Elle insista. Ce fut un assaut de prévenances. Enfin, elle s’écria d’un ton de mutinerie factice :

— Non, je t’en prie, j’irai.

— Comme tu es bonne ! dit-il en la baisant au front.

Dès le lendemain, elle s’embarqua dans l’Hirondelle, pour aller à Rouen consulter M. Léon ; et elle y resta trois jours.


III



C e furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel.

Ils étaient à l’Hôtel de Boulogne, sur le port. Et ils vivaient là, volets fermés, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops à la glace, qu’on leur apportait dès le matin.

Vers le soir, ils prenaient une barque couverte et allaient dîner dans une île.

C’était l’heure où l’on entend, au bord des chantiers, retentir le maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumée du goudron s’échappait d’entre les arbres, et l’on voyait sur la rivière de larges gouttes grasses, ondulant inégalement sous la couleur pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin, qui flottaient.

Ils descendaient au milieu des barques amarrées, dont les longs câbles obliques frôlaient un peu le dessus de la barque.

Les bruits de la ville insensiblement s’éloignaient, le roulement des charrettes, le tumulte des voix, le jappement des chiens sur le pont des navires. Elle dénouait son chapeau et ils abordaient à leur île.

Ils se plaçaient dans la salle basse d’un cabaret, qui avait à sa porte des filets noirs suspendus. Ils mangeaient de la friture d’éperlans, de la crème et des cerises. Ils se couchaient sur l’herbe ; ils s’embrassaient à l’écart sous les peupliers ; et ils auraient voulu, comme deux Robinsons, vivre perpétuellement dans ce petit endroit qui leur semblait, en leur béatitude, le plus magnifique de la terre. Ce n’était pas la première fois qu’ils apercevaient des arbres, du ciel bleu, du gazon, qu’ils entendaient l’eau couler et la brise soufflant dans le feuillage ; mais ils n’avaient sans doute jamais admiré tout cela, comme si la nature n’existait pas auparavant, ou qu’elle n’eût commencé à être belle que depuis l’assouvissance de leurs désirs.

À la nuit, ils repartaient. La barque suivait le bord des îles. Ils restaient au fond, tous les deux cachés par l’ombre, sans parler. Les avirons carrés sonnaient entre les tolets de fer ; et cela marquait dans le silence comme un battement de métronome, tandis qu’à l’arrière la bauce qui traînait ne discontinuait pas son petit clapotement doux dans l’eau.

Une fois, la lune parut ; alors ils ne manquèrent pas à faire des phrases, trouvant l’astre mélancolique et plein de poésie ; même elle se mit à chanter :

Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions, etc.

Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des battements d’ailes, autour de lui.

Elle se tenait en face appuyée contre la cloison de la chaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies s’élargissaient en éventail, l’amincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. Parfois l’ombre des saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait tout à coup, comme une vision, dans la lumière de la lune.

Léon, par terre, à côté d’elle, rencontra sous sa main un ruban de soie ponceau.

Le batelier l’examina et finit par dire :

— Ah ! c’est peut-être à une compagnie que j’ai promenée l’autre jour. Ils sont venus un tas de farceurs, messieurs et dames, avec des gâteaux, du champagne, des cornets à pistons, tout le tremblement ! Il y en avait un surtout, un grand bel homme, à petites moustaches, qui était joliment amusant ! et ils disaient comme ça : « Allons, conte-nous quelque chose…, Adolphe…, Dodolphe…, je crois. »

Elle frissonna.

— Tu souffres ? fit Léon en se rapprochant d’elle.

— Oh ! ce n’est rien. Sans doute la fraîcheur de la nuit.

— Et qui ne doit pas manquer de femmes, non plus, ajouta doucement le vieux matelot, croyant dire une politesse à l’étranger.

Puis, crachant dans ses mains, il reprit ses avirons.

Il fallut pourtant se séparer ! Les adieux furent tristes. C’était chez la mère Rolet qu’il devait envoyer ses lettres ; et elle lui fit des recommandations si précises à propos de la double enveloppe, qu’il admira grandement son astuce amoureuse.

— Ainsi, tu m’affirmes que tout est bien ? dit-elle dans le dernier baiser.

— Oui, certes ! — Mais pourquoi donc, songea-t-il après, en s’en revenant seul par les rues, tient-elle si fort à cette procuration ?


IV



L éon, bientôt, prit devant ses camarades un air de supériorité, s’abstint de leur compagnie, et négligea complètement les dossiers.

Il attendait ses lettres ; il les relisait. Il lui écrivait. Il l’évoquait de toute la force de son désir et de ses souvenirs. Au lieu de diminuer par l’absence, cette envie de la revoir s’accrut, si bien qu’un samedi matin il s’échappa de son étude.

Lorsque, du haut de la côte, il aperçut dans la vallée le clocher de l’église avec son drapeau de fer-blanc qui tournait au vent, il sentit cette délectation mêlée de vanité triomphante et d’attendrissement égoïste que doivent avoir les millionnaires quand ils reviennent visiter leur village.

Il alla rôder autour de sa maison. Une lumière brillait dans la cuisine. Il guetta son ombre derrière les rideaux. Rien ne parut.

La mère Lefrançois, en le voyant, fit de grandes exclamations, et elle le trouva « grandi et minci », tandis qu’Artémise, au contraire, le trouva « forci et bruni ».

Il dîna dans la petite salle, comme autrefois, mais seul, sans le percepteur ; car Binet, fatigué d’attendre l’Hirondelle, avait définitivement avancé son repas d’une heure, et, maintenant, il dînait à cinq heures juste, encore prétendait-il le plus souvent que la vieille patraque retardait.

Léon pourtant se décida ; il alla frapper à la porte du médecin. Madame était dans sa chambre d’où elle ne descendit qu’un quart d’heure après. Monsieur parut enchanté de le revoir ; mais il ne bougea de la soirée, ni de tout le jour suivant.

Il la vit seule, le soir, très tard, derrière le jardin, dans la ruelle ; — dans la ruelle, comme avec l’autre ! Il faisait de l’orage, et ils causaient sous un parapluie, à la lueur des éclairs.

Leur séparation devenait intolérable.

— Plutôt mourir ! disait Emma.

Elle se tordait sur son bras, tout en pleurant.

— Adieu !… adieu !… Quand te reverrai-je ?

Ils revinrent sur leurs pas pour s’embrasser encore ; et ce fut là qu’elle lui fit la promesse de trouver bientôt, par n’importe quel moyen, l’occasion permanente de se voir en liberté, au moins une fois par semaine. Emma n’en doutait pas. Elle était, d’ailleurs, pleine d’espoir. Il allait lui venir de l’argent.

Aussi, elle acheta pour sa chambre une paire de rideaux jaunes à larges raies, dont M. Lheureux lui avait vanté le bon marché ; elle rêva un tapis, et Lheureux, affirmant « que ce n’était pas la mer à boire », s’engagea poliment à lui en fournir un. Elle ne pouvait plus se passer de ses services. Vingt fois dans la journée elle l’envoyait chercher, et aussitôt il plantait là ses affaires, sans se permettre un murmure. On ne comprenait point davantage pourquoi la mère Rolet déjeunait chez elle tous les jours, et même lui faisait des visites en particulier.

Ce fut vers cette époque, c’est-à-dire vers le commencement de l’hiver, qu’elle parut prise d’une grande ardeur musicale.

Un soir que Charles l’écoutait, elle recommença quatre fois de suite le même morceau, et toujours en se dépitant, tandis que, sans y remarquer de différence, il s’écriait :

— Bravo !…, très bien !… Tu as tort ! va donc !

— Eh non ! c’est exécrable ! j’ai les doigts rouillés.

Le lendemain, il la pria de lui jouer encore quelque chose.

— Soit, pour te faire plaisir !

Et Charles avoua qu’elle avait un peu perdu. Elle se trompait de portée, barbouillait ; puis s’arrêtant court :

— Ah ! c’est fini ! il faudrait que je prisse des leçons ; mais…

Elle se mordit les lèvres et ajouta :

— Vingt francs par cachet, c’est trop cher !

— Oui, en effet…, un peu…, dit Charles tout en ricanant niaisement. Pourtant, il me semble que l’on pourrait peut-être à moins ; car il y a des artistes sans réputation qui souvent valent mieux que les célébrités.

— Cherche-les, dit Emma.

Le lendemain, en rentrant, il la contempla d’un œil finaud, et ne put à la fin retenir cette phrase :

— Quel entêtement tu as quelquefois ! J’ai été à Barfeuchères aujourd’hui. Eh bien ! Mme Liégeard m’a certifié que ses trois demoiselles, qui sont à la Miséricorde, prenaient des leçons moyennant cinquante sous la séance, et d’une fameuse maîtresse encore !

Elle haussa les épaules, et ne rouvrit plus son instrument.

Mais lorsqu’elle passait auprès (si Bovary se trouvait là), elle soupirait :

— Ah ! mon pauvre piano !

Et quand on venait la voir, elle ne manquait pas de vous apprendre qu’elle avait abandonné la musique et ne pouvait maintenant s’y remettre, pour des raisons majeures. Alors on la plaignait. C’était dommage ! elle qui avait un si beau talent ! On en parla même à Bovary. On lui faisait honte, et surtout le pharmacien :

— Vous avez tort ! il ne faut jamais laisser en friche les facultés de la nature. D’ailleurs, songez, mon bon ami, qu’en engageant Madame à étudier, vous économisez pour plus tard sur l’éducation musicale de votre enfant ! Moi, je trouve que les mères doivent instruire elles-mêmes leurs enfants. C’est une idée de Rousseau, peut-être un peu neuve encore, mais qui finira par triompher, j’en suis sûr, comme l’allaitement maternel et la vaccination.

Charles revint donc encore une fois sur cette question du piano. Emma répondit avec aigreur qu’il valait mieux le vendre. Ce pauvre piano, qui lui avait causé tant de vaniteuses satisfactions, le voir s’en aller, c’était pour Mme Bovary comme l’indéfinissable suicide d’une partie d’elle-même.

— Si tu voulais…, disait-il, de temps à autre, une leçon, cela ne serait pas, après tout, extrêmement ruineux.

— Mais les leçons, répliquait-elle, ne sont profitables que suivies.

Et voilà comme elle s’y prit pour obtenir de son époux la permission d’aller à la ville, une fois la semaine, voir son amant. On trouva même, au bout d’un mois, qu’elle avait fait des progrès considérables.


V



C ’était le jeudi. Elle se levait, et elle s’habillait silencieusement pour ne point éveiller Charles, qui lui aurait fait des observations sur ce qu’elle s’apprêtait de trop bonne heure. Ensuite elle marchait de long en large ; elle se mettait devant les fenêtres, elle regardait la place. Le petit jour circulait entre les piliers des halles, et la maison du pharmacien, dont les volets étaient fermés, laissait apercevoir dans la couleur pâle de l’aurore les majuscules de son enseigne.

Quand la pendule marquait sept heures et un quart, elle s’en allait au Lion d’or, dont Artémise, en bâillant, venait lui ouvrir la porte. Celle-ci déterrait pour Madame les charbons enfouis sous les cendres. Emma restait seule dans la cuisine. De temps à autre, elle sortait. Hivert attelait sans se dépêcher, et en écoutant d’ailleurs la mère Lefrançois, qui, passant par un guichet sa tête en bonnet de coton, le chargeait de commissions et lui donnait des explications à troubler un tout autre homme. Emma battait la semelle de ses bottines contre les pavés de la cour.

Enfin, lorsqu’il avait mangé sa soupe, endossé sa limousine, allumé sa pipe et empoigné son fouet, il s’installait tranquillement sur le siège.

L’Hirondelle partait au petit trot, et, durant trois quarts de lieue, s’arrêtait de place en place pour prendre des voyageurs, qui la guettaient debout, au bord du chemin, devant la barrière des cours. Ceux qui avaient prévenu la veille se faisaient attendre ; quelques-uns même étaient encore au lit dans leur maison ; Hivert appelait, criait, sacrait, puis il descendait de son siège et allait frapper de grands coups contre les portes. Le vent soufflait par les vasistas fêlés.

Cependant les quatre banquettes se garnissaient, la voiture roulait, les pommiers à la file se succédaient ; et la route, entre ses deux longs fossés pleins d’eau jaune, allait continuellement se rétrécissant vers l’horizon.

Emma la connaissait d’un bout à l’autre ; elle savait qu’après un herbage il y avait un poteau, ensuite un orme, une grange ou une cahute de cantonnier ; quelquefois même, afin de se faire des surprises, elle fermait les yeux. Mais elle ne perdait jamais le sentiment net de la distance à parcourir.

Enfin, les maisons de briques se rapprochaient, la terre résonnait sous les roues, l’Hirondelle glissait entre des jardins, où l’on apercevait, par une claire-voie, des statues, un vignot, des ifs taillés et une escarpolette. Puis, d’un seul coup d’œil, la ville apparaissait.

Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s’élargissait au delà des ponts, confusément. La pleine campagne remontait ensuite d’un mouvement monotone, jusqu’à toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d’en haut, le paysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture ; les navires à l’ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l’eau de grands poissons noirs arrêtés. Les cheminées des usines poussaient d’immenses panaches bruns qui s’envolaient par le bout. On entendait le ronflement des fonderies avec le carillon clair des églises qui se dressaient dans la brume. Les arbres des boulevards, sans feuilles, faisaient des broussailles violettes au milieu des maisons, et les toits, tout reluisants de pluie, miroitaient inégalement, selon la hauteur des quartiers. Parfois un coup de vent emportait les nuages vers la côte Sainte-Catherine, comme des flots aériens qui se brisaient en silence contre une falaise.

Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de ces existences amassées, et son cœur s’en gonflait abondamment comme si les cent vingt mille âmes qui palpitaient là lui eussent envoyé toutes à la fois la vapeur des passions qu’elle leur supposait. Son amour s’agrandissait devant l’espace, et s’emplissait de tumulte aux bourdonnements vagues qui montaient. Elle le reversait au dehors, sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille cité normande s’étalait à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle entrait. Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la brise ; les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la boue, la diligence se balançait, et Hivert, de loin, hélait les carrioles sur la route, tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit au bois Guillaume descendaient la côte tranquillement, dans leur petite voiture de famille.

On s’arrêtait à la barrière ; Emma débouclait ses socques, mettait d’autres gants, rajustait son châle, et, vingt pas plus loin, elle sortait de l’Hirondelle.

La ville alors s’éveillait. Des commis, en bonnet grec, frottaient la devanture des boutiques, et des femmes qui tenaient des paniers sur la hanche poussaient par intervalles un cri sonore, au coin des rues. Elle marchait les yeux à terre, frôlant les murs, et souriant de plaisir sous son voile noir baissé.

Par peur d’être vue, elle ne prenait pas ordinairement le chemin le plus court. Elle s’engouffrait dans les ruelles sombres, et elle arrivait tout en sueur vers le bas de la rue Nationale, près de la fontaine qui est là. C’est le quartier du théâtre, des estaminets et des filles. Souvent une charrette passait près d’elle, portant quelque décor qui tremblait. Des garçons en tablier versaient du sable sur des dalles, entre des arbustes verts. On sentait l’absinthe, le cigare et les huîtres.

Elle tournait une rue ; elle le reconnaissait à sa chevelure frisée qui s’échappait de son chapeau.

Léon, sur le trottoir, continuait à marcher. Elle le suivait jusqu’à l’hôtel ; il montait, il ouvrait la porte, il entrait… Quelle étreinte !

Puis les paroles, après les baisers, se précipitaient. On se racontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiétudes pour les lettres ; mais à présent tout s’oubliait, et ils se regardaient face à face, avec des rires de volupté et des appellations de tendresse.

Le lit était un grand lit d’acajou en forme de nacelle. Les rideaux de levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas près du chevet évasé ; — et rien au monde n’était beau comme sa tête brune et sa peau blanche se détachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les mains.

Le tiède appartement, avec son tapis discret, ses ornements folâtres et sa lumière tranquille, semblait tout commode pour les intimités de la passion. Les bâtons se terminant en flèche, les patères de cuivre et les grosses boules de chenets reluisaient tout à coup, si le soleil entrait. Il y avait sur la cheminée, entre les candélabres, deux de ces grandes coquilles roses où l’on entend le bruit de la mer quand on les applique à son oreille.

Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté, malgré sa splendeur un peu fanée ! Ils retrouvaient toujours les meubles à leur place, et parfois des épingles à cheveux qu’elle avait oubliées, l’autre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils déjeunaient au coin du feu, sur un petit guéridon incrusté de palissandre. Emma découpait, lui mettait les morceaux dans son assiette en débitant toutes sortes de chatteries ; et elle riait d’un rire sonore et libertin quand la mousse du vin de Champagne débordait du verre léger sur les bagues de ses doigts. Ils étaient si complètement perdus en la possession d’eux-mêmes, qu’ils se croyaient là dans leur maison particulière, et devant y vivre jusqu’à la mort, comme deux éternels jeunes époux. Ils disaient notre chambre, notre tapis, nos fauteuils, même elle disait mes pantoufles, un cadeau de Léon, une fantaisie qu’elle avait eue. C’étaient des pantoufles en satin rose, bordées de cygne. Quand elle s’asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en l’air, et la mignarde chaussure, qui n’avait pas de quartier, tenait seulement par les orteils à son pied nu.

Il savourait pour la première fois l’inexprimable délicatesse des élégances féminines. Jamais il n’avait rencontré cette grâce de langage, cette réserve du vêtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait l’exaltation de son âme et les dentelles de sa jupe. D’ailleurs, n’était-ce pas une femme du monde, et une femme mariée ! une vraie maîtresse enfin ?

Par la diversité de son humeur, tour à tour mystique ou joyeuse, babillarde, taciturne, emportée, nonchalante, elle allait rappelant en lui mille désirs, évoquant des instincts ou des réminiscences. Elle était l’amoureuse de tous les romans, l’héroïne de tous les drames, le vague elle de tous les volumes de vers. Il retrouvait sur ses épaules la couleur ambrée de l’odalisque au bain ; elle avait le corsage long des châtelaines féodales ; elle ressemblait aussi à la femme pâle de Barcelone, mais elle était par-dessus tout Ange !

Souvent, en la regardant, il lui semblait que son âme, s’échappant vers elle, se répandait comme une onde sur le contour de sa tête, et descendait entraînée dans la blancheur de sa poitrine.

Il se mettait par terre, devant elle ; et, les deux coudes sur ses genoux, il la considérait avec un sourire, et le front tendu.

Elle se penchait vers lui et murmurait, comme suffoquée d’enivrement :

— Oh ! ne bouge pas ! ne parle pas ! regarde-moi ! Il sort de tes yeux quelque chose de si doux, qui me fait tant de bien !

Elle l’appelait enfant :

— Enfant, m’aimes-tu ?

Et elle n’entendait guère sa réponse, dans la précipitation de ses lèvres qui lui montaient à la bouche.

Il y avait sur la pendule un petit Cupidon de bronze, qui minaudait en arrondissant les bras sous une guirlande dorée. Ils en rirent bien des fois ; mais, quand il fallait se séparer, tout leur semblait sérieux.

Immobiles l’un devant l’autre, ils se répétaient :

— À jeudi !… à jeudi !

Tout à coup elle lui prenait la tête dans les deux mains, le baisait vite au front en s’écriant : « Adieu ! » et s’élançait dans l’escalier.

Elle allait rue de la Comédie, chez un coiffeur, se faire arranger ses bandeaux. La nuit tombait ; on allumait le gaz dans la boutique.

Elle entendait la clochette du théâtre qui appelait les cabotins à la représentation ; et elle voyait, en face, passer des hommes à figure blanche et des femmes en toilette fanée, qui entraient par la porte des coulisses.

Il faisait chaud dans ce petit appartement trop bas, où le poêle bourdonnait au milieu des perruques et des pommades. L’odeur des fers, avec ces mains grasses qui lui maniaient la tête, ne tardait pas à l’étourdir, et elle s’endormait un peu sous son peignoir. Souvent le garçon, en la coiffant, lui proposait des billets pour le bal masqué.

Puis elle s’en allait ! Elle remontait les rues ; elle arrivait à la Croix-Rouge ; elle reprenait ses socques, qu’elle avait cachés le matin sous une banquette, et se tassait à sa place, parmi les voyageurs impatientés. Quelques-uns descendaient au bas de la côte. Elle restait seule dans la voiture.

À chaque tournant, on apercevait de plus en plus tous les éclairages de la ville qui faisaient une large vapeur lumineuse au-dessus des maisons confondues. Emma se mettait à genoux sur les coussins, et elle égarait ses yeux dans cet éblouissement. Elle sanglotait, appelait Léon, et lui envoyait des paroles tendres et des baisers qui se perdaient au vent.

Il y avait dans la côte un pauvre diable vagabondant avec son bâton, tout au milieu des diligences. Un amas de guenilles lui recouvrait les épaules et un vieux castor défoncé, s’arrondissant en cuvette, lui cachait la figure ; mais, quand il le retirait, il découvrait, à la place des paupières, deux orbites béantes tout ensanglantées. La chair s’effiloquait par lambeaux rouges ; et il en coulait des liquides qui se figeaient en gales vertes jusqu’au nez, dont les narines noires reniflaient convulsivement. Pour vous parler, il se renversait la tête avec un rire idiot ; alors ses prunelles bleuâtres, roulant d’un mouvement continu, allaient se cogner, vers les tempes, sur le bord de la plaie vive.

Il chantait une petite chanson en suivant les voitures :

Souvent la chaleur d’un beau jour
Fait rêver fillette à l’amour.

Et il y avait dans tout le reste des oiseaux, du soleil et du feuillage.

Quelquefois, il apparaissait tout à coup derrière Emma, tête nue. Elle se retirait avec un cri. Hivert venait le plaisanter. Il l’engageait à prendre une baraque à la foire Saint-Romain, ou bien lui demandait, en riant, comment se portait sa bonne amie.

Souvent, on était en marche, lorsque son chapeau, d’un mouvement brusque entrait dans la diligence par le vasistas, tandis qu’il se cramponnait, de l’autre bras, sur le marchepied, entre l’éclaboussure des roues. Sa voix, faible d’abord et vagissante, devenait aiguë. Elle se traînait dans la nuit, comme l’indistincte lamentation d’une vague détresse ; et, à travers la sonnerie des grelots, le murmure des arbres et le ronflement de la boîte creuse, elle avait quelque chose de lointain qui bouleversait Emma. Cela lui descendait au fond de l’âme comme un tourbillon dans un abîme, et l’emportait parmi les espaces d’une mélancolie sans bornes. Mais Hivert, qui s’apercevait d’un contrepoids, allongeait à l’aveugle de grands coups avec son fouet. La mèche le cinglait sur ses plaies, et il tombait dans la boue en poussant un hurlement.

Puis les voyageurs de l’Hirondelle finissaient par s’endormir, les uns la bouche ouverte, les autres le menton baissé, s’appuyant sur l’épaule de leur voisin, ou bien le bras passé dans la courroie, tout en oscillant régulièrement au branle de la voiture ; et le reflet de la lanterne qui se balançait en dehors, sur la croupe des limoniers, pénétrant dans l’intérieur par les rideaux de calicot chocolat, posait des ombres sanguinolentes sur tous ces individus immobiles. Emma, ivre de tristesse, grelottait sous ses vêtements ; et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort dans l’âme.

Charles, à la maison, l’attendait ; l’Hirondelle était toujours en retard le jeudi. Madame arrivait enfin ! à peine si elle embrassait la petite. Le dîner n’était pas prêt, n’importe ! elle excusait la cuisinière. Tout maintenant semblait permis à cette fille.

Souvent son mari, remarquant sa pâleur, lui demandait si elle ne se trouvait point malade.

— Non, disait Emma.

— Mais, répliquait-il, tu es toute drôle ce soir ?

— Eh ! ce n’est rien ! ce n’est rien !

Il y avait même des jours où, à peine rentrée, elle montait dans sa chambre ; et Justin, qui se trouvait là, circulait à pas muets, plus ingénieux à la servir qu’une excellente camériste. Il plaçait les allumettes, le bougeoir, un livre, disposait sa camisole, ouvrait les draps.

— Allons, disait-elle, c’est bien, va-t’en.

Car il restait debout, les mains pendantes et les yeux ouverts, comme enlacé dans les fils innombrables d’une rêverie soudaine.

La journée du lendemain était affreuse, et les suivantes étaient plus intolérables encore par l’impatience qu’avait Emma de ressaisir son bonheur, — convoitise âpre, enflammée d’images connues, et qui, le septième jour, éclatait tout à l’aise dans les caresses de Léon. Ses ardeurs, à lui, se cachaient sous des expansions d’émerveillement et de reconnaissance. Emma goûtait cet amour, d’une façon discrète et absorbée, l’entretenait par tous les artifices de sa tendresse, et tremblait un peu qu’il ne se perdît plus tard.

Souvent elle lui disait, avec des douceurs de voix mélancolique :

— Ah ! tu me quitteras, toi !…, tu te marieras !… tu seras comme les autres.

Il demandait :

— Quels autres ?

— Mais les hommes, enfin, répondait-elle.

Puis, elle ajoutait en le repoussant d’un geste langoureux :

— Vous êtes tous des infâmes !

Un jour qu’ils causaient philosophiquement des désillusions terrestres, elle vint à dire (pour expérimenter sa jalousie ou cédant peut-être à un besoin d’épanchement trop fort) qu’autrefois, avant lui, elle avait aimé quelqu’un, « pas comme toi ! » reprit-elle vite, protestant sur la tête de sa fille qu’il ne s’était rien passé.

Le jeune homme la crut, et néanmoins la questionna pour savoir ce qu’il faisait.

— Il était capitaine de vaisseau, mon ami.

N’était-ce pas prévenir toute recherche, et en même temps se poser très haut, par cette prétendue fascination exercée sur un homme qui devait être de nature belliqueuse et accoutumé à des hommages ?

Le clerc sentit alors l’infimité de sa position ; il envia des épaulettes, des croix, des titres. Tout cela devait lui plaire : il s’en doutait à ses habitudes dispendieuses.

Cependant Emma taisait quantité de ses extravagances, telle que l’envie d’avoir, pour l’amener à Rouen, un tilbury bleu, attelé d’un cheval anglais, et conduit par un groom en bottes à revers. C’était Justin qui lui en avait inspiré le caprice, en la suppliant de le prendre chez elle comme valet de chambre ; et, si cette privation n’atténuait pas à chaque rendez-vous le plaisir de l’arrivée, elle augmentait certainement l’amertume du retour.

Souvent, lorsqu’ils parlaient ensemble de Paris, elle finissait par murmurer :

— Ah ! que nous serions bien là pour vivre !

— Ne sommes-nous pas heureux ? reprenait doucement le jeune homme, en lui passant la main sur ses bandeaux.

— Oui, c’est vrai, disait-elle, je suis folle ; embrasse-moi !

Elle était pour son mari plus charmante que jamais, lui faisait des crèmes à la pistache et jouait des valses après dîner. Il se trouvait donc le plus fortuné des mortels, et Emma vivait sans inquiétude, lorsqu’un soir, tout à coup :

— C’est Mlle Lempereur, n’est-ce pas, qui te donne des leçons ?

— Oui.

— Eh bien, je l’ai vue tantôt, reprit Charles, chez Mme Liégeard. Je lui ai parlé de toi ; elle ne te connaît pas.

Ce fut comme un coup de foudre. Cependant elle répliqua d’un air naturel :

— Ah ! sans doute, elle aura oublié mon nom ?

— Mais il y a peut-être à Rouen, dit le médecin, plusieurs demoiselles Lempereur qui sont maîtresses de piano ?

— C’est possible !

Puis, vivement :

— J’ai pourtant ses reçus, tiens ! regarde.

Et elle alla au secrétaire, fouilla tous les tiroirs, confondit tous les papiers et finit si bien par perdre la tête, que Charles l’engagea fort à ne point se donner tant de mal pour ces misérables quittances.

— Oh ! je les trouverai, dit-elle.

En effet, dès le vendredi suivant, Charles, en passant une de ses bottes dans le cabinet noir où l’on serrait ses habits, sentit une feuille de papier entre le cuir et sa chaussette, il la prit et lut :

« Reçu, pour trois mois de leçons, plus diverses fournitures, la somme de soixante-cinq francs.

« Félicie l’Empereur,
« Professeur de musique. »

— Comment diable est-ce dans mes bottes ?

— Ce sera, sans doute, répondit-elle, tombé du vieux carton aux factures, qui est sur le bord de la planche.

À partir de ce moment, son existence ne fut plus qu’un assemblage de mensonges, où elle enveloppait son amour comme dans des voiles, pour le cacher.

C’était un besoin, une manie, un plaisir, au point que, si elle disait avoir passé, hier, par le côté droit d’une rue, il fallait croire qu’elle avait pris par le côté gauche.

Un matin qu’elle venait de partir, selon sa coutume, assez légèrement vêtue, il tomba de la neige tout à coup ; et comme Charles regardait le temps à la fenêtre, il aperçut M. Bournisien dans le boc du sieur Tuvache qui le conduisait à Rouen. Alors il descendit confier à l’ecclésiastique un gros châle pour qu’il le remît à Madame, sitôt qu’il arriverait à la Croix-Rouge. À peine fut-il à l’auberge que Bournisien demanda où était la femme du médecin d’Yonville. L’hôtelière répondit qu’elle fréquentait fort peu son établissement. Aussi, le soir, en reconnaissant Mme Bovary dans l’Hirondelle, le curé lui conta son embarras, sans paraître, du reste, y attacher de l’importance ; car il entama l’éloge d’un prédicateur qui pour lors faisait merveilles à la cathédrale, et que toutes les dames couraient entendre.

N’importe, s’il n’avait point demandé d’explications, d’autres plus tard pourraient se montrer moins discrets. Aussi jugea-t-elle utile de descendre chaque fois à la Croix-Rouge, de sorte que les bonnes gens de son village qui la voyaient dans l’escalier ne se doutaient de rien.

Un jour pourtant, M. Lheureux la rencontra qui sortait de l’Hôtel de Boulogne au bras de Léon ; et elle eut peur, s’imaginant qu’il bavarderait. Il n’était pas si bête.

Mais, trois jours après, il entra dans sa chambre, ferma la porte et dit :

— J’aurais besoin d’argent.

Elle déclara ne pouvoir lui en donner. Lheureux se répandit en gémissements, et rappela toutes les complaisances qu’il avait eues.

En effet, des deux billets souscrits par Charles, Emma jusqu’à présent n’en avait payé qu’un seul. Quant au second, le marchand, sur sa prière, avait consenti à le remplacer par deux autres, qui même avaient été renouvelés à une fort longue échéance. Puis il tira de sa poche une liste de fournitures non soldées, à savoir : les rideaux, le tapis, l’étoffe pour les fauteuils, plusieurs robes et divers articles de toilette, dont la valeur se montait à la somme de deux mille francs environ.

Elle baissa la tête ; il reprit :

— Mais, si vous n’avez pas d’espèces, vous avez du bien.

Et il indiqua une méchante masure sise à Barneville, près d’Aumale, qui ne rapportait pas grand-chose. Cela dépendait autrefois d’une petite ferme vendue par M. Bovary père, car Lheureux savait tout, jusqu’à la contenance d’hectares, avec le nom des voisins.

— Moi, à votre place, disait-il, je me libérerais, et j’aurais encore le surplus de l’argent.

Elle objecta la difficulté d’un acquéreur ; il donna l’espoir d’en trouver ; mais elle demanda comment faire pour qu’elle pût vendre.

— N’avez-vous pas la procuration ? répondit-il.

Ce mot lui arriva comme une bouffée d’air frais.

— Laissez-moi la note, dit Emma.

— Oh ! ce n’est pas la peine ! reprit Lheureux.

Il revint la semaine suivante, et se vanta d’avoir, après force démarches, fini par découvrir un certain Langlois qui, depuis longtemps, guignait la propriété sans faire connaître son prix.

— N’importe le prix ! s’écria-t-elle.

Il fallait attendre, au contraire, tâter ce gaillard-là. La chose valait la peine d’un voyage, et, comme elle ne pouvait faire ce voyage, il offrit de se rendre sur les lieux, pour s’aboucher avec Langlois. Une fois revenu, il annonça que l’acquéreur proposait quatre mille francs.

Emma s’épanouit à cette nouvelle.

— Franchement, ajouta-t-il, c’est bien payé.

Elle toucha la moitié de la somme immédiatement, et, quand elle fut pour solder son mémoire, le marchand lui dit :

— Cela me fait de la peine, parole d’honneur, de vous voir vous dessaisir tout d’un coup d’une somme aussi conséquente que celle-là.

Alors, elle regarda les billets de banque ; et, rêvant au nombre illimité de rendez-vous que ces deux mille francs représentaient :

— Comment ! comment ! balbutia-t-elle.

— Oh ! reprit-il en riant d’un air bonhomme, on met tout ce que l’on veut sur les factures. Est-ce que je ne connais pas les ménages ?

Et il la considérait fixement, tout en tenant à sa main deux longs papiers qu’il faisait glisser entre ses ongles. Enfin, ouvrant son portefeuille, il étala sur la table quatre billets à ordre, de mille francs chacun.

— Signez-moi cela, dit-il, et gardez tout.

Elle se récria, scandalisée.

— Mais, si je vous donne le surplus, répondit effrontément M. Lheureux, n’est-ce pas vous rendre service, à vous ?

Et, prenant une plume, il écrivit au bas du mémoire : « Reçu de Mme Bovary quatre mille francs. »

— Qui vous inquiète, puisque vous toucherez dans six mois l’arriéré de votre baraque, et que je vous place l’échéance du dernier billet pour après le payement ?

Emma s’embarrassait un peu dans ses calculs, et les oreilles lui tintaient comme si des pièces d’or, s’éventrant de leurs sacs, eussent sonné tout autour d’elle sur le parquet. Enfin Lheureux expliqua qu’il avait un sien ami Vinçart, banquier à Rouen, lequel allait escompter ces quatre billets, puis il remettrait lui-même à Madame le surplus de la dette réelle.

Mais, au lieu de deux mille francs, il n’en apporta que dix-huit cents, car l’ami Vinçart (comme de juste) en avait prélevé deux cents, pour frais de commission et d’escompte.

Puis il réclama négligemment une quittance.

— Vous comprenez…, dans le commerce…, quelquefois… Et avec la date, s’il vous plaît, la date.

Un horizon de fantaisies réalisables s’ouvrit alors devant Emma. Elle eut assez de prudence pour mettre en réserve mille écus, avec quoi furent payés, lorsqu’ils échurent, les trois premiers billets ; mais le quatrième, par hasard, tomba dans la maison un jeudi, et Charles, bouleversé, attendit patiemment le retour de sa femme pour avoir des explications.

Si elle ne l’avait point instruit de ce billet, c’était afin de lui épargner des tracas domestiques ; elle s’assit sur ses genoux, le caressa, roucoula, fit une longue énumération de toutes les choses indispensables prises à crédit.

— Enfin, tu conviendras que, vu la quantité, ce n’est pas trop cher.

Charles, à bout d’idées, bientôt eut recours à l’éternel Lheureux, qui jura de calmer les choses, si Monsieur lui signait deux billets, dont l’un de sept cents francs, payable dans trois mois. Pour se mettre en mesure, il écrivit à sa mère une lettre pathétique. Au lieu d’envoyer la réponse, elle vint elle-même ; et, quand Emma voulut savoir s’il en avait tiré quelque chose :

— Oui, répondit-il. Mais elle demande à connaître la facture.

Le lendemain, au point du jour, Emma courut chez M. Lheureux le prier de refaire une autre note, qui ne dépassât point mille francs ; car pour montrer celle de quatre mille, il eût fallu dire qu’elle en avait payé les deux tiers, avouer conséquemment la vente de l’immeuble, négociation bien conduite par le marchand, et qui ne fut effectivement connue que plus tard.

Malgré le prix très bas de chaque article, Mme Bovary mère ne manqua point de trouver la dépense exagérée.

— Ne pouvait-on se passer d’un tapis ? Pourquoi avoir renouvelé l’étoffe des fauteuils ? De mon temps, on avait dans une maison un seul fauteuil, pour les personnes âgées, — du moins, c’était comme cela chez ma mère, qui était une honnête femme, je vous assure. — Tout le monde ne peut être riche ! Aucune fortune ne tient contre le coulage ! Je rougirais de me dorloter comme vous faites ! et pourtant, moi, je suis vieille, j’ai besoin de soins… En voilà ! en voilà, des ajustements, des flaflas ! Comment de la soie pour doublure, à deux francs !… tandis qu’on trouve du jaconas à dix sous, et même à huit sous qui fait parfaitement l’affaire.

Emma, renversée sur la causeuse, répliquait le plus tranquillement possible :

— Eh ! madame, assez ! assez !…

L’autre continuait à la sermonner, prédisant qu’ils finiraient à l’hôpital. D’ailleurs, c’était la faute de Bovary. Heureusement qu’il avait promis d’anéantir cette procuration…

— Comment ?

— Ah ! il me l’a juré, reprit la bonne femme.

Emma ouvrit la fenêtre, appela Charles, et le pauvre garçon fut contraint d’avouer la parole arrachée par sa mère.

Emma disparut, puis rentra vite en lui tendant majestueusement une grosse feuille de papier.

— Je vous remercie, dit la vieille femme.

Et elle jeta dans le feu la procuration.

Emma se mit à rire d’un rire strident, éclatant, continu : elle avait une attaque de nerfs.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Charles. Eh ! tu as tort aussi toi ! tu viens lui faire des scènes !…

Sa mère, en haussant les épaules, prétendait que tout cela c’étaient des gestes.

Mais Charles, pour la première fois se révoltant, prit la défense de sa femme, si bien que Mme Bovary mère voulut s’en aller. Elle partit dès le lendemain, et, sur le seuil, comme il essayait à la retenir, elle répliqua :

— Non, non ! Tu l’aimes mieux que moi, et tu as raison, c’est dans l’ordre. Au reste, tant pis ! tu verras !… Bonne santé… car je ne suis pas près, comme tu dis, de venir lui faire des scènes.

Charles n’en resta pas moins fort penaud vis-à-vis d’Emma, celle-ci ne cachant point la rancune qu’elle lui gardait pour avoir manqué de confiance ; il fallut bien des prières avant qu’elle consentît à reprendre sa procuration, et même il l’accompagna chez M. Guillaumin pour lui en faire faire une seconde, toute pareille.

— Je comprends cela, dit le notaire, un homme de science ne peut s’embarrasser aux détails pratiques de la vie.

Et Charles se sentit soulagé par cette réflexion pateline, qui donnait à sa faiblesse les apparences flatteuses d’une préoccupation supérieure.

Quel débordement, le jeudi d’après, à l’hôtel, dans leur chambre, avec Léon ! Elle rit, pleura, chanta, dansa, fit monter des sorbets, voulut fumer des cigarettes, lui parut extravagante, mais adorable, superbe.

Il ne savait pas quelle réaction de tout son être la poussait davantage à se précipiter sur les jouissances de la vie. Elle devenait irritable, gourmande, et voluptueuse ; et elle se promenait avec lui dans les rues, tête haute, sans peur, disait-elle, de se compromettre. Parfois, cependant, Emma tressaillit à l’idée soudaine de rencontrer Rodolphe ; car il lui semblait, bien qu’ils fussent séparés pour toujours, qu’elle n’était pas complètement affranchie de sa dépendance.

Un soir, elle ne rentra point à Yonville. Charles en perdait la tête, et la petite Berthe, ne voulant pas se coucher sans sa maman, sanglotait à se rompre la poitrine. Justin était parti au hasard sur la route. M. Homais en avait quitté sa pharmacie.

Enfin, à onze heures, n’y tenant plus, Charles attela son boc, sauta dedans, fouetta sa bête et arriva vers deux heures du matin à la Croix-Rouge. Personne. Il pensa que le clerc peut-être l’avait vue ; mais où demeurait-il ? Charles, heureusement, se rappela l’adresse de son patron. Il y courut.

Le jour commençait à paraître. Il distingua des panonceaux au-dessus d’une porte ; il frappa. Quelqu’un, sans ouvrir, lui cria le renseignement demandé, tout en ajoutant force injures contre ceux qui dérangeaient le monde pendant la nuit.

La maison que le clerc habitait n’avait ni sonnette, ni marteau, ni portier. Charles donna de grands coups de poing contre les auvents. Un agent de police vint à passer ; alors il eut peur et s’en alla.

— Je suis fou, se disait-il ; sans doute on l’aura retenue à dîner chez M. Lormeaux.

La famille Lormeaux n’habitait plus Rouen.

— Elle sera restée à soigner Mme Dubreuil. Eh ! Mme Dubreuil est morte depuis dix mois !… Où est-elle donc ?

Une idée lui vint. Il demanda, dans un café, l’Annuaire ; et chercha vite le nom de Mlle Lempereur, qui demeurait rue de la Renelle-des-Maroquiniers, no 74.

Comme il entrait dans cette rue, Emma parut elle-même à l’autre bout ; il se jeta sur elle plutôt qu’il ne l’embrassa, en s’écriant :

— Qui t’a retenue, hier ?

— J’ai été malade.

— Et de quoi ?… Où ?… Comment ?…

Elle se passa la main sur le front, et répondit :

— Chez Mlle Lempereur.

— J’en étais sûr ! J’y allais.

— Oh ! ce n’est pas la peine, dit Emma. Elle vient de sortir tout à l’heure ; mais, à l’avenir, tranquillise-toi. Je ne suis pas libre, tu comprends, si je sais que le moindre retard te bouleverse ainsi.

C’était une manière de permission qu’elle se donnait de ne point se gêner dans ses escapades. Aussi en profita-t-elle tout à son aise, largement. Lorsque l’envie la prenait de voir Léon, elle partait sous n’importe quel prétexte, et, comme il ne l’attendait pas ce jour-là, elle allait le chercher à son étude.

Ce fut un grand bonheur les premières fois ; mais bientôt il ne cacha plus la vérité, à savoir : que son patron se plaignait fort de ces dérangements.

— Ah bah ! viens donc, disait-elle.

Et il s’esquivait.

Elle voulut qu’il se vêtît tout en noir et se laissât pousser une pointe au menton, pour ressembler aux portraits de Louis XIII. Elle désira connaître son logement, le trouva médiocre ; il en rougit, elle n’y prit garde, puis lui conseilla d’acheter des rideaux pareils aux siens, et comme il objectait la dépense :

— Ah ! ah ! tu tiens à tes petits écus ! dit-elle en riant.

Il fallait que Léon, chaque fois, lui racontât toute sa conduite, depuis le dernier rendez-vous. Elle demanda des vers, des vers pour elle, une pièce d’amour en son honneur ; jamais il ne put parvenir à trouver la rime du second vers, et il finit par copier un sonnet dans un keepsake.

Ce fut moins par vanité que dans le seul but de lui complaire. Il ne discutait pas ses idées ; il acceptait tous ses goûts ; il devenait sa maîtresse plutôt qu’elle n’était la sienne. Elle avait des paroles tendres avec des baisers qui lui emportaient l’âme. Où donc avait-elle appris cette corruption, presque immatérielle à force d’être profonde et dissimulée ?


VI



D ans les voyages qu’il faisait pour la voir, Léon souvent avait dîné chez le pharmacien, et s’était cru contraint, par politesse, de l’inviter à son tour.

— Volontiers ! avait répondu M. Homais ; il faut, d’ailleurs, que je me retrempe un peu, car je m’encroûte ici. Nous irons au spectacle, au restaurant, nous ferons des folies !

— Ah ! bon ami ! murmura tendrement Mme Homais, effrayée des périls vagues qu’il se disposait à courir.

— Eh bien, quoi ? tu trouves que je ne ruine pas assez ma santé à vivre parmi les émanations continuelles de la pharmacie ? Voilà, du reste, le caractère des femmes : elles sont jalouses de la science, puis s’opposent à ce que l’on prenne les plus légitimes distractions. N’importe, comptez sur moi ; un de ces jours, je tombe à Rouen et nous ferons sauter ensemble les monacos.

L’apothicaire, autrefois, se fût bien gardé d’une telle expression ; mais il donnait maintenant dans un genre folâtre et parisien qu’il trouvait du meilleur goût, et, comme Mme Bovary, sa voisine, il interrogeait le clerc curieusement sur les mœurs de la capitale, même il parlait argot afin d’éblouir… les bourgeois, disant turne, bazar, chicard, chicandard, Breda-street, et Je me la casse, pour : Je m’en vais.

Donc, un jeudi, Emma fut surprise de rencontrer, dans la cuisine du Lion d’or, M. Homais en costume de voyageur, c’est-à-dire couvert d’un vieux manteau qu’on ne lui connaissait pas, tandis qu’il portait d’une main une valise, et de l’autre, la chancelière de son établissement. Il n’avait confié son projet à personne, dans la crainte d’inquiéter le public par son absence.

L’idée de revoir les lieux où s’était passée sa jeunesse l’exaltait sans doute, car tout le long du chemin il n’arrêta pas de discourir ; puis, à peine arrivé, il sauta vivement de la voiture pour se mettre en quête de Léon ; et le clerc eut beau se débattre, M. Homais l’entraîna vers le grand Café de Normandie, où il entra majestueusement, sans retirer son chapeau, estimant fort provincial de se découvrir dans un endroit public.

Emma attendit Léon trois quarts d’heure. Enfin elle courut à son étude, et, perdue dans toute sorte de conjectures, l’accusant d’indifférence et se reprochant à elle-même sa faiblesse, elle passa l’après-midi le front collé contre les carreaux.

Ils étaient encore, à deux heures, attablés l’un devant l’autre. La grande salle se vidait ; le tuyau du poêle, en forme de palmier, arrondissait au plafond blanc sa gerbe dorée ; et près d’eux, derrière le vitrage, en plein soleil, un petit jet d’eau gargouillait dans un bassin de marbre où, parmi du cresson et des asperges, trois homards engourdis s’allongeaient jusqu’à des cailles, toutes couchées en pile, sur le flanc.

Homais se délectait. Quoiqu’il se grisât de luxe encore plus que de bonne chère, le vin de Pomard, cependant, lui excitait un peu les facultés, et, lorsque apparut l’omelette au rhum, il exposa sur les femmes des théories immorales. Ce qui le séduisait par-dessus tout, c’était le chic. Il adorait une toilette élégante dans un appartement bien meublé, et, quant aux qualités corporelles, ne détestait pas le morceau.

Léon contemplait la pendule avec désespoir. L’apothicaire buvait, mangeait, parlait.

— Vous devez être, dit-il tout à coup, bien privé à Rouen. Du reste, vos amours ne logent pas loin.

Et, comme l’autre rougissait :

— Allons, soyez franc ! Nierez-vous qu’à Yonville… ?

Le jeune homme balbutia.

— Chez Mme Bovary, vous ne courtisiez point… ?

— Et qui donc ?

— La bonne !

Il ne plaisantait pas ; mais, la vanité l’emportant sur toute prudence, Léon, malgré lui, se récria. D’ailleurs il n’aimait que les femmes brunes.

— Je vous approuve, dit le pharmacien ; elles ont plus de tempérament.

Et, se penchant à l’oreille de son ami, il indiqua les symptômes auxquels on reconnaissait qu’une femme avait du tempérament. Il se lança même dans une digression ethnographique ; l’Allemande était vaporeuse, la Française libertine, l’Italienne passionnée.

— Et les négresses ? demanda le clerc.

— C’est un goût d’artiste, dit Homais. — Garçon ! deux demi-tasses !

— Partons-nous ? reprit à la fin Léon s’impatientant.

Yes.

Mais il voulut, avant de s’en aller, voir le maître de l’établissement et lui adressa quelques félicitations.

Alors le jeune homme, pour être seul, allégua qu’il avait affaire.

— Ah ! je vous escorte ! dit Homais.

Et, tout en descendant les rues avec lui, il parlait de sa femme, de ses enfants, de leur avenir et de sa pharmacie, racontait en quelle décadence elle était autrefois, et le point de perfection où il l’avait montée.

Arrivé devant l’Hôtel de Boulogne, Léon le quitta brusquement, escalada l’escalier, et trouva sa maîtresse en grand émoi.

Au nom du pharmacien, elle s’emporta. Cependant, il accumulait de bonnes raisons ; ce n’était pas sa faute, ne connaissait-elle pas M. Homais ? pouvait-elle croire qu’il préférât sa compagnie ? Mais elle se détournait ; il la retint ; et, s’affaissant, sur les genoux, il lui entoura la taille de ses deux bras, dans une pose langoureuse toute pleine de concupiscence et de supplication.

Elle était debout ; ses grands yeux enflammés le regardaient sérieusement et presque d’une façon terrible. Puis des larmes les obscurcirent, ses paupières roses s’abaissèrent, elle abandonna ses mains, et Léon les portait à sa bouche lorsque parut un domestique, avertissant Monsieur qu’on le demandait.

— Tu vas revenir ? dit-elle.

— Oui.

— Mais quand ?

— Tout à l’heure.

— C’est un truc, dit le pharmacien en apercevant Léon. J’ai voulu interrompre cette visite qui me paraissait vous contrarier. Allons chez Bridoux prendre un verre de garus.

Léon jura qu’il lui fallait retourner à son étude. Alors l’apothicaire fit des plaisanteries sur les paperasses, la procédure.

— Laissez donc un peu Cujas et Barthole, que diable ! Qui vous empêche ? Soyez un brave ! Allons chez Bridoux ; vous verrez son chien. C’est très curieux.

Et comme le clerc s’obstinait toujours :

— J’y vais aussi. Je lirai un journal en vous attendant, ou je feuilletterai un Code.

Léon, étourdi par la colère d’Emma, le bavardage de M. Homais et peut-être les pesanteurs du déjeuner, restait indécis et comme sous la fascination du pharmacien qui répétait :

— Allons chez Bridoux ! c’est à deux pas, rue Malpalu.

Alors, par lâcheté, par bêtise, par cet inqualifiable sentiment qui nous entraîne aux actions les plus antipathiques, il se laissa conduire chez Bridoux ; et ils le trouvèrent dans sa petite cour, surveillant trois garçons qui haletaient à tourner la grande roue d’une machine pour faire de l’eau de Seltz. Homais leur donna des conseils ; il embrassa Bridoux ; on prit le garus. Vingt fois Léon voulut s’en aller ; mais l’autre l’arrêtait par le bras en lui disant :

— Tout à l’heure ! je sors. Nous irons au Fanal de Rouen, voir ces messieurs. Je vous présenterai à Thomassin.

Il s’en débarrassa pourtant et courut d’un bond jusqu’à l’hôtel. Emma n’y était plus.

Elle venait de partir, exaspérée. Elle le détestait maintenant. Ce manque de parole au rendez-vous lui semblait un outrage, et elle cherchait encore d’autres raisons pour s’en détacher : il était incapable d’héroïsme, faible, banal, plus mou qu’une femme, avare d’ailleurs et pusillanime.

Puis, se calmant, elle finit par découvrir qu’elle l’avait sans doute calomnié. Mais le dénigrement de ceux que nous aimons toujours nous en détache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles : la dorure en reste aux mains.

Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour ; et, dans les lettres qu’Emma lui envoyait, il était question de fleurs, de vers, de la lune et des étoiles, ressources naïves d’une passion affaiblie, qui essayait de s’aviver à tous les secours extérieurs. Elle se promettait continuellement, pour son prochain voyage, une félicité profonde, puis elle s’avouait ne rien sentir d’extraordinaire. Cette déception s’effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait à lui plus enflammée, plus avide. Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset, qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements ; — et pâle, sans parler, sérieuse, elle s’abattait contre sa poitrine, avec un long frisson.

Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l’étreinte de ces bras, quelque chose d’extrême, de vague et de lugubre, qui semblait à Léon se glisser entre eux, subtilement, comme pour les séparer.

Il n’osait lui faire des questions ; mais, la discernant si expérimentée, elle avait dû passer, se disait-il, par toutes les épreuves de la souffrance et du plaisir. Ce qui le charmait autrefois l’effrayait un peu maintenant. D’ailleurs, il se révoltait contre l’absorption, chaque jour plus grande, de sa personnalité. Il en voulait à Emma de cette victoire permanente. Il s’efforçait même à ne pas la chérir ; puis, au craquement de ses bottines, il se sentait lâche, comme les ivrognes à la vue des liqueurs fortes.

Elle ne manquait point, il est vrai, de lui prodiguer toutes sortes d’attentions, depuis les recherches de table jusqu’aux coquetteries du costume et aux langueurs du regard. Elle apportait d’Yonville des roses dans son sein, qu’elle lui jetait à la figure, montrait des inquiétudes pour sa santé, lui donnait des conseils sur sa conduite, et, afin de le retenir davantage, espérant que le ciel peut-être s’en mêlerait, elle lui passa autour du cou une médaille de la Vierge. Elle s’informait, comme une mère vertueuse, de ses camarades. Elle lui disait :

— Ne les vois pas, ne sors pas, ne pense qu’à nous ; aime-moi !

Elle aurait voulu pouvoir surveiller sa vie, et l’idée lui vint de le faire suivre dans les rues. Il y avait toujours, près de l’hôtel, une sorte de vagabond qui accostait les voyageurs et qui ne refuserait pas… Mais sa fierté se révolta.

— Eh ! tant pis ! qu’il me trompe, que m’importe ! est-ce que j’y tiens ?

Un jour qu’ils s’étaient quittés de bonne heure, et qu’elle s’en revenait seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent ; alors elle s’assit sur un banc, à l’ombre des ormes. Quel calme dans ce temps-là ! Comme elle enviait les ineffables sentiments d’amour qu’elle tâchait, d’après des livres, de se figurer !

Les premiers mois de son mariage, ses promenades à cheval dans la forêt, le vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux… Et Léon lui parut soudain dans le même éloignement que les autres.

— Je l’aime pourtant ! se disait-elle.

N’importe ! elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait ?… Mais, s’il y avait quelque part un être fort et beau, une nature valeureuse, pleine à la fois d’exaltation et de raffinements, un cœur de poète sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain, sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? Oh ! quelle impossibilité ! Rien, d’ailleurs, ne valait la peine d’une recherche ; tout mentait ! Chaque sourire cachait un bâillement d’ennui, chaque joie une malédiction, tout plaisir son dégoût, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lèvre qu’une irréalisable envie d’une volupté plus haute.

Un râle métallique se traîna dans les airs et quatre coups se firent entendre à la cloche du couvent. Quatre heures ! et il lui semblait qu’elle était là, sur ce banc, depuis l’éternité. Mais un infini de passions peut tenir dans une minute, comme une foule dans un petit espace. Emma vivait tout occupée des siennes, et ne s’inquiétait pas plus de l’argent qu’une archi-duchesse.

Une fois pourtant, un homme d’allure chétive, rubicond et chauve, entra chez elle, se déclarant envoyé par M. Vinçart, de Rouen. Il retira les épingles qui fermaient la poche latérale de sa longue redingote verte, les piqua sur sa manche et tendit poliment un papier.

C’était un billet de sept cents francs, souscrit par elle, et que Lheureux, malgré toutes ses protestations, avait passé à l’ordre de Vinçart.

Elle expédia chez lui sa domestique. Il ne pouvait venir.

Alors, l’inconnu, qui était resté debout, lançant de droite et de gauche des regards curieux que dissimulaient ses gros sourcils blonds, demanda d’un air naïf :

— Quelle réponse apporter à M. Vinçart ?

— Eh bien, répondit Emma, dites-lui… que je n’en ai pas… Ce sera la semaine prochaine… Qu’il attende… oui, la semaine prochaine.

Et le bonhomme s’en alla sans souffler mot.

Mais, le lendemain, à midi, elle reçut un protêt ; et la vue du papier timbré, où s’étalait à plusieurs reprises et en gros caractères : « Maître Hareng, huissier à Buchy », l’effraya si fort, qu’elle courut en toute hâte chez le marchand d’étoffes.

Elle le trouva dans sa boutique, en train de ficeler un paquet.

— Serviteur ! dit-il, je suis à vous.

Lheureux n’en continua pas moins sa besogne, aidé par une jeune fille de treize ans environ, un peu bossue, et qui lui servait à la fois de commis et de cuisinière.

Puis, faisant claquer ses sabots sur les planches de la boutique, il monta devant Madame au premier étage, et l’introduisit dans un étroit cabinet, où un gros bureau en bois de sape supportait quelques registres, défendus transversalement par une barre de fer cadenassée. Contre le mur, sous des coupons d’indienne, on entrevoyait un coffre-fort, mais d’une telle dimension, qu’il devait contenir autre chose que des billets et de l’argent. M. Lheureux, en effet, prêtait sur gages, et c’est là qu’il avait mis la chaîne en or de Mme Bovary, avec les boucles d’oreilles du pauvre père Tellier, qui, enfin contraint de vendre, avait acheté à Quincampoix un maigre fonds d’épicerie, où il se mourait de son catarrhe, au milieu de ses chandelles moins jaunes que sa figure.

Lheureux s’assit dans son large fauteuil de paille, en disant :

— Quoi de neuf ?

— Tenez.

Et elle lui montra le papier.

— Eh bien, qu’y puis-je ?

Alors, elle s’emporta, rappelant la parole qu’il avait donnée de ne pas faire circuler ses billets ; il en convenait.

— Mais j’ai été forcé moi-même, j’avais le couteau sur la gorge.

— Et que va-t-il arriver, maintenant ? reprit-elle.

— Oh ! c’est bien simple : un jugement du tribunal, et puis la saisie… ; bernique !

Emma se retenait pour ne pas le battre. Elle lui demanda doucement s’il n’y avait pas moyen de calmer M. Vinçart.

— Ah bien, oui ! calmer Vinçart ; vous ne le connaissez guère ; il est plus féroce qu’un Arabe.

Pourtant il fallait que M. Lheureux s’en mêlât.

— Écoutez donc ! il me semble que, jusqu’à présent, j’ai été assez bon pour vous.

Et, déployant un de ses registres :

— Tenez !

Puis, remontant la page avec son doigt :

— Voyons…, voyons… Le 3 août, deux cents francs… Au 17 juin, cent cinquante… 23 mars, quarante-six… En avril…

Il s’arrêta, comme craignant de faire quelque sottise.

— Et je ne dis rien des billets souscrits par Monsieur, un de sept cents francs, un autre de trois cents ! Quant à vos petits acomptes, aux intérêts, ça n’en finit pas, on s’y embrouille. Je ne m’en mêle plus !

Elle pleurait, elle l’appela même « son bon monsieur Lheureux ». Mais il se rejetait toujours sur ce « mâtin de Vinçart ». D’ailleurs, il n’avait pas un centime, personne à présent ne le payait, on lui mangeait la laine sur le dos, un pauvre boutiquier comme lui ne pouvait faire d’avances.

Emma se taisait ; et M. Lheureux, qui mordillonnait les barbes d’une plume, sans doute s’inquiéta de son silence, car il reprit :

— Au moins, si un de ces jours j’avais quelques rentrées… je pourrais…

— Du reste, dit-elle, dès que l’arriéré de Barneville…

— Comment ?…

Et, en apprenant que Langlois n’avait pas encore payé, il parut fort surpris. Puis, d’une voix mielleuse :

— Et nous convenons, dites-vous… ?

— Oh ! de ce que vous voudrez !

Alors, il ferma les yeux pour réfléchir, écrivit quelques chiffres, et, déclarant qu’il aurait grand mal, que la chose était scabreuse et qu’il se saignait, il dicta quatre billets de deux cent cinquante francs, chacun, espacés les uns des autres à un mois d’échéance.

— Pourvu que Vinçart veuille m’entendre ! Du reste, c’est convenu, je ne lanterne pas, je suis rond comme une pomme.

Ensuite il lui montra négligemment plusieurs marchandises nouvelles, mais dont pas une, dans son opinion, n’était digne de Madame.

— Quand je pense que voilà une robe à sept sous le mètre, et certifiée bon teint ! Ils gobent cela pourtant ! On ne leur conte pas ce qui en est, vous pensez bien, voulant par cet aveu de coquinerie envers les autres la convaincre tout à fait de sa probité.

Puis il la rappela, pour lui montrer trois aunes de guipure qu’il avait trouvées dernièrement « dans une vendue ».

— Est-ce beau ! disait Lheureux ; on s’en sert beaucoup maintenant, comme têtes de fauteuils, c’est le genre.

Et, plus prompt qu’un escamoteur, il enveloppa la guipure de papier bleu et la mit dans les mains d’Emma.

— Au moins, que je sache… ?

— Ah ! plus tard, reprit-il en lui tournant les talons.

Dès le soir, elle pressa Bovary d’écrire à sa mère pour qu’elle leur envoyât bien vite tout l’arriéré de l’héritage. La belle-mère répondit n’avoir plus rien : la liquidation était close, et il leur restait, outre Barneville, six cents livres de rente, qu’elle leur servirait exactement.

Alors Madame expédia des factures chez deux ou trois clients, et bientôt usa largement de ce moyen, qui lui réussissait. Elle avait toujours soin d’ajouter en post-scriptum : « N’en parlez pas à mon mari, vous savez comme il est fier… Excusez-moi… Votre servante… » Il y eut quelques réclamations ; elle les intercepta.

Pour se faire de l’argent, elle se mit à vendre ses vieux gants, ses vieux chapeaux, la vieille ferraille ; et elle marchandait avec rapacité, — son sang de paysanne la poussant au gain. Puis, dans ses voyages à la ville, elle brocantait des babioles, que M. Lheureux, à défaut d’autres, lui prendrait certainement. Elle s’acheta des plumes d’autruche, de la porcelaine chinoise et des bahuts ; elle empruntait à Félicité, à Mme Lefrançois, à l’hôtelière de la Croix-Rouge, à tout le monde, n’importe où. Avec l’argent qu’elle reçut enfin de Barneville, elle paya deux billets ; les quinze cents autres francs s’écoulèrent. Elle s’engagea de nouveau, et toujours ainsi !

Parfois, il est vrai, elle tâchait de faire des calculs ; mais elle découvrait des choses si exorbitantes, qu’elle n’y pouvait croire. Alors elle recommençait, s’embrouillait vite, plantait tout là et n’y pensait plus.

La maison était bien triste, maintenant ! On en voyait sortir les fournisseurs avec des figures furieuses. Il y avait des mouchoirs traînant sur les fourneaux ; et la petite Berthe, au grand scandale de Mme Homais, portait des bas percés. Si Charles, timidement, hasardait une observation, elle répondait avec brutalité que ce n’était point sa faute !

Pourquoi ces emportements ? Il expliquait tout par son ancienne maladie nerveuse ; et se reprochant d’avoir pris pour des défauts ses infirmités, il s’accusait d’égoïsme, avait envie de courir l’embrasser.

— Oh ! non, se disait-il, je l’ennuierais !

Et il restait.

Après le dîner, il se promenait seul dans le jardin ; il prenait la petite Berthe sur ses genoux, et, déployant son journal de médecine, essayait de lui apprendre à lire. L’enfant, qui n’étudiait jamais, ne tardait pas à ouvrir de grands yeux tristes et se mettait à pleurer. Alors il la consolait ; il allait lui chercher de l’eau dans l’arrosoir pour faire des rivières sur le sable, ou cassait les branches des troènes pour planter des arbres dans les plates-bandes, ce qui gâtait peu le jardin, tout encombré de longues herbes ; on devait tant de journées à Lestiboudois ! Puis l’enfant avait froid et demandait sa mère.

— Appelle ta bonne, disait Charles. Tu sais bien, ma petite, que ta maman ne veut pas qu’on la dérange.

L’automne commençait et déjà les feuilles tombaient, — comme il y a deux ans, lorsqu’elle était malade ! — Quand donc tout cela finira-t-il !… Et il continuait à marcher, les deux mains derrière le dos.

Madame était dans sa chambre. On n’y montait pas. Elle restait là tout le long du jour, engourdie, à peine vêtue, et, de temps à autre, faisant fumer des pastilles du sérail qu’elle avait achetées à Rouen, dans la boutique d’un Algérien. Pour ne pas avoir la nuit, auprès d’elle, cet homme étendu qui dormait, elle finit, à force de grimaces, par le reléguer au second étage ; et elle lisait jusqu’au matin des livres extravagants où il y avait des tableaux orgiaques avec des situations sanglantes. Souvent une terreur la prenait, elle poussait un cri, Charles accourait.

— Ah ! va-t’en ! disait-elle.

Ou, d’autres fois, brûlée plus fort par cette flamme intime que l’adultère avivait, haletante, émue, tout en désir, elle ouvrait sa fenêtre, aspirait l’air froid, éparpillait au vent sa chevelure trop lourde, et, regardant les étoiles, souhaitait des amours de prince. Elle pensait à lui, à Léon. Elle eût alors tout donné pour un seul de ces rendez-vous, qui la rassasiaient.

C’étaient ses jours de gala. Elle les voulait splendides ! et, lorsqu’il ne pouvait payer seul la dépense, elle complétait le surplus libéralement, ce qui arrivait à peu près toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre qu’ils seraient aussi bien ailleurs, dans quelque hôtel plus modeste ; mais elle trouva des objections.

Un jour, elle tira de son sac six petites cuillers en vermeil (c’était le cadeau de noces du père Rouault), en le priant d’aller immédiatement porter cela, pour elle, au mont-de-piété ; et Léon obéit, bien que cette démarche lui déplût. Il avait peur de se compromettre.

Puis, en y réfléchissant, il trouva que sa maîtresse prenait des allures étranges, et qu’on n’avait peut-être pas tort de vouloir l’en détacher.

En effet, quelqu’un avait envoyé à sa mère une longue lettre anonyme, pour la prévenir qu’il se perdait avec une femme mariée ; et aussitôt la bonne dame, entrevoyant l’éternel épouvantail des familles, c’est-à-dire la vague créature pernicieuse, la sirène, le monstre, qui habite fantastiquement les profondeurs de l’amour, écrivit à maître Dubocage son patron, lequel fut parfait dans cette affaire. Il le tint durant trois quarts d’heure, voulant lui dessiller les yeux, l’avertir du gouffre. Une telle intrigue nuirait plus tard à son établissement. Il le supplia de rompre, et, s’il ne faisait ce sacrifice dans son propre intérêt, qu’il le fît au moins pour lui, Dubocage !

Léon enfin avait juré de ne plus revoir Emma ; et il se reprochait de n’avoir pas tenu sa parole, considérant tout ce que cette femme pourrait encore lui attirer d’embarras et de discours, sans compter les plaisanteries de ses camarades, qui se débitaient le matin, autour du poêle. D’ailleurs, il allait devenir premier clerc : c’était le moment d’être sérieux. Aussi renonçait-il à la flûte, aux sentiments exaltés, à l’imagination, — car tout bourgeois, dans l’échauffement de sa jeunesse, ne fût-ce qu’un jour, une minute, s’est cru capable d’immenses passions, de hautes entreprises. Le plus médiocre libertin a rêvé des sultanes ; chaque notaire porte en soi les débris d’un poète.

Il s’ennuyait maintenant lorsque Emma, tout à coup, sanglotait sur sa poitrine ; et son cœur, comme les gens qui ne peuvent endurer qu’une certaine dose de musique, s’assoupissait d’indifférence au vacarme d’un amour dont il ne distinguait plus les délicatesses.

Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de la possession qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu’il était fatigué d’elle. Emma retrouvait dans l’adultère toutes les platitudes du mariage.

Mais comment pouvoir s’en débarrasser ? Puis, elle avait beau se sentir humiliée de la bassesse d’un tel bonheur, elle y tenait par habitude ou par corruption ; et, chaque jour, elle s’y acharnait davantage, tarissant toute félicité à la vouloir trop grande. Elle accusait Léon de ses espoirs déçus, comme s’il l’avait trahie ; et même elle souhaitait une catastrophe qui amenât leur séparation, puisqu’elle n’avait pas le courage de s’y décider.

Elle n’en continuait pas moins à lui écrire des lettres amoureuses, en vertu de cette idée, qu’une femme doit toujours écrire à son amant.

Mais, en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme fait de ses plus ardents souvenirs, de ses lectures les plus belles, de ses convoitises les plus fortes ; et il devenait à la fin si véritable, et accessible, qu’elle en palpitait émerveillée, sans pouvoir néanmoins le nettement imaginer, tant il se perdait, comme un dieu, sous l’abondance de ses attributs. Il habitait la contrée bleuâtre où les échelles de soie se balancent à des balcons, sous le souffle des fleurs, dans la clarté de la lune. Elle le sentait près d’elle, il allait venir et l’enlèverait tout entière dans un baiser. Ensuite elle retombait à plat, brisée ; car ces élans d’amour vague la fatiguaient plus que de grandes débauches.

Elle éprouvait maintenant une courbature incessante et universelle. Souvent même, Emma recevait des assignations, du papier timbré qu’elle regardait à peine. Elle aurait voulu ne plus vivre, ou continuellement dormir.

Le jour de la mi-carême, elle ne rentra pas à Yonville ; elle alla le soir au bal masqué. Elle mit un pantalon de velours et des bas rouges, avec une perruque à catogan et un lampion sur l’oreille. Elle sauta toute la nuit, au son furieux des trombones ; on faisait cercle autour d’elle ; et elle se trouva le matin sur le péristyle du théâtre parmi cinq ou six masques, débardeuses et matelots, des camarades de Léon, qui parlaient d’aller souper.

Les cafés d’alentour étaient pleins. Ils avisèrent sur le port un restaurant des plus médiocres, dont le maître leur ouvrit, au quatrième étage, une petite chambre.

Les hommes chuchotèrent dans un coin, sans doute se consultant sur la dépense. Il y avait un clerc, deux carabins et un commis : quelle société pour elle ! Quant aux femmes, Emma s’aperçut vite, au timbre de leurs voix, qu’elles devaient être, presque toutes, du dernier rang. Elle eut peur alors, recula sa chaise et baissa les yeux.

Les autres se mirent à manger. Elle ne mangea pas ; elle avait le front en feu, des picotements aux paupières et un froid de glace à la peau. Elle sentait dans sa tête le plancher du bal, rebondissant encore sous la pulsation rythmique des mille pieds qui dansaient. Puis, l’odeur du punch avec la fumée des cigares l’étourdit. Elle s’évanouissait ; on la porta devant la fenêtre.

Le jour commençait à se lever, et une grande tache de couleur pourpre s’élargissait dans le ciel pâle du côté de Sainte-Catherine. La rivière livide frissonnait au vent ; il n’y avait personne sur les ponts ; les réverbères s’éteignaient.

Elle se ranima cependant, et vint à penser à Berthe, qui dormait là-bas, dans la chambre de sa bonne. Mais une charrette pleine de longs rubans de fer passa, en jetant contre le mur des maisons une vibration métallique assourdissante.

Elle s’esquiva brusquement, se débarrassa de son costume, dit à Léon qu’il lui fallait s’en retourner, et enfin resta seule à l’Hôtel de Boulogne. Tout et elle-même lui étaient insupportables. Elle aurait voulu, s’échappant comme un oiseau, aller se rajeunir quelque part, bien loin, dans les espaces immaculés.

Elle sortit, elle traversa le boulevard, la place Cauchoise et le faubourg, jusqu’à une rue découverte qui dominait des jardins. Elle marchait vite, le grand air la calmait : et peu à peu les figures de la foule, les masques, les quadrilles, les lustres, le souper, ces femmes, tout disparaissait comme des brumes emportées. Puis, revenue à la Croix-Rouge, elle se jeta sur son lit, dans la petite chambre du second, où il y avait les images de la Tour de Nesle. À quatre heures du soir, Hivert la réveilla.

En rentrant chez elle, Félicité lui montra derrière la pendule un papier gris. Elle lut :

« En vertu de la grosse, en forme exécutoire d’un jugement… »

Quel jugement ? La veille, en effet, on avait apporté un autre papier qu’elle ne connaissait pas ; aussi fut-elle stupéfaite de ces mots :

« Commandement de par le roi, la loi et justice, à Mme Bovary… »

Alors, sautant plusieurs lignes, elle aperçut :

« Dans vingt-quatre heures pour tout délai. » — Quoi donc ? « Payer la somme totale de huit mille francs. » Et même il y avait plus bas : « Elle y sera contrainte par toute voie de droit, et notamment par la saisie exécutoire de ses meubles et effets. »

Que faire ?… C’était dans vingt-quatre heures ; demain ! Lheureux, pensa-t-elle, voulait sans doute l’effrayer encore ; car elle devina du coup toutes ses manœuvres, le but de ses complaisances. Ce qui la rassurait, c’était l’exagération même de la somme.

Cependant, à force d’acheter, de ne pas payer, d’emprunter, de souscrire des billets, puis de renouveler ces billets, qui s’enflaient à chaque échéance nouvelle, elle avait fini par préparer au sieur Lheureux un capital, qu’il attendait impatiemment pour ses spéculations.

Elle se présenta chez lui d’un air dégagé.

— Vous savez ce qui m’arrive ? C’est une plaisanterie sans doute !

— Non.

— Comment cela ?

Il se détourna lentement, et lui dit en se croisant les bras :

— Pensiez-vous, ma petite dame, que j’allais, jusqu’à la consommation des siècles, être votre fournisseur et banquier pour l’amour de Dieu ? Il faut bien que je rentre dans mes déboursés, soyons justes !

Elle se récria sur la dette.

— Ah ! tant pis ! le tribunal l’a reconnue ! il y a jugement ! on vous l’a signifié ! D’ailleurs, ce n’est pas moi, c’est Vinçart.

— Est-ce que vous ne pourriez… ?

— Oh ! rien du tout.

— Mais…, cependant…, raisonnons.

Et elle battit la campagne ; elle n’avait rien su… c’était une surprise…

— À qui la faute ? dit Lheureux en la saluant ironiquement. Tandis que je suis, moi, à bûcher comme un nègre, vous vous repassez du bon temps.

— Ah ! pas de morale !

— Ça ne nuit jamais, répliqua-t-il.

Elle fut lâche, elle le supplia ; et même elle appuya sa jolie main blanche et longue, sur les genoux du marchand.

— Laissez-moi donc ! On dirait que vous voulez me séduire !

— Vous êtes un misérable ! s’écria-t-elle.

— Oh ! oh ! comme vous y allez ! reprit-il en riant.

— Je ferai savoir qui vous êtes. Je dirai à mon mari…

— Eh bien, moi, je lui montrerai quelque chose, à votre mari !

Et Lheureux tira de son coffre-fort le reçu de dix-huit cents francs, qu’elle lui avait donné lors de l’escompte Vinçart.

— Croyez-vous, ajouta-t-il, qu’il ne comprenne pas votre petit vol, ce pauvre cher homme ?

Elle s’affaissa, plus assommée qu’elle n’eût été par un coup de massue. Il se promenait depuis la fenêtre jusqu’au bureau, tout en répétant :

— Ah ! je lui montrerai bien… je lui montrerai bien…

Ensuite il se rapprocha d’elle, et, d’une voix douce :

— Ce n’est pas amusant, je le sais ; personne, après tout n’en est mort, et, puisque c’est le seul moyen qui vous reste de me rendre mon argent…

— Mais où en trouverai-je ? dit Emma en se tordant les bras.

— Ah bah ! quand on a comme vous des amis !

Et il la regardait d’une façon si perspicace et si terrible qu’elle en frissonna jusqu’aux entrailles.

— Je vous promets, dit-elle, je signerai…

— J’en ai assez, de vos signatures !

— Je vendrai encore…

— Allons donc ! fit-il en haussant les épaules, vous n’avez plus rien.

Et il cria dans le judas qui s’ouvrait sur la boutique :

— Annette ! n’oublie pas les trois coupons du no 14.

La servante parut ; Emma comprit, et demanda « ce qu’il faudrait d’argent pour arrêter toutes les poursuites ».

— Il est trop tard !

— Mais, si je vous apportais plusieurs mille francs, le quart de la somme, le tiers, presque tout ?

— Eh ! non, c’est inutile !

Il la poussait doucement vers l’escalier.

— Je vous en conjure, monsieur Lheureux, quelques jours encore !

Elle sanglotait.

— Allons, bon ! des larmes !

— Vous me désespérez !

— Je m’en moque pas mal ! dit-il en refermant la porte.


VII



E lle fut stoïque, le lendemain, lorsque maître Hareng, l’huissier, avec deux témoins, se présenta chez elle pour faire le procès-verbal de la saisie.

Ils commencèrent par le cabinet de Bovary et n’inscrivirent point la tête phrénologique, qui fut considérée comme instrument de sa profession ; mais ils comptèrent dans la cuisine les plats, les marmites, les chaises, les flambeaux, et, dans sa chambre à coucher, toutes les babioles de l’étagère. Ils examinèrent ses robes, le linge, le cabinet de toilette ; et son existence, jusque dans ses recoins les plus intimes, fut, comme un cadavre que l’on autopsie, étalée tout du long aux regards de ces trois hommes.

Me Hareng, boutonné dans un mince habit noir, en cravate blanche, et portant des sous-pieds fort tendus, répétait de temps à autre :

— Vous permettez, madame ? vous permettez ?

Souvent, il faisait des exclamations :

— Charmant !… fort joli !

Puis il se remettait à écrire, trempant sa plume dans l’encrier de corne qu’il tenait de la main gauche.

Quand ils en eurent fini avec les appartements, ils montèrent au grenier.

Elle y gardait un pupitre où étaient enfermées les lettres de Rodolphe. Il fallut l’ouvrir.

— Ah ! une correspondance ! dit Me Hareng avec un sourire discret. Mais permettez ! car je dois m’assurer si la boîte ne contient pas autre chose.

Et il inclina les papiers, légèrement, comme pour en faire tomber les napoléons. Alors l’indignation la prit, à voir cette grosse main, aux doigts rouges et mous comme des limaces, qui se posait sur ces pages où son cœur avait battu.

Ils partirent enfin ! Félicité rentra. Elle l’avait envoyée aux aguets pour détourner Bovary ; et elles installèrent vivement sous les toits le gardien de la saisie, qui jura de s’y tenir.

Charles, pendant la soirée, lui parut soucieux. Emma l’épiait d’un regard plein d’angoisse, croyant apercevoir dans les rides de son visage des accusations. Puis, quand ses yeux se reportaient sur la cheminée garnie d’écrans chinois, sur les larges rideaux, sur les fauteuils, sur toutes ces choses enfin qui avaient adouci l’amertume de sa vie, un remords la prenait, ou plutôt un regret immense et qui irritait la passion, loin de l’anéantir. Charles tisonnait avec placidité, les deux pieds sur les chenets.

Il y eut un moment où le gardien, sans doute s’ennuyant dans sa cachette, fit un peu de bruit.

— On marche là-haut ? dit Charles.

— Non ! reprit-elle, c’est une lucarne restée ouverte que le vent remue.

Elle partit pour Rouen, le lendemain dimanche, afin d’aller chez tous les banquiers dont elle connaissait le nom. Ils étaient à la campagne ou en voyage. Elle ne se rebuta pas ; et ceux qu’elle put rencontrer, elle leur demandait de l’argent, protestant qu’il lui en fallait, qu’elle le rendrait. Quelques-uns lui rirent au nez ; tous refusèrent.

À deux heures, elle courut chez Léon, frappa contre sa porte. On n’ouvrit pas. Enfin il parut.

— Qui t’amène ?

— Cela te dérange !

— Non…, mais…

Et il avoua que le propriétaire n’aimait point que l’on reçût « des femmes ».

— J’ai à te parler, reprit-elle.

Alors il atteignit sa clef. Elle l’arrêta.

— Oh ! non, là-bas, chez nous.

Et ils allèrent dans leur chambre, à l’Hôtel de Boulogne.

Elle but en arrivant un grand verre d’eau. Elle était très pâle. Elle lui dit :

— Léon, tu vas me rendre un service.

Et, le secouant par ses deux mains, qu’elle serrait étroitement, elle ajouta :

— Écoute, j’ai besoin de huit mille francs !

— Mais tu es folle !

— Pas encore !

Et, aussitôt, racontant l’histoire de la saisie, elle lui exposa sa détresse ; car Charles ignorait tout, sa belle-mère la détestait, le père Rouault ne pouvait rien ; mais lui, Léon, il allait se mettre en course pour trouver cette indispensable somme…

— Comment veux-tu… ?

— Quel lâche tu fais ! s’écria-t-elle.

Alors il dit bêtement :

— Tu t’exagères le mal. Peut-être qu’avec un millier d’écus ton bonhomme se calmerait.

Raison de plus pour tenter quelque démarche ; il n’était pas possible que l’on ne découvrît point trois mille francs. D’ailleurs, Léon pouvait s’engager à sa place.

— Va ! essaye ! il le faut ! cours !… Oh ! tâche ! tâche ! je t’aimerai bien !

Il sortit, revint au bout d’une heure, et dit avec une figure solennelle :

— J’ai été chez trois personnes… inutilement.

Puis ils restèrent assis l’un en face de l’autre, aux deux coins de la cheminée, immobiles, sans parler. Emma haussait les épaules, tout en trépignant. Il l’entendit qui murmurait :

— Si j’étais à ta place, moi, j’en trouverais bien !

— Où donc ?

— À ton étude !

Et elle le regarda.

Une hardiesse infernale s’échappait de ces prunelles enflammées, et les paupières se rapprochaient d’une façon lascive et encourageante ; — si bien que le jeune homme se sentit faiblir sous la muette volonté de cette femme qui lui conseillait un crime. Alors il eut peur, et pour éviter tout éclaircissement, il se frappa le front en s’écriant :

— Morel doit revenir cette nuit ! il ne me refusera pas, j’espère (c’était un de ses amis, le fils d’un négociant fort riche), et je t’apporterai cela demain, ajouta-t-il.

Emma n’eut point l’air d’accueillir cet espoir avec autant de joie qu’il l’avait imaginé. Soupçonnait-elle le mensonge ? Il reprit en rougissant :

— Pourtant, si tu ne me voyais pas à trois heures, ne m’attends plus, ma chérie. Il faut que je m’en aille, excuse-moi. Adieu !

Il serra sa main, mais il la sentit tout inerte. Emma n’avait plus la force d’aucun sentiment.

Quatre heures sonnèrent ; et elle se leva pour s’en retourner à Yonville, obéissant comme un automate à l’impulsion des habitudes.

Il faisait beau ; c’était un de ces jours du mois de mars clairs et âpres, où le soleil reluit dans un ciel tout blanc. Des Rouennais endimanchés se promenaient d’un air heureux. Elle arriva sur la place du Parvis. On sortait des vêpres ; la foule s’écoulait par les trois portails, comme un fleuve par les trois arches d’un pont, et, au milieu, plus immobile qu’un roc, se tenait le suisse.

Alors elle se rappela ce jour où, tout anxieuse et pleine d’espérances, elle était entrée sous cette grande nef qui s’étendait devant elle moins profonde que son amour ; et elle continua de marcher, en pleurant sous son voile, étourdie, chancelante, près de défaillir.

— Gare ! cria une voix sortant d’une porte cochère qui s’ouvrait.

Elle s’arrêta pour laisser passer un cheval noir, piaffant dans les brancards d’un tilbury que conduisait un gentleman en fourrure de zibeline. Qui était-ce donc ? Elle le connaissait… La voiture s’élança et disparut.

Mais c’était lui, le Vicomte ! Elle se détourna ; la rue était déserte. Et elle fut si accablée, si triste, qu’elle s’appuya contre un mur pour ne pas tomber.

Puis elle pensa qu’elle s’était trompée. Au reste, elle n’en savait rien. Tout, en elle-même et au dehors, l’abandonnait. Elle se sentait perdue, roulant au hasard dans des abîmes indéfinissables ; et ce fut presque avec joie qu’elle aperçut, en arrivant à la Croix-Rouge, ce bon Homais qui regardait charger sur l’Hirondelle une grande boîte pleine de provisions pharmaceutiques ; il tenait à sa main, dans un foulard, six cheminots pour son épouse.

Mme Homais aimait beaucoup ces petits pains lourds, en forme de turban, que l’on mange dans le carême avec du beurre salé : dernier échantillon des nourritures gothiques, qui remonte peut-être au siècle des croisades, et dont les robustes Normands s’emplissaient autrefois, croyant voir sur la table, à la lueur des torches jaunes, entre les brocs d’hypocras et les gigantesques charcuteries, des têtes de Sarrasins à dévorer. La femme de l’apothicaire les croquait comme eux, héroïquement, malgré sa détestable dentition ; aussi, toutes les fois que M. Homais faisait un voyage à la ville, il ne manquait pas de lui en rapporter, qu’il prenait toujours chez le grand faiseur, rue Massacre.

— Charmé de vous voir ! dit-il en offrant la main à Emma pour l’aider à monter dans l’Hirondelle.

Puis il suspendit les cheminots aux lanières du filet, et resta nu-tête et les bras croisés, dans une attitude pensive et napoléonienne.

Mais, quand l’Aveugle, comme d’habitude, apparut au bas de la côte, il s’écria :

— Je ne comprends pas que l’autorité tolère encore de si coupables industries ! On devrait enfermer ces malheureux, que l’on forcerait à quelque travail ! Le Progrès, ma parole d’honneur, marche à pas de tortue ! nous pataugeons en pleine barbarie !

L’Aveugle tendait son chapeau, qui ballottait au bord de la portière, comme une poche de la tapisserie déclouée.

— Voilà, dit le pharmacien, une affection scrofuleuse !

Et, bien qu’il connût ce pauvre diable, il feignit de le voir pour la première fois, murmura les mots de cornée, cornée opaque, sclérotique, facies, puis lui demanda d’un ton paterne :

— Y a-t-il longtemps, mon ami, que tu as cette épouvantable infirmité ? Au lieu de t’enivrer au cabaret, tu ferais mieux de suivre un régime.

Il l’engageait à prendre de bon vin, de bonne bière, de bons rôtis. L’Aveugle continuait sa chanson ; il paraissait d’ailleurs, presque idiot. Enfin, M. Homais ouvrit sa bourse.

— Tiens, voilà un sou, rends-moi deux liards : et n’oublie pas mes recommandations, tu t’en trouveras bien.

Hivert se permit tout haut quelque doute sur leur efficacité. Mais l’apothicaire certifia qu’il le guérirait lui-même, avec une pommade antiphlogistique de sa composition, et il donna son adresse :

M. Homais, près des halles, suffisamment connu.

— Eh bien, pour la peine, dit Hivert, tu vas nous montrer la comédie.

L’Aveugle s’affaissa sur ses jarrets, et, la tête renversée, tout en roulant ses yeux verdâtres et tirant la langue, il se frottait l’estomac à deux mains, tandis qu’il poussait une sorte de hurlement sourd, comme un chien affamé. Emma prise de dégoût, lui envoya, par-dessus l’épaule, une pièce de cinq francs. C’était toute sa fortune. Il lui semblait beau de la jeter ainsi.

La voiture était repartie, quand soudain M. Homais se pencha en dehors du vasistas et cria :

— Pas de farineux ni de laitage ! Porter de la laine sur la peau et exposer les parties malades à la fumée de baies de genièvre !

Le spectacle des objets connus qui défilaient devant ses yeux peu à peu détournait Emma de sa douleur présente. Une intolérable fatigue l’accablait, et elle arriva chez elle hébétée, découragée, presque endormie.

— Advienne que pourra ! se disait-elle.

Et puis, qui sait ? pourquoi d’un moment à l’autre, ne surgirait-il pas un événement extraordinaire ? Lheureux même pouvait mourir.

Elle fut, à neuf heures du matin, réveillée par un bruit de voix sur la place. Il y avait un attroupement autour des halles pour lire une grande affiche collée contre un des poteaux, et elle vit Justin qui montait sur une borne et qui déchirait l’affiche. Mais, à ce moment, le garde champêtre lui posa la main sur le collet. M. Homais sortit de la pharmacie, et la mère Lefrançois, au milieu de la foule, avait l’air de pérorer.

— Madame ! madame ! s’écria Félicité en entrant, c’est une abomination !

Et la pauvre fille, émue, lui tendit un papier jaune qu’elle venait d’arracher à la porte. Emma lut d’un clin d’œil que tout son mobilier était à vendre.

Alors elles se considérèrent silencieusement. Elles n’avaient, la servante et la maîtresse, aucun secret l’une pour l’autre. Enfin Félicité soupira :

— Si j’étais de vous, madame, j’irais chez M. Guillaumin.

— Tu crois ?

Et cette interrogation voulait dire :

— Toi qui connais la maison par le domestique, est-ce que le maître quelquefois aurait parlé de moi ?

— Oui, allez-y, vous ferez bien.

Elle s’habilla, mit sa robe noire avec sa capote à grains de jais ; et, pour qu’on ne la vît pas (il y avait toujours beaucoup de monde sur la place), elle prit en dehors du village, par le sentier au bord de l’eau.

Elle arriva tout essoufflée devant la grille du notaire ; le ciel était sombre et un peu de neige tombait.

Au bruit de la sonnette, Théodore, en gilet rouge, parut sur le perron ; il vint lui ouvrir presque familièrement, comme à une connaissance, et l’introduisit dans la salle à manger.

Un large poêle de porcelaine bourdonnait sous un cactus qui emplissait la niche, et, dans des cadres de bois noir, contre la tenture de papier de chêne, il y avait la Esméralda de Steuben, avec la Putiphar de Schopin. La table servie, deux réchauds d’argent, le bouton des portes en cristal, le parquet et les meubles, tout reluisait d’une propreté méticuleuse, anglaise ; les carreaux étaient décorés, à chaque angle, par des verres de couleur.

— Voilà une salle à manger, pensait Emma, comme il m’en faudrait une.

Le notaire entra, serrant du bras gauche contre son corps sa robe de chambre à palmes, tandis qu’il ôtait et remettait vite de l’autre main sa toque de velours marron, prétentieusement posée sur le côté droit, où retombaient les bouts de trois mèches blondes qui, prises à l’occiput, contournaient son crâne chauve.

Après qu’il eut offert un siège, il s’assit pour déjeuner, tout en s’excusant beaucoup de l’impolitesse.

— Monsieur, dit-elle, je vous prierais…

— De quoi, madame ? J’écoute.

Elle se mit à lui exposer sa situation.

Maître Guillaumin la connaissait, étant lié secrètement avec le marchand d’étoffes, chez lequel il trouvait toujours des capitaux pour les prêts hypothécaires qu’on lui demandait à contracter.

Donc, il savait (et mieux qu’elle) la longue histoire de ces billets, minimes d’abord, portant comme endosseurs des noms divers, espacés à de longues échéances et renouvelés continuellement, jusqu’au jour où, ramassant tous les protêts, le marchand avait chargé son ami Vinçart de faire en son nom propre les poursuites qu’il fallait, ne voulant point passer pour un tigre parmi ses concitoyens.

Elle entremêla son récit de récriminations contre Lheureux, récriminations auxquelles le notaire répondait de temps à autre par une parole insignifiante. Mangeant sa côtelette et buvant son thé, il baissait le menton dans sa cravate bleu de ciel, piquée par deux épingles de diamants que rattachait une chaînette d’or, et il souriait d’un singulier sourire, d’une façon douceâtre et ambiguë. Mais, s’apercevant qu’elle avait les pieds humides :

— Approchez-vous donc du poêle… plus haut…, contre la porcelaine.

Elle avait peur de la salir. Le notaire reprit d’un ton galant :

— Les belles choses ne gâtent rien.

Alors elle tâcha de l’émouvoir, et, s’émotionnant elle-même, elle vint à lui conter l’étroitesse de son ménage, ses tiraillements, ses besoins. Il comprenait cela : une femme élégante ! et, sans s’interrompre de manger, il s’était tourné vers elle complètement, si bien qu’il frôlait du genou sa bottine, dont la semelle se recourbait tout en fumant contre le poêle.

Mais, lorsqu’elle lui demanda mille écus, il serra les lèvres, puis se déclara très peiné de n’avoir pas eu autrefois la direction de sa fortune, car il y avait cent moyens fort commodes, même pour une dame, de faire valoir son argent. On aurait pu, soit dans les tourbières de Grumesnil ou les terrains du Havre, hasarder presque à coup sûr d’excellentes spéculations ; et il la laissa se dévorer de rage à l’idée des sommes fantastiques qu’elle aurait certainement gagnées.

— D’où vient, reprit-il, que vous n’êtes pas venue chez moi ?

— Je ne sais trop, dit-elle.

— Pourquoi, hein ?… Je vous faisais donc bien peur ? C’est moi, au contraire, qui devrais me plaindre ! À peine si nous nous connaissons ! Je vous suis pourtant très dévoué ; vous n’en doutez plus, j’espère ?

Il tendit sa main, prit la sienne, la couvrit d’un baiser vorace, puis la garda sur son genou ; et il jouait avec ses doigts délicatement, tout en lui contant mille douceurs.

Sa voix fade susurrait, comme un ruisseau qui coule ; une étincelle jaillissait de sa pupille à travers le miroitement de ses lunettes, et ses mains s’avançaient dans la manche d’Emma, pour lui palper le bras. Elle sentait contre sa joue le souffle d’une respiration haletante. Cet homme la gênait horriblement.

Elle se leva d’un bond et lui dit :

— Monsieur, j’attends !

— Quoi donc ! fit le notaire, qui devint tout à coup extrêmement pâle.

— Cet argent.

— Mais…

Puis, cédant à l’irruption d’un désir trop fort :

— Eh bien, oui !…

Il se traînait à genoux vers elle, sans égard pour sa robe de chambre.

— De grâce, restez ! je vous aime !

Il la saisit par la taille.

Un flot de pourpre monta vite au visage de Mme Bovary. Elle se recula d’un air terrible, en s’écriant :

— Vous profitez impudemment de ma détresse, monsieur ! Je suis à plaindre, mais pas à vendre !

Et elle sortit.

Le notaire resta fort stupéfait, les yeux fixés sur ses belles pantoufles en tapisserie. C’était un présent de l’amour. Cette vue à la fin le consola. D’ailleurs, il songeait qu’une aventure pareille l’aurait entraîné trop loin.

— Quel misérable ! quel goujat !… quelle infamie ! se disait-elle, en fuyant d’un pied nerveux sous les trembles de la route. Le désappointement de l’insuccès renforçait l’indignation de sa pudeur outragée ; il lui semblait que la Providence s’acharnait à la poursuivre, et, s’en rehaussant d’orgueil, jamais elle n’avait eu tant d’estime pour elle-même ni tant de mépris pour les autres. Quelque chose de belliqueux la transportait. Elle aurait voulu battre les hommes, leur cracher au visage, les broyer tous ; elle continuait à marcher rapidement devant elle, pâle, frémissante, enragée, furetant d’un œil en pleurs l’horizon vide, et comme se délectant à la haine qui l’étouffait.

Quand elle aperçut sa maison, un engourdissement la saisit. Elle ne pouvait avancer ; il le fallait cependant ; d’ailleurs, où fuir ?

Félicité l’attendait sur la porte.

— Eh bien ?

— Non ! dit Emma.

Et, pendant un quart d’heure, toutes les deux, elles avisèrent les différentes personnes d’Yonville disposées peut-être à la secourir. Mais, chaque fois que Félicité nommait quelqu’un, Emma répliquait :

— Est-ce possible ! Ils ne voudront pas !

— Et monsieur qui va rentrer !

— Je le sais bien… Laisse-moi seule.

Elle avait tout tenté. Il n’y avait plus rien à faire maintenant ; et, quand Charles paraîtrait, elle allait donc lui dire :

— Retire-toi. Ce tapis où tu marches n’est plus à nous. De ta maison, tu n’as pas un meuble, une épingle, une paille, et c’est moi qui t’ai ruiné, pauvre homme !

Alors ce serait un grand sanglot, puis il pleurerait abondamment, et enfin, la surprise passée, il pardonnerait.

— Oui, murmurait-elle en grinçant des dents, il me pardonnera, lui qui n’aurait pas assez d’un million à m’offrir pour que je l’excuse de m’avoir connue… Jamais ! jamais !

Cette idée de la supériorité de Bovary sur elle l’exaspérait. Puis, qu’elle avouât ou n’avouât pas, tout à l’heure, tantôt, demain, il n’en saurait pas moins la catastrophe ; donc, il fallait attendre cette horrible scène et subir le poids de sa magnanimité. L’envie lui vint de retourner chez Lheureux : à quoi bon ? d’écrire à son père ; il était trop tard ; et peut-être qu’elle se repentait maintenant de n’avoir pas cédé à l’autre, lorsqu’elle entendit le trot d’un cheval dans l’allée. C’était lui, il ouvrait la barrière, il était plus blême que le mur de plâtre. Bondissant dans l’escalier, elle s’échappa vivement par la place ; et la femme du maire, qui causait devant l’église avec Lestiboudois, la vit entrer chez le percepteur.

Elle courut le dire à Mme Caron. Ces deux dames montèrent dans le grenier ; et, cachées par du linge étendu sur des perches, se postèrent commodément pour apercevoir tout l’intérieur de Binet.

Il était seul, dans sa mansarde, en train d’imiter, avec du bois, une de ces ivoireries indescriptibles, composées de croissants, de sphères creusées les unes dans les autres, le tout droit comme un obélisque et ne servant à rien ; et il entamait la dernière pièce, il touchait au but ! Dans le clair-obscur de l’atelier, la poussière blonde s’envolait de son outil, comme une aigrette d’étincelles sous les fers d’un cheval au galop ; les deux roues tournaient, ronflaient ; Binet souriait, le menton baissé, les narines ouvertes, et semblait enfin perdu dans un de ces bonheurs complets, n’appartenant sans doute qu’aux occupations médiocres, qui amusent l’intelligence par des difficultés faciles, et l’assouvissent en une réalisation au delà de laquelle il n’y a pas à rêver.

— Ah ! la voici ! fit Mme Tuvache.

Mais il n’était guère possible, à cause du tour, d’entendre ce qu’elle disait.

Enfin, ces dames crurent distinguer le mot francs, et la mère Tuvache souffla tout bas :

— Elle le prie, pour obtenir un retard à ses contributions.

— D’apparence ! reprit l’autre.

Elles la virent qui marchait de long en large, examinant contre les murs les ronds de serviette, les chandeliers, les pommes de rampe, tandis que Binet se caressait la barbe avec satisfaction.

— Viendrait-elle lui commander quelque chose ? dit Mme Tuvache.

— Mais il ne vend rien ! objecta sa voisine.

Le percepteur avait l’air d’écouter, tout en écarquillant les yeux, comme s’il ne comprenait pas. Elle continuait d’une manière tendre, suppliante. Elle se rapprocha ; son sein haletait ; ils ne parlaient plus.

— Est-ce qu’elle lui fait des avances ? dit Mme Tuvache.

Binet était rouge jusqu’aux oreilles. Elle lui prit les mains.

— Ah ! c’est trop fort !

Et sans doute qu’elle lui proposait une abomination ; car le percepteur, — il était brave pourtant, il avait combattu à Bautzen et à Lutzen, fait la campagne de France, et même été porté pour la croix ; — tout à coup, comme à la vue d’un serpent, se recula bien loin en s’écriant :

— Madame ! y pensez-vous ?…

— On devrait fouetter ces femmes-là ! dit Mme Tuvache.

— Où est-elle donc ? reprit Mme Caron.

Car elle avait disparu durant ces mots ; puis, l’apercevant qui enfilait la Grande-Rue et tournait à droite comme pour gagner le cimetière, elles se perdirent en conjectures.

— Mère Rolet, dit-elle en arrivant chez la nourrice, j’étouffe !… délacez-moi.

Elle tomba sur le lit ; elle sanglotait. La mère Rolet la couvrit d’un jupon et resta debout près d’elle. Puis, comme elle ne répondait pas, la bonne femme s’éloigna, prit son rouet et se mit à filer du lin.

— Oh ! finissez ! murmura-t-elle, croyant entendre le tour de Binet.

— Qui la gêne ? se demandait la nourrice. Pourquoi vient-elle ici ?

Elle y était accourue, poussée par une sorte d’épouvante qui la chassait de sa maison.

Couchée sur le dos, immobile et les yeux fixes, elle discernait vaguement les objets, bien qu’elle y appliquât son attention avec une persistance idiote. Elle contemplait les écaillures de la muraille, deux tisons fumant bout à bout, et une longue araignée qui marchait au-dessus de sa tête, dans la fente de la poutrelle. Enfin, elle rassembla ses idées. Elle se souvenait… Un jour, avec Léon… Oh ! comme c’était loin… Le soleil brillait sur la rivière et les clématites embaumaient… Alors, emportée dans ses souvenirs comme dans un torrent qui bouillonne, elle arriva bientôt à se rappeler la journée de la veille.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.

La mère Rolet sortit, leva les doigts de sa main droite du côté que le ciel était le plus clair, et rentra lentement en disant :

— Trois heures, bientôt.

— Ah ! merci ! merci !

Car il allait venir. C’était sûr ! Il aurait trouvé de l’argent. Mais il irait peut-être là-bas, sans se douter qu’elle fût là ; et elle commanda à la nourrice de courir chez elle pour l’amener.

— Dépêchez-vous !

— Mais, ma chère dame, j’y vais ! j’y vais !

Elle s’étonnait, à présent, de n’avoir pas songé à lui tout d’abord ; hier, il avait donné sa parole, il n’y manquerait pas ; et elle se voyait déjà chez Lheureux, étalant sur son bureau les trois billets de banque. Puis il faudrait inventer une histoire qui expliquât les choses à Bovary. Laquelle ?

Cependant la nourrice était bien longue à revenir. Mais, comme il n’y avait point d’horloge dans la chaumière, Emma craignait de s’exagérer peut-être la longueur du temps. Elle se mit à faire des tours de promenade dans le jardin, pas à pas ; elle alla dans le sentier le long de la haie, et s’en retourna vivement, espérant que la bonne femme serait rentrée par une autre route. Enfin, lasse d’attendre, assaillie de soupçons qu’elle repoussait, ne sachant plus si elle était là depuis un siècle ou une minute, elle s’assit dans un coin et ferma les yeux, se boucha les oreilles. La barrière grinça : elle fit un bond ; avant qu’elle eût parlé, la mère Rolet lui avait dit :

— Il n’y a personne chez vous !

— Comment ?

— Oh ! personne ! Et monsieur pleure. Il vous appelle. On vous cherche.

Emma ne répondit rien. Elle haletait, tout en roulant les yeux autour d’elle, tandis que la paysanne, effrayée de son visage, se reculait instinctivement, la croyant folle. Tout à coup elle se frappa le front, poussa un cri, car le souvenir de Rodolphe, comme un grand éclair dans une nuit sombre, lui avait passé dans l’âme. Il était si bon, si délicat, si généreux ! Et, d’ailleurs, s’il hésitait à lui rendre ce service, elle saurait bien l’y contraindre en rappelant d’un seul clin d’œil leur amour perdu. Elle partit donc vers la Huchette, sans s’apercevoir qu’elle courait s’offrir à ce qui l’avait tantôt si fort exaspérée, ni se douter le moins du monde de cette prostitution.


VIII



E lle se demandait tout en marchant : « Que vais-je dire ? Par où commencerai-je ? » Et à mesure qu’elle avançait, elle reconnaissait les buissons, les arbres, les joncs marins sur la colline, le château là-bas. Elle se retrouvait dans les sensations de sa première tendresse, et son pauvre cœur comprimé s’y dilatait amoureusement. Un vent tiède lui soufflait au visage ; la neige, se fondant, tombait goutte à goutte des bourgeons sur l’herbe.

Elle entra, comme autrefois, par la petite porte du parc, puis arriva à la cour d’honneur, que bordait un double rang de tilleuls touffus. Ils balançaient, en sifflant, leurs longues branches. Les chiens au chenil aboyèrent tous, et l’éclat de leurs voix retentissait sans qu’il parût personne.

Elle monta le large escalier droit, à balustres de bois, qui conduisait au corridor pavé de dalles poudreuses où s’ouvraient plusieurs chambres à la file, comme dans les monastères ou les auberges. La sienne était au bout, tout au fond, à gauche. Quand elle vint à poser les doigts sur la serrure, ses forces subitement l’abandonnèrent. Elle avait peur qu’il ne fût pas là, le souhaitait presque, et c’était pourtant son seul espoir, la dernière chance du salut. Elle se recueillit une minute, et, retrempant son courage au sentiment de la nécessité présente, elle entra.

Il était devant le feu, les deux pieds sur le chambranle, en train de fumer une pipe.

— Tiens ! c’est vous ! dit-il en se levant brusquement.

— Oui, c’est moi !… je voudrais, Rodolphe, vous demander un conseil.

Et, malgré tous ses efforts, il lui était impossible de desserrer la bouche.

— Vous n’avez pas changé, vous êtes toujours charmante !

— Oh ! reprit-elle amèrement, ce sont de tristes charmes, mon ami, puisque vous les avez dédaignés.

Alors il entama une explication de sa conduite, s’excusant en termes vagues, faute de pouvoir inventer mieux.

Elle se laissa prendre à ses paroles, plus encore à sa voix et par le spectacle de sa personne ; si bien qu’elle fit semblant de croire, ou crut-elle peut-être, au prétexte de leur rupture ; c’était un secret d’où dépendaient l’honneur et même la vie d’une troisième personne.

— N’importe ! fit-elle en le regardant tristement, j’ai bien souffert !

Il répondit d’un ton philosophique :

— L’existence est ainsi !

— A-t-elle du moins, reprit Emma, été bonne pour vous depuis notre séparation ?

— Oh ! ni bonne… ni mauvaise.

— Il aurait peut-être mieux valu ne jamais nous quitter.

— Oui…, peut-être !

— Tu crois ? dit-elle en se rapprochant.

Et elle soupira.

— Ô Rodolphe ! si tu savais !… je t’ai bien aimé !

Ce fut alors qu’elle prit sa main, et ils restèrent quelque temps les doigts entrelacés, — comme le premier jour, aux Comices ! Par un geste d’orgueil, il se débattait sous l’attendrissement. Mais, s’affaissant contre sa poitrine, elle lui dit :

— Comment voulais-tu que je vécusse sans toi ? On ne peut pas se déshabituer du bonheur ! J’étais désespérée ! j’ai cru mourir ! Je te conterai tout cela, tu verras. Et toi… tu m’as fuie !…

Car, depuis trois ans, il l’avait soigneusement évitée, par suite de cette lâcheté naturelle qui caractérise le sexe fort ; et Emma continuait avec des gestes mignons de tête, plus câline qu’une chatte amoureuse :

— Tu en aimes d’autres, avoue-le. Oh ! je les comprends, va ! je les excuse ; tu les auras séduites, comme tu m’avais séduite. Tu es un homme, toi ! tu as tout ce qu’il faut pour te faire chérir. Mais nous recommencerons, n’est-ce pas ? nous nous aimerons ? Tiens, je ris, je suis heureuse !… parle donc !

Et elle était ravissante à voir, avec son regard où tremblait une larme, comme l’eau d’un orage dans un calice bleu.

Il l’attira sur ses genoux, et il caressait du revers de la main ses bandeaux lisses, où, dans la clarté du crépuscule, miroitait comme une flèche d’or un dernier rayon du soleil. Elle penchait le front ; il finit par la baiser sur les paupières, tout doucement, du bout de ses lèvres.

— Mais tu as pleuré ! dit-il. Pourquoi ?

Elle éclata en sanglots. Rodolphe crut que c’était l’explosion de son amour ; comme elle se taisait, il prit ce silence pour une dernière pudeur, et alors il s’écria :

— Ah ! pardonne-moi ! tu es la seule qui me plaise. J’ai été imbécile et méchant ! Je t’aime, je t’aimerai toujours !… Qu’as-tu ? dis-le donc !

Il s’agenouillait.

— Eh bien !… je suis ruinée, Rodolphe ! Tu vas me prêter trois mille francs !

— Mais…, mais…, dit-il en se relevant peu à peu, tandis que sa physionomie prenait une expression grave.

— Tu sais, continuait-elle vite, que mon mari avait placé toute sa fortune chez un notaire ; il s’est enfui. Nous avons emprunté ; les clients ne payaient pas. Du reste la liquidation n’est pas finie ; nous en aurons plus tard. Mais, aujourd’hui, faute de trois mille francs, on va nous saisir ; c’est à présent, à l’instant même ; et, comptant sur ton amitié, je suis venue.

— Ah ! pensa Rodolphe, qui devint très pâle tout à coup, c’est pour cela qu’elle est venue !

Enfin il dit d’un air calme :

— Je ne les ai pas, chère madame.

Il ne mentait point. Il les eût eus qu’il les aurait donnés, sans doute, bien qu’il soit généralement désagréable de faire de si belles actions : une demande pécuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur l’amour, étant la plus froide et la plus déracinante.

Elle resta d’abord quelques minutes à le regarder.

— Tu ne les as pas !

Elle répéta plusieurs fois :

— Tu ne les as pas !… J’aurais dû m’épargner cette dernière honte. Tu ne m’as jamais aimée ! tu ne vaux pas mieux que les autres !

Elle se trahissait, elle se perdait.

Rodolphe l’interrompit, affirmant qu’il se trouvait « gêné » lui-même.

— Ah ! je te plains ! dit Emma. Oui, considérablement !…

Et, arrêtant ses yeux sur une carabine damasquinée qui brillait dans la panoplie :

— Mais, lorsqu’on est si pauvre, on ne met pas d’argent à la crosse de son fusil ! On n’achète pas une pendule avec des incrustations d’écailles ! continuait-elle en montrant l’horloge de Boulle ; ni des sifflets de vermeil pour ses fouets — elle les touchait ! — ni des breloques pour sa montre ! Oh ! rien ne lui manque ! jusqu’à un porte-liqueurs dans sa chambre ; car tu t’aimes, tu vis bien, tu as un château, des fermes, des bois ; tu chasses à courre, tu voyages à Paris… Eh ! quand ce ne serait que cela, s’écria-t-elle en prenant sur la cheminée ses boutons de manchettes, que la moindre de ces niaiseries ! on en peut faire de l’argent !… Oh ! je n’en veux pas ! garde-les.

Et elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaîne d’or se rompit en cognant contre la muraille.

— Mais, moi, je t’aurais tout donné, j’aurais tout vendu, j’aurais travaillé de mes mains, j’aurais mendié sur les routes, pour un sourire, pour un regard, pour t’entendre dire : « Merci ! » Et tu restes là tranquillement dans ton fauteuil, comme si déjà tu ne m’avais pas fait assez souffrir ! Sans toi, sais-tu bien, j’aurais pu vivre heureuse ! Qui t’y forçait ? Était-ce une gageure ? Tu m’aimais cependant, tu le disais… Et tout à l’heure encore… Ah ! il eût mieux valu me chasser ! J’ai les mains chaudes de tes baisers, et voilà la place, sur le tapis, où tu jurais à mes genoux une éternité d’amour. Tu m’y as fait croire : tu m’as, pendant deux ans, traînée dans le rêve le plus magnifique et le plus suave !… Hein ! nos projets de voyage, tu te rappelles ? Oh ! ta lettre, ta lettre ! elle m’a déchiré le cœur !… Et puis, quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche, heureux, libre ! pour implorer un secours que le premier venu rendrait, suppliante et lui rapportant toute ma tendresse, il me repousse, parce que ça lui coûterait trois mille francs !

— Je ne les ai pas ! répondit Rodolphe avec ce calme parfait dont se recouvrent, comme d’un bouclier, les colères résignées.

Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l’écrasait ; et elle repassa par la longue allée, en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva au saut-de-loup devant la grille ; elle se cassa les ongles contre la serrure, tant elle se dépêchait pour l’ouvrir. Puis, cent pas plus loin, essoufflée, près de tomber, elle s’arrêta. Et alors, se détournant, elle aperçut encore une fois l’impassible château, avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes les fenêtres de la façade.

Elle resta perdue de stupeur, et n’ayant plus conscience d’elle-même que par le battement de ses artères, qu’elle croyait entendre s’échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde, et les sillons lui parurent d’immenses vagues brunes, qui déferlaient. Tout ce qu’il y avait dans sa tête de réminiscences, d’idées, s’échappait à la fois, d’un seul bond, comme les mille pièces d’un feu d’artifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eut peur, et parvint à se ressaisir, d’une manière confuse, il est vrai ; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c’est-à-dire la question d’argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne.

La nuit tombait, des corneilles volaient.

Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans l’air comme des balles fulminantes en s’aplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun d’eux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils se rapprochaient, la pénétraient ; tout disparut. Elle reconnut les lumières des maisons, qui rayonnaient de loin dans le brouillard.

Alors sa situation, telle qu’un abîme, se représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d’héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l’allée, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien.

Il n’y avait personne. Elle allait entrer ; mais, au bruit de la sonnette, on pouvait venir ; et, se glissant par la barrière, retenant son haleine, tâtant les murs, elle s’avança jusqu’au seuil de la cuisine, où brûlait une chandelle posée sur le fourneau. Justin, en manches de chemises, emportait un plat.

— Ah ! ils dînent. Attendons.

Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit.

— La clef ! celle d’en haut, où sont les…

— Comment !

Et il la regardait, tout étonné par la pâleur de son visage, qui tranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extraordinairement belle, et majestueuse comme un fantôme ; sans comprendre ce qu’elle voulait, il pressentait quelque chose de terrible.

Mais elle reprit vivement, à voix basse, d’une voix douce, dissolvante :

— Je la veux ! donne-la-moi.

Comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis des fourchettes sur les assiettes dans la salle à manger.

Elle prétendit avoir besoin de tuer les rats qui l’empêchaient de dormir.

— Il faudrait que j’avertisse Monsieur.

— Non ! reste !

Puis d’un air indifférent :

— Eh ! ce n’est pas la peine, je lui dirai tantôt. Allons, éclaire-moi !

Elle entra dans le corridor où s’ouvrait la porte du laboratoire. Il y avait contre la muraille une clef étiquetée capharnaüm.

— Justin ! cria l’apothicaire, qui s’impatientait.

— Montons !

Et il la suivit.

La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine d’une poudre blanche, elle se mit à manger à même.

— Arrêtez ! s’écria-t-il en se jetant sur elle.

— Tais-toi ! on viendrait…

Il se désespérait, voulait appeler.

— N’en dis rien, tout retomberait sur ton maître !

Puis elle s’en retourna subitement apaisée, et presque dans la sérénité d’un devoir accompli.

Quand Charles, bouleversé par la nouvelle de la saisie, était rentré à la maison, Emma venait d’en sortir. Il cria, pleura, s’évanouit, mais elle ne revint pas. Où pouvait-elle être ? Il envoya Félicité chez Homais, chez M. Tuvache, chez Lheureux, au Lion d’or, partout ; et, dans les intermittences de son angoisse, il voyait sa considération anéantie, leur fortune perdue, l’avenir de Berthe brisé ! Par quelle cause ?… pas un mot ! Il attendit jusqu’à six heures du soir. Enfin, n’y pouvant plus tenir, et imaginant qu’elle était partie pour Rouen, il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit encore et s’en revint.

Elle était rentrée.

— Qu’y avait-il ?… Pourquoi ?… Explique-moi !…

Elle s’assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu’elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure. Puis elle dit d’un ton solennel :

— Tu la liras demain ; d’ici là, je t’en prie, ne m’adresse pas une seule question !… Non, pas une !

— Mais…

— Oh ! laisse-moi !

Et elle se coucha tout du long sur son lit.

Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux.

Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait.

— Ah ! c’est bien peu de chose, la mort ! pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout sera fini !

Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille.

Cet affreux goût d’encre continuait.

— J’ai soif !… oh ! j’ai bien soif ! soupira-t-elle.

— Qu’as-tu donc ! dit Charles, qui lui tendait un verre.

— Ce n’est rien !… Ouvre la fenêtre… j’étouffe !

Et elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l’oreiller.

— Enlève-le ! dit-elle vivement ; jette-le !

Il la questionna ; elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre émotion ne la fît vomir. Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu’au cœur.

— Ah ! voilà que ça commence ! murmura-t-elle.

— Que dis-tu ?

Elle roulait sa tête avec un geste doux plein d’angoisse, et tout en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eût porté sur sa langue quelque chose de très lourd. À huit heures, les vomissements reparurent.

Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine.

— C’est extraordinaire ! c’est singulier ! répéta-t-il.

Mais elle dit d’une voix forte :

— Non, tu te trompes !

Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur l’estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.

Puis elle se mit à geindre, faiblement d’abord. Un grand frisson lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où s’enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque insensible maintenant.

Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée dans l’exhalaison d’une vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle, et à toutes les questions, elle ne répondait qu’en hochant la tête ; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui échappa ; elle prétendit qu’elle allait mieux et qu’elle se lèverait tout à l’heure. Mais les convulsions la saisirent ; elle s’écria :

— Ah ! c’est atroce, mon Dieu !

Il se jeta à genoux contre son lit.

— Parle ! qu’as-tu mangé ? Réponds, au nom du ciel !

Et il la regardait avec des yeux d’une tendresse comme elle n’en avait jamais vu.

— Eh bien, là…, là !… dit-elle d’une voix défaillante.

Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut Qu’on n’accuse personne… Il s’arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore.

— Comment !… Au secours ! à moi !

Et il ne pouvait que répéter ce mot : « Empoisonnée ; empoisonnée ! » Félicité courut chez Homais, qui s’exclama sur la place ; Mme Lefrançois l’entendit au Lion d’or, quelques-uns se levèrent pour l’apprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil.

Éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien n’avait cru qu’il pût y avoir de si épouvantable spectacle.

Il revint chez lui pour écrire à M. Canivet et au docteur Larivière. Il perdait la tête ; il fit plus de quinze brouillons. Hippolyte partit à Neufchâtel, et Justin talonna si fort le cheval de Bovary, qu’il le laissa dans la côte du bois Guillaume, fourbu et aux trois quarts crevé.

Charles voulut feuilleter son dictionnaire de médecine ; il n’y voyait pas, les lignes dansaient.

— Du calme ! dit l’apothicaire. Il s’agit seulement d’administrer quelque puissant antidote. Quel est le poison ?

Charles montra la lettre. C’était de l’arsenic.

— Eh bien, reprit Homais, il faudrait en faire l’analyse.

Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse ; et l’autre, qui ne comprenait pas, répondit :

— Ah ! faites ! faites ! sauvez-la

Puis, revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis, et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche, à sangloter.

— Ne pleure pas ! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus !

— Pourquoi ? Qui t’a forcée ?

Elle répliqua :

— Il le fallait, mon ami.

— N’étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J’ai fait tout ce que j’ai pu pourtant !

— Oui…, c’est vrai…, tu es bon, toi !

Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse ; il sentait tout son être s’écrouler de désespoir à l’idée qu’il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus d’amour que jamais ; et il ne trouvait rien ; il ne savait pas, il n’osait, l’urgence d’une résolution immédiate achevant de le bouleverser.

Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant ; une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne.

— Amenez-moi la petite, dit-elle en se soulevant du coude.

— Tu n’es pas plus mal, n’est-ce pas ? demanda Charles.

— Non ! non !

L’enfant arriva sur le bras de sa bonne, dans sa longue chemise de nuit, d’où sortaient ses pieds nus, sérieuse et presque rêvant encore. Elle considérait avec étonnement la chambre tout en désordre, et clignait des yeux, éblouie par les flambeaux qui brûlaient sur les meubles. Ils lui rappelaient sans doute les matins du jour de l’an ou de la mi-carême, quand, ainsi réveillée de bonne heure à la clarté des bougies, elle venait dans le lit de sa mère pour y recevoir ses étrennes, car elle se mit à dire :

— Où est-ce donc, maman ?

Et comme tout le monde se taisait :

— Mais je ne vois pas mon petit soulier !

Félicité la penchait vers le lit, tandis qu’elle regardait toujours du côté de la cheminée.

— Est-ce nourrice qui l’aurait pris ? demanda-t-elle.

Et, à ce nom, qui la reportait dans le souvenir de ses adultères et de ses calamités, Mme Bovary détourna sa tête, comme au dégoût d’un autre poison plus fort qui lui remontait à la bouche. Berthe, cependant, restait posée sur le lit.

— Oh ! comme tu as de grands yeux, maman ! comme tu es pâle ! comme tu sues !…

Sa mère la regardait.

— J’ai peur ! dit la petite en se reculant.

Emma prit sa main pour la baiser ; elle se débattait.

— Assez ! qu’on l’emmène ! s’écria Charles, qui sanglotait dans l’alcôve.

Puis les symptômes s’arrêtèrent un moment ; elle paraissait moins agitée ; et, à chaque parole insignifiante, à chaque souffle de sa poitrine un peu plus calme, il reprenait espoir. Enfin, lorsque Canivet entra, il se jeta dans ses bras en pleurant.

— Ah ! c’est vous ! merci ! vous êtes bon ! Mais tout va mieux. Tenez, regardez-la…

Le confrère ne fut nullement de cette opinion, et, n’y allant pas, comme il le disait lui-même, par quatre chemins, il prescrivit de l’émétique, afin de dégager complètement l’estomac.

Elle ne tarda pas à vomir du sang. Ses lèvres se serrèrent davantage. Elle avait les membres crispés, le corps couvert de taches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe près de se rompre.

Puis elle se mettait à crier, horriblement. Elle maudissait le poison, l’invectivait, le suppliait de se hâter, et repoussait de ses bras raidis tout ce que Charles, plus agonisant qu’elle, s’efforçait de lui faire boire. Il était debout, son mouchoir sur les lèvres, râlant, pleurant, et suffoqué par des sanglots qui le secouaient jusqu’aux talons ; Félicité courait çà et là dans la chambre ; Homais, immobile, poussait de gros soupirs, et M. Canivet, gardant toujours son aplomb, commençait néanmoins à se sentir troublé.

— Diable !… cependant… elle est purgée, et, du moment que la cause cesse…

— L’effet doit cesser, dit Homais ; c’est évident.

— Mais sauvez-la ! exclamait Bovary.

Aussi, sans écouter le pharmacien qui hasardait encore cette hypothèse : « C’est peut-être un paroxysme salutaire, » Canivet allait administrer de la thériaque, lorsqu’on entendit le claquement d’un fouet ; toutes les vitres frémirent, et, une berline de poste qu’enlevaient à plein poitrail trois chevaux crottés jusqu’aux oreilles, débusqua d’un bond au coin des halles. C’était le docteur Larivière.

L’apparition d’un dieu n’eût pas causé plus d’émoi. Bovary leva les mains, Canivet s’arrêta court, et Homais retira son bonnet grec bien avant que le docteur fût entré.

Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique, l’exerçaient avec exaltation et sagacité ! Tout tremblait dans son hôpital quand il se mettait en colère, et ses élèves le vénéraient si bien, qu’ils s’efforçaient, à peine établis, de l’imiter le plus possible ; de sorte que l’on retrouvait sur eux, par les villes d’alentour, sa longue douillette de mérinos et son large habit noir, dont les parements déboutonnés couvraient un peu ses mains charnues, de fort belles mains, et qui n’avaient jamais de gants, comme pour être plus promptes à plonger dans les misères. Dédaigneux des croix, des titres et des académies, hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire, il eût presque passé pour un saint si la finesse de son esprit ne l’eût fait craindre comme un démon. Son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans l’âme et désarticulait tout mensonge à travers les allégations et les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de cette majesté débonnaire que donnent la conscience d’un grand talent, de la fortune, et quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable.

Il fronça les sourcils dès la porte, en apercevant la face cadavéreuse d’Emma, étendue sur le dos, la bouche ouverte. Puis, tout en ayant l’air d’écouter Canivet, il se passait l’index sous les narines et répétait :

— C’est bien, c’est bien.

Mais il fit un geste lent des épaules. Bovary l’observa : ils se regardèrent ; et cet homme, si habitué pourtant à l’aspect des douleurs, ne put retenir une larme qui tomba sur son jabot.

Il voulut emmener Canivet dans la pièce voisine. Charles le suivit.

— Elle est bien mal, n’est-ce pas ? Si l’on posait des sinapismes ? je ne sais quoi ! Trouvez donc quelque chose, vous qui en avez tant sauvé !

Charles lui entourait le corps de ses deux bras, et il le contemplait d’une manière effarée, suppliante, à demi pâmé contre sa poitrine.

— Allons, mon pauvre garçon, du courage ! Il n’y a plus rien à faire.

Et le docteur Larivière se détourna.

— Vous partez ?

— Je vais revenir.

Il sortit comme pour donner un ordre au postillon avec le sieur Canivet, qui ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir entre ses mains.

Le pharmacien les rejoignit sur la place. Il ne pouvait, par tempérament, se séparer des gens célèbres. Aussi conjura-t-il M. Larivière de lui faire cet insigne honneur d’accepter à déjeuner.

On envoya bien vite prendre des pigeons au Lion d’or, tout ce qu’il y avait de côtelettes à la boucherie, de la crème chez Tuvache, des œufs chez Lestiboudois, et l’apothicaire aidait lui-même aux préparatifs, tandis que Mme Homais disait, en tirant les cordons de sa camisole :

— Vous ferez excuse, monsieur ; car dans notre malheureux pays, du moment qu’on n’est pas prévenu la veille…

— Les verres à patte !!! souffla Homais.

— Au moins, si nous étions à la ville, nous aurions la ressource des pieds farcis.

— Tais-toi !… À table, docteur !

Il jugea bon, après les premiers morceaux, de fournir quelques détails sur la catastrophe :

— Nous avons eu d’abord un sentiment de siccité au pharynx, puis des douleurs intolérables à l’épigastre, superpurgation, coma.

— Comment s’est-elle donc empoisonnée ?

— Je l’ignore, docteur, et même je ne sais pas trop où elle a pu se procurer cet acide arsénieux.

Justin, qui apportait alors une pile d’assiettes, fut saisi d’un tremblement.

— Qu’as-tu ? dit le pharmacien.

Le jeune homme, à cette question, laissa tout tomber par terre, avec un grand fracas.

— Imbécile ! s’écria Homais, maladroit ! lourdaud ! fichu âne !

Mais, soudain, se maîtrisant :

— J’ai voulu, docteur, tenter une analyse, et primo, j’ai délicatement introduit dans un tube…

— Il aurait mieux valu, dit le chirurgien, lui introduire vos doigts dans la gorge.

Son confrère se taisait, ayant tout à l’heure reçu confidentiellement une forte semonce à propos de son émétique, de sorte que ce bon Canivet, si arrogant et verbeux lors du pied-bot, était très modeste aujourd’hui ; il souriait sans discontinuer, d’une manière approbative.

Homais s’épanouissait dans son orgueil d’amphitryon, et l’affligeante idée de Bovary contribuait vaguement à son plaisir, par un retour égoïste qu’il faisait sur lui-même. Puis la présence du Docteur le transportait. Il étalait son érudition, il citait pêle-mêle les cantharides, l’upas, le mancenillier, la vipère.

— Et même j’ai lu que différentes personnes s’étaient trouvées intoxiquées, docteur, et comme foudroyées par des boudins qui avaient subi une trop véhémente fumigation ! Du moins, c’était dans un fort beau rapport, composé par une de nos sommités pharmaceutiques, un de nos maîtres, l’illustre Cadet de Gassicourt !

Mme Homais réapparut, portant une de ces vacillantes machines que l’on chauffe avec de l’esprit-de-vin ; car Homais tenait à faire son café sur la table, l’ayant d’ailleurs torréfié lui-même, porphyrisé lui-même, mixtionné lui-même.

Saccharum, docteur, dit-il en offrant du sucre.

Puis il fit descendre tous ses enfants, curieux d’avoir l’avis du chirurgien sur leur constitution.

Enfin, M. Larivière allait partir, quand Mme Homais lui demanda une consultation pour son mari. Il s’épaississait le sang à s’endormir chaque soir après le dîner.

— Oh ! ce n’est pas le sens qui le gêne.

Et, souriant un peu de ce calembour inaperçu, le docteur ouvrit la porte. Mais la pharmacie regorgeait de monde, et il eut grand’peine à pouvoir se débarrasser du sieur Tuvache, qui redoutait pour son épouse une fluxion de poitrine, parce qu’elle avait coutume de cracher dans les cendres ; puis de M. Binet, qui éprouvait parfois des fringales, et de Mme Caron, qui avait des picotements ; de Lheureux, qui avait des vertiges ; de Lestiboudois, qui avait un rhumatisme ; de Mme Lefrançois, qui avait des aigreurs. Enfin les trois chevaux détalèrent, et l’on trouva généralement qu’il n’avait point montré de complaisance.

L’attention publique fut distraite par l’apparition de M. Bournisien, qui passait sous les halles avec les saintes huiles.

Homais, comme il le devait à ses principes, compara les prêtres à des corbeaux qu’attire l’odeur des morts ; la vue d’un ecclésiastique lui était personnellement désagréable, car la soutane le faisait rêver au linceul, et il exécrait l’une un peu par épouvante de l’autre.

Néanmoins, ne reculant pas devant ce qu’il appelait sa mission, il retourna chez Bovary en compagnie de Canivet, que M. Larivière, avant de partir, avait engagé fortement à cette démarche ; et même, sans les représentations de sa femme, il eût emmené avec lui ses deux fils, afin de les accoutumer aux fortes circonstances pour que ce fût une leçon, un exemple, un tableau solennel qui leur restât plus tard dans la tête.

La chambre, quand ils entrèrent, était toute pleine d’une solennité lugubre. Il y avait sur la table à ouvrage recouverte d’une serviette blanche, cinq ou six petites boules de coton dans un plat d’argent, près d’un gros crucifix, entre deux chandeliers qui brûlaient. Emma, le menton contre sa poitrine, ouvrait démesurément les paupières : et ses pauvres mains se traînaient sur les draps, avec ce geste hideux et doux des agonisants qui semblent vouloir déjà se recouvrir du suaire. Pâle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face d’elle, au pied du lit, tandis que le prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles basses.

Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voir tout à coup l’étole violette, sans doute retrouvant au milieu d’un apaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient.

Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et, collant ses lèvres sur le corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné. Ensuite il récita le Misereatur et l’Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions : d’abord sur les yeux, qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche, qui s’était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l’assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus.

Le curé s’essuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton trempés d’huile, et revint s’asseoir près de la moribonde pour lui dire qu’elle devait à présent joindre ses souffrances à celles de Jésus-Christ et s’abandonner à la miséricorde divine.

En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main un cierge bénit, symbole des gloires célestes dont elle allait tout à l’heure être environnée. Emma, trop faible, ne put fermer les doigts, et le cierge, sans M. Bournisien, serait tombé à terre.

Cependant elle n’était plus aussi pâle, et son visage avait une expression de sérénité, comme si le sacrement l’eût guérie.

Le prêtre ne manqua point d’en faire l’observation ; il expliqua même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l’existence des personnes lorsqu’il le jugeait convenable pour leur salut ; et Charles se rappela un jour où, ainsi près de mourir, elle avait reçu la communion.

— Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il.

En effet, elle regarda tout autour d’elle, lentement, comme quelqu’un qui se réveille d’un songe ; puis, d’une voix distincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessus quelque temps, jusqu’au moment où de grosses larmes lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l’oreiller.

Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croire déjà morte, sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour se détacher. Félicité s’agenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien s’était remis en prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans l’appartement. Charles était de l’autre côté, à genoux, les bras étendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant à chaque battement de son cœur, comme au contre-coup d’une ruine qui tombe. À mesure que le râle devenait plus fort, l’ecclésiastique précipitait ses oraisons : elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche.

Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva, une voix rauque, qui chantait :

Souvent la chaleur d’un beau jour
Fait rêver fillette à l’amour.

Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.

Pour amasser diligemment
Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s’inclinant
Vers le sillon qui nous les donne.

— L’Aveugle ! s’écria-t-elle.

Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.

Il souffla bien fort ce jour-là
Et le jupon court s’envola !

Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus.


IX



I l y a toujours, après la mort de quelqu’un, comme une stupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se résigner à y croire. Mais, quand il s’aperçut pourtant de son immobilité, Charles se jeta sur elle en criant :

— Adieu ! adieu !

Homais et Canivet l’entraînèrent hors de la chambre.

— Modérez-vous !

— Oui, disait-il en se débattant, je serai raisonnable, je ne ferai pas de mal. Mais laissez-moi ! je veux la voir ! c’est ma femme !

Et il pleurait.

— Pleurez, reprit le pharmacien, donnez cours à la nature, cela vous soulagera !

Devenu plus faible qu’un enfant, Charles se laissa conduire en bas, dans la salle, et M. Homais bientôt s’en retourna chez lui.

Il fut, sur la place, accosté par l’Aveugle, qui, s’étant traîné jusqu’à Yonville dans l’espoir de la pommade antiphlogistique, demandait à chaque passant où demeurait l’apothicaire.

— Allons, bon ! comme si je n’avais pas d’autres chiens à fouetter ! Ah ! tant pis, reviens plus tard !

Et il entra précipitamment dans la pharmacie.

Il avait à écrire deux lettres, à faire une potion calmante pour Bovary, à trouver un mensonge qui pût cacher l’empoisonnement et à le rédiger en article pour le Fanal, sans compter les personnes qui l’attendaient, afin d’avoir des informations ; et, quand les Yonvillais eurent tous entendu son histoire d’arsenic qu’elle avait pris pour du sucre, en faisant une crème à la vanille, Homais, encore une fois, retourna chez Bovary.

Il le trouva seul (M. Canivet venait de partir), assis dans le fauteuil, près de la fenêtre, et contemplant d’un regard idiot les pavés de la salle.

— Il faudrait à présent, dit le pharmacien, fixer vous-même l’heure de la cérémonie.

— Pourquoi ? quelle cérémonie ?

Puis d’une voix balbutiante et effrayée :

— Oh ! non, n’est-ce pas ? non, je veux la garder.

Homais, par contenance, prit une carafe sur l’étagère pour arroser les géraniums.

— Ah ! merci, dit Charles, vous êtes bon !

Et il n’acheva pas, suffoquant sous une abondance de souvenirs que ce geste du pharmacien lui rappelait.

Alors, pour le distraire, Homais jugea convenable de causer un peu horticulture ; les plantes avaient besoin d’humidité. Charles baissa la tête en signe d’approbation.

— Du reste, les beaux jours maintenant vont revenir.

— Ah ! fit Bovary.

L’apothicaire, à bout d’idées, se mit à écarter doucement les petits rideaux du vitrage.

— Tiens, voilà M. Tuvache qui passe.

Charles répéta comme une machine :

M. Tuvache qui passe.

Homais n’osa lui reparler des dispositions funèbres ; ce fut l’ecclésiastique qui parvint à l’y résoudre.

Il s’enferma dans son cabinet, prit une plume, et, après avoir sangloté quelque temps, il écrivit :

« Je veux qu’on l’enterre dans sa robe de noces, avec des souliers blancs, une couronne. On lui étalera ses cheveux sur les épaules ; trois cercueils, un de chêne, un d’acajou, un de plomb. Qu’on ne me dise rien, j’aurai de la force. On lui mettra par-dessus tout une grande pièce de velours vert. Je le veux. Faites-le. »

Ces messieurs s’étonnèrent beaucoup des idées romanesques de Bovary, et aussitôt le pharmacien alla lui dire :

— Ce velours me paraît une superfétation. La dépense, d’ailleurs…

— Est-ce que cela vous regarde ? s’écria Charles. Laissez-moi ! vous ne l’aimiez pas ! Allez-vous-en !

L’ecclésiastique le prit par-dessous le bras pour lui faire faire un tour de promenade dans le jardin. Il discourait sur la vanité des choses terrestres. Dieu était bien grand, bien bon ; on devait sans murmure se soumettre à ses décrets, même le remercier.

Charles éclata en blasphèmes.

— Je l’exècre, votre Dieu !

— L’esprit de révolte est encore en vous, soupira l’ecclésiastique.

Bovary était loin. Il marchait à grands pas, le long du mur, près de l’espalier, et il grinçait des dents, il levait au ciel des regards de malédiction ; mais pas une feuille seulement n’en bougea.

Une petite pluie tombait. Charles, qui avait la poitrine nue, finit par grelotter ; il rentra s’asseoir dans la cuisine.

À six heures, on entendit un bruit de ferraille sur la place : c’était l’Hirondelle qui arrivait ; et il resta le front contre les carreaux, à voir descendre les uns après les autres tous les voyageurs. Félicité lui étendit un matelas dans le salon ; il se jeta dessus et s’endormit.

Bien que philosophe, M. Homais respectait les morts. Aussi, sans garder rancune au pauvre Charles, il revint le soir pour faire la veillée du cadavre, apportant avec lui trois volumes, et un portefeuille, afin de prendre des notes.

M. Bournisien s’y trouvait, et deux grands cierges brûlaient au chevet du lit, que l’on avait tiré hors de l’alcôve.

L’apothicaire, à qui le silence pesait, ne tarda pas à formuler quelques plaintes sur cette « infortunée jeune femme » ; et le prêtre répondit qu’il ne restait plus maintenant qu’à prier pour elle.

— Cependant, reprit Homais, de deux choses l’une : ou elle est morte en état de grâce (comme s’exprime l’Église), et alors elle n’a nul besoin de nos prières ; ou bien elle est décédée impénitente (c’est, je crois, l’expression ecclésiastique), et alors…

Bournisien l’interrompit, répliquant d’un ton bourru qu’il n’en fallait pas moins prier.

— Mais, objecta le pharmacien, puisque Dieu connaît tous nos besoins, à quoi peut servir la prière ?

— Comment ! fit l’ecclésiastique, la prière ! Vous n’êtes donc pas chrétien ?

— Pardonnez ! dit Homais. J’admire le christianisme. Il a d’abord affranchi les esclaves, introduit dans le monde une morale…

— Il ne s’agit pas de cela ! Tous les textes…

— Oh ! oh ! quant aux textes, ouvrez l’histoire ; on sait qu’ils ont été falsifiés par les jésuites.

Charles entra, et, s’avançant vers le lit, il tira lentement les rideaux.

Emma avait la tête penchée sur l’épaule droite. Le coin de sa bouche, qui se tenait ouverte, faisait comme un trou noir au bas de son visage ; les deux pouces restaient infléchis dans la paume des mains ; une sorte de poussière blanche lui parsemait les cils, et ses yeux commençaient à disparaître dans une pâleur visqueuse qui ressemblait à une toile mince, comme si des araignées avaient filé dessus. Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils ; et il semblait à Charles que des masses infinies, qu’un poids énorme pesait sur elle.

L’horloge de l’église sonna deux heures. On entendait le gros murmure de la rivière qui coulait dans les ténèbres, au pied de la terrasse. M.  Bournisien, de temps à autre, se mouchait bruyamment, et Homais faisait grincer sa plume sur le papier.

— Allons, mon bon ami, dit-il, retirez-vous, ce spectacle vous déchire !

Charles une fois parti, le pharmacien et le curé recommencèrent leurs discussions.

— Lisez Voltaire ! disait l’un ; lisez d’Holbach, lisez l’Encyclopédie !

— Lisez les Lettres de quelques juifs portugais ! disait l’autre ; lisez la Raison du christianisme, par Nicolas, ancien magistrat !

Ils s’échauffaient, ils étaient rouges, ils parlaient à la fois, sans s’écouter ; Bournisien se scandalisait d’une telle audace ; Homais s’émerveillait d’une telle bêtise ; et ils n’étaient pas loin de s’adresser des injures, quand Charles, tout à coup, reparut. Une fascination l’attirait, il remontait continuellement l’escalier.

Il se posait en face d’elle pour la mieux voir, et il se perdait en cette contemplation, qui n’était plus douloureuse à force d’être profonde.

Il se rappelait des histoires de catalepsie, les miracles du magnétisme ; et il se disait qu’en le voulant extrêmement, il parviendrait peut-être à la ressusciter. Une fois même il se pencha vers elle, et il cria tout bas : « Emma ! Emma ! » Son haleine, fortement poussée, fit trembler la flamme des cierges contre le mur.

Au petit jour, Mme Bovary mère arriva ; Charles en l’embrassant, eut un nouveau débordement de pleurs. Elle essaya, comme avait tenté le pharmacien, de lui faire quelques observations sur les dépenses de l’enterrement. Il s’emporta si fort qu’elle se tut, et même il la chargea de se rendre immédiatement à la ville pour acheter ce qu’il fallait.

Charles resta seul tout l’après-midi ; on avait conduit Berthe chez Mme Homais ; Félicité se tenait en haut, dans la chambre, avec la mère Lefrançois.

Le soir, il reçut des visites. Il se levait, vous serrait les mains sans pouvoir parler, puis l’on s’asseyait auprès des autres, qui faisaient devant la cheminée un grand demi-cercle. La figure basse et le jarret sur le genou, ils dandinaient leur jambe, tout en poussant par intervalles un gros soupir ; et chacun s’ennuyait d’une façon démesurée ; c’était pourtant à qui ne partirait pas.

Homais, quand il revint à neuf heures (on ne voyait que lui sur la place, depuis deux jours), était chargé d’une provision de camphre, de benjoin et d’herbes aromatiques. Il portait aussi un vase plein de chlore, pour bannir les miasmes. À ce moment, la domestique, Mme Lefrançois et la mère Bovary tournaient autour d’Emma, en achevant de l’habiller ; et elles abaissèrent le long voile raide, qui la recouvrit jusqu’à ses souliers de satin.

Félicité sanglotait :

— Ah ! ma pauvre maîtresse ! ma pauvre maîtresse !

Regardez-la, disait en soupirant l’aubergiste, comme elle est mignonne encore ! Si l’on ne jurerait pas qu’elle va se lever tout à l’heure.

Puis elles se penchèrent, pour lui mettre sa couronne.

Il fallut soulever un peu la tête, et alors un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche.

— Ah ! mon Dieu ! la robe, prenez garde ! s’écria Mme Lefrançois. Aidez-nous donc ! disait-elle au pharmacien. Est-ce que vous avez peur, par hasard ?

— Moi, peur ? répliqua-t-il en haussant les épaules. Ah bien, oui ! J’en ai vu d’autres à l’Hôtel-Dieu, quand j’étudiais la pharmacie ! Nous faisions du punch dans l’amphithéâtre aux dissections ! Le néant n’épouvante pas un philosophe ; et même, je le dis souvent, j’ai l’intention de léguer mon corps aux hôpitaux, afin de servir plus tard à la Science.

En arrivant, le curé demanda comment se portait Monsieur ; et, sur la réponse de l’apothicaire, il reprit :

— Le coup, vous comprenez, est encore trop récent !

Alors Homais le félicita de n’être pas exposé, comme tout le monde, à perdre une compagne chérie ; d’où s’ensuivit une discussion sur le célibat des prêtres.

— Car, disait le pharmacien, il n’est pas naturel qu’un homme se passe de femmes ! On a vu des crimes…

— Mais, sabre de bois ! s’écria l’ecclésiastique, comment voulez-vous qu’un individu pris dans le mariage puisse garder, par exemple, le secret de la confession ?

Homais attaqua la confession. Bournisien la défendit ; il s’étendit sur les restitutions qu’elle faisait opérer. Il cita différentes anecdotes de voleurs devenus honnêtes tout à coup. Des militaires, s’étant approchés du tribunal de la pénitence, avaient senti les écailles leur tomber des yeux. Il y avait à Fribourg un ministre…

Son compagnon dormait. Puis, comme il étouffait un peu dans l’atmosphère trop lourde de la chambre, il ouvrit la fenêtre, ce qui réveilla le pharmacien.

— Allons, une prise ! lui dit-il. Acceptez, cela dissipe.

Des aboiements continus se traînaient au loin, quelque part.

— Entendez-vous un chien qui hurle ? dit le pharmacien.

— On prétend qu’ils sentent les morts, répondit l’ecclésiastique. C’est comme les abeilles ; elles s’envolent de la ruche au décès des personnes.

Homais ne releva pas ces préjugés, car il s’était rendormi.

M. Bournisien, plus robuste, continua quelque temps à remuer tout bas les lèvres ; puis, insensiblement, il baissa le menton, lâcha son gros livre noir et se mit à ronfler.

Ils étaient en face l’un de l’autre, le ventre en avant, la figure bouffie, l’air renfrogné, après tant de désaccord se rencontrant enfin dans la même faiblesse humaine ; et ils ne bougeaient pas plus que le cadavre à côté d’eux qui avait l’air de dormir.

Charles, en entrant, ne les réveilla point. C’était la dernière fois. Il venait lui faire ses adieux.

Les herbes aromatiques fumaient encore, et des tourbillons de vapeur bleuâtre se confondaient au bord de la croisée avec le brouillard qui entrait. Il y avait quelques étoiles, et la nuit était douce.

La cire des cierges tombait par grosses larmes sur les draps du lit. Charles les regardait brûler, fatiguant ses yeux contre le rayonnement de leur flamme jaune.

Des moires frissonnaient sur la robe de satin, blanche comme un clair de lune. Emma disparaissait dessous ; et il lui semblait que, s’épandant au dehors d’elle-même, elle se perdait confusément dans l’entourage des choses, dans le silence, dans la nuit, dans le vent qui passait, dans les senteurs humides qui montaient.

Puis, tout à coup, il la voyait dans le jardin de Tostes sur le banc, contre la haie d’épines, ou bien à Rouen, dans les rues, sur le seuil de leur maison, dans la cour des Bertaux. Il entendait encore le rire des garçons en gaieté qui dansaient sous les pommiers ; la chambre était pleine du parfum de sa chevelure, et sa robe lui frissonnait dans les bras avec un bruit d’étincelles. C’était la même, celle-là !

Il fut longtemps à se rappeler ainsi toutes les félicités disparues, ses attitudes, ses gestes, le timbre de sa voix. Après un désespoir, il en venait un autre et toujours, intarissablement, comme les flots d’une marée qui déborde.

Il eut une curiosité terrible : lentement, du bout des doigts, en palpitant, il releva son voile. Mais il poussa un cri d’horreur qui réveilla les deux autres. Ils l’entraînèrent en bas, dans la salle.

Puis Félicité vint dire qu’il demandait des cheveux.

— Coupez-en ! répliqua l’apothicaire.

Et, comme elle n’osait, il s’avança lui-même, les ciseaux à la main. Il tremblait si fort, qu’il piqua la peau des tempes en plusieurs places. Enfin, se raidissant contre l’émotion, Homais donna deux ou trois grands coups au hasard, ce qui fit des marques blanches dans cette belle chevelure noire.

Le pharmacien et le curé se replongèrent dans leurs occupations, non sans dormir de temps à autre, ce dont ils s’accusaient réciproquement à chaque réveil nouveau. Alors M. Bournisien aspergeait la chambre d’eau bénite et Homais jetait un peu de chlore par terre.

Félicité avait eu soin de mettre pour eux, sur la commode, une bouteille d’eau-de-vie, un fromage et une grosse brioche. Aussi l’apothicaire, qui n’en pouvait plus, soupira, vers quatre heures du matin :

— Ma foi, je me sustenterais avec plaisir !

L’ecclésiastique ne se fit point prier ; il sortit pour aller dire sa messe, revint ; puis ils mangèrent et trinquèrent, tout en ricanant un peu, sans savoir pourquoi, excités par cette gaieté vague qui vous prend après des séances de tristesse ; et, au dernier petit verre, le prêtre dit au pharmacien, tout en lui frappant sur l’épaule :

— Nous finirons par nous entendre !

Ils rencontrèrent en bas, dans le vestibule, les ouvriers qui arrivaient. Alors Charles, pendant deux heures, eut à subir le supplice du marteau qui résonnait sur les planches. Puis on la descendit dans son cercueil de chêne, que l’on emboîta dans les deux autres ; mais, comme la bière était trop large, il fallut boucher les interstices avec la laine d’un matelas. Enfin, quand les trois couvercles furent rabotés, cloués, soudés, on l’exposa devant la porte ; on ouvrit toute grande la maison, et les gens d’Yonville commencèrent à affluer.

Le père Rouault arriva. Il s’évanouit sur la place en apercevant le drap noir.


X



I l n’avait reçu la lettre du pharmacien que trente-six heures après l’événement ; et, par égard pour sa sensibilité, M. Homais l’avait rédigée de telle façon qu’il était impossible de savoir à quoi s’en tenir.

Le bonhomme tomba d’abord comme frappé d’apoplexie. Ensuite il comprit qu’elle n’était pas morte. Mais elle pouvait l’être… Enfin il avait passé sa blouse, pris son chapeau, accroché un éperon à son soulier et était parti ventre à terre ; et, tout le long de la route, le père Rouault, haletant, se dévora d’angoisses. Une fois même, il fut obligé de descendre. Il n’y voyait plus, il entendait des voix autour de lui, il se sentait devenir fou.

Le jour se leva. Il aperçut trois poules noires qui dormaient dans un arbre ; il tressaillit, épouvanté de ce présage. Alors il promit à la sainte Vierge trois chasubles pour l’église, et qu’il irait pieds nus depuis le cimetière des Bertaux jusqu’à la chapelle de Vassonville.

Il entra dans Maromme en hélant les gens de l’auberge, enfonça la porte d’un coup d’épaule, bondit au sac d’avoine, versa dans la mangeoire une bouteille de cidre doux, et renfourcha son bidet, qui faisait feu des quatre fers.

Il se disait qu’on la sauverait sans doute ; les médecins découvriraient un remède, c’était sûr. Il se rappela toutes les guérisons miraculeuses qu’on lui avait contées.

Puis elle lui apparaissait morte. Elle était là, devant lui, étendue sur le dos, au milieu de la route. Il tirait la bride et l’hallucination disparaissait.

À Quincampoix, pour se donner du cœur, il but trois cafés l’un sur l’autre.

Il songea qu’on s’était trompé de nom en écrivant. Il chercha la lettre dans sa poche, l’y sentit, mais il n’osa pas l’ouvrir.

Il en vint à supposer que c’était peut-être une farce, une vengeance de quelqu’un, une fantaisie d’homme en goguette ; et, d’ailleurs, si elle était morte, on le saurait ? Mais non ! la campagne n’avait rien d’extraordinaire : le ciel était bleu, les arbres se balançaient ; un troupeau de moutons passa. Il aperçut le village ; on le vit accourant tout penché sur son cheval, qu’il bâtonnait à grands coups, et dont les sangles dégouttelaient de sang.

Quand il eut repris connaissance, il tomba tout en pleurs dans les bras de Bovary :

— Ma fille ! Emma ! mon enfant ! expliquez-moi… ?

Et l’autre répondait avec des sanglots :

— Je ne sais pas, je ne sais pas ! c’est une malédiction ! L’apothicaire les sépara.

— Ces horribles détails sont inutiles. J’en instruirai monsieur. Voici le monde qui vient. De la dignité, fichtre ! de la philosophie !

Le pauvre garçon voulut paraître fort, et il répéta plusieurs fois :

— Oui…, du courage !

— Eh bien ! s’écria le bonhomme, j’en aurai, nom d’un tonnerre de Dieu ! Je m’en vas la conduire jusqu’au bout.

La cloche tintait. Tout était prêt. Il fallut se mettre en marche.

Et, assis dans une stalle du chœur, l’un près de l’autre, ils virent passer devant eux et repasser continuellement les trois chantres qui psalmodiaient. Le serpent soufflait à pleine poitrine. M. Bournisien, en grand appareil, chantait d’une voix aiguë ; il saluait le tabernacle, élevait les mains, étendait les bras. Lestiboudois circulait dans l’église avec sa latte de baleine ; près du lutrin, la bière reposait entre quatre rangs de cierges. Charles avait envie de se lever pour les éteindre.

Il tâchait cependant de s’exciter à la dévotion, de s’élancer dans l’espoir d’une vie future où il la reverrait. Il imaginait qu’elle était partie en voyage, bien loin, depuis longtemps. Mais, quand il pensait qu’elle se trouvait là-dessous, et que tout était fini, qu’on l’emportait dans la terre, il se prenait d’une rage farouche, noire, désespérée. Parfois il croyait ne plus rien sentir ; et il savourait cet adoucissement de sa douleur, tout en se reprochant d’être un misérable.

On entendit sur les dalles comme le bruit sec d’un bâton ferré qui les frappait à temps égaux. Cela venait du fond, et s’arrêta court dans les bas-côtés de l’église. Un homme en grosse veste brune s’agenouilla péniblement. C’était Hippolyte, le garçon du Lion d’or. Il avait mis sa jambe neuve.

L’un des chantres vint faire le tour de la nef pour quêter, et les gros sous, les uns après les autres, sonnaient dans le plat d’argent.

— Dépêchez-vous donc ! je souffre, moi ! s’écria Bovary, en lui jetant avec colère une pièce de cinq francs.

L’homme d’église le remercia par une longue révérence.

On chantait, on s’agenouillait, on se relevait, cela n’en finissait pas ! Il se rappela qu’une fois, dans les premiers temps, ils avaient ensemble assisté à la messe, et ils s’étaient mis de l’autre côté, à droite, contre le mur. La cloche recommença. Il y eut un grand mouvement de chaises. Les porteurs glissèrent leurs trois bâtons sous la bière et l’on sortit de l’église.

Justin alors parut sur le seuil de la pharmacie. Il y rentra tout à coup, pâle, chancelant.

On se tenait aux fenêtres pour voir passer le cortège. Charles, en avant, se cambrait la taille. Il affectait un air brave et saluait d’un signe ceux qui, débouchant des ruelles ou des portes, se rangeaient dans la foule.

Les six hommes, trois de chaque côté, marchaient au petit pas et en haletant un peu. Les prêtres, les chantres et les deux enfants de chœur récitaient le De profundis ; et leurs voix s’en allaient sur la campagne, montant et s’abaissant avec des ondulations. Parfois ils disparaissaient aux détours du sentier ; mais la grande croix d’argent se dressait toujours entre les arbres.

Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon rabattu ; elles portaient à la main un gros cierge qui brûlait, et Charles se sentait défaillir à cette continuelle répétition de prières et de flambeaux, sous ces odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraîche soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de rosée tremblaient au bord du chemin, sur les haies d’épines. Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient l’horizon : le claquement d’une charrette roulant au loin dans les ornières, le cri d’un coq qui se répétait ou la galopade d’un poulain que l’on voyait s’enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages roses ; des lumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières couvertes d’iris ; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souvenait de matins comme celui-ci, où, après avoir visité quelque malade, il en sortait, et retournait vers elle.

Le drap noir, semé de larmes blanches, se levait de temps à autre en découvrant la bière. Les porteurs fatigués se ralentissaient, et elle avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à chaque flot.

On arriva.

Les hommes continuèrent jusqu’en bas, à une place dans le gazon où la fosse était creusée.

On se rangea tout autour ; et, tandis que le prêtre parlait, la terre rouge, rejetée sur les bords, coulait par les coins, sans bruit, continuellement.

Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière dessus. Il la regarda descendre. Elle descendait toujours.

Enfin, on entendit un choc ; les cordes en grinçant remontèrent. Alors Bournisien prit la bêche que lui tendait Lestiboudois ; de sa main gauche, tout en aspergeant de la droite, il poussa vigoureusement une large pelletée ; et le bois du cercueil, heurté par les cailloux, fit ce bruit formidable qui nous semble être le retentissement de l’éternité.

L’ecclésiastique passa le goupillon à son voisin. C’était M. Homais. Il le secoua gravement, puis le tendit à Charles, qui s’affaissa jusqu’aux genoux dans la terre, et il en jetait à pleines mains tout en criant : « Adieu ! » Il lui envoyait des baisers ; il se traînait vers la fosse pour s’y engloutir avec elle.

On l’emmena ; et il ne tarda pas à s’apaiser, éprouvant peut-être, comme tous les autres, la vague satisfaction d’en avoir fini.

Le père Rouault, en revenant, se mit tranquillement à fumer une pipe ; ce que Homais, dans son for intérieur, jugea peu convenable. Il remarqua de même que M. Binet s’était abstenu de paraître, que Tuvache « avait filé » après la messe, et que Théodore, le domestique du notaire, portait un habit bleu, « comme si l’on ne pouvait pas trouver un habit noir, puisque c’est l’usage, que diable ! » Et pour communiquer ses observations, il allait d’un groupe à l’autre. On y déplorait la mort d’Emma, et surtout Lheureux, qui n’avait point manqué de venir à l’enterrement.

— Cette pauvre petite dame ! quelle douleur pour son mari !

L’apothicaire reprenait :

— Sans moi, savez-vous bien, il se serait porté sur lui-même à quelque attentat funeste !

— Une si bonne personne ! Dire pourtant que je l’ai encore vue samedi dernier dans ma boutique !

— Je n’ai pas eu le loisir, dit Homais, de préparer quelques paroles que j’aurais jetées sur sa tombe.

En rentrant, Charles se déshabilla, et le père Rouault repassa sa blouse bleue. Elle était neuve, et, comme il s’était, pendant la route, souvent essuyé les yeux avec les manches, elle avait déteint sur sa figure ; et la trace des pleurs y faisait des lignes dans la couche de poussière qui la salissait.

Mme Bovary mère était avec eux. Ils se taisaient tous les trois. Enfin le bonhomme soupira :

— Vous rappelez-vous, mon ami, que je suis venu à Tostes une fois, quand vous veniez de perdre votre première défunte. Je vous consolais dans ce temps-là ! Je trouvais quoi dire ; mais à présent…

Puis, avec un long gémissement qui souleva toute sa poitrine :

— Ah ! c’est la fin pour moi, voyez-vous ! J’ai vu partir ma femme…, mon fils après…, et voilà ma fille, aujourd’hui !

Il voulut s’en retourner tout de suite aux Bertaux, disant qu’il ne pourrait pas dormir dans cette maison-là. Il refusa même de voir sa petite-fille.

— Non ! non ! ça me ferait trop de deuil. Seulement, vous l’embrasserez bien ! Adieu !… vous êtes un bon garçon ! Et puis, jamais je n’oublierai ça, dit-il en se frappant la cuisse, n’ayez peur ! vous recevrez toujours votre dinde.

Mais, quand il fut au haut de la côte, il se détourna, comme autrefois il s’était détourné sur le chemin de Saint-Victor, en se séparant d’elle. Les fenêtres du village étaient tout en feu sous les rayons obliques du soleil, qui se couchait dans la prairie. Il mit sa main devant ses yeux ; et il aperçut à l’horizon un enclos de murs où des arbres, çà et là, faisaient des bouquets noirs entre des pierres blanches, puis il continua sa route, au petit trot, car son bidet boitait.

Charles et sa mère restèrent le soir, malgré leur fatigue, fort longtemps à causer ensemble. Ils parlèrent des jours d’autrefois et de l’avenir. Elle viendrait habiter Yonville, elle tiendrait son ménage, ils ne se quitteraient plus. Elle fut ingénieuse et caressante, se réjouissant intérieurement à ressaisir une affection qui depuis tant d’années lui échappait. Minuit sonna. Le village, comme d’habitude, était silencieux, et Charles, éveillé, pensait toujours à elle.

Rodolphe, qui, pour se distraire, avait battu le bois toute la journée, dormait tranquillement dans son château ; et Léon, là-bas, dormait aussi.

Il y en avait un autre qui, à cette heure-là, ne dormait pas.

Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret immense, plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. La grille tout à coup craqua. C’était Lestiboudois ; il venait chercher sa bêche qu’il avait oubliée tantôt. Il reconnut Justin escaladant le mur, et sut alors à quoi s’en tenir sur le malfaiteur qui lui dérobait ses pommes de terre.


XI



C harles, le lendemain, fit revenir la petite. Elle demanda sa maman. On lui répondit qu’elle était absente, qu’elle lui rapporterait des joujoux. Berthe en reparla plusieurs fois ; puis, à la longue, elle n’y pensa plus. La gaieté de cette enfant navrait Bovary, et il avait à subir les intolérables consolations du pharmacien.

Les affaires d’argent bientôt recommencèrent, M. Lheureux excitant de nouveau son ami Vinçart, et Charles s’engagea pour des sommes exorbitantes ; car jamais il ne voulut consentir à laisser vendre le moindre des meubles qui lui avaient appartenu. Sa mère en fut exaspérée. Il s’indigna plus fort qu’elle. Il avait changé tout à fait. Elle abandonna la maison.

Alors chacun se mit à profiter. Mlle Lempereur réclama six mois de leçons, bien qu’Emma n’en eût jamais pris une seule (malgré cette facture acquittée qu’elle avait fait voir à Bovary) : c’était une convention entre elles deux ; le loueur de livres réclama trois ans d’abonnement ; la mère Rolet réclama le port d’une vingtaine de lettres ; et, comme Charles demandait des explications, elle eut la délicatesse de répondre :

— Ah ! je ne sais rien ! c’était pour ses affaires.

À chaque dette qu’il payait, Charles croyait en avoir fini. Il en survenait d’autres, continuellement.

Il exigea l’arriéré d’anciennes visites. On lui montra les lettres que sa femme avait envoyées. Alors il fallut faire des excuses.

Félicité portait maintenant les robes de Madame ; non pas toutes, car il en avait gardé quelques-unes, et il les allait voir dans son cabinet de toilette, où il s’enfermait ; elle était à peu près de sa taille, souvent Charles, en l’apercevant par derrière, était saisi d’une illusion, et s’écriait :

— Oh ! reste ! reste !

Mais, à la Pentecôte, elle décampa d’Yonville, enlevée par Théodore, et en volant tout ce qui restait de la garde-robe.

Ce fut vers cette époque que Mme veuve Dupuis eut l’honneur de lui faire part du « mariage de M. Léon Dupuis, son fils, notaire à Yvetot, avec Mlle Léocadie Lebœuf, de Bondeville. » Charles, parmi les félicitations qu’il lui adressa, écrivit cette phrase :

« Comme ma pauvre femme aurait été heureuse ! »

Un jour qu’errant sans but dans la maison, il était monté jusqu’au grenier, il sentit sous sa pantoufle une boulette de papier fin. Il l’ouvrit et il lut : « Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence. » C’était la lettre de Rodolphe, tombée à terre entre des caisses, qui était restée là, et que le vent de la lucarne venait de pousser vers la porte. Et Charles demeura tout immobile et béant à cette même place où jadis, encore plus pâle que lui, Emma, désespérée, avait voulu mourir. Enfin, il découvrit un petit R au bas de la seconde page. Qu’était-ce ? Il se rappela les assiduités de Rodolphe, sa disparition soudaine et l’air contraint qu’il avait eu en le rencontrant depuis, deux ou trois fois. Mais le ton respectueux de la lettre l’illusionna.

— Ils se sont peut-être aimés platoniquement, se dit-il.

D’ailleurs, Charles n’était pas de ceux qui descendent au fond des choses ; il recula devant les preuves, et sa jalousie incertaine se perdit dans l’immensité de son chagrin.

On avait dû, pensait-il, l’adorer. Tous les hommes, à coup sûr, l’avaient convoitée. Elle lui en parut plus belle ; et il en conçut un désir permanent, furieux, qui enflammait son désespoir et qui n’avait pas de limites, parce qu’il était maintenant irréalisable.

Pour lui plaire, comme si elle vivait encore, il adopta ses prédilections, ses idées ; il s’acheta des bottes vernies, il prit l’usage des cravates blanches. Il mettait du cosmétique à ses moustaches, il souscrivit comme elle des billets à ordre. Elle le corrompait par delà le tombeau.

Il fut obligé de vendre l’argenterie pièce à pièce, ensuite il vendit les meubles du salon. Tous les appartements se dégarnirent ; mais la chambre, sa chambre à elle, était restée comme autrefois. Après son dîner, Charles montait là. Il poussait devant le feu la table ronde, et il approchait son fauteuil. Il s’asseyait en face. Une chandelle brûlait dans un des flambeaux dorés. Berthe, près de lui, enluminait des estampes.

Il souffrait, le pauvre homme, à la voir si mal vêtue, avec ses brodequins sans lacet et l’emmanchure de ses blouses déchirée jusqu’aux hanches, car la femme de ménage n’en prenait guère de souci. Mais elle était si douce, si gentille, et sa petite tête se penchait si gracieusement en laissant retomber sur ses joues roses sa bonne chevelure blonde, qu’une délectation infinie l’envahissait, plaisir tout mêlé d’amertume comme ces vins mal faits qui sentent la résine. Il raccommodait ses joujoux, lui fabriquait des pantins avec du carton, ou recousait le ventre déchiré de ses poupées. Puis, s’il rencontrait des yeux la boîte à ouvrage, un ruban qui traînait ou même une épingle restée dans une fente de la table, il se prenait à rêver, et il avait l’air si triste, qu’elle devenait triste comme lui.

Personne à présent ne venait les voir ; car Justin s’était enfui à Rouen, où il est devenu garçon épicier, et les enfants de l’apothicaire fréquentaient de moins en moins la petite, M. Homais ne se souciant pas, vu la différence de leurs conditions sociales, que l’intimité se prolongeât.

L’Aveugle, qu’il n’avait pu guérir avec sa pommade, était retourné dans la côte du bois Guillaume, où il narrait aux voyageurs la vaine tentative du pharmacien, à tel point que Homais, lorsqu’il allait à la ville, se dissimulait derrière les rideaux de l’Hirondelle, afin d’éviter sa rencontre. Il l’exécrait ; et, dans l’intérêt de sa propre réputation, voulant s’en débarrasser à toute force, il dressa contre lui une batterie cachée, qui décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité. Durant six mois consécutifs, on put donc lire dans le Fanal de Rouen des entrefilets ainsi conçus :

« Toutes les personnes qui se dirigent vers les fertiles contrées de la Picardie auront remarqué, sans doute, dans la côte du bois Guillaume, un misérable atteint d’une horrible plaie faciale. Il vous importune, vous persécute et prélève un véritable impôt sur les voyageurs. Sommes-nous encore à ces temps monstrueux du moyen âge, où il était permis aux vagabonds d’étaler par nos places publiques la lèpre et les scrofules qu’ils avaient rapportées de la croisade ? »

Ou bien :

« Malgré les lois contre le vagabondage, les abords de nos grandes villes continuent à être infestés par des bandes de pauvres. On en voit qui circulent isolément, et qui, peut-être, ne sont pas les moins dangereux. À quoi songent nos édiles ? »

Puis Homais inventait des anecdotes :

« Hier, dans la côte du bois Guillaume, un cheval ombrageux… » Et suivait le récit d’un accident occasionné par la présence de l’Aveugle.

Il fit si bien, qu’on l’incarcéra. Mais on le relâcha. Il recommença, et Homais aussi recommença. C’était une lutte. Il eut la victoire ; car son ennemi fut condamné à une reclusion perpétuelle dans un hospice.

Ce succès l’enhardit ; et dès lors il n’y eut plus dans l’arrondissement un chien écrasé, une grange incendiée, une femme battue, dont aussitôt il ne fît part au public, toujours guidé par l’amour du progrès et la haine des prêtres. Il établissait des comparaisons entre les écoles primaires et les frères ignorantins, au détriment de ces derniers, rappelait la Saint-Barthélemy à propos d’une allocation de cent francs faite à l’église, et dénonçait des abus, lançait des boutades. C’était son mot. Homais sapait ; il devenait dangereux.

Cependant il étouffait dans les limites étroites du journalisme, et bientôt il lui fallut le livre, l’ouvrage ! Alors il composa une Statistique générale du canton d’Yonville, suivie d’observations climatologiques, et la statistique le poussa vers la philosophie. Il se préoccupa des grandes questions : problème social, moralisation des classes pauvres, pisciculture, caoutchouc, chemins de fer, etc. Il en vint à rougir d’être un bourgeois. Il affectait le genre artiste, il fumait ! Il s’acheta deux statuettes chic Pompadour, pour décorer son salon.

Il n’abandonnait point la pharmacie ; au contraire ! il se tenait au courant des découvertes. Il suivait le grand mouvement des chocolats. C’est le premier qui ait fait venir dans la Seine-Inférieure du cho-ca et de la revalentia. Il s’éprit d’enthousiasme pour les chaînes hydro-électriques Pulvermacher ; il en portait une lui-même ; et, le soir, quand il retirait son gilet de flanelle, Mme Homais restait tout éblouie devant la spirale d’or sous laquelle il disparaissait, et sentait redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garrotté qu’un Scythe et splendide comme un mage.

Il eut de belles idées à propos du tombeau d’Emma. Il proposa d’abord un tronçon de colonne avec une draperie, ensuite une pyramide, puis un temple de Vesta, une manière de rotonde… ou bien « un amas de ruines ». Et, dans tous les plans, Homais ne démordait point du saule pleureur, qu’il considérait comme le symbole obligé de la tristesse.

Charles et lui firent ensemble un voyage à Rouen, pour voir des tombeaux, chez un entrepreneur de sépultures, — accompagnés d’un artiste peintre, un nommé Vaufrilard, ami de Bridoux, et qui, tout le temps, débita des calembours. Enfin, après avoir examiné une centaine de dessins, s’être commandé un devis et avoir fait un second voyage à Rouen, Charles se décida pour un mausolée qui devait porter sur ses deux faces principales « un génie tenant une torche éteinte ».

Quant à l’inscription, Homais ne trouvait rien de beau comme : Sta viator, et il en restait là ; il se creusait l’imagination ; il répétait continuellement : Sta viator Enfin, il découvrit : amabilem conjugem calcas ! qui fut adopté.

Une chose étrange, c’est que Bovary, tout en pensant à Emma continuellement, l’oubliait ; et il se désespérait à sentir cette image lui échapper de la mémoire au milieu des efforts qu’il faisait pour la retenir. Chaque nuit pourtant, il la rêvait ; c’était toujours le même rêve : il s’approchait d’elle ; mais, quand il venait à l’étreindre, elle tombait en pourriture, dans ses bras.

On le vit pendant une semaine entrer le soir à l’église. M. Bournisien lui fit même deux ou trois visites, puis l’abandonna. D’ailleurs, le bonhomme tournait à l’intolérance, au fanatisme, disait Homais ; il fulminait contre l’esprit du siècle, et ne manquait pas, tous les quinze jours, au sermon, de raconter l’agonie de Voltaire, lequel mourut en dévorant ses excréments, comme chacun sait.

Malgré l’épargne où vivait Bovary, il était loin de pouvoir amortir ses anciennes dettes. Lheureux refusa de renouveler aucun billet. La saisie devint imminente. Alors il eut recours à sa mère, qui consentit à lui laisser prendre une hypothèque sur ses biens, mais en lui envoyant force récriminations contre Emma ; et elle demandait, en retour de son sacrifice, un châle échappé aux ravages de Félicité. Charles le lui refusa. Ils se brouillèrent.

Elle fit les premières ouvertures de raccommodement en lui proposant de prendre chez elle la petite, qui la soulagerait dans sa maison. Charles y consentit. Mais, au moment du départ, tout courage l’abandonna. Alors, ce fut une rupture définitive, complète.

À mesure que ses affections disparaissaient, il se resserrait plus étroitement à l’amour de son enfant. Elle l’inquiétait cependant ; car elle toussait quelquefois, et avait des plaques rouges aux pommettes.

En face de lui s’étalait, florissante et hilare, la famille du pharmacien, que tout au monde contribuait à satisfaire. Napoléon l’aidait au laboratoire, Athalie lui brodait un bonnet grec, Irma découpait des rondelles de papier pour couvrir les confitures, et Franklin récitait tout d’une haleine la table de Pythagore. Il était le plus heureux des pères, le plus fortuné des hommes.

Erreur ! une ambition sourde le rongeait : Homais désirait la croix. Les titres ne lui manquaient point :

1o S’être, lors du choléra, signalé par un dévouement sans bornes ; 2o avoir publié, et à mes frais, différents ouvrages d’utilité publique, tels que… (et il rappelait son mémoire intitulé : Du cidre, de sa fabrication et de ses effets ; plus, des observations sur le puceron laniger, envoyées à l’Académie ; son volume de statistique, et jusqu’à sa thèse de pharmacien) ; sans compter que je suis membre de plusieurs sociétés savantes (il l’était d’une seule).

— Enfin, s’écriait-il, en faisant une pirouette, quand ce ne serait que de me signaler aux incendies !

Alors Homais inclina vers le Pouvoir. Il rendit secrètement à M. le préfet de grands services dans les élections. Il se vendit, enfin, il se prostitua. Il adressa même au souverain une pétition où il le suppliait de lui faire justice ; il l’appelait notre bon roi et le comparait à Henri IV.

Et chaque matin, l’apothicaire se précipitait sur le journal pour y découvrir sa nomination ; elle ne venait pas. Enfin, n’y tenant plus, il fit dessiner dans son jardin un gazon figurant l’étoile de l’honneur, avec deux petits tordillons d’herbe qui partaient du sommet pour imiter le ruban. Il se promenait autour, les bras croisés, en méditant sur l’ineptie du gouvernement et l’ingratitude des hommes.

Par respect, ou par une sorte de sensualité qui lui faisait mettre de la lenteur dans ses investigations, Charles n’avait pas encore ouvert le compartiment secret d’un bureau de palissandre dont Emma se servait habituellement. Un jour, enfin, il s’assit devant, tourna la clef et poussa le ressort. Toutes les lettres de Léon s’y trouvaient. Plus de doute, cette fois ! Il dévora jusqu’à la dernière, fouilla dans tous les coins, tous les meubles, tous les tiroirs, derrière les murs, sanglotant, hurlant, éperdu, fou. Il découvrit une boîte, la défonça d’un coup de pied. Le portrait de Rodolphe lui sauta en plein visage, au milieu des billets doux bouleversés.

On s’étonna de son découragement. Il ne sortait plus, ne recevait personne, refusait même d’aller voir ses malades. Alors on prétendit qu’il s’enfermait pour boire.

Quelquefois pourtant, un curieux se haussait par-dessus la haie du jardin, et apercevait avec ébahissement cet homme à barbe longue, couvert d’habits sordides, farouche, et qui pleurait tout haut en marchant.

Le soir, dans l’été, il prenait avec lui sa petite fille et la conduisait au cimetière. Ils s’en revenaient à la nuit close, quand il n’y avait plus d’éclairé sur la place que la lucarne de Binet.

Cependant la volupté de sa douleur était incomplète, car il n’avait autour de lui personne qui la partageât ; et il faisait des visites à la mère Lefrançois afin de pouvoir parler d’elle. Mais l’aubergiste ne l’écoutait que d’une oreille, ayant comme lui des chagrins, car M. Lheureux venait enfin d’établir les Favorites du commerce, et Hivert, qui jouissait d’une grande réputation pour les commissions, exigeait un surcroît d’appointements et menaçait de s’engager « à la concurrence ».

Un jour qu’il était allé au marché d’Argueil pour y vendre son cheval, — dernière ressource, — il rencontra Rodolphe.

Ils pâlirent en s’apercevant. Rodolphe, qui avait seulement envoyé sa carte, balbutia d’abord quelques excuses, puis s’enhardit et même poussa l’aplomb (il faisait très chaud, on était au mois d’août), jusqu’à l’inviter à prendre une bouteille de bière au cabaret.

Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en rêveries devant cette figure qu’elle avait aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d’elle. C’était un émerveillement. Il aurait voulu être cet homme.

L’autre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous les interstices où pouvait se glisser une allusion. Charles ne l’écoutait pas ; Rodolphe s’en apercevait, et il suivait sur la mobilité de sa figure le passage des souvenirs. Elle s’empourprait peu à peu, les narines battaient vite, les lèvres frémissaient ; il y eut même un instant où Charles, plein d’une fureur sombre, fixa ses yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte d’effroi, s’interrompit. Mais bientôt la même lassitude funèbre réapparut sur son visage.

— Je ne vous en veux pas, dit-il.

Rodolphe était resté muet. Et Charles, la tête dans ses deux mains, reprit d’une voix éteinte et avec l’accent résigné des douleurs infinies :

— Non, je ne vous en veux plus !

Il ajouta même un grand mot, le seul qu’il ait jamais dit :

— C’est la faute de la fatalité !

Rodolphe, qui avait conduit cette fatalité, le trouva bien débonnaire pour un homme dans sa situation, comique même, et un peu vil.

Le lendemain, Charles alla s’asseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours passaient par le treillis ; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel était bleu, des cantharides bourdonnaient autour des lis en fleur, et Charles suffoquait comme un adolescent sous les vagues effluves amoureuses qui gonflaient son cœur chagrin.

À sept heures, la petite Berthe, qui ne l’avait pas vu de tout l’après-midi, vint le chercher pour dîner.

Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.

— Papa, viens donc ! dit-elle.

Et, croyant qu’il voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il était mort.

Trente-six heures après, sur la demande de l’apothicaire, M. Canivet accourut. Il l’ouvrit et ne trouva rien.

Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante et quinze centimes qui servirent à payer le voyage de Mlle Bovary chez sa grand’mère. La bonne femme mourut dans l’année même ; le père Rouault étant paralysé, ce fut une tante qui s’en chargea. Elle est pauvre et l’envoie, pour gagner sa vie, dans une filature de coton.

Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autorité le ménage et l’opinion publique le protège.

Il vient de recevoir la croix d’honneur.

FIN


NOTE



ORIGINE DE MADAME BOVARY.


J’étais envahi par le cancer du lyrisme, vous m’avez opéré ; il n’était que temps, mais j’en ai crié de douleur.
G. Flaubert.


Une grande affection unissait Gustave Flaubert à son ami d’enfance Alfred Le Poittevin, à Maxime Du Camp qu’il connut à Paris alors que tous deux y faisaient leur droit, et à partir de 1846, à Louis Bouilhet — ancien interne de son père à l’hôpital de Rouen — qui, à cette date, abandonna la chirurgie pour se consacrer à la littérature.

Dès l’âge de treize ans, se révélait chez Flaubert une imagination prodigieuse qui, secondée par des allures indépendantes, une volonté tenace, un caractère orgueilleux, le destinait à la carrière littéraire. Il était né écrivain en pleine époque romantique. (Voir biographie.)

Jusqu’en 1851, il écrit fragments, essais, pièces, romans, sans les publier, trouvant sa formule esthétique imprécise, son art imparfait (voir Œuvres de jeunesse). Mais il les lit à ses amis, et quoique bataillant, il en accepte souvent les opinions et les conseils. C’est ainsi que Le Poittevin, écrivain de grande probité, était le critique le plus inflexible. Scrupuleux, ayant sur l’impersonnalité dans l’art des idées intransigeantes, pessimiste, il pénètre Flaubert de ses théories. Maxime Du Camp, esprit pratique, émettait des opinions. Et Louis Bouilhet, le dernier venu, poète au verbe choisi, le plus tendre et le plus généreusement dévoué des amis de Flaubert, lisait, soulignait, épurait ses manuscrits de sa logique sévère : la recherche de l’expression, l’harmonie de la phrase, les périodes, les personnages, leur caractère et leurs actions, tout était surveillé et rien n’échappait à ses susceptibilités. Flaubert, confiant, faisait toujours appel aux exigences de son esprit subtil. Il lui lisait au fur et à mesure de leur écriture les pages de ses manuscrits et quand il prenait l’initiative d’une correction, il ne la maintenait qu’avec l’approbation de Bouilhet. C’est Bouilhet qui lui écrit au sujet des corrections dernières de Madame Bovary : « Tu ne peux pas finir comme harmonie sur le mot bonheur, la période serait tronquée et si tu ne trouves rien de mieux que les truffes, mieux vaut les laisser, en dépit de la délicatesse du sentiment, qualité inférieure à la beauté du style — ; tu as bien fait d’enlever l’Introduction à la vie dévote — ; tu as rétabli les platitudes du mariage, moi j’aime ça parbleu ! mais est-ce bien prudent ? — … Si le mot Progrès de Rouen sonne dur, ou consonne dans les phrases, cherche un mot en al de la longueur de journal : le Fanal de Rouen, par exemple. Je te propose cela timidement — moi je mettrais le Progressif, etc. » C’est lui qui obtient, malgré une résistance obstinée, la suppression de trois pages où est décrit un jouet offert aux enfants de M. Homais et qui, plus tard, après la lecture de l’Éducation sentimentale, soumet à Flaubert une liste de 120 corrections et ajoute en regard du mot consommation : « n’emploie jamais ce mot-là, style de gargotier ». C’est à Bouilhet, ancien chirurgien, que Flaubert s’adresse pour les détails techniques de l’opération du pied bot, et pour ceux de la tentative de guérison projetée par Homais sur l’aveugle. Et quand, après la mort soudaine de Le Poittevin en 1848, et son différend avec Du Camp — qui avait eu la témérité de conseiller et de pratiquer des coupures à Madame Bovary, pour en rendre la publication possible dans la Revue de Paris, alors menacée de poursuites — Bouilhet mourut en 1869, Flaubert, profondément affligé, dit dans un moment de découragement : « J’ai perdu ma boussole, ma conscience littéraire. »

Cependant Flaubert travaillait depuis des années à la Tentation de saint Antoine. L’idée en était connue de ses amis, mais escomptant l’effet que produirait son œuvre longuement travaillée, il ne voulut la leur lire que terminée, en une fois, avant son départ pour l’Orient. En octobre 1849, Maxime Du Camp et Louis Bouilhet furent mandés à Croisset pour en entendre la lecture, qui dura plus de trente heures. Ils émirent immédiatement contre le lyrisme de cette œuvre un jugement hostile qui révolta, attrista Flaubert (voir notes de la Tentation).

Le lendemain, les trois grands amis déçus discutaient vivement dans le jardin de Croisset[11]. « Du moment, dit Du Camp, que tu as une tendance invincible au lyrisme, il faut choisir un sujet où le lyrisme serait si ridicule que tu seras forcé de te surveiller et d’y renoncer. Prends un sujet terre à terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel, » et Louis Bouilhet ajouta : « Pourquoi n’écrirais-tu pas l’histoire de Delamare ? » Flaubert redressa la tête, et avec joie s’écria : « Quelle idée ! »

Delamare, ancien élève du père de Flaubert, était médecin à Ry. Il épousa en secondes noces une jeune fille sans fortune, Mademoiselle Delphine Couturier, élevée dans un pensionnat de Rouen. Prétentieuse, elle dédaigna son mari ; prodigue, désordonnée, elle ruina son ménage ; le regard provoquant, sensuelle, elle eut des amants. Abandonnée par ceux-ci, poursuivie par les créanciers, elle s’empoisonna. Elle laissa une fille à laquelle Delamare s’attacha, mais écœuré de ce qu’il apprenait chaque jour sur la vie de sa femme, épuisé d’efforts, il se tua.

C’est de ce drame ordinaire qu’est née Madame Bovary. Flaubert en créa les personnages et leur psychologie, les développements et les épisodes. « Madame Bovary n’a rien de vrai — dit-il — (Correspondance, II), c’est une histoire totalement inventée, je n’y ai rien mis de mes sentiments, ni de mon existence… L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas. »

Le 29 octobre 1849, Du Camp et Flaubert quittaient Paris pour l’Orient, et en revenaient au mois de mai 1851. Flaubert, obsédé par le souvenir de la Tentation de saint Antoine, ne pouvait se résoudre à sacrifier une œuvre qui était le fruit naturel de ses goûts et pour laquelle il avait dépensé tant d’efforts. Il avoua à Bouilhet son désir de connaître l’opinion de Théophile Gautier ; Du Camp lui facilita l’entrevue qui eut lieu chez lui, à Paris. Gautier fulminait alors contre les éditeurs, les directeurs de journaux qui le payaient peu, le journalisme l’écœurait, aussi abandonna-t-il à Flaubert des théories violentes et sceptiques qui émurent celui-ci. « Tu crois à la mission de l’écrivain, au sacerdoce du poète, à la divinité de l’art ; ô Flaubert, tu es un naïf. L’écrivain vend de la copie comme un marchand de blanc vend des mouchoirs, seulement le calicot se paye plus cher que les syllabes. Dès qu’un livre est terminé, il faut le publier en le vendant le plus cher possible. Faire des chefs-d’œuvre, je connais ça, c’est la maladie du début, comme la rougeole est la maladie de l’enfance[12]. »

Flaubert comprit l’ironie de cette boutade ; il écrivit Madame Bovary.


L’ÉCRITURE DE MADAME BOVARY.


LES ÉBAUCHES.


Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui creuse et qui fouille le vrai tant qu’il peut.
G. Flaubert.


De 1 heure de l’après-midi à une heure avancée de la nuit, de septembre 1851 à avril 1856, Flaubert travaille à Madame Bovary. Les crises d’hystéro-neurasthénie, qui, depuis sa vingt-troisième année, altéraient sa santé, lui rendaient le travail pénible : mais c’est un homme de grand labeur, un écrivain de probité inattaquable, qui jamais n’eut un instant de défaillance pour atteindre à la perfection de son art. « Au fond, je suis l’homme des brouillards, et c’est à force de patience et d’étude que je me suis débarrassé de toute la graisse blanchâtre qui noyait mes muscles. » Il trace de nombreux scénarios, puis, sur 1,788 feuillets, il ébauche Madame Bovary. Au recto il jette sa première pensée, qu’il reprend, modifie au verso, après avoir barré en diagonale le premier côté. C’est cette reprise, qui précède le manuscrit définitif dont la mise au net, recorrigée, est faite par petits fragments après une lecture à Bouilhet. « J’écris d’esquisse en esquisse, c’est le seul moyen de ne pas perdre tout à fait le fil… J’ai lu à Bouilhet, dimanche, les 27 pages (à peu près finies) qui sont l’ouvrage de deux grands mois ; il n’en a point été mécontent, c’est beaucoup, car je craignais que ce ne fût exécrable. » (Correspondance, 1851.)

Page d’ébauche de Madame Bovary avant l’écriture du manuscrit définitif.

Ces 1,788 feuillets témoignent d’un travail surhumain, d’une volonté prodigieuse. La plupart sont rendus illisibles par les surcharges qui abondent en tous sens, couvrent les marges ; il est impossible de suivre la pensée continue de l’auteur et le perfectionnement de la phrase. Ils sont paginés 1 à 505, car les mêmes passages repris plusieurs fois sur une étendue de 5, 6 ou 7 feuillets portent la même pagination. C’est ainsi que les Comices, l’opération du pied bot, les combinaisons usurières de Lheureux, ont été repris jusqu’à sept fois. « Que ma Bovary m’embête ! je commence à m’y débrouiller pourtant un peu. Je n’ai jamais de ma vie rien écrit de plus difficile que ce que je fais maintenant, du dialogue trivial ! cette scène d’auberge va peut-être me demander trois mois, je n’en sais rien, j’ai envie de pleurer par moments, tant je sens mon impuissance. Mais je crèverai plutôt que de l’escamoter… La phrase en elle-même m’est fort pénible, il me faut faire parler, en style écrit, des gens du dernier commun… » (Corr., 1852.)

« La Bovary ne va pas raide, en une semaine deux pages !!! il y a de quoi quelquefois se casser la gueule de découragement. Ce que sera ce livre, je n’en sais rien, mais je réponds qu’il sera écrit… Dire à la fois proprement et simplement des choses vulgaires ! c’est atroce. » (Corr., 1853.)

« Ce qui fait que je vais si lentement, c’est que rien dans ce livre n’est tiré de moi, jamais ma personnalité ne m’aura été plus inutile… Saint Antoine ne m’a pas demandé le quart de tension d’esprit que la Bovary me cause… » (Corr.)

« C’est que ma Bovary n’avance qu’à pas de tortue… je veux trouver quatre ou cinq phrases que je cherche depuis bientôt un mois. » (Corr.).

« Ce soir je viens d’esquisser toute ma grande scène des comices agricoles, elle sera énorme. — Je suis sûr de ma couleur et de bien des effets, mais pour que tout cela ne soit pas trop long, c’est le diable ! » (Corr.)

« Il me faut de grands efforts pour m’imaginer mes personnages et puis pour les faire parler, car ils me répugnent profondément, mais quand j’écris quelque chose de mes entrailles, ça va vite. » (Corr.)

« J’ai bien peur que mes comices ne soient trop longs, c’est un dur endroit. J’y ai tous mes personnages de mon livre en action et en dialogue, les uns mêlés aux autres, et par là-dessus un grand paysage qui les enveloppe, mais si je réussis, ce sera bien symphonique. » (Corr.)

« Ça s’achète cher le style ! Je recommence ce que j’ai fait l’autre jour ; deux ou trois effets ont été jugés hier par Bouilhet ratés, et avec raison, il faut que je redémolisse presque toutes mes phrases. » (Corr.)

« Je suis navré d’ennui et humilié d’impuissance ; le fond de mes comices est à refaire, c’est-à-dire tout mon dialogue d’amour dont je ne suis qu’à la moitié… Ce livre, au point où j’en suis, me tourmente tellement que j’en suis parfois malade physiquement… Quelle sacrée mauvaise idée j’ai eue de prendre un sujet pareil ! Ah ! je les aurai connues les affres de l’art ! » (Corr.)

« La Bovary remarche. Bouilhet a été content dimanche, mais il était dans un tel état d’esprit et si disposé au tendre, qu’il l’a peut-être jugée trop bien… Je ne dois pas être loin cependant, les comices me demanderont bien encore six belles semaines, mais je n’ai plus guère que des difficultés d’exécution ; puis il faudra récrire le tout, car c’est un peu lâché comme style. Plusieurs passages auront besoin d’être écrits et d’autres désécrits ; ainsi j’aurai été depuis le mois de juillet jusqu’à la fin de novembre à écrire une scène ! » (Corr.)

Page du manuscrit définitif de Madame Bovary.

« Bouilhet a été content de mes comices, refaits, raccourcis et définitivement arrêtés, mais ça me paraît un peu sanglé, un peu trop cassé et rude, je n’ai plus que cinq à sept jours pour que toute cette scène soit finie. » (Corr.)

« J’écris de la Bovary, je suis à leur promenade à cheval, en plein, au milieu ; on sue et on a la gorge serrée. Tantôt, à 6 heures, au moment où j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort, et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une, je me suis levé de ma table et j’ai ouvert la fenêtre pour me calmer… Je me hâte un peu pour montrer à Bouilhet un ensemble quand il va venir ; ce qu’il y a de sûr, c’est que ça marche vivement depuis une huitaine… mais je redoute le réveil, les désillusions, les pages recopiées. N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire, que de n’être plus soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. » (Corr.)

« J’ai vu Bouilhet,… il a été content de ma promenade à cheval, mais avant ledit passage, j’en ai un de transition qui contient 8 lignes qui m’a demandé trois jours, où il n’y a pas un mot de trop, et qu’il faut pourtant raturer encore parce que c’est trop lent. » (Corr.)

« Je viens de recopier au net tout ce que j’ai fait depuis le jour de l’an, ou pour mieux dire depuis le milieu de février jusqu’à mon retour de Paris : j’ai tout brûlé, cela fait treize pages ni plus ni moins, treize pages en 7 semaines. Enfin, elles sont faites, je crois, et aussi parfaites qu’il m’est possible. Je n’ai plus que deux ou trois répétitions du même mot à enlever et deux coupes trop pareilles à casser. Voilà enfin quelque chose de fini ; c’était un surpassage, il fallait amener insensiblement le lecteur de la psychologie à l’action sans qu’il s’en aperçoive. Je vais entrer maintenant dans la partie dramatique, mouvementée, encore deux ou trois grands mouvements, et j’apercevrai la fin. Au mois de juillet, d’août, j’espère entamer le dénouement. Que de mal j’aurai eu, mon Dieu ! que de mal ! que d’éreintements et de découragements ! J’ai hier passé toute ma soirée à me livrer à une chirurgie furieuse ; j’étudie la théorie des pieds bots. J’ai dévoré en trois heures tout un volume de cette intéressante littérature et pris des notes… Il y a dans la Poétique de Ronsard un curieux précepte : il recommande au poète de s’instruire dans les arts et métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser les métaphores ; c’est là ce qui nous fait, en effet, une langue riche, variée ; il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance. » (Corr., 1854.)

Chaque mot est étudié, a sa place mesurée, voulue ; chaque phrase a sa sonorité, Flaubert se les lit à haute voix, en écoute la musique.

Le livre s’achève, Flaubert demande un dernier renseignement à Bouilhet sur la technique de l’opération projetée par Homais sur l’aveugle. Celui-ci lui répond :

« Quant à la Bovary, tu ne peux mettre ni un idiot, ni un cul-de-jatte : 1o à cause de Monnier, Voyage en diligence ; 2o à cause de Hugo, les Limaces, etc…

« Il faut un grand gaillard, avec un chancre sous le nez, ou bien un individu avec un moignon nu et sanguinolent. Vois toi-même. »

« En premier chef, l’affection de ton mendiant étant à coup sûr chronique, il est absurde tout d’abord d’avoir l’idée de l’en débarrasser ; donc, c’est superbe pour le caractère d’Homais. — Je ne me rappelle pas bien les détails de la figure — il avait les yeux sanguinolents, c’est-à-dire, je crois, les paupières retournées, boursouflées et rouges ? Eh bien, Homais peut avoir l’idée chirurgicale d’enlever la muqueuse, par une incision oblongue, et de ramener ainsi, de retourner la paupière dans son sens normal.

« Je ne me rappelle plus comment est le nez de ton troisième. Si par hasard il n’avait plus de nez, tu pourrais songer à la rinoplastie, au nez factice tiré de la peau du front (tu chercherais : rinoplastie, et je crois que tu aurais des détails). Ce serait une opération parallèle à celle du pied bot, à seule fin d’embellir la race humaine.

« Il peut aussi songer à cautériser fortement ces paupières rouges.

« Et dans tous les cas : comme toutes ces affections partent d’un vice scrofuleux, il lui conseillera avec bonté, le bon régime, le bon vin, la bonne bière, les viandes rôties, tout cela avec volubilité, comme une leçon qu’on répète (il se souvient des ordonnances qu’il reçoit quotidiennement et qui se terminent invariablement par ces mots : s’abstenir de farineux, de laitage, et s’exposer de temps à autre à la fumée des baies de genièvre). Je crois que ces conseils donnés par un gros homme à ce misérable crève-de-faim seraient d’un effet poignant. »

En 1856, la mise au net de Madame Bovary est terminée.

En souvenir d’un tel effort, probablement satisfait de son œuvre, la première qu’il publiera, Flaubert a voulu fixer dans les derniers feuillets la noble physionomie de son père. Le docteur Charles Larivière, demandé en consultation auprès d’Emma expirante, est le portrait fidèle du docteur Flaubert.

Ébauche du 1er feuillet de Madame Bovary.
Autre ébauche du 1er feuillet de Madame Bovary précédant l’écriture du manuscrit définitif.

SCÉNARIOS.

Flaubert a tracé de nombreux scénarios de Madame Bovary ; ils forment 42 feuillets grand in-4o criblés d’annotations en marge, d’indications de scènes à décrire, de caractères à développer, de personnages à placer. La plupart sont indéchiffrables. Nous donnons deux de ces scénarios qui nous semblent intéressants par les différences qu’ils comportent dans les détails.

MADAME BOVARY.
Commencer par son entrée au collège avec ses habits de campagne dans la récréation.
Charles Bovary officier de santé 33 ans quand commence le livre, veuf déjà d’une femme plus riche que lui épousée par spéculation ou plutôt par bêtise et dont il a été dupe — son enfance à la campagne jusqu’à 15 ans — vagabondage dans les champs — époque où l’on brasse — trois ou quatre ans au collège puis carabin à grand’peine — loge sur l’eau de Robec — misère sotte et dont il n’a pas conscience, esprit doux sensible, droit juste obtus, sans imagination — une ou deux grisettes lui font connaître l’amour — sa mère ambitieuse et tripotière vient de temps à autre chez Charles passer 8, 15 jours avec lui — le père ivrogne, bravache, puis sa première femme.
Poser ces antécé­dents dans le cours des développements postérieurs, si ce n’est peut-être la main du père.
Mme Bovary Marie (signe Maria Marianne ou Marietta) fille d’un cultivateur aisé, élevée au couvent à Rouen — souvenir de ses rêves quand elle repasse devant le couvent — nobles amies — toilette, piano — au spectacle aux foires s/ Romain quand son père bon gars — piété du pays de Caux (père Desnoyers) y vient.
Ceci développé plus tard. À cette époque elle en est encore au rêve et à l’ennui.
Aime d’abord son mari qui est assez beau garçon — bien fait et bellâtre — mais sans grand emportement — ses sens ne sont pas encore nés, elle apporte peu à peu dans la maison plus de luxe que le revenu n’en comporte — la vie solitaire pendant que son mari fait ses courses — ses rentrées le soir, trempé quand elle vient de lire quelque beau roman — de la vie parisienne surtout. Journaux de mode — jl des demoiselles — un commencement d’amour à un bal de château sans résultat — longue attente d’une passion et d’un événement qui n’arrive pas — l’année suivante on ne redonne pas de bal à la même époque. Elle finit par prendre le pays en exécration et force son mari à le quitter.
Le type du brac, mais plutôt extérieu­rement.
On va ailleurs c’est encore pis — le 1er clerc de notaire d’en face passe tous les jours sous ses fenêtres en allant à l’étude — il a une chambre dans la maison en face chez le pharmacien — même homme que son mari, mais de nature supérieure quoique semblable. — Elle résiste longtemps à elle-même, puis se donne à lui. Calme. C’est tout comme avec son mari — Lassitude de la nature molle de ce premier amant.
Un second amant 33 ans, homme d’expérience, brun, cassant, spirituel — l’empoigne en blaguant et lui remue vigoureusement le tempérament — sans soin — apparente gaîté, c’est un homme archi-positif, chasseur en habits de velours, rude hâlé — énergique et viveur, se mine peu à peu.
Positif lassé sensuel — il la démoralise en lui faisant voir la vie telle qu’elle est —
Un voyage à Paris.
Rentrée chez elle — le monde est vide — ça se calme. Inanité de son mari — froissements. Le maître clerc revient — il est établi premier clerc à Rouen — elle revient à Léopold (Léon) — mûre de sens — la passion s’établit et se régularise — elle s’y apporte tout entière. — Voyages à Rouen jeudis, l’hôtel d’Angleterre — pluie — flambant —
Désespoir de la sensualité du confortable non assouvi — le besoin d’un bien-être général est développé par l’amour heureux — (le désintéressement de la matière n’est qu’au commencement des passions), auquel se vient joindre le besoin poétique du luxe — vie pécheresse lecture de romans (au point de vue de la sensualité imaginative) dépenses — les mémoires de fournisseurs ! —
Vide de cœur pour son amant à mesure que les sens se développent — vertige. — elle ne peut pourtant aimer son mari.
Re… avec le capitaine — qui l’envoie promener — elle tâche de revenir à son mari — elle l’estime et s’aperçoit de l’abîme — dernière… avec Léopold (Léon) — puis seule.
Maladie.
Sa mort.
Veillée de la mort — après-midi pluvieux diligence qui passe sous la fenêtre ouverte — enterrement.
Vide solitaire de Charles avec sa petite fille — le soir il s’aperçoit, et de jour en jour, des dettes de sa femme — le maître clerc se marie.
Un jour que Charles se promène dans son jardin il meurt tout à coup — sa petite fille aux écoles gratuites.

En regard de ce scénario, sur un feuillet, est écrite la note suivante :

Le pharmacien confident — toujours en manches de chemise — les confitures — correspondant du Fl de Rouen. — Libéral.

Emma dessine (sans goût artistique, elle est peu artiste mais poétique) a pour amie et confidente quelque vieille ouvrière du pays qui lui fait passer ses lettres. De mauvaises aquarelles et des dessins ombrés — ce qui donne à son mari une haute idée d’elle — en fait de piano, elle ne peut jouer que des contre-danses — elle n’est pas non plus musicienne, mais elle excelle dans la danse et dans toutes les choses de main.

Au second période elle affecte un grand soin de ménage, repasse, coud, tient bien sa maison d’apparence, accapare l’argent des clients —
Mettre un chien dans la maison

lui fait acheter deux chevaux et conduire à l’anglaise

rêve un groom.

Maison —

Appartements sales et vides au rez-de-chaussée — recoin pour les choses de cheval.

Salon, buste d’Esculape en albâtre sur la pendule —

Carreaux — deux ou trois curiosités naturelles

la bibliothèque médicale !

la maison donne immédiatement sur la rue — un petit jardin derrière, une rivière au bout.

Le soir dans la chambre d’Emma — près de sa lampe et de ses broderies

De ses deux amants, la 1re chute est résistée et au bout d’une longue lutte avec elle-même surtout — la seconde est une surprise dans le bois — Automne — Emma (amazone française) monte à cheval avec lui. Elle est tout étonnée quand elle revient à elle. Il faut que la 1re chute comme couleur domine tout le reste de la passion. — qu’il y en ait toujours dessus le reflet


jalouse de la position d’autrui.

AUTRE SCÉNARIO.

1.Charles Bovary entre en cinquième à l’Étude de 1h — habits de campagne — réparer à récréation de 4 heures — son nom bredouillé à la classe — hurra de la classe — la pipe du professeur — Charbovari — bouts de manche fromage de Neufchâtel — provisions de beurre salé dans son pupitre — usé ses vieux habits les jours de classe — uniforme seulement pr la promenade — bonnet de police — reste trois ans au collège — pas de pensums — régulier et tranquille — son père ancien dentiste de régiment, chic empire, retiré à la campagne, crasse et ivrogne — sa mère bonne femme, maigre, intrigante, tracassière, ménagère et vaniteuse — aux vacances il se retrempe dans… de la campagne.

2.Carabin, se loge sur l’eau de Robec chez un teinturier — n’apprend rien — deux ou trois grisettes lui font connaître la passion — nature douce, sensible comme un jeune homme doit être et en ayant les écarts, quelques petites dettes de café, ami du maître de café avec qui il cause raison lui aide même une fois à mettre du vin en bouteille — il ne peut dans le travail fixer son attention et rêve aux champs où il a été élevé jusqu’à 15 ans — sait panser les chevaux les brosser — à l’époque de l’année où l’on recommence à disséquer et à manger des marrons, rêvait à l’odeur des pommes — au pressoir dont la vis crie, au cidre en bouteilles — rêve aux champs — se présente une fois et est refusé — est reçu à la seconde — va s’établir aux Tôtes. Sa mère l’emménage — puis le marie à une vieille femme poitrinaire qui a 15 cents frs de rente et qui meurt au bout de deux ans.

3.Poser la maison de Tôtes — Gd cabas tout en rez-de-chaussée — il se marie à 30 ans à Melle Emma Lestiboudois-Rouault — il quitte le bonnet de coton et prend le foulard — son père — type carré du fermier cauchois — sa mère morte d’un cancer au sein et depuis la mort de la mère la ferme décline et le père Lestiboudois, moitié par sa faute, moitié par les hasards, va se ruinant de plus en plus — avait retiré sa fille de pension à 16 ans — elle est bien aise de se marier pour être débarrassée de la campagne et des paysans — éducation d’Emma élevée au couvent d’Ernemont avec les filles de gros bonnets — piano — dessin — broderie — etc… — élégance native quoique maniérée et fausse souvent — pas artiste mais idéale — dessine mal excelle dans la danse — se laisse marier sans répugnance ni plaisir — elle l’épouse pour ne pas épouser un paysan il a au moins les mains blanches — aime assez son mari qui physiquement s’est développé très tard et peut passer pour joli garçon — ses sens ne sont pas encore nés quand elle ne peut plus vivre avec son mari — Mme Bovary mère vient de temps à autre pour passer huit jours, quinze jours chez son fils — vie solitaire d’Emma — ennui.

4.Elle regarde la gde route où passent les voitures et les chaises de postes allant à Dieppe — une levrette qu’elle élève et qu’elle appelle Djali se promène avec elle dans les blés et va mordillonner les coquelicots — son mari ne cause de rien et ne la développe pas, elle en sent le besoin vague — derrière la maison, jardin de curé avec des choux et des rosiers sur églantiers — soirs d’hiver, lecture de journaux de mode et de romans — rêves de la vie parisienne — rentrées de Charles le soir, trempé, repas tard.

5.Un bal d’automne dans un château, dans une vallée deux rivières, arbustes dans l’escalier — c’est un tourbillon qui lui passe sous le nez — elle s’en retourne dans le boc de son mari — silence — froid d’automne — coucher de soleil rouge au bas d’une côte, au détour de la route — terrain sablonneux les jeunes gens partis en chasse le matin, passent à cheval au pas ils s’en reviennent.

6.Envie de luxe et de richesse mêlée à l’amour (après coup) d’un jeune beau quelconque qu’elle a vu à un bal — et plus ça s’éloigne plus il lui semble que cette passion augmente quoiqu’au contraire elle diminue. Mais ce qu’elle aimait à vrai dire, c’est l’entourage et la vie dorée. Peu à peu et sans le vouloir la dépense augmente, force son mari à acheter un second cheval et à l’atteler à l’anglaise — rêve un groom — désespérée du domestique en blouse (qui fait le gros ménage le matin) et de la bonne avec son bruit de sabots sur les carreaux lavés — elle attend longtemps dans son cœur une passion, un énervement, quelque chose de nouveau qui n’arrive pas — l’année suivante à la même époque on ne redonne pas de bal. Emma prend la vie qu’elle mène en exécration — elle déteste la campagne et finit par faire abandonner le pays à son mari — on va se fixer à Yonville à 7 lieues de Rouen — a des vapeurs, des besoins de pleurer, ou elle s’enferme — Charles croit que l’air du pays lui est mauvais et quitte sa clientèle.

II

Yonville l’Abbaye — gros bourg dans une vallée une petite rivière — des bois à qq. distances hôtel du Lion d’or, tenu par une veuve « Le François, au lion d’or ». C’est là qu’on prend la voiture pour Rouen, l’hirondelle Cauchoise, conduite par Hivert, messager qui fait toutes les commissions sans savoir lire — beaucoup de mémoire admiré par le Pharmacien. Me Emma donne un chic anglais au jardin — petite rivière au fond — au delà de la rivière une prairie — la maison de Me Bovary est sur la place — au bout de la place les halles — plus loin l’église, une église neuve avec un clocher carré en ardoise — cimetière neuf, deux ou trois tombes seulement, l’ancien est en dehors du pays — en face de la maison celle du pharmacien qui a un jardin plus grand, plus cultivé et plus fleuri que celui de Me Bovary — pour jardinier il a un petit cousin de 14 ans qui est en même temps son garçon de boutique et son élève. Justin aide Charles à faire des saignées, on l’envoie chercher pour tenir la tête des gens auxquels on arrache des dents. En face demeure chez le pharmacien le Mtre clerc de Me Guillaumet, Mr Léon Dupuis, nature pareille à celle de Charles, mais supérieur physiquement et moralement surtout comme éducation. C’est un jeune homme de bonne famille — joue du piano — tous les jours pour aller dîner au Lion d’or ou pour aller à l’étude, il passe devant les fenêtres de Mme Bovary, marchant sur le petit trottoir en cailloux qui borde les maisons de la place, la gouttière à trois pieds du sol crache l’eau sur les passants et lave les petits grès — il passe régulièrement à l’heure la plus inoccupée de la journée — Mme Bovary est seule dans la salle à sa fenêtre c’est une habitude pour elle que de voir glisser ce profil — d’abord qq. visites — puis une fois la semaine dîner. — puis chaque jour et à propos de rien de courtes visites en passant — elle lui brode des pantoufles, une blague en tapisserie — lectures et causeries — jardinage, fleurs en commun — il lui rapporte des plantes grasses de Rouen quand il y va ou il y va exprès — on s’aime sans qu’on se le soit avoué, Léon finit par le lui dire — un soir d’hiver au coin du feu — rien de plus qu’une langue — Emma a peur — le peu d’affection qu’elle porte à son mari lui fait voir combien la pente est glissante — elle se gendarme — se prévaut dans son cœur de sa fille. Léon joue avec l’enfant et l’aime beaucoup et se jure de ne pas céder, c’est ce qu’elle fait — maintenant qu’elle est sûre d’elle, elle s’amuse à se regarder aimer — Léon se lasse peu à peu, sa passion faiblit — ça tombe parce que ça a duré trop longtemps sans solution — Emma aime bien toujours Léon mais elle s’aperçoit qu’elle ne fait plus aucun sacrifice à son parti pris, qu’elle ne résiste à rien et qu’elle ne combat plus, pour que ça n’aille pas au delà. Néanmoins elle en veut à son mari de lui avoir fait le sacrifice de l’amour d’un homme si supérieur — et il ne résulte de sa chasteté que la haine de son mari, et un état d’amour général, sans but — l’adultère est en elle d’autant plus fort qu’elle ne l’a pas pratiqué — être coquette.

Plan graphique de Madame Bovary tracé par Flaubert.

Rentrées de Charles la nuit — pieds froids dans le lit — sentiments répulsifs de propreté de la part d’Emma — joie de cœur de Charles en entrant au lit, en se sentant près de sa bonne petite femme — aspects de nuit de la veilleuse — Emma endormie — Charles éveillé et pensant à son bonheur — il est content de sa position et de son travail — l’enfant dans son berceau près d’eux — ou Emma en insomnie et ruminant en son cœur le passé et l’avenir.


Dans les langueurs d’Emma importance conseillée de la distraction, de l’exercice, et ce qu’on fait pour la distraire.

Elle dépérit physiquement et est reprise plus fort qu’à Tôtes — se croit à cette époque très expérimentée, ayant usé de tout, et sage selon elle, elle n’a plus rien à apprendre dans la vie — action inactive elle s’occupe beaucoup des mains mais au fond est dévorée de rêveries — à Tôtes c’était l’oisiveté pure.

Rodolphe Boulanger 34 ans — carré — brun — un luron dans toutes les extensions du terme, homme d’esprit et d’expérience, type extérieur du brac — chasseur hâlé en velours vert — maquignon se ruinant petit à petit en chevaux et en voyages à Paris, entretient des actrices à Rouen — aime la table — vient un jour de marché chez son mari — son geste en voyant Mme Bovary — seconde rencontre à un comice agricole qui serait suivi d’un dîner — deux ou trois visites — empoigne Emma par la blague et l’esprit — il la fait monter à cheval avec lui — dans bois d’automne — figure d’Emma rouge de vent — son voile accroché aux buissons — haletante de la course elle descend et est obligée de s’appuyer contre un tronc de chêne — … —

Étourdissement qui résulta du premier adultère — orgueil du bonheur — elle se reporte mieux, jamais elle n’a été plus belle, une hutte de sabotiers dans les bois — rendez-vous le matin on trotte dans les prairies pleines de rosée — le soir pour revenir chez elle, elle prend par le derrière du village et est obligée de passer entre les arbres de la rivière par une margelle étroite et boueuse au risque de tomber dans l’eau — neige — peur d’être gobée — elle se venge en son cœur de sa vie précédente, elle jouit — son état sentimental l’a portée aux sens, les sens la poussent au sentiment, ça devient du haut amour — Rodolphe finit par en être assommé et peu à peu l’envoie promener — Château de Rodolphe — Gd château du pays de Caux — Hêtres — Sauts de Loup — appartements vides — Emma y vient deux ou trois fois — Désespoir morne — elle rêve le suicide — maladie — peur de la mort idées religieuses ça se calme — elle revient à son mari.

Voyage à Paris — on rencontre par hasard Léon au spectacle — il est maintenant maître-élève à Rouen —

Rentrée à Yonville — Léon a trois ans de plus il a gagné quelque hardiesse, il veut r’avoir Mme Bovary qu’il a maintenant sous la main et qu’il a ratée autrefois, elle l’excite plus que jamais — Emma expérimentée par une première déception et ramenée par vertu à son mari résiste longtemps — elle finit par céder cependant — un soir dans sa chambre sur ce même fauteuil où se donna la première et unique langue — … exquis, ému, fiévreux — délices d’Emma qui trouve enfin son rêve réalisé, pleure — son mari rentre, indignation de voir son mari s’asseoir sur les mêmes meubles — il attribue le trouble de sa tête à la lecture de romans et les lui défend — indignation sourde d’Emma d’être obligée de passer par le jugement de la triste intelligence de son mari — cabinet de lecture à Rouen — néglige son enfant — c’est Charles qui est obligé de s’en occuper qui la couche quand sa mère n’est pas là — il concentre toute expansivité sur elle — tristesse d’âme — il tousse de temps à autre —

Voyages à Rouen sous prétexte de leçons de piano ou d’acquisition — hôtel des empereurs sur le port — balcon, petite chambre, lit en acajou éraillé avec des ornements de cuivre, rideaux bleus à fleurs blanches — atmosphère chaude et concentrée de sueur et de table gd feu — avec Rodolphe elle était au second plan, elle était sa maîtresse, ici c’est Léon plutôt qui est sa maîtresse, elle l’aime, elle, plus qu’il ne l’aime, elle est au-dessus de lui moralement — plaisir de l’amour flambant — mélancolie sur l’avenir de Léon « tu te marieras toi, tu auras une femme etc… » — ils se font faire leur miniature (atroces) — Emma au lit — ses poses — quand il était pâmé, elle le ranimait par des petits baisers multiples sur les yeux — intérieur de la gondole, départ d’Yonville le matin encore à la nuit, elle le levait dès 6 heures du matin pour s’habituer — départ de Rouen, noyée de … et de larmes, de cheveux et de champagne — froids qu’elle a en sueur dans la gondole en revenant —

Chagrin de Charles de ne pouvoir contenter sa femme qui ne se plaint jamais — il ne sait comment faire — rêve d’avoir en même temps un faire valoir, mais …

Jamais il ne se doute que Léon soit l’amant de sa femme — il l’aime beaucoup.


Appétits dépravés de Mme Bovary, aime les fruits verts, la corne brûlée, boit du vinaigre et déjeune de cornichons —

L’habitude de … la rend sensuelle — elle jouit de tout, parfums, fleurs, nourriture, vin — elle fait longuement sa toilette — elle frémit de volupté en sentant lorsqu’elle se peigne ses cheveux tomber sur ses épaules — Elle ne porte plus que de la batiste — le désespoir du confortable non assouvi vient étayer le besoin poétique du luxe — rage de la dépense — gâchage déguisé — vie pécheresse — le besoin du mensonge se développe en elle — dans sa passion avec Rodolphe elle faisait lit à part — maintenant elle refait lit commun — accapare l’argent des clients, fournisseurs.

Bientôt elle va creusant son amour pour en retirer plus — elle se fouille le cœur plus avant et se bat les flancs, enfin elle sent par rapport à Léon ce que Rodolphe a senti par rapport à elle, elle ne l’aime pas, elle l’a usé — elle ne l’aime pas pour lui mais pour elle — elle le méprise plutôt, c’est un couard — peur de se compromettre — peur d’argent — progression de la débâcle financière — les mémoires pleuvent — perplexité — derniers expédients —

Elle est humiliée d’avoir tant aimé Léon et s’aperçoit de toute la féminité de cette pauvre nature — elle estime son mari à côté — dans son isolement, dans son intelligence de tout ce qui l’entoure et dévorée d’amour de plus en plus elle pense à revenir à Rodolphe — coup de massue.

Envie de revoir Rodolphe — va chez lui temps de dégel — re… avec Rodolphe — coup de massue — essaie de revenir à Charles qui maintenant lui est plus que jamais antipathique (chaque malheur qui lui arrive réagit en rage contre sa vie, contre son mari) impossible vertige résolution ou plutôt coup manqué — alors d’un mouvement de folie, suicide — le calme lui revient quand elle est sûre qu’elle va mourir —

Entrevue avec Léopold pour se retrouver dans le même milieu — suicide — elle va voler de l’arsenic chez le pharmacien. Agonie — détails médicaux et précis « à 3 heures du matin elle fut prise de vomissements. » Mort. —

Veillée de la morte — après-midi pluvieux — diligence qui passe sous la fenêtre ouverte enterrement — Mme Bovary mère vient à Rouen acheter ce qu’il faut — course funèbre — parents venus de loin pour l’occasion — on se tient compagnie sans rien se dire — chacun s’ennuyant en gardant un air triste — gens qui ne veulent pas se coucher — q.qu’ils soient inutiles — visages pâles le matin le pharmacien tient compagnie à Charles pour veiller ronfle tout le temps — convoi — le père d’Emma en habit noir — la figure bleuie par son mouchoir neuf avec lequel il essuie ses larmes — portée du corps dans la campagne —

Adieux de Charles et du beau-père —

On cache la mort d’Emma à la petite fille « ta petite maman est partie en voyage » — de temps à autre l’enfant demande quand elle reviendra, puis l’oublie — affaires d’Emma conservées religieusement c’est parmi ses pauvres affaires qu’il découvre des preuves réitérées de son cocuage — tombeau fastueux élevé par son mari — une pierre de marbre avec un génie et une grille à boule de cuivre — Justin pleure beaucoup — vie dénudée de Charles avec sa petite fille — vaniteux d’habits pour elle — le soir joujoux qu’il faut lui mettre — découvertes de dettes effrayantes — Mariage de Léon auquel assiste Charles — Mort subite de Charles dans son jardin, s’assoit pour mourir sous la tonnelle, sa petite fille aux écoles gratuites. —

LE MANUSCRIT DE MADAME BOVARY.

Le manuscrit de Madame Bovary se compose de 487 feuillets de grand format in-8o écrits au recto, paginés 1 à 487, à l’exception des feuillets 6 et 7, puis 84, 85, 86, et 200, 201 réunis en un, en raison des suppressions dernières. Il est, maintenant, renfermé dans une couverture en carton doublée de percaline grise, sur laquelle est fixée la feuille où Flaubert a écrit de sa main :

MADAME BOVARY.
Septembre 1851. — Avril 1856.
Gustave Flaubert.

La page 1 contient la disposition suivante :

MADAME BOVARY.
À LOUIS BOUILHET.
PREMIÈRE PARTIE.

La dédicace à Louis Bouilhet a été ajoutée, probablement à l’achèvement du roman, en reconnaissance des conseils affectueux dont Bouilhet avait entouré Flaubert.

Le feuillet 487 est signé au-dessous de la dernière ligne :

Gustave Flaubert.

La seconde partie commence au feuillet 139, la troisième au feuillet 308. Le manuscrit ne comporte aucune indication de chapitre.

Les pages 6, 7, 8, 9, 10, 11 (5, 6, 7, 8 de la présente édition) relatives aux parents de Bovary et à l’éducation de Charles « son père… » sont criblées de suppressions. Des membres de phrases entiers disparaissent sous de larges hachures tracées de telle façon qu’il est impossible d’en reconstituer un mot.

Les pages 20, 36 à 42, 44, 45, 46, 64, 68, 69, 70, 71, 79, 82, 90, 93, 94, 95, correspondant aux pages 11, 12, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 28, 29, 44 à 48, 54, 58, 63, 64 de notre édition, ont été l’objet de reprises et de corrections toutes faites dans un but de simplification.

À partir de la seconde partie, le manuscrit est à peu près exempt de corrections, il offre l’aspect d’une mise au net parfaite.


Page première du manuscrit définitif de Madame Bovary.


LES DERNIÈRES CORRECTIONS.

Flaubert fit faire une copie de son manuscrit ; c’est cette copie qui fut remise à la Revue de Paris où parut le roman. Elle se compose de 490 feuillets grand in-8o, paginés de 1 à 490, également renfermés dans une couverture doublée de percaline grise sur laquelle est fixée la feuille où Flaubert a écrit :

MADAME BOVARY.
Gustave Flaubert.
Avril 1856.

Le titre porte :

MADAME BOVARY.
MŒURS DE PROVINCE.
À
LOUIS BOUILHET.

et, dans le haut, cette indication : « à composer en 9, envoyer les épreuves à M. Du Camp le plus tôt possible ». Mais au chapitre VIII apparaît cette autre indication : « Envoyer les épreuves à M. Gustave Flaubert, 42, boulevard du Temple. » C’est ce texte que Flaubert lut dans son ensemble à Louis Bouilhet. De nouvelles corrections surgissent. Elles comprennent surtout des suppressions de détails, elles abrègent des descriptions et des citations et nous trouvons attachées les unes aux autres, les pages 314, 315 et 316 où Flaubert avait décrit avec minutie des jouets offerts aux enfants Homais. Cette coupure est une des plus importantes, et Flaubert n’y consentit qu’après une critique des plus vives et des plus pressantes de Bouilhet. À la page 12, après le second alinéa « connut enfin l’amour », une page entière a été supprimée, elle détaillait les excès et les désordres de Charles Bovary. Puis pour la première fois apparaît en marge l’indication des chapitres ; et c’est ici seulement que nous trouvons sous sa forme définitive la première phrase du roman. En effet, le manuscrit autographe commence ainsi : une heure et demie venaient de sonner à l’horloge du collège, quand le proviseur entra dans l’étude, suivi d’un…

Voici enfin les dernières corrections indiquées dans cette lettre de Bouilhet :

Mon cher vieux,
 

et passons maintenant à la Bovary :

1o Page 28. — Oui, enlève la phrase, et réunis les paragraphes — ça vaut mieux.

2o Page 15. — Cuveillier est un crétin — ton apothéose doit s’envoler, à sa barbe !

3o Non — tu ne peux pas finir, comme harmonie sur le mot bonheur — la période serait tronquée et si tu ne trouves rien de mieux que les truffes — mieux vaut les laisser — en dépit de la délicatesse du sentiment — qualité inférieure à la beauté du style — (les gens de goût rugissent).

4o Tu as rétabli les platitudes du mariage, moi j’aime ça parbleu ! mais est-ce bien prudent ? tu attaques la société par une de ses bases — tu reliras avec soin ton édition corrigée — prends garde — tu vas rire — mais je dois te dire tout ce qui me passe par la cervelle.

5o Tu as bien fait d’enlever l’Introduction à la vie dévote.

 

7o L’addition p. 469 est bonne — et peu dangereuse pour le quart d’heure.

8o Pages 174-175. — C’est très difficile de te conseiller là-dessus — les deux morceaux me plaisent infiniment — je crois que le second est plus indispensable que le premier ; tu pourrais parler de ses souvenirs sans images matérielles dans le premier cas — mais le steppe (et non la steppe) te mène à une transition qu’il faudrait retrouver, en supprimant la comparaison.

« Cependant les flammes s’apaisèrent… »

Je crois qu’il vaut mieux laisser tout cela tranquille, mais si tu veux couper, coupe le premier morceau — la comparaison avec le bal — moins belle d’abord — et vraiment plus précieuse.

L. Bouilhet.

Mêlés à cette dernière révision on trouve des phrases, des alinéa couverts de traits. Ce sont les suppressions proposées par la Revue de Paris, où était attaché Maxime Du Camp.

Remis en possession de son texte, Flaubert rétablit d’abord de ses mains — probablement pour l’impression du livre — les passages supprimés ; un peu plus loin, il écrit seulement en marge : « rétablir le texte rayé » ou « bon », mais sur un exemplaire de l’édition originale qui nous est communiqué par Madame Franklin Grout, il a relevé tous les passages visés par la Revue de Paris, et sur le faux titre du 1er volume on lit :

« Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu’il est sorti des mains du sieur Laurent Pichat, poëte et rédacteur propriétaire de la Revue de Paris.

« 20 avril 1857.
« Gustave Flaubert. »

et sur le dernier feuillet : « il fallait selon Maxime Du Camp, retrancher toute la noce, et selon Pichat, supprimer, ou du moins, abréger considérablement, refaire les comices d’un bout à l’autre ! »

Page de copie du manuscrit de Madame Bovary avec les suppressions indiquées par la Revue de Paris.

Sur le faux titre du tome II : « exemplaire avec les corrections indiquées et faites par la Revue de Paris » et sur le dernier feuillet, à côté du mot FIN : « de l’avis général, à la Revue, le pied bot était considérablement trop long !! inutile !! »

Nous indiquons ci-dessous, les passages visés par la Revue de Paris :

Page 11, ligne 5, un morceau de veau cuit au four.

Page 15, ligne 15, Madame, par pudeur, restait tournée vers la ruelle et montrait le dos.

Page 16, ligne 34, L’odeur chaude des cataplasmes se mêlait dans sa tête à la verte odeur de la rosée ; il entendait rouler sur leur tringle les anneaux de fer des lits et sa femme dormir…

Page 17, ligne 23, Quand il entra dans les Bertaux, son cheval eut peur et fit un grand écart.

Page 18, ligne 23, suant sous les couvertures…

Page 31, ligne 26, à son pot à eau…

Page 41, ligne 7, (ligne 7, à corsage), tout l’alinéa.

Page 41, ligne 33, la première grossesse de sa femme…

Page 45, ligne 22, Au lit, jusqu’à entr’ouvert (dernière ligne).

Page 46, ligne 23, comme ceux (jusqu’à glaçons de la page 47, ligne 5).

Page 58, ligne 23, servait (jusqu’à dessert).

Page 59, ligne 10, se couchait sur le dos…

Page 68, ligne 11, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce…

Page 73, ligne 32, leurs jambes étaient l’une dans l’autre…

Page 80, ligne 4, jusque sur l’étiquette de ses pots de pommade.

Page 82, ligne 27, un lit monté sur une estrade…

Page 83, ligne 17, et comme Madame (jusqu’à prière, fin de l’alinéa).

Page 86, ligne 11, il coupait (jusqu’à gorgée).

Page 90, ligne 23, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune…

Page 99, ligne 23, robs dépuratifs…

Page 99, ligne 25, bandages…

Page 106, ligne 1, Bravo (jusqu’à religion).

Page 124, ligne 12, Napoléon représentait la gloire…

Page 126, ligne 13, M. Bovary était homme à ne rien respecter…

Page 128, ligne 5, couvert de scrofules au visage…

Page 128, ligne 20, Enfin la dernière (jusqu’à mur).

Page 150, ligne 31, et comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés ?

Page 195, ligne 32, en écartant avec soin la boucle du pantalon, dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes.

Page 203, ligne 27, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure.

Page 264, ligne 23, Tu n’en as pas aimé d’autres, hein ? (jusqu’à protestations).

Page 265, ligne 3, et ta concubine !

Page 270, ligne 1, ils s’enroulaient en une masse lourde négligemment, et selon les hasards de l’adultère qui les dénouait tous les jours.

Page 298, ligne 8, dans les épanchements de l’adultère.

Page 298, ligne 32, Elle disait à son enfant : « Ta colique est-elle passée, mon ange ? »

Page 307, ligne 6, la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges…

Page 307, ligne 11, Un peu plus bas (jusqu’à barriques).

Page 314, ligne 11, Il eut grand-peine (jusqu’à fin d’alinéa : essoufflé).

Page 315, ligne 32, sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure…

Page 320, ligne 20, et la femme riche semblait avoir autour d’elle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse, dans la doublure de son corset.

Page 327, ligne 30, sa joue à l’épiderme suave rougissait, — pensait-elle, — du désir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie d’y porter ses lèvres.

Page 329, ligne 23, fenêtre ouverte et chantonnant sur son balcon, vernit lui-même ses escarpins, et à plusieurs couches.

Page 336, ligne 29, et la lourde machine (jusqu’au chapitre II).

Page 344, ligne 27, Il est déjà formé comme un homme…

Page 345, ligne 17, Ce n’est pas (jusqu’à fin d’alinéa : soit fait).

Page 348, ligne 5, Tout s’effaçait (jusqu’à suspendue).

Page 353, ligne 4, volets fermés, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops à la glace, qu’on leur apportait dès le matin.

Page 365, ligne 20, C’est le quartier du théâtre, des estaminets et des filles.

Page 366, ligne 4, Le lit (jusqu’à fin d’alinéa : mains).

Page 368, ligne 24, Elle allait (jusqu’à bal masqué).

Page 369, ligne 26, La chair (jusqu’à plaie vive).

Page 371, ligne 8, et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort dans l’âme.

Page 372, ligne 24, protestant sur la tête de sa fille qu’il ne s’était rien passé.

Page 387, ligne 8, Ce qui (jusqu’à morceau).

Page 387, ligne 29, elles ont plus de tempérament (jusqu’à : c’est un goût d’artiste, dit Homais…)

Page 388, ligne 30, de concupiscence.

Page 390, ligne 30, et Emma revenait (jusqu’à fin d’alinéa : frisson).

Page 391, ligne 20, puis au craquement de ses bottines, il se sentait lâche, comme les ivrognes à la vue des liqueurs fortes.

Page 399, ligne 14, cet homme étendu qui dormait…

Page 419, ligne 7, Il tendit sa main (jusqu’à : cet homme la gênait horriblement).

Page 428, ligne 26, tu as tout ce qu’il faut pour te faire chérir. Mais nous recommencerons, n’est-ce pas ?

Page 428, ligne 33, Il l’attira sur ses genoux (jusqu’à du bout de ses lèvres).

Page 456, ligne 32, Puis elles (jusqu’à afin de servir plus tard à la science).

Page 457, ligne 24, — Car, disait (jusqu’à : Allons, une prise ! lui dit-il. Acceptez, cela dissipe…).

Page 460, ligne 11, Alors M. Bournisien (jusqu’à les ouvriers qui arrivaient).

Page 473, ligne 12, plaisir tout mêlé d’amertume comme ces vins mal faits qui sentent la résine.

Page 473, ligne 27, L’aveugle (jusqu’à une réclusion perpétuelle dans un hospice).

Page 475, ligne 16, Il en vint à rougir (jusqu’à le symbole obligé de la tristesse).

Page 476, ligne 31, D’ailleurs (jusqu’à fin d’alinéa : comme chacun sait).

Page 477, ligne 32, les titres ne lui manquaient point (jusqu’à incendies ! ).

PUBLICATION DE MADAME BOVARY
DANS LA REVUE DE PARIS.

Madame Bovary fut considérée par la Revue de Paris comme une œuvre de valeur, mais « enfouie sous un tas de choses inutiles ». Maxime Du Camp, sur les conseils de Laurent Pichat, directeur, écrivit à Flaubert l’étrange lettre que voici pour le préparer à leur combinaison en vue de la publication du roman dans la Revue.

« 14 juillet 1856.

« Cher vieux, Laurent Pichat a lu ton roman et il m’en envoie l’appréciation que je t’adresse. Tu verras en la lisant combien je dois la partager, puisqu’elle reproduit presque toutes les observations que je t’avais faites avant ton départ. J’ai remis ton livre à Laurent, sans faire autre chose que de le lui recommander chaudement ; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier avec la même scie. Le conseil qu’il te donne est bon et je te dirai même qu’il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous maîtres de ton roman pour le publier dans la Revue ; nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables ; tu le publieras ensuite en volume comme tu l’entendras, cela te regarde. Ma pensée très intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style ne suffit pas pour donner de l’intérêt. Sois courageux, ferme les yeux pendant l’opération, et fie-t’en, sinon à notre talent, du moins à notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, bien faites, mais inutiles ; on ne le voit pas assez ; il s’agit de le dégager ; c’est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux par une personne exercée et habile : on n’ajoutera pas un mot à ta copie ; on ne fera qu’élaguer ; ça te coûtera une centaine de francs qu’on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment bonne, au lieu d’une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que, dans tout ceci, je n’ai en vue que ton seul intérêt.

« Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi.

« Maxime Du Camp. »

Flaubert écrivit au dos de cette lettre : gigantesque ! et resta inflexible, mais quand parut le numéro du 1er décembre, précédé de cette note : La Direction s’est vue dans la nécessité de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir à la rédaction de la Revue de Paris. Nous en donnons acte à l’auteur. — M. D. Flaubert ne put retenir son indignation et ne pardonna pas à son ami Du Camp d’avoir été le témoin ou de s’être fait l’ouvrier d’une telle besogne. Le but de ces coupures était évidemment de ménager les susceptibilités des lecteurs de la Revue, qui se récriaient contre certains passages du roman, considérés ailleurs comme un attentat aux mœurs et au sentiment religieux, et d’éviter à celle-ci des poursuites judiciaires possibles. Mais ceci importait peu à Flaubert. Il voulut interrompre la publication de son roman, plaider. On discuta fort et longuement ; les meilleurs arguments se brisaient contre une volonté indomptable, une fierté froissée. D’autre part, la Revue de Paris ne pouvait sans se porter de grands préjudices, interrompre la publication du roman et cependant elle voulait à tout prix ne pas donner prise aux poursuites dont on la menaçait. On transigea enfin et l’on admit l’insertion de la note suivante que rédigea Flaubert et qui parut dans le numéro du 15 décembre 1856 : « Des considérations que je n’ai pas à apprécier ont contraint la Revue de Paris à faire une suppression dans le numéro du 1er décembre 1856. Ses scrupules s’étant renouvelés à l’occasion du présent numéro, elle a jugé convenable d’enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent ; le lecteur est donc prié de n’y voir que des fragments et non pas un ensemble. — G. Flaubert. »

Madame Bovary parut donc sous cette forme, au milieu de ces incidents, du 1er octobre au 15 décembre 1856.

LES POURSUITES.

Mais Flaubert ayant recueilli tous les passages visés par la Revue de Paris, les citait volontiers à son entourage. La susceptibilité officielle peu à peu s’éveilla ; des influences différentes se rencontrèrent, agirent, la Revue de Paris déplaisait par ses tendances libérales ; en haut lieu on décida les poursuites.

Flaubert fut d’abord inquiet ; il voulut éviter le procès et son retentissement, et ce n’est pas sans trouble et sans nervosité qu’il écrivait à son frère le Dr Achille Flaubert :

« Mardi soir 10 h. — Je crois que mon affaire se trouble et qu’elle réussira. — Le Dr de la Sûreté générale a dit (devant témoins) à Me Treilhard d’arrêter les poursuites — mais un revirement peut avoir lieu — j’avais contre moi deux ministères, celui de la Justice et celui de l’Intérieur.

« On a travaillé — et pas marché — mais j’ai cela pour moi, que je n’ai pas fait une visite à un magistrat…

« L’important était d’établir l’opinion publique — c’est chose terminée maintenant et désormais, de quelque façon que cela tourne, on comptera avec moi — les dames se sont fortement mêlées de ton serviteur et frère ou plutôt de son livre, surtout la princesse de Beauvau, qui est une Bovaryste enragée et qui a été deux fois chez l’Impératrice pour faire arrêter les poursuites (garde cela pour toi bien entendu).

« Mais on voulait à toute force en finir avec la Revue de Paris — et il était très malin de la supprimer pour délit d’immoralité et d’irréligion… »

Et quatre jours après :

« Je ne t’écrivais plus, mon cher Achille, parce que je croyais l’affaire complètement terminée ; le Prince Napoléon l’avait par trois fois affirmé et à trois personnes différentes. Me Rouland a été lui-même parler au Ministère de l’Intérieur, et Me Édouard Delessert avait été chargé par l’Impératrice (chez laquelle il dînait mardi) de dire à sa mère que c’était une affaire finie.

« C’est hier matin, que j’ai su par le père Sénard, que j’étais renvoyé en police correctionnelle…

« J’en ai fait prévenir immédiatement le Prince, lequel m’a répondu que ce n’était pas vrai, mais c’est lui qui se trompe.

« Voilà tout ce que je sais, c’est un tourbillon de mensonges et d’infamies dans lequel je me perds — il y a là-dessous quelque chose, quelqu’un d’invisible et d’acharné — je n’ai d’abord été qu’un prétexte et je crois maintenant que la Revue de Paris elle-même n’est qu’un prétexte. Peut-être en veut-on à quelqu’un de mes protecteurs ? ils ont été considérables plus par la qualité que par la quantité.

« … Mais je n’attends aucune justice — je ferai ma prison — je ne demanderai bien entendu aucune grâce — c’est là ce qui me déshonorerait… — et on ne me clorera pas le bec, du tout ! je travaillerai comme par le passé, c’est-à-dire avec autant de conscience et d’indépendance. Ah ! je leur fouterai des romans ! et des vrais !…

« J’attends de minute en minute le papier timbré qui m’indiquera le jour où je dois aller m’asseoir (pour crime d’avoir écrit en français) sur le banc des filous et des pédérastes… »

Et un peu plus tard :

« Mon cher Achille — je suis tout étonné de ne pas avoir encore reçu de papier timbré — on est en retard — peut-être hésite-t-on ? je le crois — les gens qui ont parlé pour moi sont furieux et un de mes protecteurs qui est un très haut personnage « entre en rage » à ce que l’on m’écrit — il va casser les vitres aux Tuileries — tout cela finira bien, j’en suis sûr, soit qu’on arrête l’affaire, ou que je passe en justice… La police s’est méprise, elle croyait s’en prendre au premier roman venu et à un petit grimaud littéraire, et il se trouve que mon roman passe maintenant — et en partie grâce à la persécution — pour un chef-d’œuvre. Quant à l’auteur, il a pour défenseurs pas mal de ce qu’on appelait autrefois de grandes dames — l’Impératrice (entre autres) a parlé pour moi deux fois — l’Empereur avait dit une première fois « qu’on le laisse tranquille » — et malgré cela, on est revenu à la charge — pourquoi ? ici commence le mystère… Quant à ne pas comparaître à l’audience, ce serait une reculade — je n’y dirai rien — mais je serai assis à côté du père Sénard qui aura besoin de moi et puis je ne puis me dispenser de montrer ma barbe de criminel aux populations… J’achèterai une botte de paille et des chaînes, et je ferai faire mon portrait « assis sur la paille humide des cachots et avec des fers » !!!

« Tout cela est tellement bête que je finis par m’en amuser beaucoup. »

Le 1er janvier 1857, toujours à son frère Achille :

« Mon affaire va être arrêtée probablement cette nuit, par une dépêche télégraphique venue de la province — cela va tomber sur ces MM. sans qu’ils sachent d’où — ils sont tous capables de mettre leurs cartes chez moi demain soir. »

Et le lendemain :

« Je rentre après 21 francs de coupé — je crois que tout va s’arranger… je te le répète c’est du ministère de l’Intérieur que le coup part — et c’est là qu’il faut frapper — vite et fort. »

Quelques jours après :

« C’est jeudi prochain que je passe définitivement. J’ai été aujourd’hui une grande heure seul avec Lamartine, qui m’a fait des compliments par-dessus les moulins… — ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il sait mon livre par cœur… j’aurai de lui pour la présenter au Tribunal une lettre élogieuse. »

En effet, un courant perfide s’établit et Gustave Flaubert, auteur de Madame Bovary, Laurent Pichat, Pillet, directeur et imprimeur de la Revue de Paris, furent traduits devant la 6e chambre de la police correctionnelle, le 31 janvier 1857, en vertu des articles 1 et 2 de la loi du 17 mai 1819, et 59 et 60 du Code pénal.

L’audience, présidée par Me Dubarle, eut les honneurs d’une foule choisie.

Le réquisitoire, faible d’argumentation, fut prononcé par l’avocat général Ernest Pinard. La défense, présentée par Me Sénard, fut un triomphe. Les accusés furent acquittés et Flaubert est acclamé chef de l’école dite réaliste. Madame Bovary devint populaire ; son succès dure encore. Il est à un moment si retentissant que Flaubert en paraît obsédé, il écrit : « Je voudrais être assez riche pour racheter tous les exemplaires de ce roman, les jeter au feu et qu’on n’en parle plus. » Et plus tard : « J’ai hâte de donner un autre livre qui détruira celui-ci. »



VARIANTES

D’APRÈS L’ÉDITION ORIGINALE.
Paris, 1857.

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Page 460, ligne 5, coups tout au hasard…

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Page 469, ligne 2, étaient toutes en feu…

Page 469, ligne 22, Mais il y en…

Page 469, ligne 28, tout à coup claqua.

Page 470, ligne 8, Mais les affaires…

Page 471, ligne 5, fini, mais il…

Page 471, ligne 12, s’enfermait ? Comme elle était à peu près de sa taille, souvent lorsqu’elle sortait de la chambre, Charles…

Page 471, ligne 32, tombée par terre…

Page 472, ligne 16, Mais on avait…

Page 476, ligne 9, devis et fait…

Page 479, ligne 19, il n’avait personne autour de lui qui…

Page 481, ligne 17, soixante-quinze centimes…

Page 481, ligne 25, les a de suite…



MADAME BOVARY
ET
LES AUTEURS CONTEMPORAINS.

Paris, 12 avril.

Vous êtes un de ces hauts sommets que tous les coups frappent, mais qu’aucun n’abat.

Mon cœur est profondément avec vous.

Victor Hugo.

Hauteville House, 30 août 1857.

Vous avez fait un beau livre, Monsieur, et je suis heureux de vous le dire. Il y a entre vous et moi une série de livres qui m’attache à votre succès. Je me rappelle vos charmantes et nobles lettres d’il y a quatre ans, et il me semble que je les revis à travers les belles pages que vous me faites lire aujourd’hui. Madame Bovary est une œuvre, l’envoi que vous avez bien voulu m’en faire ne m’est parvenu que tard ; c’est ce qui vous explique le retard même de cette lettre.

Vous êtes, Monsieur, un des esprits conducteurs de la génération à laquelle vous appartenez, conservez et tenez haut devant elle le flambeau de l’art. Je suis dans les ténèbres, mais j’ai l’amour de la lumière. C’est vous dire que je vous aime.

Je vous serre la main.

Victor Hugo.

30 décembre 1857.
Monsieur,

J’ai témoigné à beaucoup de nos amis toute mon admiration pour Madame Bovary ; beaucoup d’auteurs, la plupart, m’ont vu dans le pharmacien, puis on m’a fait écrire la pièce, et une fois écrite je l’ai présentée à un directeur qui l’a reçue et je la répète, le tout sans votre permission.

Je pars dans deux heures pour Reims où je vais donner plusieurs représentations. Veuillez, Monsieur, me faire savoir si votre intention est de faire jouer Madame Bovary, et si vous me jugez capable pour le pharmacien.

 
Votre bien dévoué, Henry Monnier.

30 janvier 1857.
Mon cher Confrère,

Je ne sais quelle sera l’issue de votre procès ; mais c’est une victoire pour vous et une défaite honteuse pour le procureur impérial. Je ne dis pas pour le Parquet qui vous soutenait assez ouvertement, car à un mouvement de lèvres du président pendant que Me Sénard lisait une description très étudiée de votre roman, j’ai remarqué et peut-être tout le monde l’a-t-il remarqué que le président disait : charmant. Ceux qui l’auront observé attentivement auront bien compris à deux reprises différentes ce mot char-mant très significatif.

Je me réjouis dans l’intérêt des lettres de l’issue plus que probable de votre acquittement, et cette poursuite ne pourra qu’être très favorable au succès de votre roman que j’attends avec impatience, n’ayant lu que la première partie dans la Revue.

Croyez-moi, mon cher Confrère, votre tout dévoué et votre

Champfleury.

P.-S. — J’ai dû quitter l’audience à 5 heures, vers la fin de la plaidoirie, et je ne sais ce qui sera arrivé.


Paris, 12 mai 1857.

Mon cher Monsieur, je vous dis mon cher Monsieur parce que je viens de lire Madame Bovary. Je n’en connaissais, par la Revue de Paris, que la fin. Je viens de tout lire, et j’ai déjà tout relu. Si vous songez à fonder une Académie de vos quarante plus chauds admirateurs, je me porte candidat, et pour dix places à moi tout seul. Votre livre m’a empoigné et remué à fond. Je vous en remercie comme si vous l’aviez fait pour moi. À quand votre second coup de maître ? Je suis mécontent de ma journée ; il est deux heures, et je ne vous ai encore raccolé que trois lecteurs. Pardonnez-moi, ce n’est pas ma faute, et je tâcherai de mieux faire ce soir… Je ne sais pourquoi je vous écris tout cela, si ce n’est pour vous dire que l’événement de votre avènement m’enchante et que je vous prie, lorsque vous reviendrez à Paris, de m’écrire quatre lignes pour que je sache où prendre deux mains que je veux serrer.

Guillaume Guizot.

Vendredi.
Mon cher Ami,
 

Sachez, mon cher Ami, que les deux volumes de Madame Bovary sont ici sur mon bureau. Ceci vous prouve que Grenoble est un pays moins perdu qu’on ne le suppose généralement. Il est juste d’ajouter que la publication en volumes était fort attendue ici. La Revue de Paris y a deux ou trois abonnés qui la lisent quelquefois. Dès les premières pages de votre roman, on a reconnu la vraie vie de province étudiée de près. On a continué la lecture : on a apprécié le talent parce qu’on est éclairé, et la passion parce qu’on est homme. Bref, les numéros ont fait le tour de la ville. La population se compose de magistrats en activité et d’officiers en retraite. Les magistrats vous ont donné gain de cause avant ceux de Paris. Mais c’est surtout la partie féminine qui s’est régalée. Les dames de Grenoble bovarisent un peu pour leur compte, et elles se sont reconnues, non sans plaisir, dans votre roman. Je tiens ces détails d’un de mes amis qui professe la philosophie au lycée de Grenoble ; grand bovariste d’ailleurs, qui a lu votre roman bien avant moi, et qui m’a apporté le premier exemplaire. Je n’en ai fait qu’une goulée, et je suis encore dans ma première admiration. Mon cher Ami, vous avez fait véritablement un coup de maître, et les critiques auront de quoi parler sur vous. J’ai cru lire un roman de Balzac mieux écrit, plus passionné, plus propre, et exempt de ces deux odeurs nauséabondes qui me saisissent quelquefois au milieu des livres du Tourangeau : l’odeur d’égout et l’odeur de sacristie. On ne sent qu’une bonne et franche senteur…, comme sous les châtaigniers en fleurs.

Gardez-moi l’exemplaire que vous m’avez promis : nous le parcourrons ensemble un jour après déjeuner, soit chez vous, soit chez moi. Je vous ferai une observation sur Homais, que je trouve un peu poussé à la charge, et sur le cocher de Rouen qui m’a paru trop effarouché et trop intelligent. Mais nous relirons certaines pages du bord de l’eau ou de l’hôtel garni qui sont burinées sur acier avec la pointe… La discussion du pharmacien et du curé dans la chambre mortuaire est superbe. Voilà la vraie comédie : bravo Molière.

Mon ami le professeur m’a fait voir les passages supprimés par la Revue, et ils m’ont paru mille fois plus innocents que les points par lesquels on les avait remplacés. Le peuple féminin de Grenoble se plaint d’avoir été volé. Il comptait sur des indécences. N’avez-vous rien changé au texte ? J’aurais voulu que pour corser la situation et pour justifier encore mieux le suicide de Mme Bovary, la pauvre femme eût été… par le notaire, et qu’il lui eût ensuite offert 500 francs. Remarquez qu’on s’empoisonne rarement parce qu’on a des dettes. Il y a d’autres moyens de sortir d’affaires. Mais une jolie femme volée par un sale grigou de notaire a toujours le droit de manger de l’arsenic. Entre parenthèses, vous parlez poison, valgus, et le reste en digne fils de votre père.

À bientôt, mon cher Ami, je vous serre cordialement la main.

Edm. About.

Mon vieux,

Évohé ! j’ai lu la Bovary ! tu peux être tranquille — c’est fort bien — l’absence de la déclamation ne nuit en rien au style ; il n’est pas possible de ne pas avoir un succès avec cela. C’est ma conviction profonde. Je le fais lire le plus que je peux.

 

Adieu, à samedi.

(Samedi.)
L. Bouilhet.


OPINION DE LA PRESSE
SUR
MADAME BOVARY.

À titre de curiosité, nous donnons quelques extraits des principaux articles consacrés à Madame Bovary, lors de sa publication.

Le Moniteur universel (M. Sainte-Beuve).

Voir cet article dans les Causeries du Lundi, t. XIII.

Nous en citons cette phrase : « Madame Bovary est un livre avant tout, un livre composé, médité, où tout se tient, où rien n’est laissé au hasard de la plume et dans lequel l’auteur, ou mieux l’artiste, a fait d’un bout à l’autre ce qu’il a voulu. »

Journal des Débats, 26 mai 1857 (M. Cuvillier-Fleury).

Il est difficile de savoir où va le roman français par le temps qui court. Ce qui est certain, c’est qu’il ne va guère. On écrit beaucoup, et il n’est guère de journal ou de recueil périodique qui ne donne son roman au public ; le public lit tous les romans qu’on lui donne. Quelqu’un me disait un jour, voulant caractériser ce genre de progrès qui est particulier à notre époque : « La pyramide s’abaisse, mais elle s’élargit par la base. » Cela est vrai : elle s’élargit tellement que tout y rentre. Tout le monde écrit et sait écrire.

… Les romanciers qui ont fait tant parler d’eux en France, sous le gouvernement de Juillet, n’étaient pas tous des écrivains supérieurs. Il fallait pourvoir à une immense consommation et satisfaire un appétit de lecture insatiable. On allait au plus pressé. Presque tous pourtant avaient leur cachet… Ils se ressemblaient par la facilité, non par la monotonie. Ils avaient des procédés analogues et des talents divers. Le roman régnait alors. Il parlait en maître. Il traitait avec la société de puissance à puissance, lui infligeait son blâme, la menaçait de ses théories, ne se refusait pas même la perspective d’une révolution… Il a fait beaucoup de mal ; il participait pourtant à cette vitalité des époques libres où le mal lui-même est sans cesse corrigé par la discussion et trouve son remède dans le salutaire mouvement donné aux esprits. L’apathie des intelligences est le plus grand auxiliaire de la corruption des âmes. Après tout il est absurde de croire qu’une société puissante ait péri pour s’être oubliée avec Lélia ou s’être trop intéressée au Chourineur. Quel qu’ait été le succès des romanciers qui ont amusé ou scandalisé le dernier règne, leur puissance était inférieure à leur talent. Ce qu’il en reste, c’est un souvenir. On ne les relira guère ; mais ils auront vécu. Les historiens de notre littérature contemporaine seront obligés d’en tenir un sérieux compte. On a peut-être trop parlé des romans d’autrefois. Deux ou trois noms exceptés, parlera-t-on de ceux d’aujourd’hui ?

… Voici pourtant un roman, né d’hier, qu’il n’est pas permis de passer sous silence — d’abord parce qu’un des maîtres de la critique[13] en a parlé avec éloge — ensuite parce que l’héroïne du livre, Mme Bovary, a eu, comme on le sait, des démêlés avec la justice. Elle en est sortie à son honneur. Pourtant cette aventure de police correctionnelle lui donne un air de fruit défendu qui ne nuit pas à un livre, bon ou mauvais. Je suis sûr que Madame Bovary, qu’on se dispute dans les cabinets de lecture, est aujourd’hui le livre préféré de tous les boudoirs et qu’il n’est pas une de nos élégantes, partant pour sa terre, qui ne l’ait dans son bagage de campagne. Curieuse question, disions-nous un jour, celle de savoir ce qu’il entre d’honnêtes suffrages dans le succès d’un mauvais livre, et de femmes distinguées, jeunes, belles, vertueuses et honorées dans le cortège (littéraire bien entendu) d’une « fille de marbre » quelconque. J’en dirai autant du livre de M. Gustave Flaubert, sans contester à ses intentions et à son talent le bénéfice de la chose jugée.

Mme Bovary est un esprit déréglé et un cœur sec. Elle n’a que de l’imagination et des sens, des besoins de luxe et des appétits de plaisir. Elle aime, non ce qui est beau, mais ce qui brille. Elle a horreur du médiocre dans la vie matérielle, n’ayant elle-même d’autre distinction que sa beauté. À tous ces traits, vous reconnaissez la « fille de marbre ». Mme Bovary est une courtisane à l’état de bourgeoise, une « dame aux camélias » sombrée dans un petit chef-lieu de canton, une Danaé de province étouffant dans un village. Tout le roman est là ; et si ce roman a une morale, quoiqu’il n’en affecte d’aucune sorte, c’est que d’une courtisane, ou née pour l’être, on ne saurait tirer ni une épouse, ni une mère, fût-ce même une de ces mères à longue échéance qui attendent un quart de siècle, comme la Fiammina, pour aimer leurs enfants.

… Nous reviendrons sur ce style si étrangement mêlé de vulgarité et de prétention, où « l’âme » fait une si singulière alliance avec la pommade, ou le « réalisme », visant à la simplicité, tombe dans la manière. Pour le moment, nous cherchons à nous représenter au vrai Mme Bovary. Prise à son point, dans sa floraison pour ainsi dire, Mme Bovary est bien la courtisane que nous connaissons, mais croisée de petite bourgeoise, couvrant sous l’ombre du toit conjugal tous les instincts et tous les vices des situations exceptionnelles, et faisant éclater à chaque instant le cadre étroit où sa destinée l’enferme ; — sans cœur, malgré ses frissons, battant son enfant en sevrage, dure à son honnête mari, idolâtre d’elle-même, passant des journées à se verser des flacons d’eau de Cologne sur les bras et à se nettoyer les ongles avec des citrons, aimant les belles étoiles, les meubles somptueux, les recherches dispendieuses en tout genre ; traitant l’argent, si rare qu’il soit à la maison, non en ménagère, mais en bourreau, et ne reculant, pour en avoir, devant aucune extrémité.

… Mœurs de province ! nous dit M. Flaubert. Mme Bovary, pour peu qu’on l’y pousse, va droit au vol et à l’assassinat. Elle finit par le suicide. Elle ne vaut pourtant ni plus ni moins que toutes les femmes de même sorte qu’il est de mode de mettre aujourd’hui sur la scène, à grand renfort de public. C’est la même femme que nous avons vue vingt fois. Un publiciste célèbre disait en 1830 qu’il avait fait pendant quinze ans le même article. On pourrait dire plus justement que le roman et la comédie nous donnent depuis dix ans la même femme. Emma Bovary, c’est la Marguerite de la Dame aux Camélias, la duchesse de la Dame aux Perles, la Suzanne du Demi-Monde, toutes les héroïnes des drames de M. Dumas fils sous un nom nouveau. Il ne manqua à Emma Bovary que d’avoir connu Paris. Les héroïnes du drame parisien sont seulement plus franches qu’elle. Elles vivent de leur dégradation. Emma en meurt, mais sans contrition et sans repentir.

Toute cette histoire est-elle vrai ? Pourquoi pas ? Mme Bovary n’est pas plus invraisemblable que la baronne d’Auge, M. Dumas prend sur le vif des mauvaises mœurs les portraits qu’il fait pour le public. Pourquoi M. Flaubert n’aurait-il pas mis autant de vérité dans une histoire écrite sur place, suivant toute apparence, les originaux sous les yeux, et sans autre peine que de les copier ? M. Flaubert a braqué son daguerréotype sur un village de Normandie, et le trop fidèle instrument qui a rendu un certain nombre de ressemblances, portraits, paysages et petits tableaux en grisaille d’une vérité incontestable, de cette vérité terne et blafarde qui semble supprimer, dans les copies du monde physique, la lumière même qui les a produites.

… Quoi qu’il en soit, M. Flaubert est un peintre exact, il rend d’un trait précis et rigoureux des objets qu’il rencontre. Sous cet instrument de précision qu’il manie d’un doigt si exercé, le monde matériel se reproduit comme il est, ni plus ni moins, mais sans poésie et sans idéal. La ressemblance vous crève les yeux ; elle ne vise pas au cœur.

J’en dirai autant de ses personnages. Ce sont des mannequins ressemblants. Le pharmacien philosophe, M. Homais, qui voudrait « qu’on saignât les prêtres une fois par mois dans l’intérêt des mœurs » ; le bon Charles Bovary, « aux expansions si régulières, » qui n’embrasse sa femme qu’à de certaines heures, comme le méthodique père de Tristram Shandy, et qui, à table, nous dit l’auteur, « coupait au dessert le bouchon des bouteilles vides, se passait après manger la langue sur les dents, et faisait, en avalant sa soupe, un gloussement à chaque gorgées » ; — et tant d’autres originaux non moins fidèlement reproduits par l’impitoyable observation de M. Flaubert, Lheureux, l’usurier brocanteur, le maire Tuvache, l’abbé Bournisien, curé de l’endroit, qui se mouche « en mettant un angle de son mouchoir d’indienne entre ses dents » ; M. Binet, percepteur par état et tourneur par goût (gilet de drap noir, col de crin, pantalon gris, et en toute saison des bottes bien cirées « qui avaient deux renflements parallèles à cause de la saillie de ses orteils ») ; — puis les amoureux, notre ami Léon d’abord, le clerc de notaire, qui dit à Mme Bovary, après une longue absence : « Je m’imaginais quelquefois qu’un hasard vous amènerait. J’ai cru vous reconnaître au coin des rues… », puis M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, un country gentleman du voisinage, grand gaillard « de tempérament brutal et d’intelligence perspicace, et qui la première fois qu’il rencontre Mme Bovary :

« Oh ! je l’aurai, s’écria-t-il en écrasant d’un coup de bâton » (voir p. 182).

Tel est le procédé de l’auteur. Il y met du sien le moins qu’il peut, ni imagination, ni émotion, ni morale. Pas une réflexion, nul commentaire ; une suprême indifférence entre le vice et la vertu. Ses héros sont ce qu’ils sont. C’est à prendre ou à laisser. Cela s’appelle une œuvre impersonnelle ; et cet excellent juge qui a le premier donné l’éveil à la critique sérieuse sur Madame Bovary dit que c’est là « une grande preuve de force ». Je crois que c’est le contraire. La force n’est pas ce qui vient de la machine ou du procédé. J’aime que l’âme de l’auteur se reflète dans son œuvre, que le peintre se réfléchisse dans sa peinture. C’est ce reflet qui est la vie, et ce qu’on appelle « l’art » n’est pas autre chose. C’est par là que Téniers, Van Ostade, Callot lui-même sont admirables. Il n’est pas nécessaire d’avoir peint la Descente de Croix ou la Transfiguration pour être un grand artiste ; une scène de cabaret y suffit, mais à une condition, c’est que l’œuvre ne sera pas la copie servile et plate, mais l’imitation ingénieuse et savante du modèle qu’on se propose.

… Ainsi, cette vérité même toute matérielle, à laquelle prétend surtout l’école de M. Flaubert, elle manque son but en le dépassant. Elle disparaît dans son excès même. La vérité morale, où est-elle ? Je sais que vous faites un roman et non un sermon ; que vous vous piquez de montrer au vrai la vie humaine, sans vous soucier des conséquences ; que là où vous la voyez grimaçant, vous mettez la grimace, et qu’il ne vous plaît pas de la peindre en beau pour l’édification des duchesses. Soit ! montrez le laid, mais à la manière des grands artistes et des écrivains habiles, sans secrète complaisance, sans exclusion systématique, et en mêlant au mal cette juste mesure de bien qui en est, par la volonté de Dieu, le contre-poids ou la revanche. Faites, toute proportion gardée, comme Lesage, comme Fielding, comme l’abbé Prévost, comme Molière lui-même qui a si bien dit :

Je veux que l’on soit homme et qu’en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre.

Dans le roman tel qu’on l’écrit aujourd’hui, avec les procédés de la reproduction photographique, l’homme disparaît dans le peintre : il ne reste qu’une plaque d’acier.

La plupart des romanciers du jour participent plus ou moins à ces défauts de l’école réaliste. Presque tous ils se ressemblent par la négligence du style auquel ils croient suppléer par une fatigante exagération d’exactitude dans la peinture du monde réel.

Mais M. Gustave Flaubert « a le style », nous dit-on. Si l’auteur de Madame Bovary a le style, nous sommes bien prêt de nous entendre. Entre l’art et le réalisme, comme on appelle aujourd’hui l’absence ou le mépris de l’art, toute la difficulté est là : une question de plus ou de moins, une affaire de style ; mais cette différence est tout.

… Si M. Gustave Flaubert est un jeune homme, comme on le dit, ses défauts ne sont pas de ceux qui sont sans remède. Quelques-uns semblent plutôt l’exagération d’une qualité. M. Sainte-Beuve a raison : plusieurs pages de son livre annoncent un écrivain vigoureux. Il excelle dans la charge. Son comice agricole est un chef-d’œuvre du genre, et il y a là une scène de comédie vraiment supérieure. Au fond, M. Gustave Flaubert est un satirique. Non qu’il soit d’humeur joviale. Son rire est « impersonnel » comme sa morale. Mais je crains qu’il n’y ait sous cette impassibilité juvénile bien du désenchantement et du scepticisme. Au demeurant, voilà un livre qui aura fait beaucoup de bruit et qui n’aura guère avancé les affaires du réalisme au profit de ses adeptes. M. Flaubert a plus de talent que la plupart de ses confrères du roman matérialiste. Il a le trait, parfois la couleur, en dépit de son procédé. Si pourtant il me fallait choisir entre Madame Bovary et les Aventures de Mademoiselle Mariette, entre les mannequins grossiers et lardés de M. Flaubert et les photographies à outrance de M. Champfleury, — je le dis franchement : j’aime mieux M. Champfleury… Non que je croie à l’avenir du réalisme. C’est un genre étroit et borné, qui touche au faux par l’exagération du vrai. C’est un genre pourtant. Paré des oripeaux du romantisme, c’est moins que rien ; une enluminure sur une copie, une couche de couleur sur un trompe-l’œil. Là est l’écueil de M. Gustave Flaubert. Il faut avoir le courage de son talent et de sa vocation. L’auteur de Madame Bovary vise au vrai, soit ! qu’il s’applique toujours avec netteté et précision. L’excès de la couleur n’est pas la même chose que sa justesse. L’affection du langage s’allie mal à la dureté du trait. Drapés dans cette défroque du romantisme, les personnages de M. Flaubert, si peu flattés du côté moral, ressemblent parfois à ces intrigants des vieilles comédies qu’on voit courant les ruelles, couverts de paillettes et de broderies d’emprunt. Dans Mme Bovary, si elle peut vieillir, il y a tout l’avenir d’une marchande à la toilette…


… Si la compagnie de M. Baudelaire est mauvaise, celle de M. Flaubert est très bonne, je ne connais pas de plus beau roman[14] depuis Balzac.

Taine, Lettre à J. J. Weiss. (Correspondance, II, Hachette, édit.)
Le Constitutionnel, 10 mai 1857 (Paulin Limayrac). — Des causes et des effets dans notre situation littéraire.

… Et voici précisément que j’arrive à la phrase de M. de Sainte-Beuve, dans son article de lundi dernier, à propos du premier roman d’un jeune auteur : « L’ouvrage, en tout, porte bien le cachet de l’heure où il a paru. Commencé, dit-on, depuis plusieurs années, il vient à point en ce moment. C’est bien un livre à lire en sortant d’entendre le dialogue net et acéré d’une comédie d’Alexandre Dumas fils, ou d’applaudir Les Faux Bonshommes, entre deux articles de Taine. Car, en bien des endroits et sous des formes diverses, je crois reconnaître des signes littéraires nouveaux : science, esprit d’observation, maturité, force, un peu de dureté. Ce sont les caractères que semblent affecter les chefs de file des générations nouvelles. »

Mais me suis-je alarmé à tort ?

N’y aurait-il pas une fine ironie sous ce jugement étrange ?

Serait-il bien possible que Madame Bovary, le Demi-Monde et deux articles de M. Taine parussent à M. de Sainte-Beuve toute une littérature armée de pied en cap et ouvrant la marche aux jeunes générations ? C’est peu vraisemblable… Certes, je ne conteste ni l’esprit ni le talent de MM. Flaubert, Dumas fils et Taine. Il me semble seulement que leur art est de second ordre, et que si les jeunes générations ne devaient pas avoir d’autres chefs de file, elles ne seraient guère favorisées du ciel. Nous méritons mieux aujourd’hui qu’une telle littérature, et nous l’aurons…

Le Correspondant, juin 1857 (A. de Pontmartin). — Le roman bourgeois et le roman démocratique. — MM. Edmond About et Gustave Flaubert.

… Il y a vingt ou trente ans, de Cinq-Mars à Colomba, le roman français, toutes réserves faites sur sa moralité et ses tendances, était dans une période de splendeur : aujourd’hui, je le vois descendre à Germaine, tomber à Madame Bovary, et la décadence me semble manifeste…

 

C’est à ce point de vue que je crois pouvoir dire : M. About, c’est la bourgeoisie, M. Flaubert, c’est la démocratie dans le roman…

Rien ne lui a manqué, pas même l’apostille d’un académicien[15], qui depuis longtemps ne s’occupe plus que des morts, mais qui, dans les occasions importantes, sort de sa nécropole afin de constater les grandes naissances littéraires, et, pour les rendre plus authentiques, les enregistre dans le Moniteur

Nous croyons pouvoir le définir en quelques mots : Madame Bovary, c’est l’exaltation maladive des sens et de l’imagination dans la démocratie mécontente…

L’auteur a si bien réussi, — et on l’en a loué comme d’un signe de force, — à rendre son œuvre impersonnelle, qu’on ne sait pas, après avoir lu, de quel côté il penche. Il est aussi dur pour le voltairien de pharmacie…

Il y a trente ans, un écrivain célèbre a défini le romantisme : « le libéralisme en littérature ». — Nous disons, nous, que le réalisme n’est et ne peut être que la démocratie littéraire, et Madame Bovary nous sert de preuve.

La Chronique artistique et littéraire, 3 mai 1857 (Dumesnil).

… J’ai parlé de moralité tout à l’heure ; ce livre est un des plus immoraux que je connaisse…

À part la somme d’études qu’il représente, ce livre est fait de réminiscences, à la façon de certaines comédies modernes composées une scène après l’autre, sur des feuilles volantes qui restent pêle-mêle dans un tiroir durant des mois, puis qu’on rassemble un jour et qu’on rajuste pour en former un ouvrage complet. C’est une suite d’impressions, de visions, de tableaux d’après nature, qui tous ont leur saveur et leur accent, mais qui sentent néanmoins le remplissage.

L’unité du récit n’en est pas altérée ; mais ils distraient l’attention par leur exactitude même. On comprend que l’auteur de Madame Bovary chérit ses Souvenirs d’un autre temps, et qu’il n’a pas le courage d’en faire le sacrifice.

Je n’ai rien dit de l’Aveugle, qui est une figure de troisième plan ; ce malheureux résume cependant les défauts de M. Flaubert. Il est inutile ; son intervention, à la fin, tient du mélodrame, et il est traité comme un sujet d’amphithéâtre.

On sent, en effet, dans la manière de M. Flaubert, le chirurgien sous le critique ; cela se trahit au soin apporté dans les détails et à la crudité sans compensation, de certaines peintures.

Madame Bovary n’en reste pas moins une des œuvres les plus curieuses et les plus personnelles de ces derniers temps.

La Presse, 16 mai 1857 (Nestor Roqueplan).

— Un charmant livre, qui vient d’échapper à un grand danger, occupe tous les esprits : c’est le roman de M. Flaubert, Madame Bovary. L’action est simple, bien menée par des personnages vrais, que l’auteur n’a pas créés à plaisir, sublimes ou vulgaires, mais qu’il doit avoir vus et reproduits dans leur effet naturel.

La forme de M. Flaubert nous plaît singulièrement. Jamais cette forme, qui recouvre un excellent fond d’ironie, de goût et de cœur, ne laisse altérer sa distinction par le contact du positif. C’est au point que nous sommes étonnés du succès de Madame Bovary.

Avant qu’on eût inventé les règles du beau fixe, chaque écrivain avait la liberté de ses images.

Les premiers qui ont dit : plus prompt que la foudre ; un front ruisselant de sueur ; des yeux baignés de larmes ; pâle comme la mort ; le cœur gros de douleur ; rapide comme la pensée ; un chagrin cuisant ; le faîte des grandeurs ; une haine enracinée ; il gèle à pierre fendre ; — qui ont dit d’une rivière qu’elle serpente dans une vallée, créant à la fois une ravissante image et un verbe, tous ceux-là ont commis des hardiesses et trouvé des nouveautés…

Le livre de M. Flaubert nous étant un prétexte de récriminer contre l’adoration du commun, c’est dire combien il semble libre d’allure et franchement lancé dans une route où les barrières de la convention ne l’arrêteront pas…

Les Chroniqueurs parisiens, 4 juin 1857 (Auguste Villemot, de l’Indépendance belge).

Voici un roman qui a fait beaucoup de bruit, dans ces derniers temps, Madame Bovary — Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor et beaucoup d’autres lettrés ont salué en M. Flaubert un avènement et une révélation. Dans la mesure de mes forces, j’ai reçu et constaté la même impression. Les autorités puissantes derrière lesquelles je pouvais m’abriter ne m’ont pas préservé d’une contradiction passionnée qui m’est arrivée de Belgique sous la forme d’une lettre illisible, mais pleine d’outrages et de mortifications pour mon jugement littéraire.

Il est vrai que cette protestation familière me vient d’un ami qui m’est cher. Dès lors je me gêne peu avec son auteur, et, n’ayant pas le loisir de lui écrire directement, je viens vous prier de lui faire savoir, le plus poliment possible, que je le tiens pour un idiot. Cet été, sur les bords du Rhin, je lui motiverai fortement mon opinion définitive à son endroit. Mon ami ayant un fils élevé dans les mêmes principes, je n’hésite pas à l’associer à cette douloureuse appréciation de ses instincts littéraires.

L’Illustration, 9 mai 1857 (E. Texier).

Du reste, je n’ai point à m’occuper pour le moment du réalisme, qui sera peut-être mort et enterré la semaine prochaine, je veux parler d’un écrivain qui a trop de talent, — quoiqu’il soit un élève de Balzac, l’élève le plus distingué, il est vrai, — pour être une des brebis de ce maigre troupeau ; j’ai nommé l’auteur de Madame Bovary, M. Gustave Flaubert.

Madame Bovary a fait beaucoup de tapage à ses premiers pas dans le monde. Accueillie à bras ouverts par la Revue de Paris, elle eut tout d’abord quelques difficultés avec son hôtesse, qui voulait à ce qu’on m’a dit, jeter un simple châle de barège sur les épaules trop décolletées de l’amoureuse ; puis, un beau matin, comme elle continuait à courir en jupons courts à travers les salons et les cabinets de lecture, le procureur impérial intervint et la conduisit tout droit en police correctionnelle. L’aimable personne ne s’effraya pas trop du voisinage des gendarmes ; elle se montra telle qu’elle était, et les juges, la voyant si leste, si bien portante et si court vêtue, agirent, envers elle, comme les archontes à l’égard d’Aspasie. Ils lui dirent d’aller se faire… lire, et elle alla chez l’éditeur Michel Lévy.

Cette Madame Bovary n’est pas, en effet, une sainte ; fille d’un fermier normand, son père qui l’a tirée du couvent, ne sait trop que faire d’une demoiselle qui ne partage pas ses goûts agricoles. (Suit le résumé du roman.)

Tel est le squelette de cette longue histoire, dont je ne comprends pas très bien la portée morale et philosophique, mais qui est l’œuvre d’un véritable écrivain.

J’ai trop d’estime pour le talent de M. Gustave Flaubert pour ne pas dire franchement ce que je pense de son livre. Si la complaisance est permise, c’est seulement à l’égard des œuvres médiocres. M. Gustave Flaubert est un rude jouteur. Il se présente dans l’arène à la façon du gladiateur, et l’on pourrait croire qu’il éprouve un certain plaisir à montrer la vigueur de ses muscles et la force de son bras. Il me fait l’effet de ces alcides qui font faire, à l’aide d’un énergique coup de poing, tout le tour du cadran à l’aiguille du dynamomètre. Ainsi rien ne l’arrête, ni les conventions du monde, ni les règles de la composition, ni même les lois de la morale. S’il a besoin d’une scène, il ne s’embarrasse pas dans les détours de la préparation, il la pose carrément et l’enlève ensuite à la force du poignet. Ainsi agit-il à l’égard de ses personnages qu’il prend ici, qu’il laisse là pour les reprendre et les abandonner de nouveau, et toujours au petit bonheur. Il a une façon de voir les sentiments à un point de vue physiologique dont la brutalité vous blesse et ne vous déplaît pas toujours. Il tient de Balzac par le procédé littéraire, mais il en diffère essentiellement dans l’analyse de la passion. Il a hérité du maître le goût du vagabondage à travers les chambres nuptiales, les alcôves, les scènes scabreuses et hardies, il multiplie, comme Balzac, les détails nombreux et touffus, mais il s’égare avec trop de complaisance dans l’interminable description des objets, il reste trop souvent à la porte du genre humain. Tous les personnages de M. Flaubert sont plutôt des tempéraments que des caractères, depuis le lymphatique M. Binet, qui passe sa vie à tourner des ronds de serviettes, jusqu’à l’hystérique Mme Bovary. Ce sont bien des êtres vivants, mais ils ne m’intéressent que médiocrement parce qu’ils ne me semblent pas avoir la conscience de leurs actions. Ce qui fait l’homme si grand au milieu de tous les êtres de la création, c’est sa double nature et le duel perpétuel qui en résulte ; si vous le dépouillez d’une de ces deux natures, il n’est plus qu’une créature intermédiaire entre l’homme créé par Dieu et un automate. M. Flaubert a étudié la médecine, cela se devine tout de suite, pour peu qu’on ait lu deux pages de son livre. Peut-être fera-t-il bien d’oublier, dans une certaine mesure, ses études physiologiques, quand il écrira un roman nouveau. La physiologie est une science dont je fais le plus grand cas, mais à la condition qu’elle ne submerge pas le monde métaphysique et, dans Madame Bovary, j’avoue que le carabin me cache un peu trop le moraliste.

Ce qui manque aussi à M. Flaubert, c’est la science des contrastes et par conséquent de la composition. Tous ses personnages ont le même ton, le même habit et la même physionomie morale. Parmi les sept ou huit individus qui se démènent dans le cadre de son histoire, comment n’a-t-il pas songé à en créer un seul qui fût vraiment sympathique ? Mme Bovary, nous la connaissons ; Bovary le père est un sacripant ; le pharmacien Homais, une caricature très réussie ; M. Rodolphe, un viveur vulgaire ; M. Léon, un amoureux de l’ancien Gymnase ; quant à Charles Bovary, ce mari tranquille, amoureux de sa femme, il m’intéresserait et ses malheurs immérités m’arracheraient des larmes, si l’auteur, par une inexplicable maladresse, n’avait pris plaisir à en faire, dès le début, une de ces vulgaires effigies dont les traits ne peuvent se fixer dans aucune mémoire. Là cependant était tout l’intérêt du drame. Un peu plus d’intelligence dans le cerveau de cet homme, un peu moins de vulgarité dans ses manières, et Charles Bovary mourant, foudroyé par la douleur, restait dans le souvenir du lecteur comme le martyr du foyer domestique, comme un ami dont on se souvient toujours.

Je me hâte d’ajouter qu’à côté de grands défauts, ce livre a de grandes qualités. On ne le lit pas sans de fréquentes révoltes, mais on va jusqu’au bout, captivé par le charme du style, la vigueur de l’expression, la grâce des détails et la belle orientation de l’œuvre. Parfois une phrase qu’on rencontre vous secoue comme le cahot inattendu d’une diligence, mais c’est précisément ce cahot qui vous tient en éveil.

Il arrive souvent que, dans les voitures mieux suspendues que celle de M. Flaubert, et où l’on ne sent ni cahot, ni secousses, on s’endort presque aussitôt après le départ.

C’est précisément ce qui m’est arrivé en descendant de la diligence de M. Flaubert. J’avais été si secoué dans ce véhicule traîné par des chevaux sauvages, que je me jetai aussitôt dans une berline académique.

Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1857 (M. Ch. de Mazade).

La grande nouveauté est Madame Bovary, œuvre de M. Gustave Flaubert, écrivain de Rouen, puisqu’il est avéré que nous avons aujourd’hui une école de Rouen, comme nous avons eu une école de Marseille. M. Gustave Flaubert est le romancier de cette école de Rouen dont le poète est M. Bouilhet, auteur de Melœnis et de Madame de Montarcy. M. Bouilhet imite M. de Musset dans son poème et l’auteur de Ruy Blas dans son drame ; M. Flaubert imite M. de Balzac dans son roman, comme il imite M. Théophile Gautier dans quelques autres fragments qui ont été récemment publiés. L’auteur de Madame Bovary appartient, on le voit, à une littérature qui se croit nouvelle et qui n’a rien de nouveau, hélas ! — qui n’est même pas jeune, car la jeunesse, en ne s’inspirant que d’elle-même, a moins d’expérience, moins d’habileté technique, et plus de fraîcheur d’inspiration. M. Gustave Flaubert imite M. de Balzac, disons-nous ; il imite du moins tous ses procédés, ses descriptions minutieuses, ses prétentions d’analyse et de dissection, ses néologismes étranges et barbares ; il ne peut parvenir à s’assimiler cet art qui a mis parfois un cachet si vigoureux dans les épreuves puissantes ou grossières de l’auteur du Père Goriot. Qu’est-ce donc que cette héroïne de la Normandie madame Bovary ? C’est encore une femme incomprise de province, qui passe des Ursulines, où elle a fait son éducation, à la ferme de son père, qui prend un petit verre de curaçao avec son prétendu, accepte pour mari un pauvre officier de santé veuf, se donne sur son chemin deux ou trois amants, fait une banqueroute de huit mille francs pour satisfaire ses goûts de luxe, et finit par s’administrer une forte dose d’arsenic qu’elle dérobe chez son ami l’apothicaire Homais, notable de Yonville-l’Abbaye, arrondissement de Neufchâtel. Les perplexités d’un pauvre médecin vulgaire et obtus, la suffisance de l’apothicaire voltairien, un étudiant en notariat, un jeune fermier dégrossi homme à bonnes fortunes, les petitesses de la vie de province, c’est là le monde où l’auteur a placé la figure resplendissante de son héroïne.

Pour une personne d’un tempérament si idéal, c’est vraiment du malheur de ne rencontrer qu’un étudiant en notariat pressé d’acheter une étude et de se ranger, ou un jeune et robuste fermier gâté par ses succès auprès des Danaé du théâtre de Rouen.

Pour une femme qui s’est si bien accoutumée dans la ferme de son père à goûter toutes les somptuosités de la vie la plus raffinée, il est cruel, on n’en peut circonvenir, de rester en route faute de huit mille francs. L’aventure est peu poétique ; elle prouve de plus ce qu’il y a de danger pour une femme de province à faire des dettes et à poursuivre un peu trop ardemment l’idéal par la commodité de l’Hirondelle, voiture qui fait le service de Yonville-l’Abbaye à Rouen. On finit par l’arsenic, et c’est ce qui a fait sans doute que la justice, qui avait évoqué ce roman devant elle, pour certains détails un peu libres, a fini par lui donner bien heureusement l’absolution légale pour le renvoyer devant son vrai juge, qui est le bon goût. Ce n’est pas, il faut bien le remarquer, que Madame Bovary soit un ouvrage où il n’y a point de talent ; seulement, dans ce talent, il y a jusqu’ici plus d’imitation et de recherche que d’originalité. L’auteur a un certain don d’observation vigoureuse et âcre, mais il saisit les objets pour ainsi dire par l’extérieur sans pénétrer jusqu’aux profondeurs de la vie morale. Il croit tracer des caractères, il fait des caricatures ; il croit décrire des scènes vraies et passionnées, ces scènes ne sont qu’étranges ou sensuelles. Par une bizarrerie de plus qui ne saurait surprendre, ce roman contient évidemment une idée, une pensée sociale, bien que cette pensée ne soit pas facile à démêler, et l’auteur, sous forme de compliment, dit à l’avocat qui l’a défendu, à M. Sénard, que par sa magnifique plaidoirie il a donné à l’œuvre une autorité imprévue. Que la parole de M. Sénard ait donné une autorité imprévue à Madame Bovary, il est inutile de le rechercher ; il resterait à savoir si Madame Bovary peut rendre le même service à M. Sénard.



LA PRESSE
ET LA MORT DE FLAUBERT.

Lors de la mort de Flaubert, la presse tout entière rendit hommage au grand écrivain. Nous reproduisons quelques extraits d’articles pour en indiquer le sentiment.

Journal des Débats, 16 mai 1880 (Henri Houssaye).

Gustave Flaubert est mort il y a peu de jours à 59 ans. Depuis 25 ans, il était entré dans l’immortalité de l’écrivain. Gustave Flaubert est un des deux ou trois hommes de ce siècle qui ont été consacrés dès leur début. Si Madame Bovary n’a pas eu la vente énorme qui échoit aujourd’hui au premier roman venu, l’auteur a été tout de suite non pas seulement connu, mais reconnu, non pas seulement admiré, mais respecté comme un maître…

Le Temps, 10 mai 1880.

… Il a beaucoup observé et peu écrit, Madame Bovary reste son chef-d’œuvre malgré les pages admirables et les inoubliables descriptions de Salammbô. Le fils du chirurgien normand se révèle à chaque ligne de ce maître-livre qui faisait appeler par Sainte-Beuve Gustave Flaubert le grand prosateur de l’amphithéâtre littéraire.

La France, 10 mai 1880 (André Treille).

Les lettres viennent de perdre sinon une de leurs illustrations, du moins une de leurs célébrités. L’écrivain qui vient de mourir était fils de médecin et avait lui-même fait des études médicales. Quoi qu’on pense des écrits de Gustave Flaubert, de la valeur de ses procédés, de la portée morale de son œuvre, on ne saurait nier qu’il a marqué sa place parmi les écrivains de race et qu’il a exercé une action réelle sur la littérature de ce temps.

L’Événement, 11 mai 1880 (Charles Monselet).

Que celui qui fut l’ennemi de Flaubert se lève et se nomme !

C’est par l’éloge de l’homme que je veux commencer ; l’éloge de l’écrivain viendra après.

Personne n’eut plus que lui la chaleur du cœur et la noblesse de l’esprit, le dévouement à l’amitié, la foi dans tous les beaux sentiments.

Le Gaulois, 9 mai 1880 (Fourcaud).
La littérature française vient d’être frappée douloureusement en la personne de ce romancier très haut, de ce prosateur très mâle, de ce rare et merveilleux artiste qu’était Gustave Flaubert. Cette terrible nouvelle nous arrive brutale comme un coup de foudre et poignante comme un malheur de famille.
 

Nul, parmi les vivants, si ce n’est Victor Hugo, n’a jeté sur son siècle un éclat si grand ; nul surtout n’a sculpté en des mots plus marmoréens de plus impérissables images et fait surgir du papier blanc des apparitions plus éblouissantes.



OPINION
­ DE LA CRITIQUE ACTUELLE.

Nous plaçons en tête de ce chapitre un extrait de l’étude qu’écrivit Maupassant pour l’édition des œuvres de Flaubert, publiées par Quantin.

I

… Gustave Flaubert fut le contraire d’un enfant phénomène. Il ne parvint à apprendre à lire qu’avec une extrême difficulté. C’est à peine s’il savait, lorsqu’il entra au lycée, à l’âge de neuf ans.

Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands yeux bleus. Puis il demeurait pendant des heures à songer, un doigt dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi.

Son esprit cependant travaillait, car il composait déjà des pièces, qu’il ne pouvait point écrire, mais qu’il représentait tout seul, jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues.

Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature furent une grande naïveté et une horreur de l’action physique. Toute sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni remuer autour de lui sans s’exaspérer ; et il déclarait, avec sa voix mordante, sonore et toujours un peu théâtrale : que cela n’était point philosophique. « On ne peut penser et écrire qu’assis », disait-il.

Sa naïveté se continua jusqu’à ses derniers jours. Cet observateur si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que de loin. Dès qu’il y touchait, dès qu’il s’agissait de ses voisins immédiats, on eût dit qu’un voile couvrait ses yeux. Son extrême droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes ses émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes indubitables de cette naïveté persévérante.

Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer, il n’avait point la sensation nette des contacts.

… L’apparition de Madame Bovary fut une révolution dans les lettres.

Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres puissants, touffus, débordant de vie, d’observations ou plutôt de révélations sur l’humanité. Il devinait, inventait, créait un monde entier né dans son esprit.

Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte, imagée, un peu confuse et pénible.

Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l’art si difficile de donner aux idées de la valeur par les mots, par la sonorité et la contexture de la phrase.

Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse ; et il est peu de pages de ce très grand homme qui puissent être citées comme des chefs-d’œuvre de la langue, ainsi qu’on cite du Rabelais, du La Bruyère, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du Gautier, etc.

Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle, précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde, surprenante, complète.

Ce n’était plus du roman comme l’avaient fait les plus grands, du roman où l’on sent toujours un peu l’imagination et l’auteur, du roman pouvant être classé dans le genre tragique, dans le genre sentimental, dans le genre passionné ou dans le genre familier, du roman où se montrent les intentions, les opinions et les manières de penser de l’écrivain ; c’était la vie elle-même apparue. On eût dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne sait où.

Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apôtre de l’impersonnalité dans l’art. Il n’admettait pas que l’auteur fût jamais même deviné, qu’il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu’une apparence d’intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je ne sais quoi de presque divin qui est l’art.

Ce n’est pas impersonnel qu’on devrait dire, en parlant de cet impeccable artiste, mais impassible.

S’il attachait une importance considérable à l’observation et à l’analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition et dans le style. Pour lui, ces deux qualités surtout faisaient les livres impérissables. Par composition, il entendait ce travail acharné qui consiste à exprimer l’essence seule des actions qui se succèdent dans une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et à les grouper, à les combiner de telle sorte qu’ils concourent de la façon la plus parlante à l’effet qu’on voulait obtenir, mais non pas à un enseignement quelconque.

Rien ne l’irritait d’ailleurs comme les doctrines des pions de la critique sur l’art moral ou sur l’art honnête.

« Depuis qu’existe l’humanité, disait-il, tous les grands écrivains ont protesté par leurs œuvres contre ces conseils d’impuissants. »

La morale, l’honnêteté, les principes sont des choses indispensables au maintien de l’ordre social établi ; mais il n’y a rien de commun entre l’ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal motif d’observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n’ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d’être un livre d’artiste.

L’écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi suivant son tempérament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse d’être consciencieux et artiste, s’il s’efforce systématiquement de glorifier l’humanité, de la farder, d’atténuer les passions qu’il juge déshonnêtes au profit des passions qu’il juge honnêtes. Tout acte, bon ou mauvais, n’a pour l’écrivain qu’une importance comme sujet à écrire, sans qu’aucune idée de bien ou de mal y puisse être attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà tout.

En dehors de la vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent, il n’y a rien qu’efforts impuissants de pions.

Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté. Exemple : Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais, Shakespeare et tant d’autres.

Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par la force même des choses qu’il raconte.

Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi.

Lorsque parut Madame Bovary, le public, accoutumé à l’onctueux sirop des romans élégants, ainsi qu’aux aventures invraisemblables des romans accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C’est là une grossière erreur et une lourde bêtise. Gustave Flaubert n’était pas plus réaliste parce qu’il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez n’est idéaliste parce qu’il l’observe mal.

Le réaliste est celui qui ne se préoccupe que du fait brutal sans en comprendre l’importance relative et sans en noter les répercussions. Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-même ne signifiait rien.

Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux ; mais nul ne s’efforça davantage de comprendre les causes qui amènent les effets.

Son procédé de travail, son procédé artistique tenait bien plus encore de la pénétration que de l’observation.

Au lieu d’étaler la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, il la faisait simplement apparaître par leurs actes. Les dedans étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation psychologique.

Il imaginait d’abord des types ; et, procédant par déduction, il faisait accomplir à ces êtres les actions caractéristiques qu’ils devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs tempéraments.

La vie donc qu’il étudiait si minutieusement ne lui servait guère qu’à titre de renseignement.

Jamais il n’énonce les événements ; on dirait, en le lisant, que les faits eux-mêmes viennent parler, tant il attache d’importance à l’apparition visible des hommes et des choses.

C’est cette rare qualité de metteur en scène, d’évocateur impassible qui l’a fait baptiser réaliste par les esprits superficiels qui ne savent comprendre le sens profond d’une œuvre que lorsqu’il est étalé en des phrases philosophiques.

Il s’irritait beaucoup de cette épithète de réaliste qu’on lui avait collée au dos et prétendait n’avoir écrit sa Bovary que par haine de l’école de M. Champfleury.

Malgré une grande amitié pour Émile Zola, une grande admiration pour son puissant talent qu’il qualifiait de génial, il ne lui pardonnait pas son naturalisme.

Il suffit de lire avec intelligence Madame Bovary pour comprendre que rien n’est plus loin du réalisme.

Le procédé de l’écrivain réaliste consiste à raconter simplement des faits arrivés, accomplis par des personnages moyens qu’il a connus et observés.

Dans Madame Bovary, chaque personnage est un type, c’est-à-dire le résumé d’une série d’êtres appartenant au même ordre intellectuel.

Le médecin de campagne, la provinciale rêveuse, le pharmacien, sorte de Prudhomme, le curé, les amants, et même toutes les figures accessoires sont des types, doués d’un relief d’autant plus énergique qu’en eux sont concentrées des quantités d’observations de même nature, d’autant plus vraisemblables qu’ils représentent l’échantillon modèle de leur classe.

Mais Gustave Flaubert avait grandi à l’heure de l’épanouissement du romantisme ; il était nourri des phrases retentissantes de Chateaubriand et de Victor Hugo, et il se sentait un besoin lyrique qui ne pouvait s’épandre complètement en des livres précis comme Madame Bovary.

Et c’est là un des côtés les plus singuliers de ce grand homme : ce novateur, ce révélateur, cet obscur a été jusqu’à sa mort sous l’influence dominante du romantisme. C’est presque malgré lui, presque inconsciemment, poussé par la force irrésistible de son génie, par la force créatrice enfermée en lui, qu’il écrivait ces romans d’une allure si nouvelle, d’une note si personnelle. Par goût, il préférait les sujets épiques, qui se déroulent en des espèces de chants pareils à des tableaux d’opéra.

Dans Madame Bovary, d’ailleurs, comme dans l’Éducation sentimentale, sa phrase, contrainte à rendre des choses communes, a souvent des élans, des sonorités, des tons au-dessus des sujets qu’elle exprime. Elle part, comme fatiguée d’être contenue, d’être forcée à cette platitude, et, pour dire la stupidité d’Homais ou la niaiserie d’Emma, elle se fait pompeuse ou éclatante, comme si elle traduisait des motifs de poème…

II

Gustave Flaubert était, avant tout, par-dessus tout, un artiste. Le public d’aujourd’hui ne distingue plus guère ce que signifie ce mot quand il s’agit d’un homme de lettres. Le sens de l’art, ce flair si délicat, si subtil, si difficile, si insaisissable, si inexprimable, est essentiellement un don des aristocraties intelligentes, il n’appartient guère aux démocraties.

De très grands écrivains n’ont pas été des artistes. Le public et même la plupart des critiques ne font pas de différence entre ceux-là et les autres.

Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné, poussait à l’extrême ce sens artiste qui disparaît. Il se passionnait pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie. Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode, lui suffisaient pour juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des mots, pénétrait les raisons secrètes de l’auteur, lisait lentement sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s’il ne restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés aux sensations littéraires, subissaient l’influence secrète de cette puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.

Quand un homme, quelque doué qu’il soit, ne se préoccupe que de la chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir littéraire n’est pas dans un fait, mais bien dans la manière de le préparer, de le présenter et de l’exprimer, il n’a pas le sens de l’art.

La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce qu’elles disent ; elle vient d’une accordance absolue de l’expression avec l’idée, d’une sensation d’harmonie, de beauté secrète, échappant la plupart du temps au jugement des foules.

… Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs, et même des écrivains, ne leur demandent qu’un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît au contact d’autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d’une lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir.

Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite par certains hommes toute l’évocation d’un monde poétique, que le peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui parle de cela, il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut qu’on lui montre. Il serait inutile d’essayer. Ne sentant pas, il ne comprendra jamais.

… Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens mystérieux de l’art, pour se comprendre comme s’ils se servaient d’un langage ignoré des autres.

Flaubert fut torturé toute sa vie par la poursuite de cette insaisissable perfection.

Il avait une conception du style qui lui faisait enfermer dans ce mot toutes les qualités qui font en même temps un penseur et un écrivain. Aussi, quand il déclarait : « Il n’y a que le style », il ne faut pas croire qu’il entendît : « Il n’y a que la sonorité ou l’harmonie des mots. » On entend généralement par « style » la façon propre à chaque écrivain de présenter sa pensée. Le style serait donc différent selon l’homme, éclatant ou sobre, abondant ou concis, suivant les tempéraments. Gustave Flaubert estimait que la personnalité de l’auteur doit disparaître dans l’originalité du livre et que l’originalité du livre ne doit point provenir de la singularité du style.

Car il n’imaginait pas des « styles » comme une série de moules particuliers dont chacun porte la marque d’un écrivain et dans lequel on coule toutes ses idées ; mais il croyait au style, c’est-à-dire à une manière unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité.

Pour lui, la forme, c’était l’œuvre elle-même. De même que, chez les êtres, le sang nourrit la chair et détermine même son contour, son apparence extérieure, suivant la race et la famille, ainsi, pour lui, dans l’œuvre le fond fatalement impose l’expression unique et juste, la mesure, le rythme, toutes les allures de la forme.

Il ne comprenait point que le fond pût exister sans la forme, ni la forme sans le fond.

Le style devait donc être, pour ainsi dire, impersonnel et n’emprunter ses qualités qu’à la qualité de la pensée et à la puissance de la vision.

Obsédé par cette croyance absolue qu’il n’existe qu’une manière d’exprimer une chose, un mot pour la dire, un adjectif pour la qualifier et un verbe pour l’animer, il se livrait à un labeur surhumain pour découvrir, à chaque phrase, ce mot, cette épithète et ce verbe. Il croyait ainsi à une harmonie mystérieuse des expressions, et, quand un terme juste ne lui semblait point euphonique, il en cherchait un autre avec une invincible patience, certain qu’il ne tenait pas le vrai, l’unique.

Écrire était donc pour lui une chose redoutable, pleine de tourments, de périls, de fatigues. Il allait s’asseoir à sa table avec la peur et le désir de cette besogne aimée et torturante. Il restait là pendant des heures, immobile, acharné à son travail effrayant de colosse patient et minutieux qui bâtirait une pyramide avec des billes d’enfant.

Enfoncé dans son fauteuil de chêne à haut dossier, la tête rentrée entre ses fortes épaules, il regardait son papier de son œil bleu, dont la pupille, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile. Une légère calotte de soie, pareille à celle des ecclésiastiques, couvrant le sommet du crâne, laissait échapper de longues mèches de cheveux bouclés par le bout et répandus sur le dos. Une vaste robe de chambre en drap brun l’enveloppait tout entier ; et sa figure rouge, que coupait une forte moustache blanche aux bouts tombants, se gonflait sous un furieux afflux de sang. Son regard ombragé de grands cils sombres courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant l’effet comme un chasseur à l’affût.

Puis il se mettait à écrire, lentement, s’arrêtant sans cesse, recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une, et, sous l’effort pénible de sa pensée, geignant comme un scieur de long.

Quelquefois, jetant dans un grand plat d’étain oriental rempli de plumes d’oie soigneusement taillées la plume qu’il tenait à la main, il prenait la feuille de papier, l’élevait à la hauteur du regard, et, s’appuyant sur un coude, déclamait d’une voix mordante et haute. Il écoutait le rythme de sa prose, s’arrêtait comme pour saisir une sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances, disposait les virgules avec science comme les haltes d’un long chemin.

Mille préoccupations l’assiégeaient en même temps, l’obsédaient et toujours cette certitude désespérante restait fixe en son esprit : « Parmi toutes ces expressions, toutes ces formes, toutes ces tournures, il n’y a qu’une expression, qu’une tournure et qu’une forme pour exprimer ce que je veux dire. »

Et, la joue enflée, le cou congestionné, le front rouge, tendant ses muscles comme un athlète qui lutte, il se battait désespérément contre l’idée et contre le mot, les saisissant, les accouplant malgré eux, les tenant unis d’une indissoluble façon par la puissance de sa volonté, étreignant la pensée, la subjuguant peu à peu avec une fatigue et des efforts surhumains, et l’encageant, comme une bête captive, dans une forme solide et précise.

De ce formidable labeur naissait pour lui un extrême respect pour la littérature et pour la phrase. Du moment qu’il avait construit une phrase avec tant de peine et de tortures, il n’admettait pas qu’on en put changer un mot. Lorsqu’il lut à ses amis le conte intitulé : Un cœur simple, on lui fit quelques remarques et quelques critiques sur un passage de dix lignes, dans lequel la vieille fille finit par confondre son perroquet et le Saint-Esprit. L’idée paraissait subtile pour un esprit de paysanne. Flaubert écouta, réfléchit, reconnut que l’observation était juste. Mais une angoisse le saisit : « Vous avez raison, dit-il, seulement… il faudrait changer ma phrase. »

Le soir même, cependant, il se mit à la besogne ; il passa la nuit pour modifier dix mots, noircit et ratura vingt feuilles de papier, et, pour finir, ne changea rien, n’ayant pu construire une autre phrase dont l’harmonie lui parût satisfaisante.

Au commencement du même conte, le dernier mot d’un alinéa, servant de sujet au suivant, pouvait donner lieu à une amphibologie. On lui signala cette distraction ; il la reconnut, s’efforça de modifier le sens, ne parvint pas à retrouver la sonorité qu’il voulait, et, découragé, s’écria : « Tant pis pour le sens ; le rythme avant tout ! »

Cette question du rythme de la prose le lançait parfois en des dissertations passionnées : « Dans le vers, disait-il, le poète possède des règles fixes. Il a la mesure, la césure, la rime, et une quantité d’indications pratiques, toute une science de métier. Dans la prose, il faut un sentiment profond du rythme, rythme fuyant, sans règles, sans certitude, il faut des qualités innées, et aussi une puissance de raisonnement, un sens artiste infiniment plus subtils, plus aigus, pour changer, à tout instant, le mouvement, la couleur, le sens du style, suivant les choses qu’on veut dire. Quand on sait manier cette chose fluide, la prose française, quand on sait la valeur exacte des mots, et quand on sait modifier cette valeur selon la place qu’on leur donne, quand on sait attirer tout l’intérêt d’une page sur une ligne, mettre une idée en relief entre cent autres, uniquement par le choix et la position des termes qui l’expriment ; quand on sait frapper avec un mot, un seul mot, posé d’une certaine façon, comme on frapperait avec une arme ; quand on sait bouleverser une âme, l’emplir brusquement de joie ou de peur, d’enthousiasme, de chagrin ou de colère, rien qu’en faisant passer un adjectif sous l’œil du lecteur, on est vraiment un artiste, le plus supérieur des artistes, un vrai prosateur. »

Il avait pour les grands écrivains français une admiration frénétique ; il possédait par cœur des chapitres entiers des maîtres, et il les déclamait d’une voix tonnante, grisé par la prose, faisant sonner les mots, scandant, modulant, chantant la phrase. Des épithètes le ravissaient : il les répétait cent fois, s’étonnant toujours de leur justesse, et déclarant : « Il faut être un homme de génie pour trouver des adjectifs pareils. »

Personne ne porta plus haut que Gustave Flaubert le respect et l’amour de son art et le sentiment de la dignité littéraire. Une seule passion, l’amour des lettres, a empli sa vie jusqu’à son dernier jour. Il les aima furieusement, d’une façon absolue, unique.

… Gustave Flaubert a aimé les lettres d’une façon si absolue que, dans son âme emplie par cet amour, aucune autre ambition n’a pu trouver place.

Jamais il n’eut d’autres préoccupations ni d’autres désirs ; il était presque impossible qu’il parlât d’autre chose. Son esprit, obsédé par des préoccupations littéraires, y revenait toujours, et il déclarait inutile tout ce qui intéresse les gens du monde.

Il vivait seul presque toute l’année, travaillant sans répit, sans interruption. Liseur infatigable, ses repos étaient des lectures, et il possédait une bibliothèque entière des notes prises dans tous les volumes qu’il avait fouillés. Sa mémoire, d’ailleurs, était merveilleuse, et il se rappelait le chapitre, la page, l’alinéa où il avait trouvé, cinq ou six ans plus tôt, un petit détail dans un ouvrage presque inconnu. Il savait ainsi un nombre incalculable de faits.

Il passa la plus grande partie de son existence dans sa propriété de Croisset, près Rouen. C’était une jolie maison blanche, de style ancien, plantée tout au bord de la Seine, au milieu d’un jardin magnifique qui s’étendait par derrière et escaladait, par des chemins rapides, la grande côte de Canteleu. Des fenêtres de son vaste cabinet de travail, on voyait passer tout près, comme s’ils allaient toucher les murs avec leurs vergues, les grands navires qui montaient vers Rouen ou descendaient vers la mer. Il aimait à regarder ce mouvement muet des bâtiments glissant sur le large fleuve et partant pour tous les pays dont on rêve.

Souvent, quittant sa table, il allait encadrer dans la fenêtre sa large poitrine de géant et sa tête de vieux Gaulois. À gauche, les mille clochers de Rouen dessinaient dans l’espace leurs silhouettes de pierre, leurs profils travaillés ; un peu plus à droite, les mille cheminées des usines de Saint-Sever vomissaient sur le ciel leurs festons de fumée. La pompe à feu de la Foudre, aussi haute que la plus haute pyramide d’Égypte, regardait de l’autre côté de l’eau la flèche de la cathédrale, le plus haut clocher du monde.

En face s’étendaient des herbages pleins de vaches rousses et de vaches blanches, couchées ou pâturant debout, et là-bas, à droite, une forêt sur une grande côte fermait l’horizon que parcourait la calme rivière large, pleine d’îles plantées d’arbres, descendant vers la mer et disparaissant au loin dans une courbe de l’immense vallée.

Il aimait ce superbe et tranquille paysage que ses yeux avaient vu depuis son enfance. Presque jamais il ne descendait dans le jardin, ayant horreur du mouvement. Parfois pourtant, quand un ami venait le voir, il se promenait avec lui le long d’une grande allée de tilleuls, plantée en terrasse, et qui semblait faite pour les graves et douces causeries.

Il prétendait que Pascal était venu jadis dans cette maison et qu’il avait dû aussi marcher, rêver et parler sous ces arbres.

Son cabinet ouvrait trois fenêtres sur le jardin et deux sur la rivière. Il était très vaste, n’ayant pour ornement que des livres, quelques portraits d’amis et quelques souvenirs de voyages ; des corps de jeunes caïmans séchés, un pied de momie qu’un domestique naïf avait ciré comme une botte et demeuré noir, des chapelets d’ambre d’Orient, un bouddha doré, dominant la grande table de travail, et regardant de ses yeux longs, dans son immobilité divine et séculaire, un admirable buste de Pradier, représentant la sœur de Gustave, Caroline Flaubert, morte toute jeune femme, et, par terre, d’un côté un immense divan turc couvert de coussins, de l’autre une magnifique peau d’ours blanc. Il se mettait à la besogne dès neuf ou dix heures du matin ; se levait pour déjeuner, puis reprenait aussitôt son labeur. Il dormait souvent une heure ou deux dans l’après-midi ; mais il veillait jusqu’à trois ou quatre heures du matin, accomplissant alors le meilleur de sa besogne, dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, à peine éclairé par deux lampes couvertes d’un abat-jour vert. Les mariniers, sur la rivière, se servaient, comme d’un phare, des fenêtres de « Monsieur Gustave ».

Il s’était fait dans le pays une sorte de légende autour de lui. On le regardait comme un brave homme, un peu toqué, dont les costumes singuliers effaraient les yeux et les esprits.

Il était toujours vêtu, pour travailler, d’un large pantalon, noué par une cordelière de soie à la ceinture et d’une immense robe de chambre tombant jusqu’à terre. Ce vêtement, qu’il avait adopté non par pose, mais à cause de son ampleur commode, était en drap brun l’hiver, et l’été, en étoffe légère, à fond blanc et à dessins clairs. Les bourgeois de Rouen, allant déjeuner à la Bouille, le dimanche, rentraient déçus dans leur espoir quand ils n’avaient pu voir, du pont du bateau à vapeur, cet original M. Flaubert, debout dans sa haute fenêtre.

Lui aussi prenait plaisir à regarder passer ce bateau chargé de monde. Il portait à ses yeux une jumelle de théâtre qui traînait toujours au bord de sa table ou sur le coin de sa cheminée et contemplait curieusement tous ces visages tournés vers lui. Leur laideur l’amusait, leur étonnement le dilatait ; il lisait sur les figures les caractères, le tempérament, la bêtise de chacun.

On a beaucoup parlé de sa haine contre le bourgeois.

Il faisait de ce mot bourgeois le synonyme de bêtise et le définissait ainsi : « J’appelle bourgeois quiconque pense bassement. » Ce n’est donc nullement à la classe bourgeoise qu’il en voulait, mais à une sorte particulière de bêtise qu’on rencontre le plus souvent dans cette classe. Il avait, du reste, pour le « bon peuple » un mépris aussi complet. Mais, se trouvant moins souvent en contact avec l’ouvrier qu’avec les gens du monde, il souffrait moins de la sottise populaire que de la sottise mondaine. L’ignorance, d’où viennent les croyances absolues, les principes dits immortels, toutes les conventions, tous les préjugés, tout l’arsenal des opinions communes ou élégantes, l’exaspéraient. Au lieu de sourire, comme beaucoup d’autres, de l’universelle niaiserie, de l’infériorité intellectuelle du plus grand nombre, il en souffrait horriblement. Sa sensibilité cérébrale excessive lui faisait sentir comme des blessures les banalités stupides que chacun répète chaque jour. Quand il sortait d’un salon où la médiocrité des propos avait duré tout un soir, il était affaissé, accablé, comme si on l’eût roué de coups, devenu lui-même idiot, affirmait-il, tant il possédait la faculté de pénétrer dans la pensée des autres.

Vibrant toujours, impressionnable aussi, il se comparait à un écorché que le moindre contact fait tressaillir de douleur, et la bêtise humaine, assurément, le blessa durant toute sa vie, comme blessent les grands malheurs intimes et secrets.

Il la considérait un peu comme une ennemie personnelle acharnée à le martyriser, et il la poursuivit avec fureur ainsi qu’un chasseur poursuit sa proie, l’atteignant jusqu’au fond des plus grands cerveaux. Il avait, pour la découvrir, des subtilités de limier, et son œil rapide tombait dessus, qu’elle se cachât dans les colonnes d’un journal ou même entre les lignes d’un beau livre. Il en arrivait parfois à un tel degré d’exaspération, qu’il aurait voulu détruire la race humaine.

La misanthropie de ses œuvres ne vient pas d’autre chose. La saveur amère qui s’en dégage n’est que cette constante constatation de la médiocrité, de la banalité, de la sottise sous toutes ses formes. Il la note à toutes les pages, presque à tous les paragraphes, par un mot, par une simple intention, par l’accent d’une scène ou d’un dialogue. Il emplit le lecteur intelligent d’une mélancolie désolée devant la vie. Le malaise inexpliqué qu’ont éprouvé beaucoup de gens en ouvrant l’Éducation sentimentale n’était que la sensation irraisonnée de cette éternelle misère des pensées montrées à nu dans les crânes.

Il disait quelquefois qu’il aurait pu appeler ce livre « les Fruits secs » pour en faire mieux comprendre l’intention. Chaque homme, en le lisant, se demande avec inquiétude s’il n’est pas un des tristes personnages de ce morne roman, tant on retrouve en chacun des choses personnelles, intimes et navrantes.

Après l’énumération de ses lectures effrayantes, il écrivait un jour : « Et tout cela dans l’unique but de cracher sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent ! Je vais enfin dire ma manière de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, déterrer mon indignation ! »

Ce mépris idéaliste exalté pour la bêtise courante et la banalité commune était accompagné d’une admiration véhémente pour les gens supérieurs, quel que fût le genre de leur talent ou la nature de leur érudition. N’ayant jamais aimé que la pensée, il en respectait toutes les manifestations ; et ses lectures s’étendaient aux livres qui semblaient ordinairement le plus étrangers à l’art littéraire. Il se fâcha avec un journal ami où on avait maladroitement critiqué M. Renan ; le nom seul de Victor Hugo l’emplissait d’enthousiasme ; il avait pour amis des hommes comme MM. Georges Pouchet et Berthelot ; son salon de Paris était des plus curieux.

Il recevait le dimanche, depuis une heure jusqu’à sept, dans un appartement de garçon, très simple, au cinquième étage. Les murs étaient nus et le mobilier modeste, car il avait en horreur le bibelot d’art. Dès qu’un coup de timbre annonçait le premier visiteur, il jetait sur sa table de travail, couverte de feuilles de papier éparpillées et noires d’écriture, un léger tapis de soie rouge qui enveloppait et cachait tous les outils de son travail, sacrés pour lui comme les objets du culte pour un prêtre. Puis, son domestique sortant presque toujours le dimanche, il allait ouvrir lui-même.

Le premier venu était souvent Ivan Tourguéneff, qu’il embrassait comme un frère. Plus grand encore que Flaubert, le romancier russe aimait le romancier français d’une affection profonde et rare. Des affinités de talent, de philosophie et d’esprit, des similitudes de goûts, de vie et de rêves, une conformité de tendances littéraires, d’idéalisme exalté d’admiration et d’érudition, mettaient entre eux tant de points de contact incessants qu’ils éprouvaient l’un et l’autre, en se revoyant, une joie du cœur plus encore peut-être qu’une joie de l’intelligence.

Tourguéneff s’enfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, d’une voix douce, un peu faible et hésitante, mais qui donnait aux choses dites un charme et un intérêt extrêmes. Flaubert l’écoutait avec religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large œil bleu aux pupilles mouvantes, et il répondait de sa voix sonore, qui sortait comme un chant de clairon, sous sa moustache de vieux guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de la vie courante et ne s’éloignait guère des choses et de l’histoire littéraires. Souvent Tourguéneff était chargé de livres étrangers et traduisait couramment des poèmes de Gœthe, de Pouchkine ou de Swinburne.

D’autres personnes arrivaient peu à peu : M. Taine, le regard caché derrière ses lunettes, l’allure timide, apportait des documents historiques, des faits inconnus, toute une odeur et une saveur d’archives remuées, toute une vision de vie ancienne aperçue de son œil perçant de philosophe.

Voici MM. Frédéric Baudry, membre de l’Institut, administrateur de la bibliothèque Mazarine ; Georges Pouchet, professeur d’anatomie comparée au Muséum d’histoire naturelle ; Claudius Popelin, le maître émailleur ; Philippe Burty, écrivain, collectionneur, critique d’art, esprit subtil et charmant.

Puis, c’est Alphonse Daudet, qui apporte l’air de Paris, du Paris vivant, viveur, remuant et gai. Il trace en quelques mots des silhouettes infiniment drôles, promène sur tout et sur tous son ironie charmante, méridionale et personnelle, accentuant les finesses de son esprit verveux par la séduction de sa figure et de son geste et la science de ses récits, toujours composés comme des contes écrits. Sa tête, jolie, très fine, est couverte d’un flot de cheveux d’ébène qui descendent sur les épaules, se mêlant à la barbe frisée dont il roule souvent les pointes aiguës. L’œil, longuement fendu, mais peu ouvert, laisse passer un regard noir comme de l’encre, vague quelquefois par suite d’une myopie excessive. Sa voie chante un peu ; il a le geste vif, l’allure mobile, tous les signes d’un fils du Midi.

Émile Zola entre à son tour, essoufflé par les cinq étages et toujours suivi de son fidèle Paul Alexis. Il se jette dans un fauteuil et cherche d’un coup d’œil sur les figures l’état des esprits, le ton et l’allure de la causerie. Assis un peu de côté, une jambe sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il écoute attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littéraire, une griserie d’artistes emporte les causeurs et les lance en ces théories excessives et paradoxales chères aux hommes d’imagination vive, il devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un « mais… » étouffé dans les grands éclats ; puis, quand la poussée lyrique de Flaubert s’est calmée, il reprend la discussion tranquillement, d’une voix calme, avec des mots paisibles.

Il est de taille moyenne, un peu gros, d’aspect bonhomme et obstiné. Sa tête, très semblable à celles qu’on retrouve dans beaucoup de vieux tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front très développé, et le nez droit s’arrête, coupé comme par un coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre ombragée d’une moustache noire assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent ironique, tandis qu’un pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d’une façon drôle et moqueuse.

D’autres arrivent encore : voici l’éditeur Charpentier. Sans quelques cheveux blancs mêlés à ses longs cheveux noirs, on le prendrait pour un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton légèrement pointu, nuancé de bleu par une barbe drue soigneusement rasée. Il porte la moustache seule. Il rit volontiers d’un rire jeune et sceptique et il écoute et promet tout ce que lui demande chaque écrivain qui s’empare de lui et le pousse en un coin pour lui recommander mille choses. Voici le charmant poète Catulle Mendès, avec sa figure de Christ sensuel et séduisant, dont la barbe soyeuse et les cheveux légers entourent d’un nuage blond une face pâle et fine. Causeur incomparable, artiste raffiné, subtil, saisissant toutes les plus fugitives sensations littéraires, il plaît tout particulièrement à Flaubert par le charme de sa parole et la délicatesse de son esprit. Voici Émile Bergerat, son beau-frère, qui épousa la seconde fille de Théophile Gautier. Voici José-Maria de Hérédia, le merveilleux faiseur de sonnets, qui restera un des poètes les plus parfaits de ce temps. Voici Huysmans, Hennique, Céard, d’autres encore, Léon Claudel le styliste difficile et raffiné, Gustave Toudouze.

Alors entre, le dernier presque toujours, un homme de taille élevée et mince, dont la figure sérieuse, bien que souvent souriante, porte un grand caractère de hauteur et de noblesse.

Il a de longs cheveux grisâtres, comme décolorés, une moustache un peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille étrangement dilatée.

Il a l’aspect gentilhomme, l’air fin et nerveux des gens de race. Il est (on le sent) du monde, et du meilleur. C’est Edmond de Goncourt. Il s’avance, tenant à la main un paquet de tabac spécial qu’il garde partout avec lui, tandis qu’il tend à ses amis son autre main restée libre.

Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger.

C’est alors qu’il fallait voir Gustave Flaubert.

Avec des gestes larges où il paraissait s’envoler, allant de l’un à l’autre d’un seul pas qui traversait l’appartement, sa longue robe de chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans comme la voile brune d’une barque de pêche, plein d’exaltations, d’indignations, de flamme véhémente, d’éloquence retentissante, il amusait par ses emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son érudition prodigieuse que servait une surprenante mémoire, terminait une discussion d’un mot clair et profond, parcourait les siècles d’un bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes de même race, deux enseignements de même nature, d’où il faisait jaillir une lumière comme lorsqu’on heurte deux pierres pareilles.

Puis ses amis partaient l’un après l’autre. Il les accompagnait dans l’antichambre, où il causait un moment seul avec chacun, serrant les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire affectueux. Et quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapé avant de passer son habit pour aller chez son amie Mme la princesse Mathilde, qui recevait tous les dimanches.

Il aimait le monde, bien qu’il s’indignât des conversations qu’il y entendait ; il avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle, bien qu’il les jugeât sévèrement de loin et qu’il répétât souvent la phrase de Proudhon : « La femme est la désolation du juste » ; il aimait le grand luxe, l’élégance somptueuse, l’apparat, bien qu’il vécût on ne peut plus simplement.

Dans l’intimité, il était gai et bon. Sa gaieté puissante semblait descendre directement de la gaieté de Rabelais. Il aimait les farces, les plaisanteries continuées pendant des années. Il riait souvent, d’un rire content, franc, profond ; et ce rire semblait même plus naturel chez lui, plus normal que ses exaspérations contre l’humanité. Il aimait recevoir ses amis, dîner avec eux. Quand on allait le voir à Croisset, c’était un bonheur pour lui et il préparait la réception de loin avec un plaisir cordial et visible. Il était grand mangeur, aimait la table fine et les choses délicates.

Cette misanthropie attristée dont on a tant parlé n’était pas innée chez lui, mais venue peu à peu de la constatation permanente de la bêtise, car son âme était naturellement joyeuse et son cœur plein d’élans généreux. Il aimait vivre enfin, et il vivait pleinement, sincèrement, comme on vit avec le tempérament français, chez qui la mélancolie ne rend jamais l’allure désolée qu’elle a chez certains Allemands et chez certains Anglais.

Et puis ne suffit-il pas, pour aimer la vie, d’une longue et puissante passion ? Il l’eut, cette passion, jusqu’à sa mort. Il avait donné, dès sa jeunesse, tout son cœur aux lettres, et il ne le reprit jamais. Il usa son existence dans cette tendresse immodérée, exaltée, passant des nuits fiévreuses, comme les amants, frémissant d’ardeur, défaillant de fatigue après ces heures d’amour épuisant et violent, et repris, chaque matin, dès le réveil, par le besoin de la bien-aimée.

Un jour enfin, il tomba, foudroyé, contre le pied de sa table de travail, tué par elle, la Littérature, tué comme tous les grands passionnés que dévore toujours leur passion.

Guy De Maupassant.

… ; il est probable qu’il ne s’écrit qu’une seule prose, si l’on prend ce mot dans le sens lapidaire et définitif où l’entendait un Tite-Live ou un Salluste. Cette prose était jadis, la prose latine ; aujourd’hui c’est la nôtre. Inférieurs dans la poésie aux subtils poètes anglais, initiés à la musique par les maîtres allemands, et aux arts plastiques par nos voisins du Midi, nous sommes les rois absolus de cette forme de la phrase écrite. Et Gustave Flaubert, ce malade de littérature, aura du moins gagné à sa maladie d’avoir été, sa vie durant, un dépositaire de cette royauté, — et un dépositaire qui n’a pas abdiqué.

… La plupart des écrivains pèchent par un excès de confiance dans l’infaillibilité de leur génie. Flaubert aura péché par un excès de défiance envers le sien propre. Noble et fier défaut après tout, car il dérive du plus magnifique des tourments qu’il soit donné à l’homme d’éprouver : le mal de la perfection.

Paul Bourget (Essais de Psychologie contemporaine, II,
Plon, édit.).

… L’auteur de Madame Bovary vaut mieux que ces éclats d’admiration banale. S’il n’est pas de ceux qui laissent un « vide en disparaissant » parce qu’après tout ceux-là seuls vraiment en laissent un, qui sont frappés en pleine maturité de l’âge, en plein progrès du talent, en pleines promesses d’avenir, il est de ceux du moins qui laissent après eux, dans l’histoire de la littérature d’un siècle, une trace profondément empreinte…

Avant tout et par-dessus tout, Flaubert fut un artiste : artiste par ses qualités, artiste par ses défauts… Car, il serait bien facile de le démontrer, ce que la plupart de nos romanciers savent le moins, quoi qu’ils en disent, ne vous y trompez pas : c’est leur métier. Flaubert savait le sien, il le savait admirablement ; et non content de le savoir, il l’a vraiment enrichi, étendu et perfectionné. En ce sens — qui est le sens étroit du mot — Flaubert est incontestablement un maître. Et puisqu’on a si souvent rapproché son nom de celui de Balzac, il est maître à bien plus juste titre que l’auteur de la Comédie humaine

Vous ne trouverez pas dans la littérature contemporaine beaucoup de pages d’une substance plus forte, ou d’un éclat plus solide, ou d’une beauté plus classique. C’est dommage seulement qu’on n’en rencontre pas davantage, même dans Madame Bovary. On voit par quel concours de circonstances, par quel accord de qualités, et sous l’empire de quelle inspiration « subie » Madame Bovary est devenue ce qu’elle est dans l’œuvre de Flaubert, et ce qu’on peut croire qu’elle demeurera dans l’histoire de la littérature contemporaine, un livre capital.

Ferdinand Brunetière (Le Roman naturaliste,
Calman Lévy, édit.).

Il travailla comme un bœuf. Sa patience, son courage, sa bonne foi, sa probité resteront à jamais exemplaires. C’est le plus consciencieux des écrivains. Sa correspondance témoigne de la sincérité, de la continuité de ses efforts. Il faut admirer, il faut vénérer cet homme de beaucoup de foi, qui dépouilla par un travail obstiné et par le zèle du beau ce que son esprit avait naturellement de lourd et de confus, qui sua lentement ses superbes livres et fit aux lettres le sacrifice méthodique de sa vie entière.

Anatole France (La Vie littéraire, II,
Calman Lévy, édit.).

… Je l’ai dit, la publication de Madame Bovary fut un événement considérable. Le sujet du livre pourtant, l’intrigue, était des moins romanesques. Mais il faut lire l’œuvre toute palpitante de vie. Il y a des morceaux célèbres, des morceaux qui sont devenus classiques… Toute l’œuvre d’ailleurs, jusqu’aux moindres incidents, a un intérêt poignant, un intérêt nouveau, inconnu jusqu’à ce livre, l’intérêt du réel, du drame côtoyé tous les jours. Cela nous prend aux entrailles avec une puissance invincible… Je l’ai dit, le succès de Madame Bovary fut foudroyant. D’une semaine à l’autre, Gustave Flaubert fut connu, célébré, acclamé. Il n’y a pas d’autre exemple, dans ce siècle, à notre époque où vingt volumes répandent à peine le nom d’un auteur, d’une réputation acquise ainsi du premier coup. Et ce n’était pas seulement de la popularité, mais de la gloire. On le mettait au premier rang, à la tête des romanciers contemporains. Depuis vingt ans, il garde au front l’auréole de ce triomphe.

Émile Zola (Les Romanciers naturalistes, Fasquelle, édit.).

Mme Bovary, l’immortelle Mme Bovary, aussi immortelle que l’immortel Homais, est le plus complet portrait de femme que je connaisse dans toute la littérature, y compris Shakespeare, y compris Balzac. Pour elle, Flaubert ne s’est pas contenté de nous suggérer sa biographie ; il a fait sa biographie tout entière, minutieusement, patiemment, année par année, quelquefois jour par jour, avec le sentiment et l’intelligence à la fois de l’évolution nécessaire d’un caractère et de tous les changements successifs qui doivent arriver dans son état, et du dénouement qui doit s’ensuivre. C’est la vie entière d’une âme qui se déroule sous nos yeux, avec la logique immanente qui préside aux démarches d’une âme humaine.

… La composition du livre est une merveille. L’auteur a trouvé le moyen de nous faire vivre de la vie d’une petite ville sans que les mille tableaux où il nous la montre empiétassent jamais sur le personnage principal et en détournassent notre attention. Emma occupe toujours le centre du tableau, et nous ne cessons jamais de la voir et de la sentir présente, même quand on nous entretient de Tuvache ou de Binet. L’arrangement de la scène du comice agricole est à cet égard un chef-d’œuvre…

Flaubert est un des plus grands écrivains de la littérature française. Il l’était d’abord parce qu’il était doué, et c’est la grande raison ; il l’était ensuite parce qu’il voulait l’être, et ce n’est pas une raison négligeable. Personne ne semble avoir apporté au travail du style un soin plus ardent et plus acharné. C’était chez lui une obsession et cette obsession était une torture. Avec grande raison, il avait horreur du style facile et l’on peut dire qu’avec moins de raison peut-être, il avait défiance du style naturel.

… Depuis la mort de Flaubert, sa renommée n’a fait que grandir, et elle semble ne devoir jamais être atteinte par le temps. Il est universellement admiré, encore qu’il le soit de diverses façons, comme il arrive toujours, et ici pour certaines de ses œuvres, et plus loin pour certaines autres, à l’exclusion ou au mépris de celles-là.

Émile Faguet (Flaubert, Les grands écrivains français,
Hachette, édit.).


PROCÈS.


RÉQUISITOIRE.


LE MINISTÈRE PUBLIC CONTRE GUSTAVE FLAUBERT.

RÉQUISITOIRE DE M. L’AVOCAT IMPÉRIAL
M. ERNEST PINARD.

Messieurs, en abordant ce débat, le ministère public est en présence d’une difficulté qu’il ne peut pas se dissimuler. Elle n’est pas dans la nature même de la prévention : offenses à la morale publique et à la religion, ce sont là sans doute des expressions un peu vagues, un peu élastiques, qu’il est nécessaire de préciser. Mais enfin quand on parle à des esprits droits et pratiques, il est facile de s’entendre à cet égard, de distinguer si telle page d’un livre porte atteinte à la religion ou à la morale. La difficulté n’est pas dans notre prévention, elle est plutôt, elle est davantage dans l’étendue de l’œuvre que vous avez à juger. Il s’agit d’un roman tout entier. Quand on soumet à votre appréciation un article de journal, on voit tout de suite où le délit commence et où il finit ; le ministère public lit l’article et le soumet à votre appréciation. Ici il ne s’agit pas d’un article de journal, mais d’un roman tout entier, qui commence le 1er octobre, finit le 15 décembre, et se compose de six livraisons, dans la Revue de Paris, 1856. Que faire dans cette situation ? Quel est le rôle du ministère public ? Lire tout le roman ? C’est impossible. D’un autre côté, ne lire que les textes incriminés, c’est s’exposer à un reproche très fondé. On pourrait nous dire : si vous n’exposez pas le procès dans toutes ses parties, si vous passez ce qui précède et ce qui suit les passages incriminés, il est évident que vous étouffez le débat en restreignant le terrain de la discussion. Pour éviter ce double inconvénient, il n’y a qu’une marche à suivre, et la voici, c’est de vous raconter d’abord tout le roman sans en lire, sans en incriminer aucun passage, et puis de lire, d’incriminer en citant le texte, et enfin de répondre aux objections qui pourraient s’élever contre le système général de la prévention.

Quel est le titre du roman ? Madame Bovary. C’est un titre qui ne dit rien par lui-même. Il y en a un second entre parenthèses : Mœurs de province. C’est encore là un titre qui n’explique pas la pensée de l’auteur, mais qui la fait pressentir. L’auteur n’a pas voulu suivre tel ou tel système philosophique vrai ou faux, il a voulu faire des tableaux de genre, et vous allez voir quels tableaux !!! Sans doute c’est le mari qui commence et qui termine le livre, mais le portrait le plus sérieux de l’œuvre, qui illumine les autres peintures, c’est évidemment celui de Mme Bovary.

Ici je raconte, je ne cite pas. On prend le mari au collège, et il faut le dire, l’enfant annonce déjà ce que sera le mari. Il est excessivement lourd et timide, si timide que lorsqu’il arrive au collège et qu’on lui demande son nom, il commence par répondre Charbovari. Il est si lourd qu’il travaille sans avancer. Il n’est jamais le premier, il n’est jamais le dernier non plus de sa classe ; c’est le type, sinon de la nullité, au moins de celui du ridicule au collège. Après les études du collège, il vint étudier la médecine à Rouen, dans une chambre au quatrième, donnant sur la Seine[16], que sa mère lui avait louée chez un teinturier de sa connaissance. C’est là qu’il fait ses études médicales et qu’il arrive petit à petit à conquérir, non pas le grade de docteur en médecine, mais celui d’officier de santé. Il fréquentait les cabarets, il manquait le cours, mais il n’avait au demeurant d’autre passion que celle de jouer aux dominos. Voilà M. Bovary.

Il va se marier. Sa mère lui trouve une femme : la veuve d’un huissier de Dieppe ; elle est vertueuse et laide, elle a quarante-cinq ans et 1,200 livres de rente. Seulement le notaire qui avait le capital de la rente partit un beau matin pour l’Amérique, et Mme Bovary jeune fut tellement frappée, tellement impressionnée par ce coup inattendu, qu’elle en mourut. Voilà le premier mariage, voilà la première scène.

M. Bovary, devenu veuf, songe à se remarier. Il interroge ses souvenirs ; il n’a pas besoin d’aller bien loin, il lui vient tout de suite à l’esprit la fille d’un fermier du voisinage qui avait singulièrement excité les soupçons de Mme Bovary, Mlle Emma Rouault. Le fermier Rouault n’avait qu’une fille, élevée aux Ursulines de Rouen. Elle s’occupait peu de la ferme ; son père désirait la marier. L’officier de santé se présente, il n’est pas difficile sur la dot, et vous comprenez qu’avec de telles dispositions de part et d’autre, les choses vont vite. Le mariage est accompli. M. Bovary est aux genoux de sa femme, il est le plus heureux des hommes ; le plus aveugle des maris ; sa seule préoccupation est de prévenir les désirs de sa femme.

Ici le rôle de M. Bovary s’efface ; celui de Mme Bovary devient l’œuvre sérieuse du livre.

Messieurs, Mme Bovary a-t-elle aimé son mari ou cherché à l’aimer ? Non, et dès le commencement il y eut ce qu’on peut appeler la scène de l’initiation. À partir de ce moment, un autre horizon s’étale devant elle, une vie nouvelle lui apparaît. Le propriétaire du château de la Vaubyessard avait donné une grande fête. On avait invité l’officier de santé, on avait invité sa femme, et là il y eut pour elle comme une initiation à toutes les ardeurs de la volupté ! Elle avait aperçu le duc de Laverdière, qui avait eu des succès à la cour ; elle avait valsé avec un vicomte et éprouvé un trouble inconnu. À partir de ce moment, elle avait vécu d’une vie nouvelle, son mari, tout ce qui l’entourait, lui était devenu insupportable. Un jour, en cherchant dans un meuble, elle avait rencontré un fil de fer qui lui avait déchiré le doigt ; c’était le fil de son bouquet de mariage. Pour essayer de l’arracher à l’ennui qui la consumait, M. Bovary fit le sacrifice de sa clientèle, et vint s’installer à Yonville. C’est ici que vient la scène de la première chute. Nous sommes à la seconde livraison. Mme Bovary arrive à Yonville, et là, la première personne qu’elle rencontre, sur laquelle elle fixe ses regards, ce n’est pas le notaire de l’endroit, c’est l’unique clerc de ce notaire, Léon Dupuis. C’est un tout jeune homme qui fait son droit et va partir pour la capitale. Tout autre que M. Bovary aurait été inquiété des visites du jeune clerc, mais M. Bovary est si naïf qu’il croit à la vertu de sa femme ; Léon, inexpérimenté, éprouvait le même sentiment. Il est parti, l’occasion est perdue, mais les occasions se retrouvent facilement. Il y avait dans le voisinage d’Yonville un M. Rodolphe Boulanger (vous voyez que je raconte). C’était un homme de trente-quatre ans, d’un tempérament brutal ; il avait eu beaucoup de succès auprès des conquêtes faciles ; il avait alors pour maîtresse une actrice ; il aperçut Mme Bovary, elle était jeune, charmante ; il résolut d’en faire sa maîtresse. La chose était facile, il lui suffit de trois occasions. La première fois il était venu aux Comices agricoles, la seconde fois il lui avait rendu une visite, la troisième fois il lui avait fait faire une promenade à cheval que le mari avait jugée nécessaire à la santé de sa femme ; et c’est alors, dans une première visite de la forêt, que la chute a lieu. Les rendez-vous se multiplieront au château de Rodolphe, surtout dans le jardin de l’officier de santé. Les amants arrivent jusqu’aux limites extrêmes de la volupté ! Mme Bovary veut se faire enlever par Rodolphe, Rodolphe n’ose pas dire non, mais il lui écrit une lettre où il cherche à lui prouver, par beaucoup de raisons, qu’il ne peut pas l’enlever. Foudroyée à la réception de cette lettre, Mme Bovary a une fièvre cérébrale à la suite de laquelle une fièvre typhoïde se déclare. La fièvre tua l’amour, mais resta la malade. Voilà la deuxième scène.

J’arrive à la troisième. La chute avec Rodolphe avait été suivie d’une réaction religieuse, mais elle avait été courte ; Mme Bovary va tomber, de nouveau. Le mari avait jugé le spectacle utile à la convalescence de sa femme, et il l’avait conduite à Rouen. Dans une loge, en face de celle qu’occupaient M. et Mme Bovary, se trouvait Léon Dupuis, ce jeune clerc de notaire qui fait son droit à Paris, et qui en est revenu singulièrement instruit, singulièrement expérimenté. Il va voir Mme Bovary ; il lui propose un rendez-vous. Mme Bovary lui indique la cathédrale. Léon lui propose de monter dans un fiacre. Elle résiste d’abord, mais Léon lui dit que cela se fait ainsi à Paris et alors plus d’obstacle. La chute a lieu dans le fiacre ! Les rendez-vous se multiplient pour Léon comme pour Rodolphe, chez l’officier de santé et puis dans une chambre qu’on avait louée à Rouen. Enfin, elle arriva jusqu’à la fatigue même de ce second amour, et c’est ici que commence la scène de détresse, c’est la dernière du roman.

Mme Bovary avait prodigué, jeté les cadeaux à la tête de Rodolphe et de Léon, elle avait mené une vie de luxe, et pour faire face à tant de dépenses, elle avait souscrit de nombreux billets à ordre. Elle avait obtenu de son mari une procuration générale pour gérer le patrimoine commun, elle avait rencontré un usurier qui se faisait souscrire des billets, lesquels n’étant pas payés à l’échéance, étaient renouvelés sous le nom d’un compère. Puis étaient venus le papier timbré, les protêts, les jugements, la saisie, et enfin l’affiche de la vente du mobilier de M. Bovary qui ignorait tout. Réduite aux plus cruelles extrémités, Mme Bovary demande de l’argent à tout le monde et n’en obtient de personne. Léon n’en a pas, et il recule épouvanté à l’idée d’un crime qu’on lui suggère pour s’en procurer. Parcourant tous les degrés de l’humiliation, Mme Bovary va chez Rodolphe ; elle ne réussit pas ; Rodolphe n’a pas 3,000 francs. Il ne lui reste plus qu’une issue. De s’excuser auprès de son mari ? Non, de s’expliquer avec lui ? Mais ce mari aurait la générosité de lui pardonner, et c’est là une humiliation qu’elle ne peut pas accepter : elle s’empoisonne. Viennent alors des scènes douloureuses. Le mari est là, à côté du corps glacé de sa femme. Il fait apporter sa robe de noces. Il ordonne qu’on l’en enveloppe et qu’on enferme sa dépouille dans un triple cercueil.

Un jour il ouvre le secrétaire et il trouve le portrait de Rodolphe, ses lettres et celles de Léon. Vous croyez que l’amour va tomber alors ? Non, non, il s’excite, au contraire, il s’exalte pour cette femme que d’autres ont possédée, en raison de ces souvenirs de volupté qu’elle lui a laissés ; et dès ce moment il néglige sa clientèle, sa famille, il laisse aller au vent les dernières parcelles de son patrimoine, et un jour on le trouve mort dans la tonnelle de son jardin, tenant dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.

Voilà le roman ; je l’ai raconté tout entier en n’en supprimant aucune scène. On l’appelle Madame Bovary ; vous pouvez lui donner un autre titre, et l’appeler avec justesse : Histoire des adultères d’une femme de province.

Messieurs, la première partie de ma tâche est remplie ; j’ai raconté, je vais citer, et après les citations viendra l’incrimination qui porte sur deux délits : offense à la morale publique, offense à la morale religieuse. L’offense à la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux, l’offense à la morale religieuse, dans des images voluptueuses mêlées aux choses sacrées. J’arrive aux citations. Je serai court, car vous lirez le roman tout entier. Je me bornerai à vous citer quatre scènes, ou plutôt quatre tableaux. La première, ce sera celle des amours et de la chute avec Rodolphe, la seconde, la transition religieuse entre les deux adultères ; la troisième, ce sera la chute avec Léon, c’est le deuxième adultère, et enfin la quatrième que je veux citer, c’est la mort de Mme Bovary.

Avant de soulever ces quatre coins du tableau, permettez-moi de me demander quelle est la couleur, le coup de pinceau de M. Flaubert, car enfin son roman est un tableau, et il faut savoir à quelle école il appartient, quelle est la couleur qu’il emploie, et quel est le portrait de son héroïne.

La couleur générale de l’auteur, permettez-moi de vous le dire, c’est la couleur lascive, avant, pendant et après les chutes ! Elle est enfant, elle a dix ou douze ans, elle est au couvent des Ursulines. À cet âge où la jeune fille n’est pas formée, où la femme ne peut pas sentir ces émotions premières qui lui révèlent un monde nouveau, elle se confesse.

« Quand elle allait à confesse », cette première citation de la première livraison est à la page 30 du numéro du 1er octobre[17], « quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l’ombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les comparaisons de fiancé, d’époux, d’amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l’âme des douceurs inattendues. »

Est-ce qu’il est naturel qu’une petite fille invente de petits péchés, quand on sait que pour un enfant ce sont les plus petits péchés qu’on a le plus de peine à dire ? Et puis à cet âge-là, quand une petite fille n’est pas formée, la montrer inventant de petits péchés dans l’ombre, sous le chuchotement du prêtre, en se rappelant ces comparaisons de fiancé, d’époux, d’amant céleste et de mariage éternel, qui lui faisaient éprouver comme un frisson de volupté, n’est-ce pas faire ce que j’ai appelé une peinture lascive ?

Voulez-vous Mme Bovary dans ses moindres actes, à l’état libre, sans l’amant, sans la faute. Je passe sur ce mot du lendemain, et sur cette mariée qui ne laissait rien découvrir où l’on pût deviner quelque chose, il y a là déjà un tour de phrase plus qu’équivoque, mais voulez-vous savoir comment était le mari ?

Ce mari du lendemain « que l’on eût pris pour la vierge de la veille » et cette mariée « qui ne laissait rien découvrir où l’on pût deviner quelque chose. » Ce mari (p. 29)[18] qui se lève et part « le cœur plein des félicités de la nuit, l’esprit tranquille, la chair contente », s’en allant « ruminant son bonheur comme ceux qui mâchent encore après le dîner le goût des truffes qu’ils digèrent ».

Je tiens, messieurs, à vous préciser le cachet de l’œuvre littéraire de M. Flaubert, et ses coups de pinceau. Il a quelquefois des traits qui veulent dire beaucoup de choses, et ces traits ne lui coûtent rien.

Et puis, au château de la Vaubyessard, savez-vous ce qui attire les regards de cette jeune femme, ce qui la frappe le plus ? C’était toujours la même chose, c’est le duc de Laverdière, amant, « disait-on, de Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun, » et sur lequel « les yeux d’Emma revenaient d’eux-mêmes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste il avait vécu à la cour et couché dans le lit des reines ! »

Ce n’est là qu’une parenthèse historique, dira-t-on ? Triste et inutile parenthèse ! L’histoire a pu donner des soupçons mais non donner le droit de les ériger en certitude. L’histoire a parlé du collier dans tous les romans, l’histoire a parlé de mille choses, mais ce ne sont là que des soupçons, et, je le répète, je ne sache pas qu’elle ait autorisé à transformer ces soupçons en certitude. Et quand Marie-Antoinette est morte avec la dignité d’une souveraine et le calme d’une chrétienne, ce sang versé pourrait effacer des fautes, à plus forte raison des soupçons. Mon Dieu, M. Flaubert a eu besoin d’une image frappante pour peindre son héroïne, et il a pris celle-là pour exprimer tout à la fois et les instincts pervers et l’ambition de Mme Bovary !

Mme Bovary doit très bien valser, et la voici valsant :

« Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient ; tout tournait autour d’eux, les lampes, les meubles, les lambris et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe d’Emma par le bas s’ériflait au pantalon ; leurs jambes entraient l’une dans l’autre ; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui ; une torpeur la prenait, elle s’arrêta. Ils repartirent, et, d’un mouvement plus rapide, le vicomte l’entraînant, disparut avec elle, jusqu’au bout de la galerie où, haletante, elle faillit tomber, et un instant, s’appuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place ; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux. »

Je sais bien qu’on valse un peu de cette manière, mais cela n’est pas plus moral !

Prenez Mme Bovary dans les actes les plus simples, c’est toujours le même coup de pinceau, il est à toutes les pages. Aussi Justin, le domestique du pharmacien voisin, a-t-il des émerveillements subits quand il est initié dans le secret du cabinet de toilette de cette femme. Il poursuit sa voluptueuse admiration jusqu’à la cuisine.

« Le coude sur la longue planche où elle (Félicité, la femme de chambre) repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femme étalées autour de lui, les jupons de basin, les fichus, les collerettes et les pantalons à coulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient vers le bas.

« — À quoi cela sert-il ? demandait le jeune garçon, en passant la main sur la crinoline ou les agrafes.

« — Tu n’as donc jamais rien vu ? répondait en riant Félicité. »

Aussi le mari se demande-t-il, en présence de sa femme sentant frais, si l’odeur vient de la peau ou de la chemise.

« Il trouvait tous les soirs des meubles souples et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoir même d’où venait cette odeur, ou si ce n’était pas la femme qui parfumait la chemise. »

Assez de citations de détail ! Vous connaissez maintenant la physionomie de Mme Bovary au repos, quand elle ne provoque personne, quand elle ne pèche pas, quand elle est encore complètement innocente, quand, au retour d’un rendez-vous, elle n’est pas encore à côté d’un mari qu’elle déteste ; vous connaissez maintenant la couleur générale du tableau, la physionomie générale de Mme Bovary. L’auteur a mis le plus grand soin, employé tous les prestiges de son style pour peindre cette femme. A-t-il essayé de la montrer du côté de l’intelligence ? Jamais. Du côté du cœur ? Pas davantage. Du côté de l’esprit ? Non. Du côté de la beauté physique ? Pas même. Oh ! je sais bien qu’il y a un portrait de Mme Bovary après l’adultère des plus étincelants ; mais le tableau est avant tout lascif, les poses sont voluptueuses, la beauté de Mme Bovary est d’une beauté provocante.

J’arrive maintenant aux quatre citations importantes ; je n’en ferai que quatre ; je tiens à restreindre mon cadre. J’ai dit que la première serait sur les amours de Rodolphe, la seconde sur la transition religieuse, la troisième sur les amours de Léon, la quatrième sur la mort.

Voyons la première. Mme Bovary est près de la chute, près de succomber.

« La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, les tendresses matrimoniales en des désirs adultères, » … « elle se maudit de n’avoir pas aimé Léon, elle eut soif de ses lèvres. »

Qu’est-ce qui a séduit Rodolphe et l’a préparé ? Le gonflement de l’étoffe de la robe de Mme Bovary qui s’est crevée de place en place selon les inflexions du corsage ! Rodolphe a amené son domestique chez Bovary pour le faire soigner. Le domestique va se trouver mal, Mme Bovary tient la cuvette.

« Pour la mettre sous la table, dans le mouvement qu’elle fit en s’inclinant, sa robe s’évasa autour d’elle sur les carreaux de la salle ; et comme Emma, baissée, chancelait un peu en écartant les bras, le gonflement de l’étoffe se crevait de place en place selon les inflexions du corsage. » Aussi voici la réflexion de Rodolphe :

« Il revoyait Emma dans la salle, habillée comme il l’avait vue, et il la déshabillait. »

Page 417[19]. C’est le premier jour où ils se parlent. « Ils se regardaient, un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches, et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent. »

Ce sont là les préliminaires de la chute. Il faut lire la chute elle-même.

« Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme était à sa disposition et qu’il comptait sur sa complaisance.

« Le lendemain à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maître ; l’un portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim.

« Il avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle n’en avait jamais vu de pareilles ; en effet, Emma fut charmée de sa tournure, lorsqu’il apparut avec son grand habit de velours marron et sa culotte de tricot blanc…

 

« Dès qu’il sentit la terre, le cheval d’Emma prit le galop, Rodolphe galopait à côté d’elle. »

Les voilà dans la forêt. « Il l’entraîna plus loin, autour d’un petit étang où des lentilles d’eau faisaient une verdure sur les ondes…

 

« J’ai tort, j’ai tort, disait-elle, je suis folle de vous entendre.

« — Pourquoi ? Emma ! Emma !

« — Ô Rodolphe !… fit lentement la jeune femme, en se penchant sur son épaule.

« Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonfla d’un soupir ; et défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna. »

Lorsqu’elle se fut relevée, lorsque après avoir secoué les fatigues de la volupté, elle rentra au foyer domestique, à ce foyer où elle devait trouver un mari qui l’adorait, après sa première faute, après ce premier adultère, après cette première chute, est-ce le remords, le sentiment du remords qu’elle éprouva, au regard de ce mari trompé qui l’adorait ? Non ! le front haut, elle rentra en glorifiant l’adultère.

« En s’apercevant dans la glace, elle s’étonna de son visage. Jamais elle n’avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d’une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait.

« Elle se répétait : J’ai un amant ! un amant ! se délectant à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc enfin posséder ces plaisirs de l’amour, cette fièvre de bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, où tout serait passion, extase, délire… »

Ainsi, dès cette première faute, dès cette première chute, elle fait la glorification de l’adultère, elle chante le cantique de l’adultère, sa poésie, ses voluptés. Voilà, messieurs, qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus immoral que la chute elle-même !

Messieurs, tout est pâle devant cette glorification de l’adultère, même les rendez-vous de nuit, quelques jours après.

« Pour l’avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée de sable. Elle se levait en sursaut ; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il n’en finissait pas. Elle se dévorait d’impatience ; si ses yeux l’avaient pu, ils l’eussent fait sauter par les fenêtres. Enfin elle commençait sa toilette de nuit, puis elle prenait un livre et continuait à lire fort tranquillement, comme si la lecture l’eût amusée. Mais Charles qui était au lit, l’appelait pour se coucher.

« — Viens donc, Emma, disait-il, il est temps.

« — Oui, j’y vais ! répondait-elle. « Cependant, comme les bougies l’éblouissaient, il se tournait vers le mur et s’endormait. Elle s’échappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, déshabillée.

« Rodolphe avait un grand manteau ; il l’en enveloppait tout entière, et, passant le bras autour de sa taille, il l’entraînait sans parler jusqu’au fond du jardin.

« C’était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris où autrefois Léon la regardait si amoureusement durant les soirées d’été ! elle ne pensait guère à lui, maintenant.

« Le froid de la nuit les faisait s’étreindre davantage, les soupirs de leurs lèvres leur semblaient plus forts, leurs yeux, qu’ils entrevoyaient à peine, leur paraissaient plus grands, et au milieu du silence il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s’y répercutaient en vibrations multipliées. »

Connaissez-vous au monde, messieurs, un langage plus expressif ? Avez-vous jamais vu un tableau plus lascif ? Écoutez encore :

« Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu’à cette époque ; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, du succès, et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l’expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l’avaient par gradations, développée, et elle s’épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu’un souffle fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu’ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu’un artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux. Ils s’enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les hasards de l’adultère qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme au premier temps de leur mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible. »

Jusqu’ici la beauté de cette femme avait consisté dans sa grâce, dans sa tournure, dans ses vêtements ; enfin elle vient de vous être montrée sans voile, et vous pouvez dire si l’adultère ne l’a pas embellie.

« — Emmène-moi ! s’écria-t-elle. Enlève-moi !… oh ! je t’en supplie !

« Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui s’exhalait dans un baiser. »

Voilà un portrait, messieurs, comme sait les faire M. Flaubert. Comme les yeux de cette femme s’élargissent ! comme quelque chose de ravissant est épandu sur elle, depuis sa chute ! sa beauté a-t-elle jamais été aussi éclatante que le lendemain de sa chute, que dans les jours qui ont suivi sa chute ? Ce que l’auteur nous montre, c’est la poésie de l’adultère, et je vous demande encore une fois si ces pages lascives ne sont pas d’une immoralité profonde !!!

J’arrive à la seconde situation. La seconde situation est une transition religieuse, Mme Bovary avait été très malade, aux portes du tombeau. Elle revient à la vie, sa convalescence est signalée par une petite transition religieuse.

« M. Bournisien (c’était le curé) venait la voir. Il s’enquérait de sa santé, lui apportait des nouvelles et l’exhortait à la religion dans un petit bavardage câlin, qui ne manquait pas d’agrément. La vue seule de sa soutane la réconfortait. »

Enfin elle va faire la communion. Je n’aime pas beaucoup à rencontrer des choses saintes dans un roman, mais au moins quand on en parle, faudrait-il ne pas les travestir par le langage. Y a-t-il dans cette femme adultère qui va à la communion quelque chose de la foi de la Madeleine repentante ? Non, non, c’est toujours la femme passionnée qui cherche des illusions et qui les cherche dans les choses les plus saintes, les plus augustes.

« Un jour qu’au plus fort de sa maladie elle s’était crue agonisante, elle avait demandé la communion ; et à mesure que l’on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement, que l’on disposait en autel la commode encombrée de sirops, et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son être montant vers Dieu, allait s’anéantir dans cet amour, comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur. »

Dans quelle langue prie-t-on Dieu avec les paroles adressées à l’amant dans les épanchements de l’adultère ? Sans doute on parlera de la couleur locale, et on s’excusera en disant qu’une femme vaporeuse, romanesque, ne fait, pas même en religion, les choses comme tout le monde. Il n’y a pas de couleur locale qui excuse ce mélange ! Voluptueuse un jour, religieuse le lendemain, nulle femme, même dans d’autres régions, même sous le ciel d’Espagne ou d’Italie, ne murmure à Dieu les caresses adultères qu’elle donnait à l’amant. Vous apprécierez ce langage, messieurs, et vous n’excuserez pas ces paroles de l’adultère introduites, en quelque sorte, dans le sanctuaire de la divinité ! Voilà la seconde situation, j’arrive à la troisième, c’est la série des adultères.

Après la transition religieuse, Mme Bovary est encore prête à tomber. Elle va au spectacle à Rouen. On jouait Lucie de Lammermoor. Emma fit un retour sur elle-même.

« Ah ! si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et les désillusions de l’adultère (il y en a qui auraient dit : les désillusions du mariage et les souillures de l’adultère), avant les souillures du mariage et les désillusions de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’une félicité si haute. »

En voyant Lagardy sur la scène, elle eut envie de courir dans ses « bras pour se réfugier en sa force, comme dans l’incarnation de l’amour même, et de lui dire, de s’écrier : Enlève-moi, emmène-moi, partons ! à toi, à toi ! toutes mes ardeurs et tous mes rêves ! »

Léon était derrière elle.

« Il se tenait derrière elle, s’appuyant de l’épaule contre la cloison ; et de temps à autre elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure. »

On vous a parlé tout à l’heure des souillures du mariage ; on va vous montrer encore l’adultère dans toute sa poésie, dans ses ineffables séductions. J’ai dit qu’on aurait dû au moins modifier les expressions et dire : les désillusions du mariage et les souillures de l’adultère. Bien souvent quand on s’est marié, au lieu du bonheur sans nuages qu’on s’était promis, on rencontre les sacrifices, les amertumes. Le mot désillusion peut donc être justifié, celui de souillure ne saurait l’être.

Léon et Emma se sont donné rendez-vous à la cathédrale. Ils la visitent, ou ils ne la visitent pas. Ils sortent.

« Un gamin polissonnait sur le parvis.

« — Va me chercher un fiacre ! lui crie Léon. L’enfant partit comme une balle…

« — Ah ! Léon !… vraiment !… je ne sais… si je dois… ! et elle minaudait. Puis d’un air sérieux : C’est très inconvenant, savez-vous ?

« — En quoi ? répliqua le clerc, cela se fait à Paris.

« Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina. »

Nous savons maintenant, messieurs, que la chute n’a pas lieu dans le fiacre. Par un scrupule qui l’honore, le rédacteur de la Revue a supprimé le passage de la chute dans le fiacre. Mais si la Revue de Paris baisse les stores du fiacre, elle nous laisse pénétrer dans la chambre où se donnent les rendez-vous.

Emma veut partir, car elle avait donné sa parole qu’elle reviendrait le soir même. « D’ailleurs, Charles l’attendait ; et déjà elle se sentait au cœur cette lâche docilité qui est pour bien des femmes comme le châtiment tout à la fois et la rançon de l’adultère… »

« Léon, sur le trottoir, continuait à marcher, elle le suivait jusqu’à l’hôtel ; il montait ; il ouvrait la porte ; entrait. Quelle étreinte !

« Puis les paroles après les baisers se précipitaient. On se racontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiétudes pour les lettres ; mais à présent tout s’oubliait, et ils se regardaient face à face, avec des rires de volupté et des appellations de tendresse.

« Le lit était un grand lit d’acajou en forme de nacelle. Les rideaux de levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas vers le chevet évasé, — et rien au monde n’était beau comme sa tête brune et sa peau blanche, se détachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les mains.

« Le tiède appartement, avec son tapis discret, ses ornements folâtres et sa lumière tranquille, semblait tout commode pour les intimités de la passion. »

Voilà ce qui se passe dans cette chambre. Voici encore un passage très important — comme peinture lascive !

« Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté malgré sa splendeur un peu fanée ! Ils retrouvaient toujours les meubles à leur place, et parfois des épingles à cheveux qu’elle avait oubliées, l’autre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils déjeunaient au coin du feu, sur un petit guéridon incrusté de palissandre. Emma découpait, lui mettait les morceaux dans son assiette en débitant toutes sortes de chatteries, et elle riait d’un rire sonore et libertin, quand la mousse du vin de Champagne débordait du verre léger sur les bagues de ses doigts. Ils étaient si complètement perdus dans la possession d’eux-mêmes, qu’ils se croyaient là dans leur maison particulière, et devant y vivre jusqu’à la mort, comme deux éternels jeunes époux. Ils disaient notre chambre, nos tapis, nos fauteuils, même elle disait mes pantoufles, un cadeau de Léon, une fantaisie qu’elle avait eue. C’étaient des pantoufles en satin rose, bordées de cygne. Quand elle s’asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en l’air, et la mignarde chaussure, qui n’avait pas de quartier, tenait seulement par les orteils à son pied nu.

« Il savourait pour la première fois, et dans l’exercice de l’amour, l’inexprimable délicatesse des élégances féminines. Jamais il n’avait rencontré cette grâce de langage, cette réserve du vêtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait l’exaltation de son âme et les dentelles de sa jupe. D’ailleurs, n’était-ce pas une femme du monde, et une femme mariée ? une vraie maîtresse, enfin ? »

Voilà, messieurs, une description qui ne laissera rien à désirer, j’espère, au point de vue de la prévention ! En voici une autre ou plutôt voici la continuation de la même scène :

« Elle avait des paroles qui l’enflammaient avec des baisers qui lui emportaient l’âme. Où donc avait-elle appris ces caresses presque immatérielles, à force d’être profondes et dissimulées ? »

Oh ! je comprends bien, messieurs, le dégoût que lui inspirait ce mari qui voulait l’embrasser à son retour, je comprends à merveille que lorsque des rendez-vous de cette espèce avaient lieu, elle sentît avec horreur, la nuit, contre « sa chair, cet homme étendu qui dormait ».

Ce n’est pas tout, à la page 73[20], il est un dernier tableau que je ne veux pas omettre ; elle était arrivée jusqu’à la fatigue de la volupté.

« Elle se promettait continuellement pour son prochain voyage une félicité profonde ; puis elle s’avouait ne rien sentir d’extraordinaire. Mais cette déception s’effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait à lui plus enflammée, plus haletante, plus avide. Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements ; — et pâle, sans parler, sérieuse, elle s’abattait contre sa poitrine, avec un long frisson. »

Je signale ici deux choses, messieurs, une peinture admirable sous le rapport du talent, mais une peinture exécrable au point de vue de la morale. Oui, M. Flaubert sait embellir ses peintures avec toutes les ressources de l’art, mais sans les ménagements de l’art. Chez lui point de gaze, point de voiles, c’est la nature dans toute sa nudité, dans toute sa crudité !

Encore une citation de la page 78[21].

« Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de possession qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu’il était fatigué d’elle. Emma retrouvait dans l’adultère toutes les platitudes du mariage. »

Platitudes du mariage, poésie de l’adultère ! Tantôt c’est la souillure du mariage, tantôt ce sont ses platitudes, mais c’est toujours la poésie de l’adultère. Voilà, messieurs, les situations que M. Flaubert aime à peindre, et malheureusement il ne les peint que trop bien.

J’ai raconté trois scènes : la scène avec Rodolphe, et vous y avez vu la chute dans la forêt, la glorification de l’adultère, et cette femme dont la beauté devient plus grande avec cette poésie. J’ai parlé de la transition religieuse, et vous y avez vu la prière emprunter à l’adultère son langage. J’ai parlé de la seconde chute, je vous ai déroulé les scènes qui se passent avec Léon… Je vous ai montré la scène du fiacre — supprimée — mais je vous ai montré le tableau de la chambre et du lit. Maintenant que nous croyons nos convictions faites, arrivons à la dernière scène : à celle du supplice.

Des coupures nombreuses y ont été faites, à ce qu’il paraît, par la Revue de Paris. Voici en quels termes M. Flaubert s’en plaint :

« Des considérations que je n’ai pas à apprécier ont contraint la Revue de Paris à faire une suppression dans le numéro du 1er décembre. Ses scrupules s’étant renouvelés à l’occasion du présent numéro, elle a jugé convenable d’enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent ; le lecteur est donc prié de n’y voir que des fragments et non pas un ensemble. »

Passons donc sur ces fragments et arrivons à la mort. Elle s’empoisonne. Elle s’empoisonne, pourquoi ? « Ah ! c’est bien peu de chose la mort, pensa-t-elle, je vais m’endormir et tout sera fini. » Puis, sans un remords, sans un aveu, sans une larme de repentir sur ce suicide qui s’achève et les adultères de la veille, elle va recevoir le sacrement des mourants. Pourquoi le sacrement, puisque, dans sa pensée de tout à l’heure, elle va au néant ? Pourquoi, quand il n’y a pas une larme, pas un soupir de Madeleine sur son crime d’incrédulité, sur son suicide, sur ses adultères ?

Après cette scène, vient celle de l’extrême-onction. Ce sont des paroles saintes et sacrées pour tous. C’est avec ces paroles-là que nous avons endormi nos aïeux, nos pères ou nos proches, et c’est avec elles qu’un jour nos enfants nous endormiront. Quand on veut les reproduire, il faut le faire exactement ; il ne faut pas du moins les accompagner d’une image voluptueuse sur la vie passée.

Vous le savez, le prêtre fait les onctions saintes sur le front, sur les oreilles, sur la bouche, sur les pieds, en prononçant ces phrases liturgiques : quidquid per pedes, per aures, per pectus etc., toujours suivies des mots misericordia, péché d’un côté, miséricorde de l’autre. Il faut les reproduire exactement, ces paroles saintes et sacrées ; si vous ne les reproduisez pas exactement, au moins n’y mettez rien de voluptueux.

« Elle tourna sa figure lentement et parut saisie de joie à voir tout à coup l’étole violette, sans doute retrouvant au milieu d’un apaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers épanchements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient. « Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et collant ses lèvres sur le corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné. Ensuite il récita le Misereatur et l’Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions d’abord sur les yeux, qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche qui s’était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les mains, qui se plaisaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l’assouvissement de ses désirs, et qui maintenant ne marchaient plus. »

Maintenant, il y a les prières des agonisants que le prêtre récite tout bas, où à chaque verset se trouvent les mots : « Âme chrétienne, partez pour une région plus haute. » On les murmure au moment où le dernier souffle du mourant s’échappe de ses lèvres. Le prêtre les récite, etc.

« À mesure que le râle devenait plus fort, l’ecclésiastique précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines qui tintaient comme un glas lugubre. »

L’auteur a jugé à propos d’alterner ces paroles, de leur faire une sorte de réplique. Il fait intervenir sur le trottoir un aveugle qui entonne une chanson dont les paroles profanes sont une sorte de réponse aux prières des agonisants.

« Tout à coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d’un bâton, et une voix s’éleva, une voix rauque, qui chantait :

« Souvent la chaleur d’un beau jour
« Fait rêver fillette à l’amour.
« Il souffla bien fort ce jour-là,
« Et le jupon court s’envola. »

C’est à ce moment que Mme Bovary meurt.

Ainsi voilà le tableau : d’un côté, le prêtre qui récite la prière des agonisants ; de l’autre, le joueur d’orgue, qui excite chez la mourante « un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement… ; une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus. »

Et puis ensuite, lorsque le corps est froid, la chose qu’il faut respecter par-dessus tout, c’est le cadavre que l’âme a quitté. Quand le mari est là, à genoux, pleurant sa femme, quand il a étendu sur elle le linceul, tout autre se serait arrêté, et c’est le moment où M. Flaubert donne le dernier coup de pinceau :

« Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils. »

Voilà la scène de la mort. Je l’ai abrégée, je l’ai groupée en quelque sorte. C’est à vous de juger, et d’apprécier si c’est là le mélange du sacré au profane, ou si ce ne serait plutôt le mélange du sacré au voluptueux.

J’ai raconté le roman, je l’ai incriminé ensuite et, permettez-moi de le dire, le genre que M. Flaubert cultive, celui qu’il réalise sans les ménagements de l’art, mais avec toutes les ressources de l’art, c’est le genre descriptif, la peinture réaliste. Voyez jusqu’à quelle limite il arrive. Dernièrement un numéro de l’Artiste, me tombait sous la main ; il ne s’agit pas d’incriminer l’Artiste, mais de savoir quel est le genre de M. Flaubert, et je vous demande la permission de vous citer quelques lignes de l’écrit qui n’engagent en rien l’écrit poursuivi contre M. Flaubert, et j’y voyais à quel degré M. Flaubert excelle dans la peinture ; il aime à peindre les tentations auxquelles a succombé Mme Bovary. Eh bien ! je trouve un modèle du genre dans les quelques lignes qui suivent de l’Artiste du mois de janvier, signées Gustave Flaubert sur la tentation de saint Antoine. Mon Dieu ! c’est un sujet sur lequel on peut dire beaucoup de choses, mais je ne crois pas qu’il soit possible de donner plus de vivacité à l’image, plus de trait à la peinture. Apollinaire[22] à saint Antoine : — « Est-ce la science ? Est-ce la gloire ? Veux-tu rafraîchir tes yeux sur des jasmins humides ? Veux-tu sentir ton corps s’enfoncer comme dans une onde dans la chair douce des femmes pâmées ? »

Eh bien ! c’est la même couleur, la même énergie de pinceau, la même vivacité d’expressions !

Il faut se résumer. J’ai analysé le livre, j’ai raconté, sans oublier une page ; j’ai incriminé ensuite, c’était la seconde partie de ma tâche ; j’ai précisé quelques portraits, j’ai montré Mme Bovary au repos, vis-à-vis de son mari, vis-à-vis de ceux qu’elle ne devait pas tenter, et je vous ai fait toucher les couleurs lascives de ce portrait. Puis j’ai analysé quelques grandes scènes : la chute avec Rodolphe, la transition religieuse, les amours avec Léon, la scène de la mort, et dans toutes j’ai trouvé le double délit d’offense à la morale publique et à la religion.

Je n’ai besoin que de deux scènes : l’outrage à la morale, est-ce que vous ne le verrez pas dans la chute avec Rodolphe ? Est-ce que vous ne le verrez pas dans cette glorification de l’adultère ? Est-ce que vous ne le verrez pas surtout dans ce qui se passe avec Léon ? Et puis, l’outrage à la morale religieuse, je le trouve dans le trait sur la confession, page 30[23] de la première livraison, numéro du 1er octobre, dans la transition religieuse, page 548[24] et 550[25] du 15 novembre ; et enfin dans la dernière scène de la mort.

Vous avez devant vous, messieurs, trois inculpés : M. Flaubert, l’auteur du livre ; M. Pichat qui l’a accueilli, et M. Pillet qui l’a imprimé. En cette matière, il n’y a pas de délit sans publicité, et tous ceux qui ont concouru à la publicité doivent être également atteints. Mais, nous nous hâtons de le dire, le gérant de la Revue et l’imprimeur ne sont qu’en seconde ligne. Le principal prévenu, c’est l’auteur, c’est M. Flaubert, M. Flaubert qui, averti par la note de la rédaction, proteste contre la suppression qui est faite à son œuvre. Après lui, vient au second rang M. Laurent Pichat, auquel vous demanderez compte non de cette suppression qu’il a faite, mais de celles qu’il aurait dû faire, et enfin vient en dernière ligne l’imprimeur, qui est une sentinelle avancée contre le scandale. M. Pillet, d’ailleurs, est un homme honorable contre lequel je n’ai rien à dire. Nous ne vous demandons qu’une chose, de lui appliquer la loi. Les imprimeurs doivent lire ; quand ils n’ont pas lu ou fait lire, c’est à leurs risques et périls qu’ils impriment. Les imprimeurs ne sont pas des machines ; ils ont un privilège, ils prêtent serment, ils sont dans une situation spéciale, ils sont responsables. Encore une fois, ils sont, si vous me permettez l’expression, comme des sentinelles avancées ; s’ils laissent passer le délit, c’est comme s’ils laissaient passer l’ennemi. Atténuez la peine autant que vous voudrez vis-à-vis de Pillet ; soyez même indulgents vis-à-vis du gérant de la Revue ; quant à Flaubert, le principal coupable, c’est à lui que vous devez réserver vos sévérités !

Ma tâche est remplie, il faut attendre les objections ou les prévenir. On nous dira comme objection générale : mais après tout, le roman est moral au fond, puisque l’adultère est puni ?

À cette objection, deux réponses : je suppose l’œuvre morale, par hypothèse, une conclusion morale ne pourrait pas amnistier des détails lascifs qui peuvent s’y trouver. Et puis je dis : l’œuvre au fond n’est pas morale.

Je dis, messieurs, que des détails lascifs ne peuvent pas être couverts par une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables, décrire toutes les turpitudes d’une femme publique, en la faisant mourir sur un grabat à l’hôpital. Il serait permis d’étudier et de montrer toutes ses poses lascives ! Ce serait aller contre toutes les règles du bon sens. Ce serait placer le poison à la portée de tous et le remède à la portée d’un bien petit nombre ; s’il y avait remède. Qui est-ce qui lit le roman de M. Flaubert ? Sont-ce des hommes qui s’occupent d’économie politique et sociale ? Non ! les pages légères de Madame Bovary tombent en des mains plus légères, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariées. Eh bien ! lorsque l’imagination aura été séduite, lorsque cette séduction sera descendue jusqu’au cœur, lorsque le cœur aura parlé aux sens, est-ce que vous croyez qu’un raisonnement bien froid sera bien fort contre cette séduction des sens et du sentiment ? Et puis, il ne faut pas que l’homme se drape trop dans sa force et sa vertu, l’homme porte les instincts d’en bas et les idées d’en haut, et chez tous la vertu n’est que la conséquence d’un effort, bien souvent pénible. Les peintures lascives ont généralement plus d’influence que les froids raisonnements. Voilà ce que je réponds à cette théorie, voilà ma première réponse, mais j’en ai une seconde.

Je soutiens que le roman de Madame Bovary, envisagé au point de vue philosophique, n’est point moral. Sans doute Mme Bovary meurt empoisonnée ; elle a beaucoup souffert, c’est vrai ; mais elle meurt à son heure et à son jour ; mais elle meurt, non parce qu’elle est adultère, mais parce qu’elle l’a voulu ; elle meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beauté ; elle meurt après avoir eu deux amants, laissant un mari qui l’aime, qui l’adore, qui trouvera le portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de Léon, qui lira les lettres d’une femme deux fois adultère, et qui, après cela, l’aimera encore davantage au delà du tombeau. Qui peut condamner cette femme dans le livre ? Personne. Telle est la conclusion. Il n’y a pas dans le livre un personnage qui puisse la condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul principe en vertu duquel l’adultère soit stigmatisé, j’ai tort. Donc, si dans tout le livre il n’y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête, s’il n’y a pas une idée, une ligne en vertu de laquelle l’adultère soit flétri, c’est moi qui ai raison, le livre est immoral !

Serait-ce au nom de l’honneur conjugal que le livre serait condamné ? Mais l’honneur conjugal est représenté par un mari béat, qui, après la mort de sa femme, rencontrant Rodolphe, cherche sur le visage de l’amant les traits de la femme qu’il aime (liv. du 15 décembre, p. 289)[26]. Je vous le demande, est-ce au nom de l’honneur conjugal que vous pouvez stigmatiser cette femme, quand il n’y a pas dans le livre un seul mot où le mari ne s’incline devant l’adultère.

Serait-ce au nom de l’opinion publique ? Mais l’opinion publique est personnifiée dans un être grotesque, dans le pharmacien Homais, entouré de personnages ridicules que cette femme domine.

Le condamnerez-vous au nom du sentiment religieux ? Mais ce sentiment, vous l’avez personnifié dans le curé Bournisien, prêtre à peu près aussi grotesque que le pharmacien, ne croyant qu’aux souffrances physiques, jamais aux souffrances morales, à peu près matérialiste.

Le condamnerez-vous au nom de la conscience de l’auteur ? Je ne sais pas ce que pense la conscience de l’auteur ; mais, dans son chapitre X, le seul philosophique de l’œuvre, livr. du 15 décembre[27], je lis la phrase suivante :

« Il y a toujours après la mort de quelqu’un comme une stupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se résigner à y croire. »

Ce n’est pas un cri d’incrédulité, mais c’est du moins un cri de scepticisme. Sans doute il est difficile de le comprendre et d’y croire, mais enfin pourquoi cette stupéfaction qui se manifeste à la mort ? Pourquoi ? Parce que cette survenue est quelque chose qui est un mystère, parce qu’il est difficile de le comprendre et de le juger, mais il faut s’y résigner. Et moi je dis que si la mort est survenue du néant, que si le mari béat sent croître son amour en apprenant les adultères de sa femme, que si l’opinion est représentée par des êtres grotesques, que si le sentiment religieux est représenté par un prêtre ridicule, une seule personne a raison, règne, domine : c’est Emma Bovary. Messaline a raison contre Juvénal.

Voilà la conclusion philosophique du livre, tirée non par l’auteur, mais par un homme qui réfléchit et approfondit les choses, par un homme qui a cherché dans le livre un personnage qui pût dominer cette femme. Il n’y en a pas. Le seul personnage qui y domine, c’est Mme Bovary. Il faut donc chercher ailleurs que dans le livre, il faut chercher dans cette morale chrétienne qui est le fond des civilisations modernes. Pour cette morale, tout s’explique et s’éclaircit.

En son nom l’adultère est stigmatisé, condamné, non pas parce que c’est une imprudence qui expose à des désillusions et à des regrets, mais parce que c’est un crime pour la famille. Vous stigmatisez et vous condamnez le suicide, non pas parce que c’est une lâcheté, il demande quelquefois un certain courage physique, mais parce qu’il est le mépris du devoir dans la vie qui s’achève, et le cri de l’incrédulité dans la vie qui commence.

Cette morale stigmatise la littérature réaliste, non pas parce qu’elle peint les passions : la haine, la vengeance, l’amour ; le monde ne vit que là-dessus, et l’art doit les peindre ; mais quand elle les peint sans frein, sans mesure. L’art sans règle n’est plus l’art ; c’est comme une femme qui quitterait tout vêtement. Imposer à l’art l’unique règle de la décence publique, ce n’est pas l’asservir, mais l’honorer. On ne grandit qu’avec une règle. Voilà messieurs, les principes que nous professons, voilà une doctrine que nous défendons avec conscience.


PLAIDOIRIE

DU DÉFENSEUR
Me SÉNARD.

Messieurs, M. Gustave Flaubert est accusé devant vous d’avoir fait un mauvais livre, d’avoir, dans ce livre, outragé la morale publique et la religion. M. Gustave Flaubert est auprès de moi, il affirme devant vous que la pensée de son livre, depuis la première ligne jusqu’à dernière, est une pensée morale, religieuse, et que si elle n’était pas dénaturée (nous avons vu pendant quelques instants ce que peut un grand talent pour dénaturer une pensée), elle serait (et elle le redeviendra tout à l’heure) pour vous ce qu’elle a été déjà pour les lecteurs du livre, une pensée éminemment morale et religieuse pouvant se traduire par ces mots : l’excitation à la vertu par l’horreur du vice.

Je vous apporte ici l’affirmation de M. Gustave Flaubert, et je la mets hardiment en regard du réquisitoire du ministère public, car cette affirmation est grave ; elle l’est par la personne qui l’a faite, elle l’est par les circonstances qui ont présidé à l’exécution du livre que je vais vous faire connaître.

L’affirmation est déjà grave par la personne qui la fait, et, permettez-moi de vous le dire, M. Gustave Flaubert n’était pas pour moi un inconnu qui eût besoin auprès de moi de recommandations, qui eût des renseignements à me donner, je ne dis pas sur sa moralité, mais sur sa dignité. Je viens ici, dans cette enceinte, remplir un devoir de conscience, après avoir lu le livre, après avoir senti s’exhaler à cette lecture tout ce qu’il y a en moi d’honnête et de profondément religieux. Mais en même temps que je viens remplir un devoir de conscience, je viens remplir un devoir d’amitié. Je me rappelle, je ne saurais oublier que son père a été pour moi un vieil ami. Son père, de l’amitié duquel je me suis longtemps honoré, honoré jusqu’au dernier jour, son père et, permettez-moi de le dire, son illustre père, a été pendant plus de trente années chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen. Il a été le prosecteur de Dupuytren ; en donnant à la science de grands enseignements, il l’a dotée de grands noms ; je n’en veux citer qu’un seul, Cloquet. Il n’a pas seulement laissé lui-même un beau nom dans la science, il y a laissé de grands souvenirs, pour d’immenses services rendus à l’humanité. Et en même temps que je me souviens de mes liaisons avec lui, je veux vous le dire, son fils, qui est traduit en police correctionnelle pour outrage à la morale et à la religion, son fils est l’ami de mes enfants, comme j’étais l’ami de son père. Je sais sa pensée, je sais ses intentions, et l’avocat a ici le droit de se poser comme la caution personnelle de son client.

Messieurs, un grand nom et de grands souvenirs obligent. Les enfants de M. Flaubert ne lui ont pas failli. Ils étaient trois, deux fils et une fille, morte à vingt et un ans. L’aîné a été jugé digne de succéder à son père ; et c’est lui qui aujourd’hui remplit déjà depuis plusieurs années la mission que son père a remplie pendant trente ans. Le plus jeune, le voici ; il est à votre barre. En leur laissant une fortune considérable et un grand nom, leur père leur a laissé le besoin d’être des hommes d’intelligence et de cœur, des hommes utiles. Le frère de mon client s’est lancé dans une carrière où les services rendus sont de chaque jour. Celui-ci a dévoué sa vie à l’étude, aux lettres, et l’ouvrage que l’on poursuit en ce moment devant vous est son premier ouvrage. Ce premier ouvrage, messieurs, qui provoque les passions, au dire de M. l’Avocat impérial, est le résultat de longues études, de longues méditations. M. Gustave Flaubert est un homme d’un caractère sérieux, porté par sa nature aux choses graves, aux choses tristes. Ce n’est pas l’homme que le ministère public, avec quinze ou vingt lignes mordues çà et là, est venu vous présenter comme un faiseur de tableaux lascifs. Non ; il y a dans sa nature, je le répète, tout ce qu’on peut imaginer au monde de plus grave, de plus sérieux, mais en même temps de plus triste. Son livre, en rétablissant seulement une phrase, en mettant à côté des quelques lignes citées, les quelques lignes qui précèdent et qui suivent, reprendra bientôt devant vous sa véritable couleur, en même temps qu’il fera connaître les intentions de l’auteur. Et, de la parole trop habile que vous avez entendue, il ne restera dans vos souvenirs qu’un sentiment d’admiration profonde pour un talent qui peut tout transformer.

Je vous ai dit que M. Gustave Flaubert était un homme sérieux et grave. Ses études, conformes à la nature de son esprit, ont été sérieuses et larges. Elles ont embrassé non seulement toutes les branches de la littérature, mais le droit. M. Flaubert est un homme qui ne s’est pas contenté des observations que pouvait lui fournir le milieu où il a vécu ; il a interrogé d’autres milieux ;

Qui mores multorum vidit et urbes.

Après la mort de son père et ses études de collège, il a visité l’Italie, et, de 1848 à 1852, parcouru ces contrées de l’Orient, l’Égypte, la Palestine, l’Asie Mineure, dans lesquelles, sans doute, l’homme qui les parcourt en y apportant une grande intelligence peut acquérir quelque chose d’élevé, de poétique, ces couleurs, ce prestige de style que le ministère public faisait tout à l’heure ressortir, pour établir le délit qu’il nous impute. Ce prestige de style, ces qualités littéraires resteront, ressortiront avec éclat de ces débats, mais ne pourront en aucune façon laisser prise à l’incrimination.

De retour depuis 1852, M. Gustave Flaubert a écrit et cherché à produire dans un grand cadre le résultat d’études attentives et sérieuses, le résultat de ce qu’il avait recueilli dans ses voyages.

Quel est le cadre qu’il a choisi, le sujet qu’il a pris, et comment l’a-t-il traité ? Mon client est de ceux qui n’appartiennent à aucune des écoles dont j’ai trouvé, tout à l’heure, le nom dans le réquisitoire. Mon Dieu ! il appartient à l’école réaliste, en ce sens qu’il s’attache à la réalité des choses. Il appartiendrait à l’école psychologique en ce sens que ce n’est pas la matérialité des choses qui le pousse, mais le sentiment humain, le développement des passions dans le milieu où il est placé. Il appartiendrait à l’école romantique moins peut-être qu’à toute autre, car si le romantisme apparaît dans son livre, de même que si le réalisme y apparaît, ce n’est pas par quelques expressions ironiques, jetées çà et là, que le ministère public a prises au sérieux. Ce que M. Flaubert a voulu surtout, ç’a été de prendre un sujet d’études dans la vie réelle, ç’a été de créer, de constituer des types vrais dans la classe moyenne, et d’arriver à un résultat utile. Oui, ce qui a le plus préoccupé mon client dans l’étude à laquelle il s’est livré, c’est précisément ce but utile, poursuivi en mettant en scène trois ou quatre personnages de la société actuelle, vivant dans les conditions de la vie réelle, et présentant aux yeux du lecteur le tableau vrai de ce qui se rencontre le plus souvent dans le monde.

Le ministère public résumant son opinion sur Madame Bovary, a dit : Le second titre de cet ouvrage est : Histoire des adultères d’une femme de province. Je proteste énergiquement contre ce titre. Il me prouverait à lui seul, si je ne l’avais pas senti d’un bout à l’autre de votre réquisitoire, la préoccupation sous l’empire de laquelle vous avez constamment été. Non ! le second titre de cet ouvrage n’est pas : Histoire des adultères d’une femme de province ; il est, s’il vous faut absolument un second titre : histoire de l’éducation trop souvent donnée en province ; histoire des périls auxquels elle peut conduire, histoire de la dégradation, de la friponnerie, du suicide considérés comme conséquence d’une première faute, et d’une faute amenée elle-même par de premiers torts auxquels souvent une jeune femme est entraînée ; histoire de l’éducation, histoire d’une vie déplorable dont trop souvent l’éducation est la préface. Voilà ce que M. Flaubert a voulu peindre, et non pas les adultères d’une femme de province ; vous le reconnaîtrez bientôt en parcourant l’ouvrage incriminé.

Maintenant, le ministère public a aperçu dans tout cela, par-dessus tout, la couleur lascive. S’il m’était possible de prendre le nombre des lignes du livre que le ministère public a découpées, et de le mettre en parallèle avec le nombre des autres lignes qu’il a laissées de côté, nous serions dans la proportion totale de un à cinq cents, et vous verriez que cette proportion de un à cinq cents n’est pas une couleur lascive, n’est nulle part ; elle n’existe que sous la condition des découpures et des commentaires.

Maintenant, qu’est-ce que M. Gustave Flaubert a voulu peindre ? D’abord une éducation donnée à une femme au-dessus de la condition dans laquelle elle est née, comme il arrive, il faut bien le dire, trop souvent chez nous ; ensuite le mélange d’éléments disparates qui se produit ainsi dans l’intelligence de la femme, et puis quand vient le mariage, comme le mariage ne se proportionne pas à l’éducation, mais aux conditions dans lesquelles la femme est née, l’auteur a expliqué tous les faits qui se passent dans la position qui lui est faite.

Que montre-t-il encore ? Il montre une femme allant au vice par la mésalliance, et du vice au dernier degré de la dégradation et du malheur. Tout à l’heure, quand, par la lecture de différents passages, j’aurai fait connaître le livre dans son ensemble, je demanderai au tribunal la liberté d’accepter la question en ces termes : Ce livre mis dans les mains d’une jeune femme, pourrait-il avoir pour effet de l’entraîner vers des plaisirs faciles, vers l’adultère, ou de lui montrer au contraire le danger, dès les premiers pas, et de la faire frissonner d’horreur ? La question ainsi posée, c’est votre conscience qui la résoudra.

Je dis ceci, quant à présent : M. Flaubert a voulu peindre la femme qui au lieu de chercher à s’arranger dans la condition qui lui est donnée, avec sa situation, avec sa naissance, au lieu de chercher à se faire à la vie qui lui appartient, reste préoccupée de mille aspirations étrangères puisées dans une éducation trop élevée pour elle ; qui, au lieu de s’accommoder des devoirs de sa position, d’être la femme tranquille du médecin de campagne avec lequel elle passe ses jours, au lieu de chercher le bonheur dans sa maison, dans son union, le cherche dans d’interminables rêvasseries, et puis qui, bientôt rencontrant sur sa route un jeune homme qui coquette avec elle, joue avec elle le même jeu (mon Dieu ! ils sont inexpérimentés l’un et l’autre), s’excite en quelque sorte par degrés, s’effraye quand, recourant à la religion de ses premières années, elle n’y trouve pas une force suffisante ; et nous verrons tout à l’heure pourquoi elle ne l’y trouve pas. Cependant l’ignorance du jeune homme et sa propre ignorance la préservent d’un premier danger. Mais elle est bientôt rencontrée par un homme comme il y en a tant, comme il y en a trop dans le monde, qui se saisit d’elle, pauvre femme déjà déviée, et l’entraîne. Voilà ce qui est capital, ce qu’il fallait voir, ce qu’est le livre lui-même.

Le ministère public s’irrite, et je crois qu’il s’irrite à tort, au point de vue de la conscience et du cœur humain, de ce que, dans la première scène, Mme Bovary trouve une sorte de plaisir, de joie à avoir brisé sa prison, et rentre chez elle en disant : « J’ai un amant. » Vous croyez que ce n’est pas là le premier cri du cœur humain ! La preuve est entre vous et moi. Mais il fallait regarder un peu plus loin, et vous auriez vu que, si le premier moment, le premier instant de cette chute excite chez cette femme une sorte de transport de joie, de délire, à quelques lignes plus loin la déception arrive, et, suivant l’expression de l’auteur, elle semble à ses propres yeux humiliée.

Oui, la déception, la douleur, le remords lui arrivent à l’instant même. L’homme auquel elle s’était confiée, livrée, ne l’avait prise que pour s’en servir un instant comme d’un jouet ; le remords la ronge, la déchire. Ce qui vous a choqué, ç’a été d’entendre appeler cela les désillusions de l’adultère ; vous auriez mieux aimé les souillures chez un écrivain qui faisait poser cette femme, laquelle n’ayant pas compris le mariage, se sentait souillée par le contact d’un mari ; laquelle, ayant cherché ailleurs son idéal, avait trouvé les désillusions de l’adultère. Ce mot vous a choqué ; au lieu des désillusions, vous auriez voulu les souillures de l’adultère. Le tribunal jugera. Quant à moi, si j’avais à faire poser le même personnage, je lui dirais : Pauvre femme ! si vous croyez que les baisers de votre mari sont quelque chose de monotone, d’ennuyeux, si vous n’y trouvez — c’est le mot qui a été signalé — que les platitudes du mariage, s’il vous semble voir une souillure dans cette union à laquelle l’amour n’a pas présidé, prenez-y garde, vos rêves sont une illusion, et vous serez un jour, cruellement détrompée. Celui qui crie bien fort, messieurs, qui se sert du mot souillure pour exprimer ce que nous avons appelé désillusion, celui-là dit un mot vrai, mais vague qui n’apprend rien à l’intelligence. J’aime mieux celui qui ne crie pas fort, qui ne prononce pas le mot de souillure, mais qui avertit la femme de la déception, de la désillusion, qui lui dit : Là où vous croyez trouver l’amour, vous ne trouverez que le libertinage ; là où vous croyez trouver le bonheur, vous ne trouverez que des amertumes. Un mari qui va tranquillement à ses affaires, qui vous embrasse, qui met son bonnet de coton et mange la soupe avec vous, est un mari prosaïque qui vous révolte ; vous aspirez à un homme qui vous aime, qui vous idolâtre, pauvre enfant ! cet homme sera un libertin, qui vous aura prise une minute pour jouer avec vous. L’illusion se sera produite la première fois, peut-être la seconde ; vous serez rentrée chez vous enjouée, en chantant la chanson de l’adultère : « J’ai un amant ! » la troisième fois vous n’aurez pas besoin d’arriver jusqu’à lui, la désillusion sera venue. Cet homme que vous aviez rêvé, aura perdu tout son prestige ; vous aurez retrouvé dans l’amour toutes les platitudes du mariage ; et vous les aurez retrouvées avec le mépris, le dédain, le dégoût et le remords poignant. Voilà, messieurs, ce que M. Flaubert a dit, ce qu’il a peint, ce qui est à chaque ligne de son livre ; voilà ce qui distingue son œuvre de toutes les œuvres du même genre. C’est que chez lui les grands travers de la société figurent à chaque page, c’est que chez lui l’adultère marche plein de dégoût et de honte. Il a pris dans les relations habituelles de la vie l’enseignement le plus saisissant qui puisse être donné à une jeune femme. Oh ! mon Dieu, celles de nos jeunes femmes qui ne trouvent pas dans les principes honnêtes, élevés, dans une religion sévère de quoi se tenir fermes dans l’accomplissement de leurs devoirs de mères, qui ne le trouvent pas surtout dans cette résignation, cette science pratique de la vie qui nous dit qu’il faut s’accommoder de ce que nous avons, mais qui portent leurs rêveries au dehors, ces jeunes femmes les plus honnêtes, les plus pures qui, dans le prosaïsme de leur ménage, sont quelquefois tourmentées par ce qui se passe autour d’elles, un livre comme celui-là, soyez-en sûrs, en fait réfléchir plus d’une. Voilà ce que M. Flaubert a fait.

Et prenez bien garde à une chose : M. Flaubert n’est pas un homme qui vous peint un charmant adultère, pour faire arriver ensuite le Deus ex machinâ, non ; vous avez sauté trop vite de la page que vous avez lue à la dernière. L’adultère, chez lui, n’est qu’une suite de tourments, de regrets, de remords ; et puis il arrive à une expiation finale, épouvantable. Elle est excessive. Si M. Flaubert pèche, c’est par l’excès, et je vous dirai tout à l’heure de qui est ce mot. L’expiation ne se fait pas attendre ; et c’est en cela que le livre est éminemment moral et utile, c’est qu’il ne promet pas à la jeune femme quelques-unes de ces belles années au bout desquelles elle peut dire : après cela on peut mourir. Non ! Dès le second jour arrivent l’amertume, la désillusion. Le dénouement pour la moralité se trouve à chaque ligne du livre.

Ce livre est écrit avec une puissance d’observation à laquelle M. l’Avocat impérial a rendu justice et c’est ici que j’appelle votre attention, parce que si l’accusation n’a pas de cause, il faut qu’elle tombe. Ce livre est écrit avec une puissance vraiment remarquable d’observation dans les moindres détails. Un article de l’Artiste, signé Flaubert, a servi encore de prétexte à l’accusation. Que monsieur l’Avocat impérial veuille remarquer d’abord que cet article est étranger à l’incrimination ; qu’il veuille remarquer ensuite que nous le tenons pour très innocent et très moral aux yeux du tribunal, à une condition, que M. l’Avocat impérial aura la bonté de le lire en entier, au lieu de le déchiqueter. Ce qui a saisi dans le livre de M. Flaubert, c’est ce que quelques comptes rendus ont appelé une fidélité toute daguerrienne dans la reproduction du type de toutes les choses, dans la nature intime de la pensée, du cœur humain, — et cette reproduction devient plus saisissante encore par la magie du style. Remarquez bien que, s’il n’avait appliqué cette fidélité qu’aux scènes de dégradation, vous pourriez dire avec raison : l’auteur s’est complu à peindre la dégradation avec cette puissance de description qui lui est propre. De la première à la dernière page de son livre, il s’attache sans aucune espèce de réserve à tous les faits de la vie d’Emma, à son enfance dans la maison paternelle, à son éducation dans le couvent. Il ne fait grâce de rien. Mais ceux qui ont lu comme moi du commencement à la fin, diront, — chose notable dont vous lui saurez gré, qui non seulement sera l’absolution pour lui, mais qui aurait dû écarter de lui toute espèce de poursuite, — que quand il arrive aux parties difficiles, précisément à la dégradation, au lieu de faire comme quelques auteurs classiques que le ministère public connaît bien, mais qu’il a oubliés pendant qu’il écrivait son réquisitoire et dont j’ai apporté ici les passages, non pas pour vous les lire, mais pour que vous les parcouriez dans la chambre du conseil (j’en citerai quelques lignes tout à l’heure), au lieu de faire comme nos grands auteurs classiques, nos grands maîtres, qui, lorsqu’ils ont rencontré des scènes de l’union des sens chez l’homme et la femme, n’ont pas manqué de tout décrire, M. Flaubert se contente d’un mot. Là toute sa puissance descriptive disparaît, parce que sa pensée est chaste, parce que là où il pourrait écrire à sa manière et avec toute la magie du style, il sent qu’il y a des choses qui ne peuvent pas être abordées, décrites. Le ministère public trouve qu’il a trop dit encore. Quand je lui montrerai des hommes qui, dans de grandes œuvres philosophiques, se sont complu à la description de ces choses, et qu’en regard je placerai l’homme qui possède la science descriptive à un si haut degré et qui, loin de l’employer, s’arrête et s’abstient, j’aurai bien le droit de demander raison à l’accusation qui est produite.

Toutefois, messieurs, de même qu’il se plaît à nous décrire le riant berceau où se joue Emma encore enfant, avec son feuillage, avec ses petites fleurs roses ou blanches qui viennent de s’épanouir, et ses sentiers embaumés — de même quand elle sera sortie de là, quand elle ira dans d’autres chemins, dans des chemins où elle trouvera de la fange, quand elle y salira ses pieds, quand les taches mêmes rejailliront plus haut sur elle, il ne faudrait pas qu’il le dît ! Mais ce serait supprimer complètement le livre, je vais plus loin, l’élément moral, sous prétexte de le défendre, car si la faute ne peut pas être montrée, si elle ne peut pas être indiquée, si dans un tableau de la vie réelle qui a pour but de montrer par la pensée le péril, la chute, l’expiation, si vous voulez empêcher de peindre tout cela, c’est évidemment ôter au livre sa conclusion.

Ce livre n’a pas été pour mon client l’objet d’une distraction de quelques heures ; il représente deux ou trois années d’études incessantes. Et je vais vous dire maintenant quelque chose de plus : M. Flaubert qui, après tant d’années de travaux, tant d’études, tant de voyages, tant de notes recueillies dans les auteurs qu’il a lus, — vous verrez, mon Dieu ! où il a puisé, car c’est quelque chose d’étrange qui se chargera de le justifier, — vous le verrez, lui aux couleurs lascives, tout imprégné de Bossuet et de Massillon. C’est dans l’étude de ces auteurs que nous allons le retrouver tout à l’heure, cherchant, non pas à les plagier, mais à reproduire dans ses descriptions les pensées, les couleurs employées par eux. Quand, après tout ce travail fait avec tant d’amour, quand son œuvre a son but, est-ce que vous croyez que plein de confiance en lui-même et malgré tant d’études et de méditations, il a voulu immédiatement se lancer dans la lice ! Il l’aurait fait, sans doute, s’il eût été un inconnu dans le monde, si son nom lui eût appartenu en toute propriété, s’il eût cru pouvoir en disposer et le livrer comme bon lui semblait ; mais, je le répète, il est de ceux chez lesquels noblesse oblige : il s’appelle Flaubert, il est le second fils de M. Flaubert, il voulait se tracer une voie dans la littérature, en respectant profondément la morale et la religion, — non pas par inquiétude du parquet, un tel intérêt ne pourrait se présenter à sa pensée, — mais par dignité personnelle, ne voulant pas laisser son nom à la tête d’une publication, si elle ne semblait pas à quelques personnes en lesquelles il avait foi, digne d’être publiée. M. Flaubert a lu, par fragments et en totalité même, devant quelques amis haut placés dans les lettres, les pages qu’un jour il devrait livrer à l’impression, et j’affirme qu’aucun d’eux n’a été offensé de ce qui excite en ce moment si vivement la sévérité de M. l’Avocat impérial. Personne même n’y a songé. On a seulement examiné, étudié la valeur littéraire du livre. Quant au but moral il est si évident, il est écrit à chaque ligne en termes si peu équivoques, qu’il n’était pas même besoin de le mettre en question. Rassuré sur la valeur du livre, encouragé d’ailleurs par les hommes les plus éminents de la presse, M. Flaubert ne songe plus qu’à le livrer à l’impression, à la publicité. Je le répète, tout le monde a été unanime pour rendre hommage au mérite littéraire, au style et en même temps à la pensée excellente qui préside à l’œuvre depuis la première jusqu’à la dernière ligne. Et quand la poursuite est venue, ce n’est pas lui seulement qui a été surpris, profondément affligé, mais permettez-moi de vous le dire, c’est nous qui ne comprenions pas cette poursuite, c’est moi tout le premier, qui avais lu le livre avec un intérêt très vif, à mesure que la publication en a été faite ; ce sont des amis intimes. Mon Dieu ! il y a des nuances qui quelquefois pourraient nous échapper dans nos habitudes, mais qui ne peuvent pas échapper à des femmes d’une grande intelligence, d’une grande pureté, d’une grande chasteté. Il n’y a pas de nom qui puisse se prononcer dans cette audience, mais si je vous disais ce qui a été dit à M. Flaubert, ce qui m’a été dit à moi-même par des mères de famille qui avaient lu ce livre, si je vous disais leur étonnement après avoir reçu de cette lecture une impression si bonne qu’elles ont cru devoir en remercier l’auteur, si je vous disais leur étonnement, leur douleur, quand elles ont appris que ce livre devait être considéré comme contraire à la morale publique, à leur foi religieuse, à la foi de toute leur vie, mon Dieu ! mais il y aurait dans la réunion de ces appréciations mêmes de quoi me fortifier, si j’avais besoin d’être fortifié au moment de combattre les attaques du ministère public.

Pourtant, au milieu de toutes ces appréciations de la littérature contemporaine, il y en a une que je veux vous dire. Il y en a une, qui n’est pas seulement respectée par nous à raison d’un beau et un grand caractère, qui au milieu même de l’adversité, de la souffrance, contre lesquelles il lutte courageusement chaque jour, grand par le souvenir de beaucoup d’actions inutiles à rappeler ici, mais grand par des œuvres littéraires qu’il faut rappeler parce que c’est là ce qui fait sa compétence, grand surtout par la pureté qui existe dans toutes ses œuvres, par la chasteté de tous ses écrits : Lamartine.

Lamartine ne connaissait pas mon client, il ne savait pas qu’il existât. Lamartine à la campagne, chez lui, avait lu, dans chacun des numéros de la Revue de Paris, la publication de Madame Bovary, et Lamartine avait trouvé là des impressions telles, qu’elles se sont reproduites toutes les fois que je vais vous dire maintenant.

Il y a quelques jours, Lamartine est revenu à Paris, et le lendemain il s’est informé de la demeure de M. Gustave Flaubert. Il a envoyé à la Revue savoir la demeure d’un M. Gustave Flaubert, qui avait publié dans le recueil des articles sous le titre de Madame Bovary. Il a chargé son secrétaire d’aller faire à M. Flaubert tous ses compliments, de lui exprimer toute la satisfaction qu’il avait éprouvée en lisant son œuvre, et lui témoigner le désir de voir l’auteur nouveau, se révélant par un essai pareil.

Mon client est allé chez Lamartine ; et il a trouvé chez lui, non pas seulement un homme qui l’a encouragé, mais un homme qui lui a dit : « Vous m’avez donné la meilleure œuvre que j’aie lue depuis vingt ans. » C’étaient en un mot des éloges tels que mon client, dans sa modestie, osait à peine me les répéter. Lamartine lui prouvait qu’il avait lu les livraisons, et le lui prouvant de la manière la plus gracieuse, en lui en disant des pages tout entières. Seulement Lamartine ajoutait : « En même temps que je vous ai lu sans restriction jusqu’à la dernière page, j’ai blâmé les dernières. Vous m’avez fait mal, vous m’avez fait littéralement souffrir ! l’expiation est hors de proportion avec le crime ; vous avez créé une mort affreuse, effroyable ! Assurément la femme qui souille le lit conjugal doit s’attendre à une expiation, mais celle-ci est horrible, c’est un supplice comme on n’en a jamais vu. Vous avez été trop loin, vous m’avez fait mal aux nerfs ; cette puissance de description qui s’est appliquée aux derniers instants de la mort m’a laissé une indicible souffrance ! » Et quand Gustave Flaubert lui demandait : « Mais, monsieur de Lamartine, est-ce que vous comprenez que je sois poursuivi pour avoir fait une œuvre pareille, devant le tribunal de police correctionnelle, pour offense à la morale publique et religieuse ? » Lamartine lui répondait : — « Je crois avoir été toute ma vie l’homme qui, dans ses œuvres littéraires comme dans ses autres, a le mieux compris ce que c’était que la morale publique et religieuse ; mon cher enfant, il n’est pas possible qu’il se trouve en France un tribunal pour vous condamner. Il est déjà très regrettable qu’on se soit ainsi mépris sur le caractère de votre œuvre et qu’on ait ordonné de la poursuivre, mais il n’est pas possible, pour l’honneur de notre pays et de notre époque, qu’il se trouve un tribunal pour vous condamner. »

Voilà ce qui se passait hier, entre Lamartine et Flaubert, et j’ai le droit de vous dire que cette appréciation est de celles qui valent la peine d’être pesées.

Ceci bien entendu, voyons comment il se pourrait faire que ma conscience à moi me dît que Madame Bovary est un bon livre, une bonne action ? Et je vous demande la permission d’ajouter que je ne suis pas facile sur ces sortes de choses, la facilité n’est pas dans mes habitudes. Des œuvres littéraires, j’en tiens à la main qui, quoique émanées de nos grands écrivains, n’ont jamais arrêté deux minutes mes yeux. Je vous en ferai passer dans la chambre du conseil quelques lignes que je ne me suis jamais complu à lire, et je vous demanderai la permission de vous dire que, lorsque je suis arrivé à la fin de l’œuvre de M. Flaubert, j’ai été convaincu qu’une coupure faite par la Revue de Paris a été cause de tout ceci. Je vous demanderai, de plus, la permission de joindre mon appréciation à l’appréciation plus élevée, plus éclairée que je viens de rappeler.

Voici, messieurs, un portefeuille rempli des opinions de tous les littérateurs de notre temps, et parmi lesquels se trouvent les plus distingués, sur l’œuvre dont il s’agit, et sur l’émerveillement qu’ils ont éprouvé en lisant cette œuvre nouvelle, en même temps si morale et si utile !

Maintenant, comment une œuvre pareille a-t-elle pu encourir une poursuite ? Voulez-vous me permettre de vous le dire ? La Revue de Paris, dont le comité de lecture avait lu l’œuvre en son entier, car le manuscrit lui avait été envoyé longtemps avant la publication, n’y avait rien trouvé à redire. Quand on est arrivé à imprimer le cahier du 1er décembre 1856, un des directeurs de la Revue s’est effarouché de la scène dans un fiacre. Il a dit : « Ceci n’est pas convenable, nous allons le supprimer. » Flaubert s’est offensé de la suppression. Il n’a pas voulu qu’elle eût lieu sans qu’une note fût placée au bas de la page. C’est lui qui a exigé la note. C’est lui qui, pour son amour-propre d’auteur, ne voulant pas que son œuvre fût mutilée, ni que d’un autre côté il y eût quelque chose qui donnât des inquiétudes à la Revue, a dit : « Vous supprimerez si bon vous semble, mais vous déclarerez que vous avez supprimé ; » et alors on convint de la note suivante :

« La direction s’est vue dans la nécessité de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir à la rédaction de la Revue de Paris ; nous en donnons acte à l’auteur. »

Voici le passage supprimé, je vais vous le lire. Nous en avons une épreuve, que nous avons eu beaucoup de peine à nous procurer. En voici la première partie, qui n’a pas une seule correction ; un mot a été corrigé sur la seconde :

« Où allons-nous ? — Où vous voudrez, dit Léon poussant Emma dans la voiture. Les stores s’abaissèrent, et la lourde machine se mit en route.

« Elle descendit la rue du Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf, et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.

« — Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.

« La voiture repartit, et se laissant, dès le carrefour Lafayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.

« — Non ! tout droit ! cria la même voix.

« Le fiacre sortit des grilles, et bientôt arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon.

« Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, — et, longtemps, du côté d’Oyssel, au delà des îles.

« Mais, tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville, la grande chaussée, la rue d’Elbœuf, et fit sa troisième halte devant le Jardin des Plantes.

« — Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.

« Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars, et derrière les jardins de l’Hôpital où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le mont Riboudet jusqu’à la côte de Deville ! « Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Paul, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillarbois ; rue Maladrerie, rue Dinandrie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, devant la Douane, à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière monumental ! De temps à autre, le cocher, sur son siège, jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois ; et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, s’accrochant par-ci, par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.

« Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.

« Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent, et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleurs.

« Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine ; et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête.

« En arrivant à l’auberge, Mme Bovary fut étonnée de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui l’avait attendue cinquante-trois minutes, avait fini par s’en aller.

« Rien pourtant ne la forçait à partir ; mais elle avait donné sa parole qu’elle reviendrait le soir même. D’ailleurs Charles l’attendait ; et déjà elle se sentait au cœur cette lâche docilité qui est pour bien des femmes comme le châtiment tout à la fois et la rançon de l’adultère. »

M. Flaubert me fait remarquer que le ministère public lui a reproché cette dernière phrase.

M. l’Avocat impérial. Non, je l’ai indiquée.

Me Sénard. Ce qui est certain, c’est que s’il y avait un reproche, il tomberait devant ces mots : « le châtiment tout à la fois et la rançon de l’adultère ». Au surplus, cela pourrait faire la matière d’un reproche tout aussi fondé que les autres ; car dans tout ce que vous avez reproché, il n’y a rien qui puisse se soutenir sérieusement. Or, messieurs, cette espèce de course fantastique ayant déplu à la rédaction de la Revue, la suppression en fut faite. Ce fut là un excès de réserve de la part de la Revue ; et très certainement ce n’est pas un excès de réserve qui pouvait donner matière à un procès ; vous allez voir cependant comment elle a donné matière au procès. Ce qu’on ne voit pas, ce qui est supprimé ainsi paraît une chose fort étrange. On a supposé beaucoup de choses qui n’existaient pas, comme vous l’avez vu par la lecture du passage primitif. Mon Dieu, savez-vous ce qu’on a supposé ? Qu’il y avait probablement dans le passage supprimé quelque chose d’analogue à ce que vous aurez la bonté de lire dans un des plus merveilleux romans sortis de la plume d’un honorable membre de l’Académie Française, M. Mérimée.

M. Mérimée, dans un roman intitulé La double méprise, raconte une scène qui se passe dans une chaise de poste. Ce n’est pas la localité de la voiture qui a de l’importance, c’est, comme ici, dans le détail de ce qui se fait dans son intérieur. Je ne veux pas abuser de l’audience, je ferai passer le livre au ministère public et au tribunal. Si nous avions écrit la moitié ou le quart de ce qu’a écrit M. Mérimée, j’éprouverais quelque embarras dans la tâche qui m’est donnée, ou plutôt je la modifierais. Au lieu de dire ce que j’ai dit, ce que j’affirme, que Flaubert a écrit un bon livre, un livre honnête, utile, moral, je dirais : la littérature a ses droits ; M. Mérimée a fait une œuvre littéraire très remarquable, et il ne faut pas se montrer si difficile sur les détails quand l’ensemble est irréprochable. Je m’en tiendrais là, j’absoudrais et vous absoudriez. Eh ! mon Dieu ! ce n’est pas par omission qu’un auteur peut pécher en pareille matière. Et d’ailleurs, vous aurez le détail de ce qui se passa dans le fiacre. Mais comme mon client, lui, s’était contenté de faire une course, et que l’intérieur ne s’était révélé que par « une main nue qui passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin comme des papillons blancs sur un champ de trèfles rouges tout en fleurs ; » comme mon client s’était contenté de cela, personne n’en savait rien et tout le monde supposait, — par la suppression même, qu’il avait dit au moins autant que le membre de l’Académie Française. Vous avez vu qu’il n’en était rien.

Eh bien, cette malheureuse suppression, c’est le procès ! c’est-à-dire que dans les bureaux qui sont chargés, avec infiniment de raison, de surveiller tous les écrits qui peuvent offenser la morale publique, quand on a vu cette coupure, on s’est tenu en éveil. Je suis obligé de l’avouer, et messieurs de la Revue de Paris me permettront de dire cela, ils ont donné le coup de ciseaux deux mots trop loin, il fallait le donner avant que l’on montât dans le fiacre ; couper après ce n’était plus la peine. La coupure a été très malheureuse ; mais si vous avez commis cette petite faute, messieurs de la Revue assurément vous l’expiez bien aujourd’hui.

On a dit dans les bureaux : prenons garde à ce qui va suivre, quand le numéro suivant est venu, on a fait la guerre aux syllabes. Les gens des bureaux ne sont pas obligés de tout lire ; et quand ils ont vu qu’on avait écrit qu’une femme avait retiré tous ses vêtements, ils se sont effarouchés sans aller plus loin. Il est vrai qu’à la différence de nos grands maîtres, M. Flaubert ne s’est pas donné la peine de décrire l’albâtre de ses bras nus, de sa gorge, etc. Il n’a pas dit comme un poète que nous aimons :

Je vis de ses beaux flancs l’albâtre ardent et pur,
Lis, chêne, corail, roses, veines d’azur,
Telle enfin qu’autrefois tu me l’avais montrée,
De sa nudité seule embellie et parée,
Quand nos nuits s’envolaient, quand le mol oreiller
La vit sous tes baisers dormir et s’éveiller.

Il n’a rien dit de semblable à ce qu’a dit André Chénier. Mais il a dit : « Elle s’abandonna… Ses vêtements tombèrent. »

Elle s’abandonna ! Eh quoi ! toute description est donc interdite ? Mais quand on incrimine, on devrait tout lire, et M. l’Avocat impérial n’a pas tout lu. Le passage qu’il incrimine ne s’arrête pas où il s’est arrêté ; il y a le correctif que voici : « Cependant il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l’étreinte de ces bras quelque chose d’extrême, de vague et de lugubre qui semblait à Léon se glisser entre eux subtilement, comme pour les séparer. »

Dans les bureaux on n’a pas lu cela. M. l’Avocat impérial tout à l’heure n’y prenait pas garde. Il n’a vu que ceci : « Puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements, » et il s’est écrié : outrage à la morale publique ! Vraiment il est par trop facile d’accuser avec un pareil système. Dieu garde les auteurs de dictionnaires de tomber sous la main de M. l’Avocat impérial ! Quel est celui qui échapperait à une condamnation si, au moyen de découpures, non de phrases, mais de mots, on s’avisait de faire une liste de tous les mots qui pourraient offenser la morale ou la religion ?

La première pensée de mon client, qui a malheureusement rencontré de la résistance, avait été celle-ci : « Il n’y a qu’une seule chose à faire : imprimer immédiatement, non pas avec des coupures, mais dans son entier, l’œuvre telle qu’elle est sortie de mes mains, en rétablissant la scène du fiacre. » J’étais tout à fait de son avis, c’était la meilleure défense de mon client que l’impression complète de l’ouvrage avec l’indication de quelques points, sur lesquels nous aurions plus spécialement prié le tribunal de porter son attention. J’avais donné moi-même le titre de cette publication : Mémoire de M. Gustave Flaubert contre la prévention d’outrage à la morale religieuse dirigée contre lui. J’avais écrit de ma main : Tribunal de police correctionnelle, sixième chambre, avec l’indication du président et du ministère public. Il y avait une préface dans laquelle on lisait : « On m’accuse avec des phrases prises çà et là dans mon livre, je ne puis me défendre qu’avec mon livre. » Demander à des juges la lecture d’un roman tout entier, c’est leur demander beaucoup, mais nous sommes devant des juges qui aiment la vérité, qui la veulent, qui pour la connaître ne reculeront devant aucune fatigue ; nous sommes devant des juges qui veulent la justice, qui la veulent énergiquement et qui liront, sans aucune espèce d’hésitation, tout ce que nous les supplierons de lire. J’avais dit à M. Flaubert : « Envoyez tout de suite cela à l’impression, et mettez au bas mon nom à côté du vôtre : Sénard, avocat » On avait commencé l’impression ; la déclaration était faite pour 100 exemplaires que nous voulions faire tirer ; l’impression marchait avec une rapidité extrême, on y passait les jours et les nuits, lorsque nous est venue la défense de continuer l’impression, non pas d’un livre, mais d’un mémoire dans lequel l’œuvre incriminée se trouvait avec des notes explicatives ! On a réclamé au parquet de M. le Procureur impérial, — qui nous a dit que la défense était absolue, qu’elle ne pouvait pas être levée.

Eh bien, soit ! nous n’aurons pas publié le livre avec nos notes et nos observations ; mais si votre première lecture, messieurs, vous avait laissé un doute, je vous le demande en grâce, vous en feriez une seconde. Vous aimez, vous voulez la vérité ; vous ne pouvez pas être de ceux qui, quand on leur porte deux lignes de l’écriture d’un homme, sont assurés de le faire pendre à quelque condition que ce soit. Vous ne voulez pas qu’un homme soit jugé sur des découpures, plus ou moins habilement faites. Vous ne voulez pas cela ; vous ne voulez pas nous priver des ressources ordinaires de la défense. Eh bien, vous avez le livre, et quoique ce soit moins commode que ce que nous voulions faire, vous ferez vous-mêmes les divisions, les observations, les rapprochements, parce que vous voulez la vérité et qu’il faut que ce soit la vérité qui serve de base à votre jugement, et la vérité sortira de l’examen sérieux du livre.

Cependant je ne puis pas m’en tenir là. Le ministère public attaque le livre, il faut que je prenne le livre même pour le défendre, que je complète les citations qu’il en a faites, et que, sur chaque passage incriminé, je montre le néant de l’incrimination ; ce sera toute ma défense.

Je n’essayerai pas assurément d’opposer aux appréciations élevées, animées, pathétiques, dont le ministère public a entouré tout ce qu’il a dit, par des appréciations du même genre ; la défense n’aurait pas le droit de prendre de telles allures ; elle se contentera de citer les textes tels qu’ils sont.

Et d’abord, je déclare que rien n’est plus faux que ce qu’on a dit tout à l’heure de la couleur lascive. La couleur lascive. Où donc avez-vous pris cela ? Mon client a dépeint dans Madame Bovary quelle femme ? Eh ! mon Dieu ! c’est triste à dire, mais cela est vrai, une jeune fille, née comme elles le sont presque toutes, honnête ; c’est du moins le plus grand nombre, mais bien fragiles quand l’éducation, au lieu de les fortifier, les a amollies ou jetées dans une mauvaise voie. Il a pris une jeune fille ; est-ce une nature perverse ? Non, c’est une nature impressionnable, accessible à l’exaltation.

M. l’Avocat impérial a dit : Cette jeune fille, on la présente constamment comme lascive. Mais non ! on la représente née à la campagne, née à la ferme, où elle s’occupe de tous les travaux de son père, et où aucune espèce de lascivité n’avait pu passer dans son esprit ou dans son cœur. On la représente ensuite, au lieu de suivre la destinée qui lui appartenait tout naturellement, d’être élevée pour la ferme dans laquelle elle devait vivre ou dans un milieu analogue, on la représente sous l’autorité imprévoyante d’un père qui s’imagine de faire élever au couvent cette fille née à la ferme, qui devait épouser un fermier, un homme de la campagne. La voilà conduite dans un couvent hors de sa sphère. Il n’y a rien qui ne soit grave dans la parole du ministère public, il ne faut donc rien laisser sans réponse. Ah ! vous avez parlé de ses petits péchés en citant quelques lignes de la première livraison, vous avez dit : « Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés, afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l’ombre… sous le chuchotement du prêtre. » Vous vous êtes déjà gravement trompé sur l’appréciation de mon client. Il n’a pas fait la faute que vous lui reprochez, l’erreur est tout entière de votre côté, d’abord sur l’âge de la jeune fille. Comme elle n’est entrée au couvent qu’à treize ans, il est évident qu’elle en avait quatorze lorsqu’elle allait à confesse. Ce n’était donc pas un enfant de dix ans comme il vous a plu de le dire, vous vous êtes trompé là-dessus matériellement. Mais je n’en suis pas sur l’invraisemblance d’un enfant de dix ans qui aime à rester au confessionnal « sous le chuchotement du prêtre ». Ce que je veux, c’est que vous lisiez les lignes qui précèdent, ce qui n’est pas facile, j’en conviens. Et voilà l’inconvénient pour nous de n’avoir pas un mémoire ; avec un mémoire nous n’aurions pas à chercher dans six volumes !

J’appelais votre attention sur ce passage, pour restituer à Madame Bovary son véritable caractère. Voulez-vous me permettre de vous dire ce qui me paraît bien grave, ce que M. Flaubert a compris et qu’il a mis en relief ? Il y a une espèce de religion qui est celle qu’on parle généralement aux jeunes filles et qui est la plus mauvaise de toutes. On peut, à cet égard, différer dans les appréciations. Quant à moi, je déclare nettement ceci, que je ne connais rien de beau, d’utile, de nécessaire pour soutenir, non pas seulement les femmes dans le chemin de la vie, mais les hommes eux-mêmes qui ont quelquefois de bien pénibles épreuves à traverser, que je ne connais rien de plus utile et de plus nécessaire que le sentiment religieux, mais le sentiment religieux grave, et permettez-moi d’ajouter, sévère.

Je veux que mes enfants comprennent un Dieu, non pas un Dieu dans les abstractions du panthéisme, non, mais un être suprême avec lequel ils sont en rapport, vers lequel ils s’élèvent pour le prier, et qui en même temps les grandit et les fortifie. Cette pensée-là, voyez-vous, qui est ma pensée, qui est la vôtre, c’est la force dans les mauvais jours, la force dans ce qu’on appelle dans le monde, le refuge, ou mieux encore, la force des faibles. C’est cette pensée-là qui donne à la femme cette consistance qui la fait se résigner sur les mille petites choses de la vie, qui la fait rapporter à Dieu ce qu’elle peut souffrir, et lui demander la grâce à remplir son devoir. Cette religion-là, messieurs, c’est le christianisme, c’est la religion qui établit les rapports entre Dieu et l’homme. Le christianisme, en faisant intervenir entre Dieu et nous une sorte de puissance intermédiaire, nous rend Dieu plus accessible, et cette communication avec lui plus facile. Que la mère de celui qui se fit Homme-Dieu reçoive aussi les prières de la femme, je ne vois rien encore là qui altère ni la pureté, ni la sainteté religieuse, ni le sentiment lui-même. Mais voici où commence l’altération. Pour accommoder la religion à toutes les natures, on fait intervenir toutes sortes de petites choses chétives, misérables, mesquines. La pompe des cérémonies, au lieu d’être cette grande pompe qui nous saisit l’âme, cette pompe dégénère en petit commerce de reliques, de médailles, de petits bons dieux, de petites bonnes vierges. À quoi, messieurs, se prend l’esprit des enfants curieux, ardents, tendres, l’esprit des jeunes filles surtout ? À toutes ces images, affaiblies, atténuées, misérables de l’esprit religieux. Elles se font alors de petites religions de pratique, de petites dévotions de tendresse, d’amour, et au lieu d’avoir dans leur âme le sentiment de Dieu, le sentiment du devoir, elles s’abandonnent à des rêvasseries, à de petites pratiques, à de petites dévotions. Et puis vient la poésie, et puis viennent, il faut bien le dire, mille pensées de charité, de tendresse, d’amour mystique, mille formes qui trompent les jeunes filles, sensualisent la religion. Ces pauvres enfants naturellement crédules et faibles se prennent à tout cela, à la poésie, à la rêvasserie, au lieu de s’attacher à quelque chose de raisonnable et de sévère. D’où il arrive que vous avez beaucoup de femmes dévotes qui ne sont pas religieuses du tout. Et quand le vent les pousse hors du chemin ou elles devraient marcher, au lieu de trouver la force, elles ne trouvent que toute espèce de sensualités qui les égarent.

Ah ! vous m’avez accusé d’avoir, dans le tableau de la société moderne, confondu l’élément religieux avec le sensualisme ! Accusez donc la société au milieu de laquelle nous sommes, mais n’accusez pas l’homme qui comme Bossuet s’écrie : Réveillez-vous et prenez garde au péril ! Mais venir dire aux pères de famille : Prenez garde, ce ne sont pas là de bonnes habitudes à donner à vos filles, il y a dans tous ces mélanges de mysticisme quelque chose qui sensualise la religion ; venir dire cela, c’est dire la vérité. C’est pour cela que vous accusez Flaubert, c’est pour cela que j’exalte sa conduite. Oui, il a bien fait d’avertir, ainsi, les familles des dangers de l’exaltation chez les jeunes personnes qui s’en prennent aux petites pratiques, au lieu de s’attacher à une religion forte et sévère qui les soutiendrait au jour de la faiblesse. Et, maintenant, vous allez voir d’où vient l’invention des petits péchés « sous le chuchotement du prêtre ». Lisons la page 30[28].

« Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseau. »

Est-ce lascif cela, messieurs ? Continuons.

M. l’Avocat impérial. Je n’ai pas dit que ce passage fût lascif.

Me Sénard. Je vous en demande bien pardon, c’est précisément dans ce passage que vous avez relevé une phrase lascive, et vous n’avez pu la trouver lascive qu’en l’isolant de ce qui précédait et de ce qui suivait :

« Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d’azur qui servent de signets, et elle aimait la brebis malade, le sacré-cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus qui tombe en marchant sous sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tête quelque vœu à accomplir. »

N’oubliez pas cela ; quand on invente de petits péchés à confesse et qu’on cherche dans sa tête quelque vœu à accomplir, ce que vous trouverez à la ligne qui précède, évidemment on a eu les idées un peu faussées, quelque part. Et je vous demande maintenant si j’ai à discuter votre passage ! mais je continue :

« Le soir, avant la prière, on faisait dans l’étude une lecture religieuse. C’était, pendant la semaine, quelque résumé d’histoire sainte ou les conférences de l’abbé Frayssinous, et, le dimanche, des passages du Génie du Christianisme, par récréation. Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l’éternité ! Si son enfance se fût écoulée dans l’arrière-boutique obscure d’un quartier marchand, elle se serait peut-être alors ouverte aux envahissements lyriques de la nature, qui, d’ordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des écrivains. Mais elle connaissait trop la campagne ; elle savait le bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues. Habituée aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentés. Elle n’aimait la mer qu’à cause de ses tempêtes, et la verdure seulement lorsqu’elle était clairsemée parmi les ruines. Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, étant de tempérament plus sentimental qu’artistique, cherchant des émotions et non des paysages. »

Vous allez voir avec quelles délicates précautions l’auteur introduit cette vieille sainte fille, et comment, pour enseigner la religion, il va se glisser dans le couvent un élément nouveau, l’introduction du roman apporté par une étrangère. N’oubliez jamais ceci quand il s’agira d’apprécier la morale religieuse.

« Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l’archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinée sous la révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s’échappaient de l’étude pour l’aller voir. Elle savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu’elle chantait à demi-voix tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville des commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres dans les intervalles de sa besogne. »

Ceci n’est pas seulement merveilleux littérairement parlant ; l’absolution ne peut pas être refusée à l’homme qui écrit ces admirables passages, pour signaler à tous les périls d’une éducation de ce genre, pour indiquer à la jeune femme les écueils de la vie dans laquelle elle va s’engager. Continuons :

« Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, Messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salles de gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours le coude sur la pierre et le menton dans la main à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche, qui galope sur un cheval noir. Elle eut, dans ce temps-là, le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l’endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d’Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle se détachaient comme des comètes sur l’immensité ténébreuse de l’histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté.

« À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. »

Comment, vous ne vous êtes pas souvenu de cela, quand cette pauvre fille de la campagne, rentrée à la ferme, ayant trouvé à épouser un médecin de village, est invitée à une soirée d’un château, sur laquelle vous avez cherché à appeler l’attention du tribunal pour montrer quelque chose de lascif dans une valse qu’elle vient de danser ! Vous ne vous êtes pas souvenu de cette éducation, quand cette pauvre femme enlevée par une invitation qui est venue la prendre au foyer vulgaire de son mari, pour la mener à ce château, quand elle a vu ces beaux messieurs, ces belles dames, ce vieux duc qui, disait-on, avait eu des bonnes fortunes à la cour !… M. l’Avocat impérial a eu de beaux mouvements, à propos de la reine Antoinette ! Il n’y a pas un de nous, assurément, qui ne se soit associé par la pensée à votre pensée. Comme vous, nous avons frémi au nom de cette victime des révolutions ; mais ce n’est pas de Marie-Antoinette qu’il s’agit ici, c’est du château de la Vaubyessard.

Il y avait là un vieux duc qui avait eu — disait-on — des rapports avec la reine, et sur lequel se portaient tous les regards. Et quand cette jeune femme, voyant se réaliser tous les rêves fantastiques de sa jeunesse, se trouve ainsi transportée au milieu de ce monde, vous vous étonnez de l’enivrement qu’elle a ressenti ; vous l’accusez d’avoir été lascive ! Mais accusez donc la valse elle-même, cette danse de nos grands bals modernes où, dit un auteur qui l’a décrite, la femme « s’appuie la tête sur l’épaule du cavalier, dont la jambe l’embarrasse ». Vous trouvez que dans la description de Flaubert Mme Bovary est lascive. Mais il n’y a pas un homme, et je ne vous excepte pas, qui ayant assisté à un bal, ayant vu cette sorte de valse, n’ait eu en sa pensée le désir que sa femme ou sa fille s’abstînt de ce plaisir qui a quelque chose de farouche. Si, comptant sur la chasteté qui enveloppe une jeune fille, on la laisse quelquefois se livrer à ce plaisir que la mode a consacré, il faut beaucoup compter sur cette enveloppe de chasteté, et quoiqu’on y compte, il n’est pas impossible d’exprimer les impressions que M. Flaubert a exprimées au nom des mœurs et de la chasteté.

La voilà au château de la Vaubyessard, la voilà qui regarde ce vieux duc, qui étudie tout avec transport, et vous vous écriez : Quels détails ! Qu’est-ce à dire ? les détails sont partout, quand on ne cite qu’un passage.

« Mme Bovary remarqua que plusieurs dames n’avaient pas mis leurs gants dans leurs verres.

« Cependant au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie, et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux écaillés et portait une petite queue enroulée d’un ruban noir. C’était le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun. »

Défendez la reine, défendez-la surtout devant l’échafaud, dites que par son titre elle avait droit au respect, mais supprimez vos accusations, quand on se contentera de dire, qu’il avait été, disait-on, l’amant de la reine. Est-ce que c’est sérieusement que vous nous reprocherez d’avoir insulté à la mémoire de cette femme infortunée ?

« Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique derrière sa chaise lui nommait tout haut dans l’oreille les plats qu’il désignait du doigt en bégayant. Et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines !

« On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid à sa bouche. Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangé d’ananas. » Vous voyez que ces descriptions sont charmantes, incontestablement, mais qu’il n’est pas possible d’y prendre çà et là une ligne pour créer une espèce de couleur contre laquelle ma conscience proteste. Ce n’est pas la couleur lascive, c’est la couleur du livre ; c’est l’élément littéraire, et en même temps l’élément moral.

La voilà, cette jeune fille dont vous avez fait l’éducation, la voilà devenue femme. M. l’Avocat impérial a dit : Essaye-t-elle même d’aimer son mari ? Vous n’avez pas lu le livre ; si vous l’aviez lu vous n’auriez pas fait cette objection.

La voilà, messieurs, cette pauvre femme, elle rêvassera d’abord. À la page 34[29] vous verrez ses rêvasseries. Et il y a plus, il y a quelque chose dont M. l’avocat impérial n’a pas parlé, et qu’il faut que je vous dise, ce sont ses impressions quand sa mère mourut ; vous verrez si c’est lascif, cela ! Ayez la bonté de prendre la page 33[30] et de me suivre :

« Quand sa mère mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se fit faire un tableau funèbre avec les cheveux de la défunte, et dans une lettre qu’elle envoyait aux Bertaux, toute pleine de réflexions tristes sur la vie, elle demandait qu’on l’ensevelît plus tard dans le même tombeau. Le bonhomme la crut malade et vint la voir. Emma fut intérieurement satisfaite de se sentir arrivée, du premier coup, à ce rare idéal des existences pâles où ne parviennent jamais les cœurs médiocres. Elle se laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de l’Éternel discourant dans les vallons. Elle s’en ennuya, n’en voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanité, et fut enfin surprise de se sentir apaisée, et sans plus de tristesse au cœur que de rides sur son front. »

Je veux répondre aux reproches de M. l’Avocat impérial, qu’elle ne fait aucun effort pour aimer son mari.

M. L’Avocat impérial. Je ne lui ai pas reproché cela, j’ai dit qu’elle n’avait pas réussi.

Me Sénard. Si j’ai mal compris, si vous n’avez pas fait de reproche, c’est la meilleure réponse qui puisse être faite. Je croyais vous l’avoir entendu faire ; mettons que je me sois trompé. Au surplus, voici ce que je lis à la fin de la page 36[31] :

« Cependant, d’après des théories qu’elle croyait bonnes, elle voulut se donner de l’amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait tout ce qu’elle savait par cœur de rimes passionnées, et lui chantait en soupirant des adagios mélancoliques ; mais elle se trouvait ensuite aussi calme qu’auparavant, et Charles n’en paraissait ni plus amoureux ni plus remué.

« Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cœur sans en faire jaillir une étincelle, incapable d’ailleurs de comprendre ce qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n’avait plus rien d’exorbitant. Ses expansions étaient devenues régulières ; il l’embrassait à de certaines heures. C’était une habitude parmi les autres, et comme un dessert prévu d’avance, après la monotonie du dîner. »

À la page 37[32] nous trouverons une foule de choses semblables. Maintenant, voici le péril qui va commencer. Vous savez comment elle avait été élevée ; c’est ce que je vous supplie de ne pas oublier un instant.

Il n’y a pas un homme l’ayant lu, qui ne dise, ce livre à la main, que M. Flaubert n’est pas seulement un grand artiste, mais un homme de cœur, pour avoir dans les six dernières pages déversé toute l’horreur et le mépris sur la femme, et tout l’intérêt sur le mari. Il est encore un grand artiste, comme on l’a dit, parce qu’il n’a pas transformé le mari, parce qu’il l’a laissé jusqu’à la fin ce qu’il était, un bon homme, vulgaire, médiocre, remplissant les devoirs de sa profession, aimant bien sa femme, mais dépourvu d’éducation, manquant d’élévation dans la pensée. Il est de même au lit de mort de sa femme. Et pourtant il n’y a pas un individu dont le souvenir revienne avec plus d’intérêt. Pourquoi ? Parce qu’il a gardé jusqu’à la fin la simplicité, la droiture du cœur ; parce que jusqu’à la fin il a rempli son devoir, dont sa femme s’était écartée. Sa mort est aussi belle, aussi touchante, que la mort de sa femme est hideuse. Sur le cadavre de la femme, l’auteur a montré les taches que lui ont laissées les vomissements du poison ; elles ont sali le linceul blanc dans lequel elle va être ensevelie, il a voulu en faire un objet de dégoût ; mais il y a un homme qui est sublime, c’est le mari, sur le bord de cette fosse. Il y a un homme qui est grand, sublime, dont la mort est admirable, c’est le mari, qui, après avoir vu successivement se briser par la mort de sa femme tout ce qui pouvait lui rester d’illusions au cœur, embrasse par la pensée sa femme sous une tombe. Mettez-le, je vous en prie, dans vos souvenirs, l’auteur a été au delà — Lamartine le lui a dit — de ce qui était permis, pour rendre la mort de la femme hideuse et l’expiation plus terrible. L’auteur a su concentrer tout l’intérêt sur l’homme qui n’avait pas dévié de la ligne du devoir, qui est resté avec son caractère médiocre, sans doute, l’auteur ne pouvait pas changer son caractère, mais avec toute la générosité de son cœur, et il a accumulé toutes les horreurs sur la mort de sa femme qui l’a trompé, ruiné, qui s’est livrée aux usuriers, qui a mis en circulation des billets faux, et enfin est arrivée au suicide. Nous verrons si elle est naturelle la mort de cette femme qui, si elle n’avait pas trouvé le poison pour en finir, aurait été brisée par l’excès même du malheur qui l’étreignait. Voilà ce qu’a fait l’auteur. Son livre ne serait pas lu, s’il eût fait autrement, si pour montrer où peut conduire une éducation aussi périlleuse que celle de Mme Bovary, il n’avait pas prodigué les images charmantes et les tableaux énergiques qu’on lui reproche.

M. Flaubert fait constamment ressortir la supériorité du mari sur la femme, et quelle supériorité, s’il vous plaît ? celle du devoir rempli, tandis qu’Emma s’en écarte ! Et puis la voilà placée sur la pente de la mauvaise éducation, la voilà partie après la scène du bal avec un jeune enfant, Léon, inexpérimenté comme elle. Elle coquettera avec lui, mais elle n’osera pas aller plus loin ; rien ne se fera. Vient ensuite Rodolphe qui la prendra, lui, cette femme. Après l’avoir regardée un instant, il se dit : Elle est bien, cette femme ! et elle sera à lui, car elle est légère et sans expérience. Quant à la chute, vous relirez les pages 42, 43 et 44[33]. Je n’ai qu’un mot à vous dire sur cette scène, il n’y a pas de détails, pas de description, aucune image qui nous peigne le trouble des sens ; un seul mot nous indique la chute ; « elle s’abandonna ». Je vous prierai, encore, d’avoir la bonté de relire les détails de la chute de Clarisse Harlowe, que je ne sache pas avoir été décrite dans un mauvais livre. M. Flaubert a substitué Rodolphe à Lovelace, et Emma à Clarisse. Vous comparerez les deux auteurs et les deux ouvrages ; et vous apprécierez.

Mais je rencontre ici l’indignation de M. l’Avocat impérial. Il est choqué de ce que le remords ne suit pas de près la chute, de ce qu’au lieu d’en exprimer les amertumes, elle se dit avec satisfaction : « J’ai un amant. » Mais l’auteur ne serait pas dans le vrai si, au moment où la coupe est encore aux lèvres, il faisait sentir toute l’amertume de la liqueur enchanteresse. Celui qui écrirait comme l’entend M. l’Avocat impérial, pourrait être moral, mais il dirait ce qui n’est pas dans la nature. Non, ce n’est qu’au moment de la première faute, que le sentiment de la faute se réveille ; sans cela elle ne serait pas commise. Non, ce n’est pas au moment où elle est dans l’illusion qui l’enivre, que la femme peut être avertie par cet enivrement même de la faute qu’elle a commise. Elle n’en rapporte que l’ivresse ; elle rentre chez elle, heureuse, étincelante, elle chante en son cœur : « Enfin j’ai un amant. » Mais cela dure-t-il longtemps ? Vous avez lu les pages 424 et 425[34]. À deux pages de là, s’il vous plaît, à la page 428[35], le sentiment du dégoût de l’amant ne se manifeste pas encore, mais elle est déjà sous l’impression de la crainte, de l’inquiétude. Elle examine, elle regarde, elle ne voudrait jamais abandonner Rodolphe :

« Quelque chose de plus fort qu’elle la poussait vers lui, si bien qu’un jour, la voyant survenir à l’improviste, il fronça le visage comme quelqu’un de contrarié.

« — Qu’as-tu donc ? dit-elle. Souffres-tu ? Parle-moi !

« Et enfin il déclara d’un air sérieux que ses visites devenaient imprudentes et qu’elle se compromettait.

« Peu à peu, cependant, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L’amour l’avait enivrée d’abord, et elle n’avait songé à rien au delà. Mais à présent qu’il était indispensable à sa vie, elle craignait d’en perdre quelque chose, ou même qu’il ne fût troublé. Quand elle s’en revenait de chez lui, elle jetait tout à l’entour des regards inquiets, épiait chaque forme qui passait à l’horizon, et chaque lucarne du village d’où l’on pouvait l’apercevoir. Elle écoutait les pas, les cris, le bruit des charrues, et elle s’arrêtait plus blême et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tête. »

Vous voyez bien qu’elle ne s’y méprend pas ; elle sent bien qu’il y a quelque chose qui n’est pas ce qu’elle avait rêvé. Prenons les pages 433 et 434[36] et vous en serez encore plus convaincus.

« Lorsque la nuit était pluvieuse, ils s’allaient réfugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et l’écurie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, qu’elle avait caché derrière les livres. Rodolphe s’installait là comme chez lui. Cependant, la vue de la bibliothèque et du bureau, de tout l’appartement enfin, excitait sa gaieté, et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eût désiré le voir plus sérieux et même plus dramatique à l’occasion, comme cette fois où elle crut entendre dans l’allée un bruit de pas qui s’approchait.

« — On vient ! dit-elle.

« Il souffla la lumière.

« — As-tu tes pistolets ?

« — Pourquoi ?

« — Mais… pour te défendre, reprit Emma.

« — Est-ce de ton mari ? Ah ! le pauvre garçon !

« Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait : je l’écraserais d’une chiquenaude. « Elle fut ébahie de sa bravoure, bien qu’elle y sentit une sorte d’indélicatesse et de grossièreté naïve, qui la scandalisa.

« Rodolphe réfléchit beaucoup à cette histoire de pistolets. Si elle avait parlé sérieusement, cela était fort ridicule pensait-il, odieux même, car il n’avait, lui, aucune raison de haïr ce bon Charles, n’étant pas ce qui s’appelle dévoré de jalousie ; — et à ce propos Emma lui avait fait un grand serment, qu’il ne trouvait pas, non plus, du meilleur goût.

« D’ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu s’échanger des miniatures, on s’était coupé des poignées de cheveux, et elle demandait à présent une bague, un véritable anneau de mariage, en signe d’alliance éternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir, ou des voix de la nature ; puis elle l’entretenait de sa mère à elle, et de sa mère à lui. »

Elle l’ennuyait enfin.

Puis, page 453[37] : « Il (Rodolphe) n’avait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces véhémentes caresses qui la rendaient folle ; — si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. Elle n’y voulut pas croire ; elle redoubla de tendresse ; et Rodolphe, de moins en moins, cacha son indifférence.

« Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cédé, ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chérir davantage. L’humiliation de se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptés tempéraient. Ce n’était pas de l’attachement, mais comme une séduction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur ».

Et vous craignez, monsieur l’Avocat impérial, que les jeunes femmes lisent cela ! Je suis moins effrayé, moins timide que vous. Pour mon compte personnel, je comprends à merveille que le père de famille dise à sa fille : Jeune femme, si ton cœur, si ta conscience, si le sentiment religieux, si la voix du devoir ne suffisaient pas pour te faire marcher dans la droite voie, regarde, mon enfant, regarde combien d’ennuis, de souffrances, de douleurs et de désolations attendent la femme qui va chercher le bonheur ailleurs que chez elle ! Ce langage ne vous blesserait pas dans la bouche d’un père, eh bien ! M. Flaubert ne dit pas autre chose ; c’est la peinture la plus vraie, la plus saisissante de ce que la femme qui a rêvé le bonheur en dehors de sa maison trouve immédiatement.

Mais marchons, nous arrivons à toutes les aventures de la désillusion. Vous m’opposez les caresses de Léon à la page 60[38] : hélas ! elle va payer bientôt la rançon de l’adultère ; et cette rançon vous la trouverez terrible, à quelques pages plus loin de l’ouvrage que vous incriminez. Elle a cherché le bonheur dans l’adultère, la malheureuse ! Et elle y a trouvé, outre le dégoût et la fatigue que la monotonie du mariage peut donner à une femme qui ne marche pas dans la voie du devoir, elle y a trouvé la désillusion, le mépris de l’homme auquel elle s’était livrée. Est-ce qu’il manque quelque chose à ce mépris ? Oh non ! et vous ne le nierez pas, le livre est sous vos yeux : Rodolphe, qui s’est révélé si vil, lui donne une dernière preuve d’égoïsme et de lâcheté. Elle lui dit : « Emmène-moi ! Enlève-moi ! J’étouffe, je ne puis plus respirer dans la maison de mon mari, dont j’ai fait la honte et le malheur. » Il hésite ; elle insiste ; enfin il promet, et le lendemain elle reçoit de lui une lettre foudroyante, sous laquelle elle tombe, écrasée, anéantie. Elle tombe malade, elle est mourante. La livraison qui suit vous la montre dans toutes les convulsions d’une âme qui se débat, qui peut-être serait ramenée au devoir par l’excès de sa souffrance, mais malheureusement elle rencontre bientôt l’enfant avec lequel elle avait joué quand elle était inexpérimentée. Voilà le mouvement du roman, et puis vient l’expiation.

Mais M. l’Avocat impérial m’arrête et me dit : quand il serait vrai que le but de l’ouvrage soit bon d’un bout à l’autre, est-ce que vous pouviez vous permettre des détails obscènes, comme ceux que vous vous êtes permis ?

Très certainement, je ne pouvais pas me permettre de tels détails, mais m’en suis-je permis ? Où sont-ils ? J’arrive ici aux passages les plus incriminés. Je ne parle plus de l’aventure du fiacre, le tribunal a eu satisfaction à cet égard ; j’arrive aux passages que vous avez signalés comme contraires à la morale publique et qui forment un certain nombre de pages du numéro du 1er décembre ; et pour faire disparaître tout l’échafaudage de votre accusation, je n’ai qu’une chose à faire : restituer ce qui précède et ce qui suit vos citations, substituer, en un mot, le texte complet à vos découpures.

Au bas de la page 72[39], Léon, après avoir été mis en rapport avec Homais le pharmacien, vient à l’hôtel de Boulogne ; et puis le pharmacien vient le chercher.

« Mais Emma venait de partir, exaspérée ; ce manque de parole au rendez-vous lui semblait un outrage.

« Puis, se calmant, elle finit par découvrir qu’elle l’avait sans doute calomnié. Mais le dénigrement de ceux que nous aimons toujours nous en détache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles ; la dorure en reste aux mains. « Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour… »

Mon Dieu ! C’est pour les lignes que je viens de vous lire que nous sommes traduit devant vous. Écoutez maintenant :

« Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour ; et dans les lettres qu’Emma lui envoyait, il était question de fleurs, de vers, de la lune et des étoiles, ressources naïves d’une passion affaiblie, qui essayait de s’aviver à tous les secours extérieurs. Elle se promettait continuellement, pour son prochain voyage, une félicité profonde ; puis elle s’avouait ne rien sentir d’extraordinaire. Mais cette déception s’effaçait vite, sous un espoir nouveau ; et Emma revenait à lui plus enflammée, plus haletante, plus avide. Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches, comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements ; — et pâle, sans parler, sérieuse, elle s’abattait contre sa poitrine, avec un long frisson. »

Vous vous êtes arrêté là, monsieur l’Avocat impérial ; permettez-moi de continuer :

« Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l’étreinte de ces bras, quelque chose d’extrême, de vague et de lugubre, qui semblait à Léon se glisser entre eux, subtilement, comme pour les séparer. »

Vous appelez cela de la couleur lascive, vous dites que cela donnerait le goût de l’adultère, vous dites que voilà des pages qui peuvent exciter, émouvoir les sens, — des pages lascives ! Mais la mort est dans ces pages. Vous n’y pensez pas, monsieur l’Avocat impérial, vous vous effarouchez de trouver là les mots de corset, de vêtements qui tombent ; et vous vous attachez à ces trois ou quatre mots de corset et de vêtements qui tombent ! Voulez-vous que je montre comme quoi un corset peut paraître dans un livre classique, et très classique ? C’est ce que je me donnerai le plaisir de faire tout à l’heure.

« Elle se déshabillait… » (ah ! monsieur l’Avocat impérial, que vous avez mal compris ce passage !) « elle se déshabillait brutalement » (la malheureuse), « arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches, comme une couleuvre qui glisse ; et pâle, sans parler, sérieuse, elle s’abattait contre sa poitrine, avec un long frisson… Il y avait sur ce front couvert de gouttes froides… dans l’étreinte de ses bras, quelque chose de vague et de lugubre… »

C’est ici qu’il faut se demander où est la couleur lascive ? et où est la couleur sévère ? et si les sens de la jeune fille aux mains de laquelle tomberait ce livre, peuvent être émus, excités, — comme à la lecture d’un livre classique entre tous les classiques, que je citerai tout à l’heure, et qui a été réimprimé mille fois, sans que jamais procureur impérial ou royal ait songé à le poursuivre. Est-ce qu’il y a quelque chose d’analogue dans ce que je viens de vous lire ? Est-ce que ce n’est pas au contraire l’excitation à l’horreur du vice que « ce quelque chose de lugubre qui se glisse entre eux pour les séparer ? » Continuons, je vous prie.

« Il n’osait lui faire de questions ; mais, la discernant si expérimentée, elle avait dû passer, se disait-il, par toutes les épreuves de la souffrance et du plaisir. Ce qui le charmait autrefois l’effrayait un peu maintenant. D’ailleurs, il se révoltait contre l’absorption, chaque jour plus grande, de sa personnalité. Il en voulait à Emma de cette victoire permanente. Il s’efforçait même de ne pas la chérir ; puis, au craquement de ses bottines, il se sentait lâche, comme les ivrognes à la vue des liqueurs fortes. »

Est-ce que c’est lascif, cela ?

Et puis, prenez le dernier paragraphe :

« Un jour qu’ils s’étaient quittés de bonne heure, et qu’elle s’en revenait seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent ; alors elle s’assit sur un banc, à l’ombre des ormes. Quel calme dans ce temps-là ! Comme elle enviait les ineffables sentiments d’amour qu’elle tâchait, d’après des livres, de se figurer !

« Les premiers mois de son mariage, ses promenades à cheval dans la forêt, le vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux. »

N’oubliez donc pas ceci, monsieur l’Avocat impérial, quand vous voulez juger la pensée de l’auteur, quand vous voulez trouver absolument la couleur lascive là où je ne puis trouver qu’un excellent livre.

« Et Léon lui parut soudain dans le même éloignement que les autres. “Je l’aime pourtant,” se disait-elle ; elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait ? »

Est-ce lascif, cela ?

« Mais s’il y avait quelque part un être fort et beau, une nature chaleureuse, pleine à la fois d’exaltation et de raffinements, un cœur de poète sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? Oh ! quelle impossibilité ! Rien d’ailleurs ne valait la peine d’une recherche, tout mentait ! Chaque sourire cachait un bâillement d’ennui, chaque joie une malédiction, tout plaisir son dégoût, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lèvre que l’irréalisable envie d’une volupté plus haute. « Un râle métallique se traîna dans les airs, et quatre coups se firent entendre à la cloche du couvent. Quatre heures ! et il lui semblait qu’elle était là, sur ce banc, depuis l’éternité. »

Il ne faut pas chercher au bout d’un livre quelque chose pour expliquer ce qui est au bout d’un autre. J’ai lu le passage incriminé sans ajouter un mot, pour défendre une œuvre qui se défend par elle-même. Continuons la lecture de ce passage incriminé, au point de vue de la morale :

« Madame était dans sa chambre. On n’y montait pas. Elle restait là tout le long du jour, engourdie, à peine vêtue, et de temps à autre faisait fumer des pastilles du sérail, qu’elle avait achetées à Rouen, dans la boutique d’un Algérien. Pour ne pas avoir la nuit, contre sa chair, cet homme étendu qui dormait, elle finit, à force de grimaces, par le reléguer au second étage ; et elle lisait jusqu’au matin des livres extravagants où il y avait des tableaux orgiaques avec des situations sanglantes. » Ceci donne envie de l’adultère, n’est-ce pas ? « Souvent une terreur la prenait, elle poussait un cri. Charles accourait. — Ah ! va-t’en, disait-elle ; ou d’autres fois, brûlée plus fort par cette flamme intime que l’adultère avivait, haletante, émue, toute en désir, elle ouvrait la fenêtre, aspirait l’air froid, éparpillait au vent sa chevelure trop lourde et regardait les étoiles, souhaitait des amours de prince. Elle pensait à lui, à Léon. Elle eût alors tout donné pour un seul de ces rendez-vous qui la rassasiaient.

« C’était ses jours de gala. Elle les voulait splendides ! et lorsqu’il ne pouvait payer seul la dépense, elle complétait le surplus libéralement ; ce qui arrivait à peu près toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre qu’ils seraient aussi bien ailleurs, dans quelque hôtel plus modeste, mais elle trouva des objections. »

Vous voyez comme tout ceci est simple quand on lit tout, mais avec les découpures de M. l’Avocat impérial, le plus petit mot devient une montagne.

M. l’Avocat impérial. Je n’ai cité aucune de ces phrases-là, et puisque vous en voulez citer que je n’ai point incriminées, il ne fallait pas passer à pieds joints sur la page 50.

Me Sénard. Je ne passe rien, j’insiste sur les phrases incriminées dans la citation. Nous sommes cités pour les pages 77 et 78[40].

M. l’Avocat impérial. Je parle des citations faites à l’audience, et je croyais que vous m’imputiez d’avoir cité les lignes que vous venez de lire.

Me Sénard. Monsieur l’Avocat impérial, j’ai cité tous les passages à l’aide desquels vous vouliez constituer un délit qui maintenant est brisé. Vous avez développé à l’audience ce que bon vous semblait, et vous avez eu beau jeu. Heureusement nous avions le livre, le défenseur savait le livre ; s’il ne l’avait pas su, sa position eût été bien étrange, permettez-moi de vous le dire. Je suis appelé à expliquer sur tels ou tels passages, et à l’audience on y substitue d’autres passages. Si je n’avais possédé le livre comme je le possède, la défense eût été difficile. Maintenant, je vous montre, par une analyse fidèle que le roman, loin de devoir être présenté comme lascif, doit être au contraire considéré comme une œuvre éminemment morale. Après avoir fait cela, je prends les passages qui ont motivé la citation en police correctionnelle ; et après avoir fait suivre vos découpures de ce qui précède et de ce qui suit, l’accusation est si faible, qu’elle vous révolte vous-même, au moment où je les lis ! Ces mêmes passages que vous signaliez comme incriminables, il y a un instant, j’ai cependant bien le droit de les citer moi-même, pour vous faire voir le néant de votre accusation.

Je reprends ma citation où j’en suis resté, au bas de la page 78[41] :

« Il (Léon) s’ennuyait maintenant lorsque Emma, tout à coup, sanglotait sur sa poitrine ; et son cœur, comme les gens qui ne peuvent endurer qu’une certaine dose de musique, s’assoupissait d’indifférence au vacarme d’un amour dont il ne distinguait plus les délicatesses.

« Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de la possession qui centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu’il était fatigué d’elle. Emma retrouvait dans l’adultère toutes les platitudes du mariage. »

Platitudes du mariage ! Celui qui a découpé ceci a dit : Comment, voilà un monsieur qui dit que dans le mariage il n’y a que des platitudes ! c’est une attaque au mariage, c’est un outrage à la morale ! Convenez, monsieur l’Avocat impérial, qu’avec des découpures artistement faites, on peut aller loin en fait d’incrimination. Qu’est-ce que l’auteur a appelé les platitudes du mariage ? Cette monotonie qu’Emma avait redouté, qu’elle avait voulu fuir, et qu’elle retrouvait sans cesse dans l’adultère, ce qui était précisément la désillusion. Vous voyez bien que quand, au lieu de découper des membres de phrases et des mots, on lit ce qui précède et ce qui suit, il ne reste plus rien à l’incrimination ; et vous comprenez à merveille que mon client, qui sait sa pensée, dit être un peu révolté de la voir ainsi travestie. Continuons.

« Elle était aussi dégoûtée de lui qu’il était fatigué d’elle. Emma retrouvait dans l’adultère toutes les platitudes du mariage.

« Mais comment pouvoir s’en débarrasser ? Puis elle avait beau se sentir humiliée de la bassesse d’un tel bonheur, elle y tenait encore, par habitude ou par corruption ; et chaque jour elle s’y acharnait davantage, tarissant toute félicité à la vouloir trop grande. Elle accusait Léon de ses espoirs déçus, comme s’il l’avait trahie ; et même elle souhaitait une catastrophe qui amenât leur séparation, puisqu’elle n’avait pas le courage de s’y décider.

« Elle n’en continuait pas moins à lui écrire des lettres amoureuses, en vertu de cette idée : qu’une femme doit toujours écrire à son amant.

« Mais en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme, fait de ses plus ardents souvenirs. » Ceci n’est plus incriminé : « ensuite elle retombait à plat, brisée, car ces élans d’amour vague la fatiguaient plus que de grandes débauches.

« Elle éprouvait maintenant une courbature incessante et universelle… elle recevait du papier timbré qu’elle regardait à peine. Elle aurait voulu ne plus vivre ou continuellement dormir. »

J’appelle cela une excitation à la vertu, par l’horreur du vice, ce que l’auteur annonce lui-même, et ce que le lecteur le plus distrait ne peut pas ne pas voir, sans un peu de mauvaise volonté.

Et maintenant quelque chose de plus pour vous faire apercevoir quelle espèce d’homme vous avez à juger. Pour vous montrer non pas quelle espèce de justification je puis prendre, mais si M. Flaubert a eu la couleur lascive et où il prend ses inspirations, laissez-moi mettre sur votre bureau ce livre usé par lui, et dans les passages duquel il s’est inspiré pour dépeindre cette concupiscence, les entraînements de cette femme qui cherche le bonheur dans les plaisirs illicites, qui ne peut pas l’y rencontrer, qui cherche encore, qui cherche de plus en plus, et ne le rencontre jamais. Où Flaubert a pris ces inspirations, messieurs ? C’est dans ce livre que voilà ; écoutez :

« Illusion des sens.

« Quiconque donc s’attache au sensible, il faut qu’il erre nécessairement d’objets en objets, et se trompe pour ainsi dire, en changeant de place ; ainsi la Concupiscence, c’est-à-dire l’amour des plaisirs, est toujours changeant, parce que toute son ardeur languit et meurt dans la continuité, et que c’est le changement qui le fait revivre. Aussi qu’est-ce autre chose que la vie des sens, qu’un mouvement alternatif de l’appétit au dégoût, et du dégoût à l’appétit, l’âme flottant toujours incertaine entre l’ardeur qui se ralentit et l’ardeur qui se renouvelle ? Inconstantia, concupiscentia. Voilà ce que c’est que la vie des sens. Cependant dans ce mouvement perpétuel, on ne laisse pas de se divertir par l’image d’une liberté errante. »

Voilà ce que c’est que la vie des sens. Qui a dit cela ? qui a écrit les paroles que vous venez d’entendre, sur ces excitations et ces ardeurs incessantes ? Quel est le livre que M. Flaubert feuillette jour et nuit, et dont il s’est inspiré dans les passages qu’incrimine l’Avocat impérial ? C’est Bossuet ! Ce que je viens de vous lire, c’est un fragment d’un discours de Bossuet sur les plaisirs illicites. Je vous ferai voir que tous ces passages incriminés ne sont, non pas des plagiats, — l’homme qui s’est approprié une idée n’est pas un plagiaire, — mais que des imitations de Bossuet. En voulez-vous un autre exemple ? Le voici :

« Sur le péché.

« Et ne me demandez pas, chrétiens, de quelle sorte se fera ce grand changement de nos plaisirs en supplices ; la chose est prouvée par les Écritures. C’est le Véritable qui le dit, c’est le Tout-Puissant qui le fait. Et, toutefois, si vous regardez la nature des passions auxquelles vous abandonnez votre cœur, vous comprendrez aisément qu’elles peuvent devenir un supplice intolérable. Elles ont toutes en elles-mêmes des peines cruelles, des dégoûts, des amertumes. Elles ont toutes une infinité qui se fâche de ne pouvoir être assouvie ; ce qui mêle dans elles toutes des emportements, qui dégénèrent en une espèce de fureur non moins pénible que déraisonnable. L’amour, s’il m’est permis de le nommer dans cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, et ses résolutions irrésolues et l’enfer de ses jalousies. »

Et plus loin :

« Eh ! qu’y a-t-il donc de plus aisé que de faire de nos passions une peine insupportable de nos péchés, en leur ôtant, comme il est très juste, ce peu de douceur par elles nous séduisent, et leur laissant seulement les inquiétudes cruelles et l’amertume dont elles abondent ? Nos péchés contre nous, nos péchés sur nous, nos péchés au milieu de nous : trait perçant contre notre sein, poids insupportable sur notre tête, poison dévorant dans nos entrailles. »

Tout ce que vous venez d’entendre n’est-il pas là pour vous montrer les amertumes des passions ? Je vous laisse ce livre tout marqué, tout flétri par le pouce de l’homme studieux qui y a pris sa pensée. Et celui qui s’est inspiré à une source pareille, celui-là qui a décrit l’adultère dans les termes que vous venez d’entendre, celui-là est poursuivi pour outrage à la morale publique et religieuse !

Quelques lignes encore sur la femme pécheresse, et vous allez voir comment M. Flaubert, ayant à peindre ces ardeurs, a su s’inspirer de son modèle :

« Mais punis de notre erreur sans en être détrompés, nous cherchons dans le changement un remède de notre méprise ; nous errons d’objet en objet ; et s’il en est enfin quelqu’un qui nous fixe, ce n’est pas que nous soyons contents de notre choix, c’est que nous sommes loués de notre inconstance. »

 

« Tout lui paraît vide, faux, dégoûtant dans les créatures : loin d’y retrouver ces premiers charmes, dont son cœur avait eu tant de peine à se défendre, elle n’en voit plus que le frivole, le danger, la vanité. »

 

« Je ne parle pas d’un engagement de passion ; quelles frayeurs que le mystère n’éclate ! que de mesures à garder du côté de la bienséance et de la gloire ! que d’yeux à éviter ! que de surveillants à tromper ! que de retours à craindre sur la fidélité de ceux qu’on a choisis pour les ministres et les confidents de sa passion ! quels rebuts à essuyer de celui, peut-être, à qui on a sacrifié son honneur et sa liberté, et dont on n’oserait se plaindre ! À tout cela, ajoutez ces moments cruels où la passion moins vive nous laisse le loisir de retomber sur nous-mêmes, et de sentir toute l’indignité de notre état ; ces moments où le cœur, né pour les plaisirs plus solides, se lasse de ses propres idoles, et trouve son supplice dans ses dégoûts et dans son inconstance. Monde profane ! si c’est là cette félicité que tu nous vantes tant, favorises-en tes adorateurs ; et punis-les en les rendant ainsi heureux, de la foi qu’ils ont ajoutée si légèrement à tes promesses. »

Laissez-moi vous dire ceci : quand un homme, dans le silence des nuits, a médité sur les causes des entraînements de la femme, quand il les a trouvées dans l’éducation et que pour les exprimer, se défiant de ses observations personnelles, il a été se mûrir aux sources que je viens d’indiquer, quand il ne s’est laissé aller à prendre la plume qu’après s’être inspiré des pensées de Bossuet et de Massillon, permettez-moi de vous demander s’il y a un mot pour vous exprimer ma surprise, ma douleur en voyant traduire cet homme en police correctionnelle — pour quelques passages de son livre, et précisément pour les idées et les sentiments les plus vrais et les plus élevés qu’il ait pu rassembler ! Voilà ce que je vous prie de ne pas oublier relativement à l’inculpation d’outrage à la morale religieuse. Et puis, si vous me le permettez, je mettrai en regard de tout ceci, sous vos yeux, ce que j’appelle, moi, des atteintes à la morale, c’est-à-dire la satisfaction des sens sans amertume, sans ces larges gouttes de sueur glacée, qui tombent du front chez ceux qui s’y livrent ; et je ne vous citerai pas des livres licencieux dans lesquels les auteurs ont cherché à exciter les sens, je vous citerai un livre — qui est donné en prix dans les collèges, mais je vous demanderai la permission de ne vous dire le nom de l’auteur qu’après que je vous en aurai lu un passage. Voici ce passage ; je vous ferai passer le volume ; c’est un exemplaire qui a été donné en prix à un élève de collège ; j’aime mieux vous remettre cet exemplaire que celui de M. Flaubert : « Le lendemain, je fus reconduit dans son appartement. Là je sentis tout ce qui peut porter à la volupté. On avait répandu dans la chambre les parfums les plus agréables. Elle était sur un lit qui n’était fermé que par des guirlandes de fleurs ; elle y paraissait languissamment couchée. Elle me tendit la main, et me fit asseoir auprès d’elle. Tout, jusqu’au voile qui lui couvrait le visage, avait de la grâce. Je voyais la forme de son beau corps. Une simple toile qui se mouvait sur elle me faisait tour à tour perdre et trouver des beautés ravissantes. » Une simple toile, quand elle était étendue sur un cadavre, vous a paru une image lascive ; ici elle est étendue sur la femme vivante. « Elle remarqua que mes yeux étaient occupés, et quand elle les vit s’enflammer, la toile sembla s’ouvrir d’elle-même ; je vis tous les trésors d’une beauté divine. Dans ce moment, elle me serra la main ; mes yeux errèrent partout. Il n’y a, m’écriai-je, que ma chère Ardasire qui soit aussi belle ; mais j’atteste les dieux que ma fidélité… Elle se jeta à mon cou, et me serra dans ses bras. Tout d’un coup, la chambre s’obscurcit, son voile s’ouvrit ; elle me donna un baiser. Je fus tout hors de moi ; une flamme subite coula dans mes veines et échauffa tous mes sens. L’idée d’Ardasire s’éloigna de moi. Un reste de souvenir… mais il ne me paraissait qu’un songe… J’allais… J’allais la préférer à elle-même. Déjà j’avais porté mes mains sur son sein ; elles couraient rapidement partout ; l’amour ne se montrait que par sa fureur ; il se précipitait à la victoire ; un moment de plus, et Ardasire ne pouvait pas se défendre. »

Qui a écrit cela ? Ce n’est pas même l’auteur de la Nouvelle Héloïse, c’est M. le président de Montesquieu ! Ici, pas une amertume, pas un dégoût, tout est sacrifié à la beauté littéraire, et on donne cela en prix aux élèves de rhétorique, sans doute pour leur servir de modèle dans les amplifications, ou les descriptions qu’on leur donne à faire. Montesquieu décrit dans les Lettres persanes une scène, qui ne peut pas même être lue. Il s’agit d’une femme que cet auteur place entre deux hommes qui se la disputent. Cette femme ainsi placée entre deux hommes fait des rêves — qui lui paraissent fort agréables.

En sommes-nous là, monsieur l’Avocat impérial ! Faudra-t-il encore vous citer Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions et ailleurs ! Non, je dirai seulement au tribunal que si, à propos de sa description de la voiture dans la Double méprise, M. Mérimée était poursuivi, il serait immédiatement acquitté. On ne verrait dans son livre qu’une œuvre d’art, de grandes beautés littéraires. On ne le condamnerait pas plus qu’on ne condamne les peintres ou les statuaires qui ne se contentent pas de traduire toute la beauté du corps, mais toutes les ardeurs, toutes les passions. Je n’en suis pas là ; je vous demande de reconnaître que M. Flaubert n’a pas chargé ses images, et qu’il n’a fait qu’une chose : toucher de la main la plus ferme la scène de la dégradation. À chaque ligne de son livre il fait ressortir la désillusion, et au lieu de terminer par quelque chose de gracieux, il s’attache à nous montrer cette femme arrivant, après le mépris, l’abandon, la ruine de sa maison, à la mort la plus épouvantable. En un mot, je ne puis que répéter ce que j’ai dit en commençant la plaidoirie, que M. Flaubert est l’auteur d’un bon livre, d’un livre qui est l’excitation à la vertu par l’horreur du vice.

J’ai maintenant à examiner l’outrage à la religion. L’outrage à la religion commis par M. Flaubert ! Et en quoi, s’il vous plaît ? M. l’Avocat impérial a cru voir en lui un sceptique. Je puis répondre à M. l’Avocat impérial qu’il se trompe. Je n’ai pas ici de profession de foi à faire, je n’ai que le livre à défendre, c’est ce qui fait que je me borne à ce simple mot. Mais quant au livre, je défie M. l’Avocat impérial d’y trouver quoi que ce soit qui ressemble à un outrage à la religion. Vous avez vu comment la religion a été introduite dans l’éducation d’Emma, et comment cette religion, faussée de mille manières, ne pouvait pas retenir Emma sur la pente qui l’entraînait. Voulez-vous savoir en quelle langue M. Flaubert parle de la religion ? Écoutez quelques lignes que je prends dans la première livraison, p. 231, 232 et 233[42].

« Un soir que la fenêtre était ouverte, et que, assise au bord, elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit tout à coup sonner l’Angelus.

« On était au commencement d’avril, quand les primevères sont écloses ; un vent tiède se roule sur les plates-bandes labourées, et les jardins, comme des femmes, semblent faire leur toilette pour les fêtes de l’été. Par les barreaux de la tonnelle et au delà, tout autour, on voyait la rivière dans la prairie, où elle dessinait sur l’herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours d’une teinte violette, plus pâle et transparente qu’une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient ; on n’entendait ni leurs pas, ni leurs mugissements, et la cloche sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique.

« À ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s’égarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers qui dépassaient, de l’autel, les vases pleins de fleurs et le tabernacle à colonnettes. Elle aurait voulu comme autrefois être encore confondue dans la longue ligne de voiles blancs que marquaient de noir, çà et là, les capuchons raides des bonnes sœurs inclinées sur leur prie-Dieu. »

Voilà la langue dans laquelle le sentiment religieux est exprimé ; et à entendre M. l’Avocat impérial, le scepticisme règne d’un bout à l’autre dans le livre de M. Flaubert. Où donc, je vous prie, trouvez-vous là un scepticisme ?

M. L’Avocat impérial. — Je n’ai pas dit qu’il y en eût là dedans.

Me Sénard. — S’il n’y en a pas là dedans, ou donc y en a-t-il ? Dans vos découpures, évidemment. Mais voici l’ouvrage tout entier, que le tribunal le juge, et il verra que le sentiment religieux y est si fortement empreint, que l’accusation de scepticisme est une vraie calomnie. Et maintenant, monsieur l’Avocat impérial me permettra-t-il de lui dire que ce n’était pas la peine d’accuser l’auteur de scepticisme avec tant de fracas ? Poursuivons :

« Le dimanche à la messe, quand elle relevait sa tête, elle apercevait le doux visage de la Vierge parmi les tourbillons bleuâtres de l’encens qui montait. Alors un attendrissement la saisit, elle se sentit molle et tout abandonnée, comme un duvet d’oiseau qui tournoie dans la tempête, et ce fut sans en avoir conscience qu’elle s’achemina vers l’église, disposée à n’importe quelle dévotion, pourvu qu’elle y absorbât son âme et que l’existence entière y disparût. »

Ceci, messieurs, est le premier appel à la religion, pour retenir Emma sur la pente des passions. Elle est tombée, la pauvre femme, puis repoussée du pied par l’homme auquel elle s’est abandonnée. Elle est presque morte, elle se relève, elle se ranime ; et vous allez voir maintenant ce qui est écrit : (no du 15 novembre 1856, p. 548[43]).

« Un jour qu’au plus fort de sa maladie elle s’était crue agonisante, elle avait demandé la communion ; et à mesure que l’on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement, que l’on disposait en autel la commode encombrée de sirops, et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort pesant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pensait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son être, montant vers Dieu… » (Vous voyez dans quelle langue M. Flaubert parle des choses religieuses.) « Il lui sembla que son être, montant vers Dieu, allait s’anéantir dans cet amour, comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur. On aspergea d’eau bénite les draps du lit ; le prêtre retira du saint ciboire la blanche hostie ; et ce fut en défaillant d’une joie céleste qu’elle avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur qui se présentait. »

J’en demande pardon à monsieur l’Avocat impérial, j’en demande pardon au tribunal, j’interromps ce passage, mais j’ai besoin de dire que c’est l’auteur qui parle, et de vous faire remarquer dans quels termes il s’exprime sur le mystère de la communion ; j’ai besoin, avant de reprendre cette lecture, que le tribunal saisisse la valeur littéraire empruntée à ce tableau, j’ai besoin d’insister sur ces expressions qui appartiennent à l’auteur :

« Et ce fut en défaillant d’une joie céleste qu’elle avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur qui se présentait. Les rideaux de son alcôve se bombaient mollement autour d’elle en façon de nuées, et les rayons des deux cierges brûlant sur la commode lui parurent être des gloires éblouissantes. Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes séraphiques, et apercevoir en un ciel d’azur, sur un trône d’or, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le père, tout éclatant de majesté, et qui d’un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flammes, pour l’emporter dans leurs bras. »

Il continue :

« Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la chose la plus belle qu’il fût possible de rêver ; si bien qu’à présent elle s’efforçait d’en ressaisir la sensation qui continuait cependant, mais d’une manière moins exclusive et avec une douceur aussi profonde. Son âme, courbaturée d’orgueil, se reposait enfin dans l’humilité chrétienne ; et, savourant le plaisir d’être faible, Emma contemplait en elle-même la destruction de sa volonté, qui devait faire aux envahissements de la grâce une large entrée. Il existait donc à la place du bonheur des félicités plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours, sans intermittences ni fin, et qui s’accroîtrait éternellement ! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un état de pureté flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel et où elle aspira d’être. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets ; elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d’émeraudes, pour le baiser tous les soirs. »

Voilà des sentiments religieux ! Et si vous vouliez vous arrêter un instant sur la pensée principale de l’auteur, je vous demanderais de tourner la page et de lire les trois lignes suivantes du deuxième alinéa[44] :

« Elle s’irrita contre les prescriptions du culte ; l’arrogance des écrits polémiques lui déplut par leur acharnement à poursuivre des gens qu’elle ne connaissait pas, et des contes profanes relevés de la religion lui parurent écrits dans une telle ignorance du monde, qu’ils l’écartèrent insensiblement des vérités dont elle attendait la preuve. » Voilà le langage de M. Flaubert. Maintenant, s’il vous plaît, arrivons à une autre scène, à la scène de l’extrême-onction. Oh ! monsieur l’Avocat impérial, combien vous vous êtes trompé quand, vous arrêtant aux premiers mots, vous avez accusé mon client de mêler le sacré au profane, quand il s’est contenté de traduire ces belles formules de l’extrême-onction, au moment où le prêtre touche tous les organes de nos sens, au moment où, selon l’expression du rituel, il dit : Per istam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid deliquisti.

Vous avez dit : il ne faut pas toucher aux choses saintes. De quel droit travestissez-vous ces saintes paroles. « Que Dieu, dans sa sainte miséricorde, vous pardonne toutes les fautes que vous avez commises par la vue, par le goût, par l’ouïe, etc. ? »

Tenez, je vais vous lire le passage incriminé, et ce sera toute ma vengeance. J’ose dire ma vengeance, car l’auteur a besoin d’être vengé. Oui, il faut que M. Flaubert sorte d’ici, non seulement acquitté, mais vengé ! Vous allez voir de quelles lectures il est nourri. Le passage incriminé est à la page 271[45] du numéro du 15 décembre, il est ainsi conçu :

« Pâle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face d’elle, au pied du lit, tandis que le prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles basses… »

Tout ce tableau est magnifique, et la lecture en est irrésistible ; mais tranquillisez-vous, je ne la prolongerai pas outre mesure. Voici maintenant l’incrimination :

« Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voir tout à coup l’étole violette, sans doute retrouvant au milieu d’un apaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient.

« Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et collant ses lèvres sur le corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa, de toute sa force expirante, le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné. »

L’extrême-onction n’est pas encore commencée ; mais on me reproche ce baiser. Je n’irai pas chercher dans sainte Thérèse, que vous connaissez peut-être, mais dont le souvenir est trop éloigné, je n’irai pas même chercher dans Fénelon le mysticisme de Mme Guyon, ni des mysticismes plus modernes dans lesquels je trouve bien d’autres raisons. Je ne veux pas demander à ces écoles, que vous qualifiez de christianisme sensuel, l’explication de ce baiser ; c’est à Bossuet, à Bossuet lui-même que je veux la demander :

« Obéissez et tâchez au reste d’entrer dans les dispositions de Jésus en communiant, qui sont des dispositions d’union, de jouissance et d’amour : tout l’Évangile le crie. Jésus veut qu’on soit avec lui ; il veut jouir, il veut qu’on jouisse de lui. Sa sainte chair est le milieu de cette union et de cette chaste jouissance : il se donne. » Etc.

Je reprends la lecture du passage incriminé :

« Ensuite il récita le Misereatur et l’Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions : d’abord sur les yeux, qui avaient tant convoité les somptuosités terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche, qui s’était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l’assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus.

« Le curé s’essuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton trempés d’huile, et revint s’asseoir près de la moribonde pour lui dire qu’à présent elle devait joindre ses souffrances à celles de Jésus-Christ, et s’abandonner à la miséricorde divine.

« En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main un cierge béni, symbole des gloires célestes dont elle allait être tout à l’heure environnée. Mais Emma, trop faible, ne put fermer les doigts, et le cierge, sans M. Bournisien, serait tombé par terre.

« Cependant elle n’était plus aussi pâle, et son visage avait une expression de sérénité, comme si le sacrement l’eût guérie.

« Le prêtre ne manqua point d’en faire l’observation ; et il expliqua même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l’existence des personnes lorsqu’il le jugeait convenable pour leur salut. Et Charles se rappela un jour, où ainsi, près de mourir, elle avait reçu la communion. Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensait-il. »

Maintenant quand une femme meurt, et que le prêtre va lui donner l’extrême-onction, quand on fait de cela une scène mystique et que nous traduisons avec une fidélité scrupuleuse les paroles sacramentelles, on dit que nous touchons aux choses saintes. Nous avons porté une main téméraire aux choses saintes, parce que au deliquisti per oculos, per os, per aurem, per manus et per pedes, nous avons ajouté le péché que chacun de ces organes avait commis. Nous ne sommes pas les premiers qui ayons marché dans cette voie. M. Sainte-Beuve, dans un livre que vous connaissez, met aussi une scène d’extrême-onction, et voici comment il s’exprime :

« Oh ! oui donc, à ces yeux d’abord, comme au plus noble et au plus vif des sens ; à ces yeux, pour ce qu’ils ont vu, regardé de tendre, de trop perfide en d’autres yeux, de trop mortel ; pour ce qu’ils ont lu et relu d’attachant et de trop chéri ; pour ce qu’ils ont versé de vaines larmes sur les biens fragiles et sur les créatures infidèles ; pour le sommeil qu’ils ont tant de fois oublié, le soir, en y songeant !

« À l’ouïe aussi, pour ce qu’elle a entendu et s’est laissé dire de trop doux, de trop flatteur et enivrant ; pour ce son que l’oreille dérobe lentement aux paroles trompeuses ; pour ce qu’elle y boit de miel caché !

« À cet odorat ensuite, pour les trop subtils et voluptueux parfums des soirs de printemps au fond des bois, pour les fleurs reçues le matin et tous les jours, respirées avec tant de complaisance !

« Aux lèvres, pour ce qu’elles ont prononcé de trop confus ou de trop avoué ; pour ce qu’elles n’ont pas répliqué en certains moments ou ce qu’elles n’ont pas révélé à certaines personnes, pour ce qu’elles ont chanté dans la solitude de trop mélodieux et de trop plein de larmes ; pour leur murmure inarticulé, pour leur silence !

« Au cou au lieu de la poitrine, pour l’ardeur du désir, selon l’expression consacrée (propter ardorem libidinis) ; oui, pour la douleur des affections, des rivalités, pour le trop d’angoisse des humaines tendresses, pour les larmes qui suffoquent un gosier sans voix, pour tout ce qui fait battre un cœur ou ce qui le ronge !

« Aux mains aussi, pour avoir serré une main qui n’était pas saintement liée ; pour avoir reçu des pleurs trop brûlants ; pour avoir peut-être commencé d’écrire, sans l’achever, quelque réponse non permise !

« Aux pieds, pour n’avoir pas fui, pour avoir suffi aux longues promenades solitaires, pour ne s’être pas lassés assez tôt au milieu des entretiens qui sans cesse recommençaient ! »

Vous n’avez pas poursuivi cela. Voilà deux hommes qui, chacun dans leur sphère, ont pris la même chose, et qui ont, à chacun des sens, ajouté le péché, la faute. Est-ce que vous auriez voulu leur interdire de traduire la formule du rituel : Quidquid deliquisti per oculos, per aurem, etc. ?

M. Flaubert a fait ce qu’a fait M. Sainte-Beuve, sans pour cela être un plagiaire. Il a usé du droit qui appartient à tout écrivain, d’ajouter à ce qu’a dit un autre écrivain, de compléter un sujet. La dernière scène du roman de Madame Bovary a été faite comme toute l’étude de ce type, avec les documents religieux. M. Flaubert a fait la scène de l’extrême-onction avec un livre que lui avait prêté un vénérable ecclésiastique de ses amis, qui a lu cette scène, qui en a été touché jusqu’aux larmes, et qui n’a pas imaginé que la majesté de la religion pût en être offensée. Ce livre est intitulé : Explication historique, dogmatique, morale, liturgique et canonique du catéchisme, avec la réponse aux objections tirées des sciences contre la religion par M. l’abbé Amboise Guillois, curé de Notre-Dame du Pré au Mans, 6e édition, etc., ouvrage approuvé par son Éminence le cardinal Gousset, N. N. S. S. les Évêques et Archevêques du Mans, de Tours, de Bordeaux, de Cologne, etc., tome 3e, imprimé au Mans par Charles Monnoyer, 1851. Or, vous allez voir dans ce livre, comme vous avez vu tout à l’heure dans Bossuet, les principes et en quelque sorte le texte des passages qu’incrimine M. l’Avocat impérial. Ce n’est plus maintenant M. Sainte-Beuve, un artiste, un fantaisiste littéraire que je cite ; écoutez l’Église elle-même :

« L’extrême-onction peut rendre la santé du corps si elle est utile pour la gloire de Dieu… » et le prêtre dit que cela arrive souvent. Maintenant voici l’extrême-onction :

« Le prêtre adresse au malade une courte exhortation, s’il est en état de l’entendre, pour le disposer à recevoir dignement le sacrement qu’il va lui administrer.

« Le prêtre fait ensuite les onctions sur le malade avec le stylet, ou l’extrémité du pouce droit qu’il trempe chaque fois dans l’huile des infirmes. Ces onctions doivent être faites surtout aux cinq parties du corps que la nature a données à l’homme comme les organes des sensations, savoir : aux yeux, aux oreilles, aux narines, à la bouche et aux mains.

« À mesure que le prêtre fait les onctions (nous avons suivi de point en point le Rituel, nous l’avons copié), il prononce les paroles qui y répondent.

« Aux yeux, sur la paupière fermée : Par cette onction sainte et par sa pieuse miséricorde, que Dieu vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par la vue. Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tous les péchés qu’il a commis par la vue : tant de regards indiscrets, tant de curiosités criminelles, tant de lectures qui ont fait naître en lui une foule de pensées contraires à la foi et aux mœurs. »

Qu’a fait M. Flaubert ? Il a mis dans la bouche du prêtre, en réunissant les deux parties, ce qui doit être dans sa pensée et en même temps dans la pensée du malade. Il a copié purement et simplement.

« Aux oreilles : Par cette onction sainte et par sa pieuse miséricorde, que Dieu vous pardonne tous les péchés que vous avez commis dans le sens de l’ouïe. Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau toutes les fautes dont il s’est rendu coupable en écoutant avec plaisir des médisances, des calomnies, des propos déshonnêtes, des chansons obscènes. « Aux narines : Par cette onction sainte et par sa grande miséricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par l’odorat. Dans ce moment, le malade doit détester de nouveau tous les péchés qu’il a commis par l’odorat, toutes les recherches raffinées et voluptueuses des parfums, toutes les sensualités, tout ce qu’il a respiré des odeurs de l’iniquité.

« À la bouche, sur les lèvres : Par cette onction sainte et par sa grande miséricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par le sens du goût et par la parole. Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tous les péchés qu’il a commis, en proférant des jurements et des blasphèmes…, en faisant des excès dans le boire et dans le manger…

« Sur les mains : Par cette onction sainte et par sa grande miséricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par le sens du toucher. Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tous les larcins, toutes les injustices dont il a pu se rendre coupable, toutes les libertés plus ou moins criminelles qu’il s’est permises… Les prêtres reçoivent l’onction des mains en dehors, parce qu’ils l’ont déjà reçue en dedans au moment de leur ordination, et les autres malades en dedans.

« Sur les pieds : Par cette onction sainte et par sa grande miséricorde, que Dieu vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par vos démarches. Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tous les pas qu’il a faits dans les voies de l’iniquité, tant de promenades scandaleuses, tant d’entrevues criminelles… L’onction des pieds se fait sur le dessus ou sous la plante, selon la commodité du malade, et aussi selon l’usage du diocèse où l’on se trouve. La pratique la plus commune semble être de la faire à la plante des pieds.

« Et enfin à la poitrine (M. Sainte-Beuve a copié, nous ne l’avons pas fait parce qu’il s’agissait de la poitrine d’une femme.) Propter ardorem libidinis, etc.

« À la poitrine : Par cette onction sainte et par sa grande miséricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par l’ardeur des passions. Le malade doit, en ce moment, détester de nouveau toutes les mauvaises pensées, tous les mauvais désirs auxquels il s’est abandonné, tous les sentiments de haine, de vengeance qu’il a nourris dans son cœur. »

Et nous pourrions, d’après le Rituel, parler d’autre chose encore que de la poitrine, mais Dieu sait quelle sainte colère nous aurions excitée chez le ministère public, si nous avions parlé des reins :

« Aux reins (ad lumbos) : Par cette sainte onction, et par sa grande miséricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par les mouvements déréglés de la chair. » Si nous avions dit cela, de quelle foudre n’auriez-vous pas tenté de nous accabler, monsieur l’Avocat impérial ! et cependant le Rituel ajoute :

« Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tant de plaisirs illicites, tant de délectations charnelles… »

Voilà le Rituel, et vous avez vu l’article incriminé ; il n’y a pas une raillerie, tout y est sérieux et émouvant. Et je vous le répète, celui qui a donné à mon client ce livre, et qui a vu mon client en faire l’usage qu’il en a fait, lui a serré la main avec des larmes. Vous voyez donc, monsieur l’Avocat impérial, combien est téméraire, — pour ne pas me servir d’une expression qui pour être exacte serait plus sévère, — l’accusation que nous avions touché aux choses saintes. Vous voyez maintenant nous n’avons pas mêlé le profane au sacré, quand, à chacun des sens, nous avons indiqué le péché commis par ce sens, puisque c’est le langage de l’Église elle-même.

Insisterai-je maintenant sur les autres détails du délit d’outrage à la religion ? Voilà que le ministère public me dit : « Ce n’est plus la religion, c’est la morale de tous les temps que vous avez outragée ; vous avez insulté la mort ! » Comment ai-je insulté la mort ? Parce qu’au moment où cette femme meurt, il passe dans la rue un homme que, plus d’une fois, elle avait rencontré demandant l’aumône près de la voiture dans laquelle elle revenait des rendez-vous adultères, l’Aveugle qu’elle avait accoutumé de voir, l’Aveugle qui chantait sa chanson pendant que la voiture montait lentement la côte, à qui elle jetait une pièce de monnaie, et dont l’aspect la faisait frissonner. Cet homme passe dans la rue ; et au moment où la miséricorde divine pardonne ou promet le pardon à la malheureuse qui expie ainsi par une mort affreuse les fautes de sa vie, la raillerie humaine lui apparaît sous la forme de la chanson qui passe sous sa fenêtre. Mon Dieu ! vous trouvez qu’il y a là un outrage ; mais M. Flaubert ne fait que ce qu’ont fait Shakespeare et Goethe, qui, à l’instant suprême de la mort, ne manquent pas de faire entendre quelque chant, soit de plainte, soit de raillerie, qui rappelle à celui qui s’en va dans l’éternité quelque plaisir dont il ne jouira plus, ou quelque faute à expier.

Lisons :

« En effet, elle regarda tout autour d’elle lentement, comme quelqu’un qui se réveille d’un songe ; puis, d’une voix distincte, elle demanda son miroir ; elle resta penchée dessus quelque temps jusqu’au moment où de grosses larmes lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l’oreiller.

« Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. »

Je ne puis pas lire, je suis comme Lamartine : « L’expiation va pour moi au delà de la vérité… » Je ne croyais pourtant pas faire une mauvaise action, monsieur l’Avocat impérial, en lisant ces pages à mes filles qui sont mariées, honnêtes filles qui ont reçu de bons exemples, de bonnes leçons, et que jamais, jamais on n’a mises, par une indiscrétion, hors de la voie la plus étroite, hors des choses qui peuvent et doivent être entendues… Il m’est impossible de continuer cette lecture, je m’en tiendrai rigoureusement aux passages incriminés :

« Les bras étendus et à mesure que le râle devenait plus fort, (Charles était de l’autre côté, cet homme que vous ne voyez jamais et qui est admirable), et à mesure que le râle devenait plus fort, l’ecclésiastique répétait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche.

« Tout à coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva, une voix rauque qui chantait :

« Souvent la chaleur d’un beau jour
« Fait rêver fillette à l’amour.

« Elle se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.

« Pour amasser diligemment
« Les épis que la faux moissonne,
« Manette va s’inclinant
« Vers le sillon qui nous les donne.

« — L’Aveugle ! s’écria-t-elle.

« Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.

« Il souffla bien fort ce jour-là,
« Et le jupon court s’envola !

« Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus. »

Voyez, messieurs, dans ce moment suprême le rappel de sa faute, le remords, avec tout ce qu’il a de poignant et d’affreux. Ce n’est pas une fantaisie d’artiste voulant seulement faire un contraste sans utilité, sans moralité, c’est l’aveugle qu’elle entend dans la rue chantant cette affreuse chanson, qu’il chantait quand elle revenait toute suante, toute hideuse des rendez-vous de l’adultère ; c’est l’aveugle qu’elle voyait à chacun de ses rendez-vous ; c’est cet aveugle qui la poursuivait de son chant, de son importunité, c’est lui qui, au moment où la miséricorde divine est là, vient personnifier la rage humaine qui la poursuit à l’instant suprême de la mort ! Et on appelle cela un outrage à la morale publique ! Mais je puis dire au contraire que c’est là un hommage à la morale publique, qu’il n’y a rien de plus moral que cela ; je puis dire que dans ce livre le vice de l’éducation est animé, qu’il est pris dans le vrai, dans la chair vivante de notre société, qu’à chaque trait l’auteur nous pose cette question : « As-tu fait ce que tu devais pour l’éducation de tes filles ? La religion que tu leur as donnée, est-elle celle qui peut les soutenir dans les orages de la vie, ou n’est-elle qu’un amas de superstitions charnelles, qui laissent sans appui quand la tempête gronde ? Leur as-tu enseigné que la vie n’est pas la réalisation de rêves chimériques, que c’est quelque chose de prosaïque dont il faut s’accommoder. Leur as-tu enseigné cela, toi ? As-tu fait ce que tu devais pour leur bonheur ? Leur as-tu dit : Pauvres enfants, hors de la route que je vous indique, dans les plaisirs que vous poursuivez, vous n’avez que le dégoût qui vous attend, l’abandon de la maison, le trouble, le désordre, la dilapidation, les convulsions, la saisie… » Et vous voyez si quelque chose manque au tableau, l’huissier est là, là aussi est le juif qui a vendu pour satisfaire les caprices de cette femme, les meubles sont saisis, la vente va avoir lieu ; et le mari ignore tout encore. Il ne reste plus à la malheureuse qu’à mourir !

Mais, dit le ministère public, sa mort est volontaire, cette femme meurt à son heure.

Est-ce qu’elle pouvait vivre ? Est-ce qu’elle n’était pas condamnée ? Est-ce qu’elle n’avait pas épuisé le dernier degré de la honte et de la bassesse ?

Oui, sur nos scènes, on montre les femmes qui ont dévié, gracieuses, souriantes, heureuses, et je ne veux pas dire ce qu’elles ont fait. Questum corpore fecerunt. Je me borne à dire ceci. Quand on nous les montre heureuses, charmantes, enveloppées de mousseline, présentant une main gracieuse à des comtes, à des marquis, à des ducs, que souvent elles répondent elles-mêmes au nom de marquises ou de duchesses ; voilà ce que vous appelez respecter la morale publique. Et celui qui vous présente la femme adultère mourant honteusement, celui-là commet un outrage à la morale publique !

Tenez, je ne veux pas dire que ce n’est pas votre pensée que vous avez exprimée, puisque vous l’avez exprimée, mais vous avez cédé à une grande préoccupation. Non, ce n’est pas vous, le mari, le père de famille, l’homme qui est là, ce n’est pas vous, ce n’est pas possible ; ce n’est pas vous qui, sans la préoccupation du réquisitoire et d’une idée préconçue, seriez venu dire que M. Flaubert est l’auteur d’un mauvais livre ! Oui, abandonné à vos inspirations, votre appréciation serait la même que la mienne, je ne parle pas du point de vue littéraire, nous ne pouvons pas différer vous et moi à cet égard, mais au point de vue de la morale et du sentiment religieux tel que vous l’entendez, tel que je l’entends. On nous a dit encore que nous avions mis en scène un curé matérialiste. Nous avons pris le curé, comme nous avons pris le mari. Ce n’est pas un ecclésiastique éminent, c’est un ecclésiastique ordinaire, un curé de campagne. Et de même que nous n’avons insulté personne, que nous n’avons exprimé aucun sentiment, aucune pensée qui pût être injurieuse pour le mari, nous n’avons pas davantage insulté l’ecclésiastique qui était là. Je n’ai qu’un mot à dire là-dessus.

Voulez-vous des livres dans lesquels les ecclésiastiques jouent un rôle déplorable ? Prenez Gil-Blas, le Chanoine, de Balzac, Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo. Si vous voulez des prêtres qui soient la honte du clergé, prenez-les ailleurs, vous ne les trouveriez pas dans Madame Bovary. Qu’est-ce que j’ai montré, moi ? Un curé de campagne qui est dans ses fonctions de curé de campagne ce qu’est M. Bovary, un homme ordinaire. L’ai-je représenté libertin, gourmand, ivrogne ? Je n’ai pas dit un mot de cela. Je l’ai représenté remplissant son ministère, non pas avec une intelligence élevée, mais comme sa nature l’appelait à le remplir. J’ai mis en contact avec lui et en état de discussions presque perpétuelles un type qui vivra — comme a vécu la création de M. Prud’homme — comme vivront quelques autres créations de notre temps, tellement étudiées et prises sur le vrai, qu’il n’y a pas possibilité qu’on les oublie : c’est le pharmacien de campagne, le voltairien, le sceptique, l’incrédule, l’homme qui est en querelle perpétuelle avec le curé. Mais dans ces querelles avec le curé, qui est-ce qui est continuellement battu, bafoué, ridiculisé ? C’est Homais, c’est lui à qui on a donné le rôle le plus comique parce qu’il est le plus vrai, celui qui peint le mieux notre époque sceptique, un enragé, ce qu’on appelle le prêtrophobe. Permettez-moi encore de vous lire la page 206[46]. C’est la bonne femme de l’auberge qui offre quelque chose à son curé :

« — Qu’y-a-t-il pour votre service, monsieur le curé ? demanda la maîtresse d’auberge tout en atteignant sur la cheminée un des flambeaux de cuivre qui s’y trouvaient rangés en colonnade avec leurs chandelles. Voulez-vous prendre quelque chose ? Un doigt de cassis, un verre de vin ?

« L’ecclésiastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie qu’il avait oublié l’autre jour au couvent d’Ernemont, et après avoir prié Mme Lefrançois de le lui faire remettre au presbytère dans la soirée, il sortit pour se rendre à l’église, où l’on sonnait l’Angelus.

« Quand le pharmacien n’entendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout à l’heure. Ce refus d’accepter un rafraîchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses ; les prêtres godaillaient tous sans qu’on les vît et cherchaient à ramener le temps de la dîme.

« L’hôtesse prit la défense de son curé :

« — D’ailleurs il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, l’année dernière, aidé nos gens à rentrer la paille ; il en portait jusqu’à six bottes à la fois, tant il est fort !

« — Bravo ! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles à confesse à des gaillards d’un tempérament pareil ! Moi, si j’étais le gouvernement, je voudrais qu’on saignât les prêtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois une large phlébotomie, dans l’intérêt de la police et des mœurs !

« — Taisez-vous donc, monsieur Homais, vous êtes un impie, vous n’avez pas de religion !

« Le pharmacien répondit :

« — J’ai une religion, ma religion, et même j’en ai plus qu’eux tous avec leurs mômeries et leurs jongleries. J’adore Dieu, au contraire ! Je crois en l’Être suprême, à un créateur quel qu’il soit, peu m’importe, qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de père de famille ; mais je n’ai pas besoin d’aller dans une église baiser des plats d’argent et engraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous. Car on peut l’honorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou même en contemplant la voûte éthérée, comme les anciens. Mon Dieu, à moi, c’est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de Béranger ! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89 ! Aussi je n’admets pas un bonhomme de Bon Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours — choses absurdes en elles-mêmes et complètement opposées d’ailleurs à toutes les lois de la physique, ce qui nous démontre, en passant, que les prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils s’efforcent d’engloutir avec eux les populations.

« Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car dans son effervescence le pharmacien, un moment, s’était cru en plein conseil municipal. Mais la maîtresse d’auberge ne l’écoutait plus. »

Qu’est-ce qu’il y a là ? Un dialogue, une scène, comme il y en avait chaque fois que Homais avait occasion de parler des prêtres.

Maintenant il y a quelque chose de mieux dans le dernier passage, page 271[47] :

« Mais l’attention publique fut distraite par l’apparition de M. Bournisien, qui passait sous les halles avec les saintes huiles.

« Homais, comme il le devait, compara les prêtres à des corbeaux qu’attire l’odeur des morts ; la vue d’un ecclésiastique lui était personnellement désagréable, car la soutane le faisait rêver au linceul, et il exécrait l’une un peu par épouvante de l’autre. »

Notre vieil ami, celui qui nous a prêté le catéchisme, était fort heureux de ce passage ; il nous disait : « C’est d’une vérité frappante ; c’est bien le portrait du prêtrophobe que « la soutane fait rêver au linceul et qui exècre l’une un peu par épouvante de l’autre ». C’était un impie, et il exécrait la soutane, un peu par impiété peut-être, mais beaucoup plus parce qu’elle le faisait rêver au linceul.

Permettez-moi de résumer tout ceci.

Je défends un homme qui, s’il avait rencontré une critique littéraire sur la forme de son livre, sur quelques expressions, sur trop de détails, sur un point ou sur un autre, aurait accepté cette critique littéraire du meilleur cœur du monde. Mais se voir accusé d’outrage à la morale et à la religion ! M. Flaubert n’en revient pas ; et il proteste ici devant vous avec tout l’étonnement et toute l’énergie dont il est capable contre une telle accusation.

Vous n’êtes pas de ceux qui condamnent des livres sur quelques lignes, vous êtes de ceux qui jugent avant tout la pensée, les moyens de mise en œuvre, et qui vous poserez cette question par laquelle j’ai commencé ma plaidoirie, et par laquelle je la finis : La lecture d’un tel livre donne-t-elle l’amour du vice, inspire-t-elle l’horreur du vice ? L’expiation si terrible de la faute ne pousse-t-elle pas, n’excite-t-elle pas à la vertu ? La lecture de ce livre ne peut pas produire sur vous une impression autre que celle qu’elle a produite sur nous, à savoir : que ce livre est excellent dans son ensemble, et que les détails en sont irréprochables. Toute la littérature classique nous autorisait à des peintures et à des scènes bien autres que celles que nous nous sommes permises. Nous aurions pu, sous ce rapport, la prendre pour modèle, nous ne l’avons pas fait ; nous nous sommes imposé une sobriété dont vous nous tiendrez compte. Que s’il était possible que par un mot ou par un autre, M. Flaubert eût dépassé la mesure qu’il s’était imposée, je n’aurais pas seulement à vous rappeler que c’est une première œuvre, mais j’aurais à vous dire qu’alors même qu’il se serait trompé, son erreur serait sans dommage pour la morale publique. Et le faisant venir en police correctionnelle, — lui, que vous connaissez maintenant un peu par son livre, lui que vous aimez déjà un peu, j’en suis sûr, et que vous aimeriez davantage si vous le connaissiez davantage, — il est bien assez, il est déjà trop cruellement puni. À vous maintenant de statuer. Vous avez jugé le livre dans son ensemble et dans ses détails ; il n’est pas possible que vous hésitiez !


JUGEMENT[48].


Le tribunal a consacré une partie de l’audience de la huitaine dernière aux débats d’une poursuite exercée contre MM. Léon Laurent-Pichat et Auguste-Alexis Pillet, le premier gérant, le second imprimeur du recueil périodique la Revue de Paris, et M. Gustave Flaubert, homme de lettres, tous trois prévenus : 1o Laurent-Pichat, d’avoir, en 1856, en publiant dans les numéros des 1er et 15 décembre de la Revue de Paris des fragments d’un roman intitulé : Madame Bovary et, notamment, divers fragments contenus dans les pages 73, 77, 78, 272, 273, commis les délits d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ; 2o Pillet et Flaubert d’avoir, Pillet en imprimant pour qu’ils fussent publiés, Flaubert en écrivant et remettant à Laurent-Pichat pour être publiés, les fragments du roman intitulé : Madame Bovary sus-désignés, aidé et assisté, avec connaissance, Laurent-Pichat dans les faits qui ont préparé, facilité et consommé les délits sus-mentionnés, et de s’être ainsi rendus complices de ces délits prévus par les articles 1er et 8 de la loi du 17 mai 1819, et 59 et 60 du Code pénal.

M. Pinard, substitut, a soutenu la prévention.

Le tribunal, après avoir entendu la défense présentée par Me Sénard pour M. Flaubert, Me Desmarest pour M. Pichat, et Me Faverie pour l’imprimeur, a remis à l’audience de ce jour (7 février) le prononcé du jugement, qui a été rendu en ces termes :

« Attendu que Laurent-Pichat, Gustave Flaubert et Pillet sont inculpés d’avoir commis les délits d’outrage à la moralité publique et religieuse et aux bonnes mœurs ; le premier, comme auteur, en publiant dans le recueil périodique intitulé : la Revue de Paris, dont il est directeur-gérant, et dans les numéros des 1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre, 1er et 15 décembre 1856, un roman intitulé Madame Bovary, Gustave Flaubert et Pillet, comme complices, l’un en fournissant le manuscrit, et l’autre en imprimant ledit roman ; « Attendu que les passages particulièrement signalés du roman dont il s’agit, lequel renferme 300 pages, sont contenus, aux termes de l’ordonnance du renvoi devant le tribunal correctionnel dans les pages 73, 77 et 78 (no du 1er décembre), et 271, 272 et 273 (no du 15 décembre 1856) ;

« Attendu que les passages incriminés, envisagés abstractivement et isolément, présentent effectivement, soit des images, soit des tableaux que le bon goût réprouve et qui sont de nature à porter atteinte à de légitimes et honorables susceptibilités ;

« Attendu que les mêmes observations peuvent s’appliquer justement à d’autres passages non définis par l’ordonnance de renvoi et qui, au premier abord, semblent présenter l’exposition de théories qui ne seraient pas moins contraires aux bonnes mœurs, aux institutions qui sont la base de la société, qu’au respect dû aux cérémonies les plus augustes du culte ;

« Attendu qu’à ces divers titres l’ouvrage déféré au tribunal mérite un blâme sévère, car la mission de la littérature doit être d’orner et de récréer l’esprit en élevant l’intelligence et en épurant les mœurs plus encore que d’imprimer le dégoût du vice en offrant le tableau des désordres qui peuvent exister dans la société ;

« Attendu que les prévenus, et en particulier Gustave Flaubert, repoussent énergiquement l’inculpation dirigée contre eux, en articulant que le roman soumis au jugement du tribunal a un but éminemment moral ; que l’auteur a eu principalement en vue d’exposer les dangers qui résultent d’une éducation non appropriée au milieu dans lequel on doit vivre, et que, poursuivant cette idée, il a montré la femme, personnage principal de son roman, aspirant vers un monde et une société pour lesquels elle n’était pas faite, malheureuse de la condition modeste dans laquelle le sort l’aurait placée, oubliant d’abord ses devoirs de mère, manquant ensuite à ses devoirs d’épouse, introduisant successivement dans sa maison l’adultère et la ruine, et finissant misérablement par le suicide, après avoir passé par tous les degrés de la dégradation la plus complète et être descendue jusqu’au vol ;

« Attendu que cette donnée, morale sans doute dans son principe, aurait dû être complétée dans ses développements par une certaine sévérité de langage et par une réserve contenue, en ce qui touche particulièrement l’exposition des tableaux et des situations que le plan de l’auteur lui faisait placer sous les yeux du public ;

« Attendu qu’il n’est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts, les faits, dits et gestes des personnages qu’un écrivain s’est donné mission de peindre ; qu’un pareil système, appliqué aux œuvres de l’esprit aussi bien qu’aux productions des beaux-arts, conduirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon et qui, enfantant des œuvres également offensantes pour les regards et pour l’esprit, commettrait de continuels outrages à la morale publique et aux bonnes mœurs ;

« Attendu qu’il y a des limites que la littérature, même la plus légère, ne doit pas dépasser, et dont Gustave Flaubert et co-inculpés paraissent ne s’être pas suffisamment rendu compte ;

« Mais attendu que l’ouvrage dont Flaubert est l’auteur est une œuvre qui paraît avoir été longuement et sérieusement travaillée, au point de vue littéraire et de l’étude des caractères ; que les passages relevés par l’ordonnance de renvoi, quelque répréhensibles qu’ils soient, sont peu nombreux si on les compare à l’étendue de l’ouvrage ; que ces passages, soit dans les idées qu’ils exposent, soit dans les situations qu’ils représentent, rentrent dans l’ensemble des caractères que l’auteur a voulu peindre, tout en les exagérant et en les imprégnant d’un réalisme vulgaire et souvent choquant ;

« Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes mœurs, et tout ce qui se rattache à la moralité religieuse ; qu’il n’apparaît pas que son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l’esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous ;

« Qu’il a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les règles que tout écrivain qui se respecte ne doit jamais franchir, et d’oublier que la littérature, comme l’art, pour accomplir le bien qu’elle est appelée à produire, ne doit pas seulement être chaste et pure dans sa forme et dans son expression ;

« Dans ces circonstances, attendu qu’il n’est pas suffisamment établi que Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des délits qui leur sont imputés ;

« Le tribunal les acquitte de la prévention portée contre eux et les renvoie sans dépens. »

TABLE DES MATIÈRES.



 140
 229
 319
 362
 462


 494
Autre scénario 
 496
 516


 579
 628
  1. Souvenirs de Mme Caroline Commanville. — Voir aussi René Dumesnil, Flaubert, son hérédité, son milieu, sa méthode.
  2. René Descharmes, Gustave Flaubert, sa vie, son caractère, ses idées avant 1857.
  3. René Dumesnil, G. Flaubert.
  4. Émile Faguet, Gustave Flaubert, par René Descharmes.
  5. Émile Faguet, Flaubert.
  6. M. G. Lanson, Flaubert.
  7. Mme Roger des Genettes, Quelques lettres.
  8. Lettres à M. Pol N.
  9. Charles Lapierre, Esquisse sur Flaubert intime.
  10. Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine.
  11. Du Camp, Souvenirs littéraires,vol., Hachette, éditeur.
  12. Du Camp, Souvenirs littéraires, vol., Hachette, éditeur.
  13. M. Sainte-Beuve
  14. Madame Bovary.
  15. M. Sainte-Beuve.
  16. Sic, voir page 10, ligne 11.
  17. Voir page 49 de la présente édition.
  18. Page 46.
  19. Page 207.
  20. Page 390.
  21. Page 401.
  22. Apollinaire, sic, pour Apollonius de Thyanes !
  23. Page 49.
  24. Page 295.
  25. Page 300.
  26. Page 479.
  27. Page 450.
  28. Page 48.
  29. Page 56.
  30. Page 53.
  31. Page 60.
  32. Page 61.
  33. Pages 215 à 225.
  34. Page 226.
  35. Page 228.
  36. Pages 234 et 235.
  37. Page 236.
  38. Page 365.
  39. Pages 388 et 389.
  40. Pages 399 et 400.
  41. Pages 401 et 402.
  42. Page 153 et 154.
  43. Page 295.
  44. Page 297.
  45. Page 446.
  46. Page 105.
  47. Page 445.
  48. Gazette des tribunaux, numéro du 8 février 1857.