Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Bienstock)/08

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Marchez pendant que vous avez la lumière
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 212-219).
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VIII

Que cela fût l’effet des médicaments ou des conseils de l’habile médecin, on ne sait, mais toujours est-il que Jules se remit bientôt et tous ses projets ne lui paraissaient plus que des chimères.

Le médecin resta très peu de temps et partit. Peu après Jules se leva, et, mettant à profit ses conseils, commença une nouvelle vie. Il engagea des maîtres pour ses enfants et lui-même surveilla leur éducation. Il se consacra aussi aux affaires publiques, et jouit bientôt d’une influence énorme dans la ville.

Jules vécut ainsi une année, pendant laquelle il ne pensa pas une seule fois aux chrétiens.

Au bout de ce temps, dans leur ville fut envoyé un tribunal pour juger des chrétiens.

Un représentant de l’empereur romain était arrivé en Cilicie pour étouffer la propagande du christianisme. Jules avait entendu parler des mesures employées contre les chrétiens, mais il ne pensait pas qu’elles s’appliquaient à la commune dans laquelle vivait Pamphile, et il ne s’inquiétait point de son ami. Mais un jour, comme il traversait la place pour aller à ses affaires, un homme âgé, mal vêtu, s’approcha vivement de lui. D’abord il ne le reconnut pas. C’était Pamphile. Il tenait un enfant à la main.

— Bonjour ami, lui dit-il. J’ai une demande très importante à t’adresser, mais à cause de cette persécution si cruelle que subissent les chrétiens, je ne sais pas si tu voudras me reconnaître comme un ami, si tu ne craindras pas de perdre ta situation, en te commettant avec moi.

— Je ne crains personne, répondit Jules, et pour te le prouver, je t’invite à venir chez moi. Je remettrai même tout travail afin de pouvoir causer avec toi et te rendre service si je le puis. Viens avec moi. À qui cet enfant ?

— C’est mon fils.

— Du reste je n’aurais pas dû te le demander. Je reconnais en lui ton visage, et, à ces yeux bleus, je n’ai pas besoin de te demander qui est ta femme. C’est cette belle jeune fille avec laquelle je t’ai rencontré il y a quelques années.

— Tu as deviné, répondit Pamphile. Peu de temps après notre dernière rencontre, elle est devenue ma femme.

Les amis entrèrent chez Jules. Celui-ci appela sa femme et lui confia l’enfant, puis il introduisit Pamphile dans son luxueux cabinet de travail, éloigné des autres pièces de la maison.

— Ici, tu pourras causer à ton aise, personne n’entendra rien, dit Jules.

— Oh ! je n’ai pas peur qu’on m’entende, au contraire, et précisément ma demande est celle-ci : que les chrétiens arrêtés ne soient pas exécutés avant qu’on ne leur ait permis de faire une profession de foi publique.

Pamphile se mit alors à raconter comment les chrétiens, qui avaient été privés de la liberté par les autorités, avaient prévenu de leur arrestation les membres de leur commune. Le vieux Cyrille, au courant des relations amicales qui existaient entre Pamphile et Jules, l’avait chargé de venir présenter la requête des chrétiens incarcérés. Les prisonniers ne demandaient point à être graciés. Ils croyaient avoir pour mission dans ce monde de témoigner leur foi dans la vérité de l’enseignement du Christ. Ce témoignage ils pouvaient l’offrir par toute leur vie, ou par le même martyre que Christ. L’un ou l’autre leur était indifférent, et la mort physique, inévitable, ne les effrayait point ; ils étaient aussi prêts à l’accepter maintenant que dans une cinquantaine d’années, mais ils désiraient que leur vie fût profitable aux autres ; c’est pourquoi ils avaient chargé Pamphile d’intercéder pour que leur procès et leur exécution eussent lieu publiquement.

Jules fut surpris de cette demande de Pamphile, mais il lui promit de faire tout ce qu’il pourrait.

— Je te promets d’intervenir, dit Jules, mais par amitié pour toi, et à cause de cette disposition particulière de bienveillance que tu provoques toujours en moi, en même temps, je dois te dire que je trouve vos doctrines extravagantes et dangereuses au plus haut degré. Je puis parler ainsi parce qu’il n’y a pas longtemps, dans un moment de dépression morale, de maladie, j’ai partagé vos idées à un tel point que j’ai failli renoncer à tout et aller chez vous. Je sais où est votre erreur parce que j’ai passé par là : c’est l’égoïsme, la faiblesse et la débilité maladive. C’est une religion pour les femmes, non pour les hommes.

— Pourquoi ?

— Parce que, par orgueil, au lieu de participer par votre travail dans les affaires publiques, et, selon vos mérites, de vous élever de plus en plus dans l’estime des hommes, vous déclarez que tous les hommes sont égaux afin de ne considérer personne au-dessus de vous, et de vous considérer tous égaux à César. Vous pensez ainsi et vous l’enseignez aux autres. Pour les faibles et les paresseux, cette tentation est grande ! Au lieu de travailler, chaque esclave se considère tout simplement l’égal de César. Si les hommes vous avaient écoutés, la société n’existerait plus ; nous serions retournés à la barbarie. Dans l’État, vous propagez la destruction de l’État. Mais votre existence même est garantie par l’État. Si l’État n’existait pas, vous n’existeriez pas ; on n’aurait jamais entendu parler de vous. Vous seriez tous des esclaves des Scythes ou des premières tribus sauvages qui vous auraient découverts. Vous êtes comme une tumeur qui détruit le corps, quoique ne vivant que sur le corps. Le corps lutte contre la tumeur et la détruit. Nous ne pouvons agir autrement envers vous. Aussi, malgré ma promesse de vous aider à obtenir ce que vous désirez, je regarde votre doctrine comme la plus vile et la plus pernicieuse. Vile, parce que je trouve qu’il n’est ni honnête ni juste de mordre le sein qui vous nourrit. Or c’est ce que vous faites, vous qui voulez profiter des bienfaits de l’État, et non seulement ne voulez rien faire pour soutenir l’organisation qui rend possible l’existence de l’État, mais tentez de le détruire.

— Il y aurait beaucoup de vérité dans tes paroles, dit Pamphile, si, en effet, nous vivions comme tu penses. Mais tu ne connais pas notre vie et tu te fais d’elle une idee fausse. Vous autres qui avez des habitudes de luxe, vous avez peine à vous imaginer combien il faut peu à l’homme pour exister sans privations. L’homme est ainsi fait que, tant qu’il jouit de sa santé normale, il peut obtenir par le travail de ses mains beaucoup plus qu’il n’a besoin pour vivre. Vivant en commun, nous pouvons, par le travail de nos mains, soutenir nos enfants et nos vieillards, nos malades et nos infirmes. Tu prétends que nous, chrétiens, éveillons dans le coeur d’un esclave le désir d’égaler César. Au contraire, par la parole et l’exemple nous ne prêchons qu’une chose : l’humilité patiente et le travail, le plus humble travail, celui du journalier. Des affaires de l’État, nous ne savons et ne comprenons absolument rien. Mais nous savons parfaitement et indubitablement que notre bonheur ne se trouve que là où se trouve le bonheur des autres, et c’est lui que nous cherchons. Le bonheur des hommes se trouve dans leur union.

— Mais dis-moi, Pamphile, pourquoi les hommes vous sont-ils hostiles, vous persécutent-ils, vous chassent-ils, vous tuent-ils, pourquoi de votre doctrine de l’amour résulte-t-il la haine ?

— Cela ne tient pas à nous ; c’est étranger à nous. Nous plaçons au-dessus de tout la loi de Dieu qui gouverne notre conscience et notre raison. Nous ne pouvons exécuter que les lois d’État qui ne sont pas contraires à la loi divine. Ce qui est à César est à César. Ce qui est à Dieu est à Dieu. C’est pourquoi les hommes nous persécutent. Nous n’avons pas la possibilité de faire cesser cette hostilité qui se manifeste contre nous, et qui ne vient pas de nous, parce que nous ne pouvons pas cesser de comprendre la vérité que nous avons comprise. Nous ne pouvons pas vivre contrairement à notre conscience et à notre raison. C’est de cette hostilité provoquée par notre religion, que notre maître a dit : Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix, j’apporte la guerre. Christ a éprouvé par lui-même cette hostilité, et il nous en a prévenus plusieurs fois, nous ses disciples : Le monde, disait-il, me hait parce que ses actes sont méchants. Si vous étiez de ce monde, le monde vous aimerait. Mais puisque vous n’êtes pas de ce monde, que je vous en ai débarrassé, le monde vous hait. Le temps viendra où celui qui vous tuera pensera qu’il est par cela même le serviteur de Dieu. Mais, de même que Christ, nous ne craignons pas ceux qui tuent le corps et c’est pourquoi, ne peuvent faire rien de plus. Le jugement sur eux consiste en cela : que la lumière est venue dans le monde, mais les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière parce que leurs actes étaient mauvais.

Il n’y a pas à s’inquiéter de cela parce que la vérité vaincra. Les brebis écoutent la voix du pasteur et le suivent, parce qu’ils connaissent sa voix. Le troupeau du Christ ne périt point ; il grandit en attirant à lui de nouvelles brebis de tous les pays du monde. Car l’esprit souffle où il veut, et tu entends sa voix bien que tu ne voies pas d’où il vient et où il va.

— Oui, l’interrompit Jules, mais y en a-t-il beaucoup de sincères parmi vous ? On vous accuse souvent de feindre d’être heureux de mourir pour la vérité. Mais la vérité n’est pas de votre côté. Vous êtes des fous orgueilleux qui sapez les fondements de la vie sociale.

Pamphile ne répondit rien et regarda Jules avec tristesse.