Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Bienstock)/09

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Marchez pendant que vous avez la lumière
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 220-225).
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IX

À ce moment le fils de Pamphile se précipita dans l’appartement et vint se serrer contre son père.

Malgré toutes les caresses que lui avait prodiguées la femme de Jules, il l’avait laissée pour venir se réfugier près de son père. Pamphile poussa un soupir, caressa son fils et se leva. Jules le retint à dîner, et continua la conversation.

— Ce qui m’étonne, dit-il, c’est que tu te sois marié et que tu aies des enfants. Je ne puis pas comprendre comment vous autres chrétiens, vous pouvez élever vos enfants, niant la propriété ? Comment vos mères peuvent-elles être tranquilles en pensant à l’avenir précaire de leurs enfants ?

— Pourquoi nos enfants sont-ils moins garantis que les vôtres ?

— Parce que vous n’avez ni esclaves ni biens. Ma femme est très encline au christianisme ; à un certain moment, elle était décidée à renoncer à sa vie actuelle. Moi aussi j’étais résolu à l’accompagner. Mais ce qui l’arrêta ce fut la position précaire des enfants chrétiens, les besoins auxquels ils étaient exposés ; et je n’ai pu que lui donner raison. C’était pendant ma dernière maladie. J’étais très dégoûté de la vie que j’avais menée et voulais tout quitter. Mais, d’une part, les craintes de ma femme, d’autre part les arguments de mon médecin m’ont convaincu que la vie d’un chrétien, du moins comme vous la pratiquez, n’est possible et bonne que pour les célibataires, mais que les personnes qui ont une famille, les mères qui ont des enfants, ne sont pas préparées pour une telle existence ; qu’avec la vie que vous menez, la vie elle-même, c’est-à-dire le genre humain, doit cesser. Et c’est logique. C’est pourquoi ton apparition avec cet enfant m’a particulièrement étonné.

— Et il n’est pas le seul, remarqua Pamphile, car j’ai laissé à la maison un enfant à la mamelle et une petite fille de trois ans.

— Eh bien, explique-moi comment cela est possible. Je ne le comprends pas. Comme je viens de te le dire, j’étais sur le point d’abandonner tout et d’aller chez vous. Mais j’ai des enfants, et j’ai compris que je n’avais pas le droit de les sacrifier ; alors, pour eux, pour les élever dans les mêmes conditions que celles dans lesquelles moi-même grandis et fus élevé, je suis resté, et continue à vivre comme autrefois.

— C’est étrange, dit Pamphile, nous raisonnons d’une façon justement opposée. Nous disons : si les adultes vivent d’après les idées du monde ils sont excusables parce qu’ils ont été gâtés. Mais les enfants ? C’est horrible ! Vivre dans le monde ; les exposer continuellement à ses tentations. Malheur au monde à cause des scandales, car il est nécessaire qu’il arrive des scandales, mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! Ce sont les paroles de notre Maître ; c’est pourquoi je les cite, et aussi parce qu’elles sont l’expression de la vérité, et non par esprit de contradiction. Il est vrai que la principale nécessité de vivre, comme nous le faisons tous, résulte en grand partie du fait qu’il y a parmi nous des enfants, des êtres dont il a été dit : Si vous ne changez pas et ne demeurez pas comme des enfants vous n’entrerez point dans le royaume des cieux.

— Mais comment une famille chrétienne peut-elle vivre, sans les ressources matérielles assurées pour se nourrir ?

— Suivant nous il n’y a qu’un moyen de subsistance : le travail au profit des autres inspiré par l’amour. Votre moyen, c’est la violence. Elle peut disparaître comme les richesses, et alors rien ne reste que le travail et l’amour des hommes. Nous considérons que c’est la base de tout, qu’il faut s’en tenir à eux et les accroître. Quand on agit ainsi, la famille vit et même prospère. Non, poursuivit Pamphile, si j’avais des doutes en la vérité de l’enseignement du Christ, si j’hésitais à le mettre en pratique, tous ces doutes et ces hésitations disparaîtraient dès le moment que je réfléchirais au sort des enfants élevés dans le paganisme, dans les conditions où tu fus élevé et dans lesquelles, maintenant, tu élèves tes enfants. Quelques efforts que fassent les hommes pour que la vie soit agréable et confortable au moyen des palais, des esclaves, des objets importés de l’étranger, la vie de la masse du peuple restera telle qu’elle doit être. La seule subsistance pour lui se trouve dans l’amour des hommes et le travail. Nous voulons nous affranchir et affranchir nos enfants de ces conditions. Par la violence, et non par l’amour, nous forçons les hommes à nous servir, et, chose étrange, plus nous semblons nous enrichir, plus nous nous privons du seul appui véritable, l’amour. La même observation est vraie pour cet autre appui, le travail. Plus un homme évite le travail et s’accoutume au luxe, moins il est capable de travailler, et, par conséquent, il se prive de cette vraie et éternelle consolation. Et c’est en mettant leurs enfants dans de telles conditions d’oisiveté que les parents croient les garantir ! Envoie ton fils et le mien chercher une rue, transmettre un ordre, ou faire une commission importante, et tu verras lequel des deux se tirera le mieux d’affaire ? Ou propose de les confier à un professeur, et tu verras lequel des deux sera accueilli avec le plus d’empressement ? Non, ne prononce jamais ces paroles terribles, qu’une vie chrétienne n’est possible qu’à ceux qui n’ont pas d’enfants. Au contraire on pourrait dire plutôt que mener la vie païenne n’est excusable que pour les célibataires. Mais malheur à celui qui scandalise l’un de ces petits.

Jules se taisait.

— Oui, dit-il enfin, peut-être as-tu raison, mais leur éducation est déjà commencée, ils sont entre les mains des meilleurs maîtres. Cela ne peut leur faire de mal d’apprendre ce que nous savons. Ils ont le temps encore et moi aussi. Ils seront libres d’embrasser votre foi quand ils seront dans la fleur de l’âge, s’ils le trouvent nécessaire. Quant à moi, je pourrai le faire quand j’aurai assuré l’avenir de mes enfants et redeviendrai libre.

— Sache la vérité et tu seras libre, répondit Pamphile. Le Christ donne la liberté de suite ; les enseignements du monde ne vous la donneront jamais. Adieu !

Pamphile s’en alla avec son fils.

Le procès des chrétiens eut lieu en public.

Jules vit Pamphile et remarqua qu’il aidait les autres chrétiens à enlever les cadavres des martyrs. Il le remarqua, mais, par peur de ses supérieurs, il ne s’approcha pas de lui et ne l’appela point.