Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/4

La bibliothèque libre.
Chapitre V  ►
IV


CHAPITRE IV.


histoire de basquine (Suite.)


— Hélas mon pauvre Martin, — me dit Basquine, il faut que du ciel je te fasse retomber dans l’enfer… et que je continue mon récit : avec un professeur comme celui dont je t’ai parlé et que j’eus pendant trois mois, tu dois penser que je fis des progrès rapides. Enfin, ce que je vais te dire, mon bon Martin, te semblera absurde, pourtant rien n’est plus vrai et ne prouve plus la force de ma volonté : je n’avais pas d’esprit, je voulus apprendre à avoir de l’esprit… Pour savoir ce que c’était que l’esprit,… je lus, j’étudiai les écrivains les plus remarquablement spirituels, et je retirai du moins de leur commerce un jargon qui pouvait tromper les moins connaisseurs, car le milord-duc qui avait connu dans ses nombreux voyages les gens les plus distingués de l’Europe, me dit un jour, tout émerveillé : — Je crois, Dieu me damne ! que cette petite est devenue spirituelle… — Rassure-toi, Martin, — ajouta Basquine, avec un triste sourire — je ne ferai jamais d’esprit avec toi…

— Mais cette vengeance que tu poursuivais ? — lui dis-je.

— Cette vengeance ?… — s’écria-t-elle, — pour l’assurer, il me fallait travailler chaque jour à acquérir ces talents, ces avantages, ces séductions qui me seraient un jour des armes terribles,… non contre le milord-duc, cela m’eût été impossible, mais contre toute cette race oisive, stupide, insolente ou infâme, dont le milord-duc personnifiait l’horrible vieillesse… et dont le petit Scipion personnifie l’horrible adolescence !

— Je commence… à te comprendre, Basquine, — dis-je, frappé de l’expression implacable des traits de la jeune fille.

— Ah ! race impitoyable ! — s’écria-t-elle, avec une exaltation menaçante, — ah ! pendant que vous regorgiez du superflu, mon père mourait de douleur, de misère,… et l’on m’achetait, toute enfant, pour quelques pièces d’argent. Ah ! votre exécrable insouciance de notre sort, à nous autres misérables, m’a laissé flétrir à cet âge sacré où les plus criminelles ont du moins été pures ! Ah ! lorsque je vous ai tendu une main innocente encore, quoique souillée,… vous m’avez repoussée !… Ah ! grands seigneurs blasés, vous avez fait de moi… le jouet et la victime de vos sanglantes débauches, prenant plaisir, par une ironie infernale, à éclairer d’autant plus mon intelligence, que vous me dégradiez plus affreusement comme créature… Ah ! vous m’avez abîmée d’outrages, d’opprobres ! de tortures ! Ah ! la contagion de votre effrayante perversité m’a corrompue jusqu’à la moelle, et je n’ai pas douze ans !… Mais attendez… attendez… un jour j’aurai seize ans,… l’âge de la candeur et de l’innocence,… l’âge où la beauté brille de tout son éclat, l’âge qui met en relief les séductions, les talents que j’ai acquis et que j’acquerrai encore ; attendez, attendez, et alors forte des vices que vous m’avez donnés, forte de la haine impitoyable que vous m’avez inspirée, forte de mon cœur mort avant l’âge où il s’éveille… forte de mes sens éteints avant l’âge où ils s’allument, forte surtout du mépris, de l’horreur que votre race soulève en moi… attendez… et vous verrez de quelles passions éperdues, folles, criminelles je saurai vous enivrer ! Oh ! vous m’aimerez… un jour !… Et je serai vengée !…

L’attitude, le geste, la physionomie de Basquine pendant qu’elle prononça cette imprécation, furent empreints d’une résolution si formidable, qu’involontairement je m’écriai :

— Basquine… tu m’épouvantes…

Basquine passa la main sur son front couvert d’une rougeur brûlante, garda un moment le silence, et me dit :

— Pardon, mon bon Martin, de me laisser aller à ces entraînements… mais avec toi et Bamboche, je ne cherche ni à me dissimuler ni à me contraindre… Je poursuis mon récit. Il me reste d’ailleurs peu de chose à vous dire. Un événement imprévu me fit quitter la maison du milord-duc… Il mourut subitement d’apoplexie… Son neveu, son unique héritier, arriva bientôt par la diligence pour recueillir cette immense succession. Ce neveu, déjà fort riche, mais aussi avare, aussi rigoriste que son oncle avait été prodigue et débauché, chassa du château toutes les femmes que mylord-duc y avait rassemblées, et auxquelles il n’avait d’ailleurs laissé aucun legs… Miss Turner seule avait amassé un pécule considérable. Elle garda son impassibilité ordinaire en me voyant chassée comme les autres créatures du sérail ; cependant elle me donna vingt francs et une fort belle guitare dont elle m’avait appris à jouer. — Petite, — me dit-elle, — avec ce gagne-pain, ta jolie figure, vingt francs dans ta poche, une bonne robe et un petit paquet de linge, tu ne dois pas être inquiète de ton sort. — Ce fut ainsi que je quittai le château du duc de Castleby au commencement de l’été, n’ayant qu’un but, celui d’aller à Paris, songeant déjà vaguement au théâtre… où je pouvais mieux que partout ailleurs, à force de travail, de zèle et de volonté, atteindre le premier degré de la position que je rêvais, idée fixe, unique, opiniâtre, ardente comme la vengeance… Ma route du Midi à Paris se passa sans incident remarquable ; le temps fut presque toujours magnifique, et grâce à ma guitare, dont j’accompagnais mon chant dans les cafés et autres lieux publics des villes où je m’arrêtai, je possédais en arrivant ici à-peu-près le double de ce que je devais à la générosité de Miss Turner… Bientôt le hasard me fit rencontrer Bamboche, je croyais mon cœur mort… bien mort ;… pourtant, à la vue de notre compagnon d’enfance, je tressaillis de bonheur, de joie et d’espoir…

— Quand je la rencontrai, — dit Bamboche, — je vivais avec ma veuve, sœur de mon bourgeois ; je quittai la veuve, bien entendu…

— Oui, — dit Basquine, — et tant que je restai avec lui, il se mit à travailler résolument de son état de serrurier, afin de subvenir à mes besoins, parce qu’il ne voulait pas par jalousie me laisser aller jouer de la guitare dans les cafés…

— Je le reconnais là… — lui dis-je.

— Mais… — reprit Bamboche avec un accent de regret, — elle ne te dit pas tous les chagrins dont je l’ai accablée pendant ce temps-là ; mes brutalités, mes violences causées par ma jalousie et par…

— À quoi bon parler à Martin de ces tristes souvenirs, — dit Basquine, en interrompant notre compagnon, — tu n’avais pas tort, Bamboche, de te plaindre, non de mon affection… mais de ma froideur… je n’en aimais pas d’autres, il est vrai… mais je ne t’aimais plus… comme tu aurais voulu être aimé… En te revoyant, j’avais cru un moment sentir revivre ce malheureux amour qui datait de l’enfance… je me trompais ; les sentiments hors nature ne se survivent pas… c’est déjà bien assez étrange qu’ils durent quelque temps… Et puis, vois-tu… Martin, j’étais uniquement possédée du désir d’étudier mon art, une voix secrète me disait que par lui seul j’atteindrais ce but, cette vengeance… qu’alors je poursuivais, comme aujourd’hui, avec une opiniâtreté invincible, avec une foi aveugle dans l’avenir ; la jalousie, les reproches incessants de Bamboche à propos du peu d’amour que je lui témoignais, m’affligeaient ; j’eusse été mille fois heureuse, s’il avait accepté comme je l’en suppliais une affection fraternelle ; mais ses obsessions, ses emportements me devinrent à la fin insupportables, car il souffrait cruellement de ma froideur, et mes chagrins de chaque jour étaient autant d’obstacles à la voie que je voulais suivre ;… aussi un soir…

— Quand après mon travail je rentrai chez nous, — reprit Bamboche en interrompant Basquine, — elle avait disparu… Depuis ce jour… je ne l’ai revue… qu’aujourd’hui…

— Et depuis ce temps-là… qu’es-tu devenu ?… — lui demanda Basquine avec un touchant intérêt, — dis-le nous, car pour moi, tu seras toujours mon frère comme Martin… dans quelque position que nous nous trouvions jamais tous trois, nous serons, oh… j’en suis sûre… j’en atteste notre émotion de tout-à-l’heure et l’inaltérable souvenir que nous avons conservé les uns des autres… nous serons fidèles aux serments de notre enfance.

— Oh oui !… toujours !… — m’écriai-je, ainsi que Bamboche.

Et nous prîmes chacun une des mains de Basquine.

Après un moment de silence, je dis à Bamboche :

— Reprends ton récit. Après la disparition de Basquine, qu’es-tu devenu ?

— J’ai d’abord cru que j’allais devenir fou, tant son départ m’exaspéra… Je l’aimais, vois-tu, Martin, comme je n’ai jamais aimé ni n’aimerai jamais… La preuve… c’est que pour elle… je m’étais senti des délicatesses qui me vont… comme des souliers de satin à un bœuf… car au lieu de travailler comme un enragé, pour faire aller notre petit ménage… quand j’ai eu rencontré Basquine, j’aurais pu retourner chez ma veuve et lui soutirer d’un coup plus d’argent que je n’en ai gagné en me carnageant, pour nous faire vivre nous deux Basquine, tant qu’elle est restée avec moi. Eh bien ! non… faire manger à Basquine du pain de ma veuve… ça ne m’allait pas, et pour toute autre que Basquine ça ne m’aurait-il pas été comme un gant ? Quand je te dis, Martin, qu’après toi et elle il faut tirer l’échelle aux bons sentiments.

— Avoue du moins, — lui dis-je, — qu’il est déjà grand et beau de voir notre affection mutuelle nous imposer des sentiments pareils… si restreints qu’ils soient ?

— Pour restreints, ils le sont, je t’en réponds ; aussi après le départ de Basquine, j’ai repris ma volée… d’oiseau de nuit ou de proie… Vers ce temps-là, je rencontrai la Levrasse. — Ah ! vieux gueux ! — lui dis-je, — tu es donc toujours en vie ? — Ah ! grand brigand, — me répondit-il, — tu as donc voulu me faire cuire en daube dans ma voiture ? — Et toi, tu as donc été assez coriace pour ne pas vouloir cuire ? Ça ne m’étonne pas ; mais la mère Major ? — Elle était plus tendre, elle,… tu le sais bien, mauvais garnement, — me répondit la Levrasse. — Elle a parfaitement cuit.

— Ah ! mon Dieu, — m’écriai-je ; — et l’homme-poisson ? — car j’avais souvent songé à lui depuis notre séparation.

— C’est vrai, — dit Basquine. — Pauvre Léonidas ! il était aussi enfermé dans la voiture au moment où tu y as mis le feu. La Levrasse t’en a-t-il donné des nouvelles, Bamboche ?

— L’homme-poisson a échappé au court-bouillon, m’a dit la Levrasse ; mais ce gredin de Poireau, le pitre, a été asphyxié. C’est toujours ça, — reprit Bamboche, et il continua : — La Levrasse était déjà établi marchand de jouets d’enfants passage Bourg-l’Abbé ; mais il faisait, disait-il, par délassement la banque… vieux banquiste ! Il s’y connaît. Allons, — lui dis-je, — je te pardonne ; tu n’as eu qu’une joue de rissolée, c’est mesquin, n’y pensons plus. — Ah ! tu me pardonnes ? À la bonne heure, — me répondit la Levrasse, — et pour te prouver que je suis sensible à ta clémence, je t’invite à dîner demain, nous causerons. — Je n’eus garde de manquer au rendez-vous ; le vieux brigand m’étudia, m’observa, me fit jaser, et au dessert, entre la poire et le fromage, il me dit : — Écoute, je fais la banque, et, comme banquier, j’achète souvent, pour un morceau de pain, des créances très-légalement exigibles, mais difficiles à recouvrer, tantôt parce que les créanciers ont filé en pays étranger, tantôt parce que les compères trouvent moyen de mettre leurs biens à couvert… Jusqu’ici, faute d’un associé intelligent, je n’ai pas tiré tout le parti possible de ces affaires, il y aurait pourtant de l’or en barres à gagner. Tiens, un exemple entre plusieurs : J’ai acheté quinze mille francs une créance de soixante-douze mille et tant de livres sur un M. Rondeau ; il a de quoi payer largement ; il possède six à sept cent mille francs, réalisés, avec lesquels il a filé en Angleterre, où le gaillard mène grande et joyeuse vie ; légalement je ne peux rien, car, dans ce cas, il n’y a pas d’extradition possible, mais, en employant la contrainte morale… — Comment ? — Suppose, mon ami Bamboche, que je te fasse don de ma créance, bien valable, bien en règle, à toi qui es sans le sou ? Qu’est-ce que tu ferais, sachant que de l’autre côté du détroit il y a un compère qui a de quoi grandement payer, et qui… j’oubliais cette circonstance importante, est poltron comme la lune ? — Pardieu, — dis-je à la Levrasse, — ce n’est pas malin, j’irais trouver mon débiteur, je le prendrais par les oreilles, et, à grands coups de canne, je me ferais payer… — Il y a du bon dans ce que tu dis là, — reprit la Levrasse, — mais, en Angleterre comme en France, on pince les créanciers qui instrumentent à coups de canne, mais on n’arrête pas un créancier qui, je suppose, suivrait incessamment son débiteur dans les rues, dans les promenades, dans les spectacles, en lui disant tout haut et en public : — Monsieur, vous me devez légalement soixante-douze mille francs, vous avez de quoi me les payer, vous vous y refusez, vous êtes un fripon. — Or, devant un pareil cauchemar, le débiteur s’exécute ; s’il ne s’exécute pas, on cherche d’autres moyens… et avec ta caboche… Bamboche… on les trouve. — Combien me donnez-vous, — dis-je à la Levrasse, — et dans huit jours je vous fais payer de votre Monsieur Rondeau. — Je paie les frais de ton voyage, et je te donne cinq mille francs… voyons, ne me fais pas les gros yeux, je te donne dix mille francs… veux-tu bien laisser ta canne tranquille, je consens à quinze mille… tu les toucheras chez le correspondant, où le sieur Rondeau ira payer. — Va donc pour quinze mille francs. — Je pars pour Londres ; huit jours après, la Levrasse avait son argent, moi ma part ; quand je me suis vu à la tête de cette fortune, je me suis dit : Il faut que je retrouve Martin et qu’il en goûte.

— Brave Bamboche !

— Claude Gérard ne l’a pas voulu… Ça a été pour moi un mauvais voyage… oui, doublement mauvais, — ajouta Bamboche, en prenant tout-à-coup un air sombre qui me surprit.

— Pourquoi doublement mauvais ? — lui dis-je, voyant que, pensif, il gardait le silence.

— Parce que je ne t’ai pas trouvé, Martin… Et puis…

— Et puis ?…

— Maudite… maison de fous… va… — murmura-t-il à demi-voix.

Pour le moment ces paroles me semblèrent inexplicables, aussi dis-je à Bamboche : Explique-toi.

— Non, — reprit-il en tressaillant ; — à quoi diable vais-je songer ?… Claude Gérard n’ayant donc pas voulu te lâcher, — ajouta Bamboche en reprenant son entrain, — je suis revenu à Paris, et, alors ma foi ! roule ta bosse ; mais, comme il n’y a généralement que les chenapans de ma sorte qui aient du bonheur, quand j’en ai été à mes derniers mille francs, j’ai joué au no 113, et, en deux jours, j’ai gagné cinquante mille francs ; tu me manquais d’autant plus, mon brave Martin, que j’avais plus d’argent… Je ne dis rien de toi, Basquine… Si j’avais su où te trouver…

— Je te crois, Bamboche, — dit Basquine, — partager avec moi cet argent si facilement gagné, qu’était cela auprès du rude travail d’artisan que tu t’es imposé pendant que nous avons vécu ensemble ?…

— C’est vrai, ça ne m’a pas été si rude à gagner, mes cinquante mille francs. Au lieu de la lime et du marteau toute la journée… quelques coups de râteau sur le tapis vert… et encaissés les doublons !…

Alors, ma foi ! grand tralala ! Appartement superbe, chevaux, voitures, table ouverte, et un calendrier de drôlesses depuis Amélie jusqu’à Zélie, toutes les lettres de l’alphabet y ont passé, mordieu ! Je me faisais appeler le capitaine Hector Bambochio, je m’étais fabriqué cette capitainerie-là en entendant le père la Levrasse parler du Texas, où il avait manigancé je ne sais quelle affaire. Pendant que j’étais en train, je me suis orné d’un père marquis et d’un futur beau-père, grand d’Espagne. Pendant un an, j’ai mené la vie d’un joueur ; ça ressemblait comme deux gouttes d’eau, pour les émotions, à notre vie vagabonde. Mais tout a une fin, même la bonne chance : la rouge m’avait toujours traité en enfant gâté, elle a fini par me traiter comme feu la mère Major après nos amours ; alors j’ai voulu folâtrer avec la noire ; la noire a été cent fois pire encore. J’avais déjà dégringolé de mon bel appartement de la rue de Richelieu pour tomber dans un méchant hôtel de la rue de Seine… Là, pendant quelque temps, j’ai carotté ma vie en excitant des duels entre mes voisins les étudiants et leurs amis. Je me faisais accepter comme témoin ; déjeûnant du pistolet, dînant de l’épée, soupant de l’espadon… J’oubliais de te dire que j’avais un goût passionné pour l’escrime, et tant de dispositions qu’en dix-huit mois, Bertrand… l’incomparable Bertrand, à la salle duquel je me présentai comme fils de famille, avait fait de moi, non pas un tireur élégant, habile, correct et foudroyant comme il en fait tant, ma nature sauvage ne s’y prêtait pas, mais il m’avait donné, comme gaucher, un jeu horriblement dangereux et hérissé. Cette réputation-là, pratiquement établie par un duel où j’avais crevé le ventre d’un créancier révolté, qui passait pour gros mangeur d’hommes, m’avait aidé singulièrement dans mes recouvrements pour la Levrasse… mais enfin son sac à créances s’était vidé ; mes petits étudiants et leurs amis s’étaient tous battus les uns contre les autres… On m’avait mis à la porte de mon hôtel, j’étais pendu au croc du diable et prêt… ma foi… à faire cent fois pis que je n’avais fait, lorsque je rencontre le cul-de-jatte, le Mentor de mon jeune âge. Le digne homme s’était rangé ; il mitonnait alors une affaire de contrebande, cigares, étoffes, liquides, le diable et son train ; je connaissais pas mal de monde, plus de mauvais que de bon, je me charge de placer sa contrebande chez des jeunes gens et chez des filles, moyennant courtage. Je vivotais, demeurant au siège de notre société, impasse du Renard, mais la mèche contrebandiste est éventée… Il n’y avait pas de preuves contre moi, je file… Je ruminais un mauvais coup, lorsqu’une idée me vient : je suis vigoureux, la nature m’a doué de cinq pieds sept pouces — me dis-je, — je vais me vendre comme remplaçant militaire. Une fois acheté, je joue le prix de ma vente. Si je gagne, je me remplace moi-même ; si je perds,… je me fais soldat, et je n’en ai pas pour deux mois sans être fusillé comme insubordonné… — Ce que c’est que les cartes ? pourtant !… Juste comme les femmes, un caprice reprend à la rouge. Je gagne dix mille francs, je rachète un remplaçant et me voilà remonté sur ma bête… Mais, à moi, un malheur ne vient jamais seul, ni un bonheur non plus, — et Bamboche nous tendit avec émotion la main à moi et à Basquine. — Le vieux gueux de la Levrasse avait de nouvelles créances à recouvrer, il joignait à cela l’agrément d’offrir de l’argent comptant aux fils de famille qu’il savait devoir être riches à la mort de papa et de maman. Les bonnes chances du jeu me permettaient de me mêler à une compagnie déjà diablement mêlée, bien entendu ; là j’amorçais quelques jeunes pigeons égarés du colombier paternel. La Levrasse les plumait, et j’avais ma part du duvet… Le cul-de-jatte avait fait le plongeon pendant un bout de temps ; il reparaît à la surface de la boue de Paris ; j’en fais mon second ;… et par respect pour ses cheveux blancs, je lui confère le grade de major… ce sont ses invalides ; lorsqu’il y a des créanciers récalcitrants, il sonde le terrain… et me sert au besoin de témoin… tel est l’état de mes affaires, mes enfants… J’ai dans ce secrétaire, que vous voyez là, cinq mille et quelques cent francs à votre service… J’avais pris depuis quelques jours la drôlesse que vous avez vue ce soir aux Funambules, où j’étais allé sans lire l’affiche. Mme Bambochio, que le diable la retrouve, m’avait dit : — Allons aux Funambules, c’est bon ton… — j’y suis allé… et… je vous l’ai dit, mes enfants, comme toujours j’ai eu deux bonheurs à la fois, qu’est-ce que je dis deux ?… j’en ai eu trois, quatre, cinq, car je me suis donné la douceur de souffleter le vicomte Scipion, son père et d’autres en allant au secours de cette pauvre Basquine. Voilà ma confession ; maintenant, Basquine, dis-nous comment diable nous t’avons retrouvé sur ce théâtre, et Martin ensuite se confessera à son tour.