Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Femme infidèle

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FEMME INFIDÈLE

Dans un petit monastère pittoresque perdu au milieu de ce merveilleux mont Kum-Kan-San, un groupe de jeunes gens fiers et magnifiques se trouvait réuni.

Tous les jours, après le dîner et avant d’aller se coucher, ils se réunissaient dans un endroit pour délier leurs langues retenues toute la journée dans leur méditation solitaire[1]. Leurs conversations roulaient généralement sur des sujets philosophiques, des souvenirs personnels ou de famille.

Ce soir-là, invités par l’air délicieusement frais et parfumé de ce brûlant été, ils se réunirent sur la terrasse du monastère. Ce fut devant un spectacle splendide de la nature rendu féerique par les derniers rayons du soleil couchant, que ces jeunes hommes engagèrent leurs conversations, autour d’un sujet éternel, aussi vieux que le monde l’amour et la fidélité.

Jeunes et fiers, chacun parlait bruyamment de son saint amour en vantant la fidélité de celle qu’il aimait. Cependant un vieux bonze, assis sur une éminence, assistait ce jour-là à ce bavardage de jeunesse. Aux affirmations chevaleresques et surtout aux invocations mélancoliques de ces jeunes gens pour leurs « Dulcinées », le bonze ne pouvait dissimuler ses sourires tristes pleins de mépris. D’une voix calme et sereine, il interrompit tout à coup la conversation de cette fière jeunesse.

— « Mes jeunes seigneurs, vous vous trompez beaucoup sur la fidélité des femmes, mais vous ne vous en apercevez certainement pas ! car je sais que, pour la jeunesse, il n’y a pas d’impossibilité. La jeunesse est innocente, sans expérience et crédule. C’est ainsi que vous l’êtes sans vous en douter !… »

— « Comment ! vous, un vieux bonze, un ascète misogyne, qui ne devez pas connaître les femmes, pouvez-vous parler ainsi ? » fit un jeune homme.

— « Certes, si j’étais depuis toujours ce que je suis aujourd’hui, je ne devrais pas connaître les femmes. Mais j’ai eu mes vingt ans dans le grand Monde. Dans ma jeunesse j’étais noble, riche, aimant et aimé autant que vous aujourd’hui, si ce n’était encore davantage !… Ah, si j’avais su alors ce que je sais aujourd’hui sur les femmes, je n’aurais certainement pas attendu le soir de ma vie pour me faire bonze ! Vous êtes jeunes, pleins d’espérance et d’amour. Mais quand vous aurez mon âge vous comprendrez que vous avez vécu constamment trompés, car la vie n’est qu’une illusion et l’amour n’est qu’un mensonge ! À votre âge j’étais comme vous. Je défendais l’honneur des dames surtout celui de la mienne qui m’aimait d’un amour si profond et sincère que la mort elle-même, me semblait-il, ne pourrait nous séparer. À trente ans, je fus nommé préfet de Ko-Yang quand la Sil-Là déclara la guerre au Bec-Jai[2].

Or un jour les soldats de Sil-Là assiégèrent la ville de Ko-Yang dont la chute n’était plus qu’une question d’heures. Alors je dis à ma femme chérie que, étant préfet de cette ville, je devais garder ma place jusqu’au dernier moment, mais qu’elle devait me quitter le plus tôt possible. Ma femme protesta tout en larmes, en déclarant qu’elle ne me quitterait jamais et préférait mourir à côté de moi ! Enfin, en attendant les événements, nous nous jurâmes de nous rester fidèles quoiqu’il arrivât. Et en cas où nous serions séparés par les ennemis, non seulement nous devions toujours choisir la mort plutôt que d’endurer la honte, mais encore nous devions faire tout notre possible pour nous retrouver après la guerre, si nous étions encore vivants… etc… Ainsi nous étions en train de nous jurer une foule de choses, lorsque les soldats de Sil-Là entrèrent dans le palais préfectoral et emmenèrent ma femme d’un côté et moi de l’autre. Depuis ce temps, je n’ai pu la revoir. Lorsque la paix fut revenue, je me mis aussitôt à sa recherche. Or, on m’apprit que le généralissime de l’armée ennemie l’avait emmenée dans son pays ! Vous pensez bien que j’ai volé jusqu’à Kiung-Jou, capitale de Sil-Là. Arrivé à Kiung-Jou, j’ai réussi à faire la connaissance d’un domestique de ce généralissime. Je lui demandai discrètement tout ce que je voulais savoir. Le domestique — il était très bavard — me répondit facilement sans savoir à qui il parlait.

— « Écoutez donc, me disait-il, notre généralissime nous a amené de la récente guerre une très belle maîtresse. On dit qu’il l’aurait prise au préfet de Ko-Yang… »

En apprenant ces nouvelles je m’en moquai, car j’étais absolument sûr de la pureté de ma femme. Elle aurait certainement préféré la mort à la honte ! Certes, pensais-je, le généralissime voudrait la faire sa femme, mais il n’y réussira jamais ! D’ailleurs s’il l’y avait forcée, elle ne serait déjà plus dans ce monde ! Ce soir-là, décidé à aller la voir, coûte que coûte, je rôdai autour de la maison ennemie tout en cherchant à y pénétrer. Un grand trou d’égoût au-dessous du mur s’offrit à mes yeux. Je m’y précipitai. Or, à peine avais-je pu entrer dans la cour de la maison du généralissime ennemi que j’entendis quelqu’un dire tout près de moi : « Grand Dieu ! quand voudriez-vous que je revoie mon pays natal et les miens bien-aimés… » C’était une voix féminine qui ne m’était pas tout à fait inconnue ! J’attirai donc l’attention par quelques bruits. Alors une silhouette se dessina soudain dans l’ombre en disant : quelqu’un est là ? — Oui, qui êtes-vous ? lui demandai-je. Je suis la servante de la maison, mais… cette voix… fit la silhouette tout en allumant une bougie. À la clarté de cette lumière, je reconnus ma servante qui avait été toujours attachée à la personne de ma femme. Ah ! ciel qui vois-je ici, chuchota-t-elle tout en étouffant difficilement sa voix. — Et ta maîtresse où est-elle ? — Oh, seigneur, dit la servante d’une voix basse, ne songez pas à la revoir. Le généralissime l’a épousée, et maintenant elle l’aime trop pour vous réserver un bon accueil ! Fuyez ! seigneur, pour l’amour du Ciel ! On vous ôterait la vie, si vous étiez découvert !… — Comment ! folle ? Dieu condamne tes calomnies imbéciles ! Conduis-moi auprès d’elle, je veux la voir. Cédant à mon insistance la servante me dit : « Puisque vous y tenez, allez la voir tout de suite, car le généralissime vient de sortir. Elle me conduisit aussitôt auprès de sa maîtresse. Or, celle-ci, à mon grand étonnement, me regarda froidement, avec un air irrité. — Que venez-vous faire ici ? me dit-elle, surtout ne me parlez pas ! Je ne veux pas vous entendre, encore moins vous voir ! Disparaissez immédiatement ou votre tête payera votre audace ! »

Ici le bonze poussa un long soupir douloureux dans lequel on put comprendre un poignant cri de déception et surtout un dégoût de la femme !

— « Enfin ! continua-t-il, du reste je ne me rappelle plus ! Cependant quand je repris conscience, le généralissime était devant moi avec quelques soldats. Il était rouge de colère. Il ordonna tout à coup à ses hommes « Exécutez-le immédiatement ! » Aussitôt on se précipita sur moi et on me ligota mes quatre membres. C’est alors que je suppliai le généralissime de m’accorder une minute pour dire un dernier mot. On me le permit. Je lui racontai d’abord dans quelle condition, nous, ma femme et moi, nous nous étions jurés une foi éternelle et ensuite séparés ; puis comment j’avais pu pénétrer dans sa maison, et enfin je lui dis : « Seigneur, voilà une femme lâche et infidèle au sens le plus méprisable du mot. Vous même, seigneur, vous êtes un futur moi-même avec cette femme-là. Maintenant, gardes ! exécutez-moi ! » Le généralissime m’écouta et parut fort ému. Puis il me dit d’une voix basse : « Fidèle à vos paroles, vous êtes venu de si loin au risque de votre vie jusque chez moi. Or, cette infidèle vous a traité d’une façon telle. que je comprends fort bien votre déception et votre dégoût ! Vous avez raison ! c’est une vipère ! À votre triste récit mon cœur s’est ému ! Ce serait une honte pour notre pays de laisser ici une telle femme ! s’indigna-t-il tout en ordonnant aux gardes l’exécution immédiate de cette femme au lieu de moi. Ainsi je fus délivré, mais mon horreur pour les femmes et mon dégoût pour la vie ne cessèrent pas de grandir. Enfin me voilà dans ce monastère isolé pour finir le reste de mes jours. Oh ! mes jeunes seigneurs, croyez-moi bien, vous pouvez sonder mille lieues au fond de l’Océan, mais vous ne pourrez jamais sonder un pouce au fond du cœur d’une femme ! »



  1. Les jeunes Coréens allaient passer, après leurs études, au seuil de la vie sociale, une année de méditation dans les monastères qui s’y prêtaient particulièrement par leur situation loin du monde dans la montagne, tout près de la nature, par leur atmosphère sainte et philosophique, parmi les ascètes solitaires.
  2. Avant la naissance de la « Corée », la péninsule coréenne était divisée en trois nations. Du sud au nord Sil-Là, Bec-Jai et Cocourieu. Cette période de division, qui a duré pendant sept cents ans, est connue en Corée sous le nom de Sam-Kouk ou Trois-nations. Ce n’est qu’après l’unification de la péninsule par Sil-Là qu’elle a reçu le nouveau nom de Corée.