Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Le chat en deuil

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LE CHAT EN DEUIL

Au bord d’un sentier un paysan trouva un petit chat mourant de faim. Pris de pitié, il l’emporta chez lui et le soigna de son mieux. Mignon et sage il gagna vite la sympathie de toute la famille. Et chaque jour à l’heure du repas, il s’installait auprès de son bienfaiteur qui le gâtait d’ailleurs de toutes sortes de bonne choses. Ainsi vécut le chat pendant des années choyé comme un pacha.

Un jour le brave paysan tomba gravement malade. Mille soins médicaux ne furent que de vains efforts. À la fin on fit venir à grand frais le plus célèbre des médecins. Celui-ci, après une consultation attentive, déclara qu’il n’y avait qu’un seul remède à cette maladie.

— « Mangez un millier de cœurs de rats, c’est simple mais toute la question est de se les procurer. »

En effet comment trouver un millier de cœurs de rats ! Toute la famille réunie en discuta les moyens sans aboutir à rien. Or le chat qui ne quittait jamais le brave paysan, surtout depuis qu’il était malade, assista donc attentivement à toutes ces discussions.

— « Je dois ma vie à cet homme, murmura-t-il tout pensif. Que ne ferais-je pour le sauver ! »

Puis il sortit d’un pas énergique. Après s’être déguisé en deuil, il alla s’asseoir, plein de tristesse, dans un coin du grenier qu’il savait être peuplé de rats. À peine se fut-il installé qu’il vit s’avancer crânement un gros rat vers un sac de blé, sans se douter de la présence du chat. Celui-ci bondit alors devant cet animal impertinent tout en poussant un cri terrible. Le rat s’immobilisa net comme par miracle. C’est à ce moment que le chat s’écria d’un ton courroucé :

— Que votre espèce soit sotte, je ne l’ignore pas, mais à ce point grossière c’est révoltant ! Voilà trois jours que je suis frappé d’un deuil cruel et pas un d’entre vous n’est venu me présenter les condoléances. La politesse a donc disparu de ce pays civilisé ! Votre espèce est vraiment indigne du sol coréen. Va avertir tes amis que je les exterminerai sans pitié s’ils ne viennent pas tous réparer leur faute grossière et m’implorer le pardon !

Ceci dit le chat regagna son coin plein d’une douloureuse affliction, tandis que le rat tout tremblant s’éclipsa derrière une grosse caisse.

Dès son retour parmi ses amis, il leur fit part de son incroyable mésaventure.

— « Je vous propose, continua-t-il d’une voix terrifiée, d’aller rendre une visite au chat sans tarder davantage. Autrement nous risquerions tous d’être exterminés. »

On en discuta longtemps dans une atmosphère de crainte, et les avis furent très partagés. Au milieu de cette consternation un vieux rat s’éleva :

— « Mes chers amis, dit-il, je suis d’avis qu’on aille voir le chat. D’abord s’il avait un dessein pantagruélique il aurait croqué sans autre forme de procès celui qu’il avait entre ses mains. Ce n’est donc pas le cas puisqu’il le laissa partir. D’autre part, si cruel qu’il soit comment oserait-il attaquer ceux qui veulent lui apporter leur sympathie ! Bref je vais le voir tout seul, et je saurai bien deviner ses intentions réelles. » fit-il tout en partant courageusement vers le grenier.

Dès qu’il aperçut au loin le chat en deuil il s’avança humblement devant lui.

— « Seigneur, dit-il d’un ton respectueux, nous avons appris un peu tardivement le cruel deuil qui vous frappe et nous vous assurons de nos indéfectibles sympathies. »

— « Je suis très touché de ta visite, mon cher rat, répondit le chat d’une voix fort affligée. Il est si doux de recevoir les marques de sympathie dans des heures de détresse. Sois assuré que tu as acquis toutes mes gratitudes. »

Le vieux rat était sûr de la bonne intention de l’infortuné chat. Aussi s’empressa-t-il d’aller retrouver ses amis et de les inviter à rendre au chat une visite de politesse. Les plus courageux d’entre eux allèrent le voir l’un après l’autre et revinrent tous avec les mêmes bonnes impressions. C’est alors que commença un véritable défilé des rats devant le chat en deuil.

— « Mes chers amis, je suis vraiment ému de vos sympathies, dit le chat. Je voudrais bien dire à chacun de vous tous mes sincères remerciements, mais je suis si abattu en ces jours de douloureux deuil et vous êtes si nombreux ! Pour me permettre de vous remercier une fois pour toutes et pour vous épargner ce long défilé, je vous propose de vous réunir tous en un lieu où j’aurai le très grand plaisir de vous voir tous ensemble. »

Les rats ayant accepté cette proposition, on se donna rendez-vous pour le soir-même à minuit dans une cour déserte. Le chat se concerta préalablement avec quelques-uns de ses amis qu’il embusqua dans des coins sûrs.

À minuit des milliers de rats se réunirent au lieu de rendez-vous. Le chat arriva à son tour avec un léger retard sur l’horaire fixé. Puis il s’avança pieusement au milieu de cette foule rongeuse prosternée sur son passage. Soudain, obéissant à un cri terrible poussé par le chat en deuil, quelques dizaines de félins firent irruption de tous les coins de la cour et sautèrent comme des éclairs sur les rats réunis. En un clin d’œil un immense carnage fut accompli et des milliers de rats gisaient égorgés par terre.

Le lendemain matin le chat attira l’attention de ses maîtres qu’il amena dans la cour déserte. On s’imagine facilement la joie de ces braves gens si désolés de ne savoir comment trouver un millier de cœurs de rats pour sauver un des leurs. Mais le chat était certainement plus heureux que tous les autres d’avoir rendu un service à son bienfaiteur.