Aller au contenu

Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Poisson précieux

La bibliothèque libre.

UN POISON PRÉCIEUX

Le percepteur général du Royaume de la Corée dilapida au jeu une somme de cent mille liangs[1] du Trésor royal. On l’arrêta donc, et le Roi, furieux, prononça en personne la sentence suivante :

— « Dans un délai de deux mois si la somme de cent mille liangs n’est pas versée au Trésor, le percepteur général sera exécuté. »

Les deux enfants du percepteur, un garçon de vingt ans et une jeune fille de dix-huit, cherchèrent vainement le moyen de sauver leur père chéri. Un jour le garçon quitta le foyer familial en se disant « Peut-on être digne de vivre si on laisse mourir son père en prison !… Ah ! si la perte de ma vie pouvait sauver celle de mon père !… »

Ainsi, sans savoir où, le pauvre désespéré partit comme un fou. Au coucher du soleil il arriva devant une maison somptueuse. Il y demanda l’hospitalité pour la nuit. L’hôte de la maison l’accueillit très cordialement. Le lendemain matin, avant de quitter cette maison hospitalière, le jeune homme alla prendre congé de son hôte. Celui-ci, d’un air fort triste, lui demanda d’où il venait et où il allait. Il lui répondit alors qu’il était un voyageur sans but. Puis, mis en confiance par l’air noble de son hôte, il lui raconta toute son histoire, et lui demanda s’il ne pourrait pas lui avancer une somme de cent mille liangs pour qu’il pût racheter la vie de son père.

— « Vous pouvez avoir cette somme nécessaire pour sauver votre père, dit tout à coup l’aimable hôte après un long silence, mais à une condition… » Il s’interrompit brusquement.

— « Parlez, seigneur, ne craignez rien ! J’accepte d’avance toutes les conditions que vous me proposerez ! A-t-on le droit d’hésiter de faire quoi que ce soit quand il s’agit de sauver son père ! »

— « Jurez d’abord que vous garderez en secret ce que je vais vous dire quand même vous n’accepteriez pas ma proposition. »

Le jeune homme ayant juré, l’hôte continua :

— « Eh bien, voici : Mon fils unique doit épouser d’ici un mois la fille d’un Seigneur lointain. Or, mon fils est… at…teint subitement d’une cruelle maladie, la lèpre !… Je ne voudrais pas qu’on le sache avant son mariage, dit-il en abaissant sa voix. Je vous demande donc de bien vouloir le remplacer seulement pendant les deux ou trois jours de la cérémonie nuptiale, bien entendu, sans qu’on le sache. Et à condition que vous me juriez de vous abstenir dans la chambre nuptiale, je vous donne tout de suite la somme de cent mille liangs pour sauver votre père. »

Il accentua tout spécialement sur les derniers mots : « pour sauver votre père », comme s’il voulait lui rappeler qu’il s’agissait ici d’un devoir sacré.

— « Pour sauver mon père, Seigneur, je suis prêt à sacrifier ma vie ! Vos désirs seront donc satisfaits. »

Le jour de la cérémonie, le jeune homme arriva avec son hôte chez la fiancée. Tout le monde admirait la beauté du jeune homme plus que celle de la fiancée. La nuit arrivée, le père du fiancé envoya un de ses plus fidèles et habiles domestiques pour épier la conduite du jeune homme dans la chambre nuptiale.

Par un trou de fenêtre habilement percé, le domestique observa Le jeune homme se couchait tout habillé dans un coin, le visage contre le mur. La jeune mariée, assise près de lui, avait l’air à la fois fort inquiet et ennuyé. Soudain elle adressa au jeune homme quelques paroles qui restèrent sans réponse. Quelques instants après elle répéta vainement les mêmes paroles avec un accent d’insistance. Quand, pour la troisième fois, elle n’obtint pas une réponse du jeune homme, elle le réveilla et lui dit :

— « Seigneur, que signifie votre froid silence qui me semble un affront ! Si dès le premier jour sacré d’une longue vie conjugale vous me tournez le dos, quelle sera donc notre vie de demain ? Je ne veux point recevoir l’affront de personne ! Et par ma mort j’entends sauver tout de suite l’honneur de mon sang ! » fit-elle sèchement tout en saisissant un couteau de la table à la main.

Le jeune homme terrifié arrêta brusquement le geste de la jeune mariée. Après un long silence il dût avouer toute la vérité sur sa présence dans cette chambre nuptiale !

— « Peu importe les fiançailles ! c’est vous qui vous êtes présenté tout à l’heure devant la table sacrée de la cérémonie nuptiale ! Vous resterez donc mon mari ou je meurs ! »

Le domestique-espion, comprenant la gravité de situation rendit aussitôt compte de sa mission auprès de son maître qui prit la fuite en pleine nuit pour échapper à la honte.

Le lendemain matin, la jeune mariée raconta l’histoire de son mari à ses parents qui se déclarèrent heureux d’avoir arraché leur fille adorée à un lépreux. Ils décidèrent d’envoyer immédiatement les cent mille liangs avec intérêts au créancier de leur nouveau gendre.

Cependant le jeune mari, après son retour dans le foyer paternel avec sa femme, refusait de se montrer au grand jour.

— « Je suis heureux d’avoir sauvé notre père, dit-il à sa sœur qui s’inquiétait de tout ce mystère, mais je ne suis plus digne du jour ! Car j’ai manqué à ma parole, et surtout j’ai déshonoré le sauveur de mon père ! »

— « Mon frère ! dit la jeune fille toute pensive, grâce à vous notre père a été sauvé. À mon tour je veux prendre ma part de votre sacrifice et réparer votre manque de parole. Je veux épouser le fils de notre bienfaiteur. Allez lui annoncer ma décision et revenez avec sa réponse. »

Le frère, protestant de toute sa vigueur, ne voulait à aucun prix sacrifier sa sœur. Cependant, après une vive discussion avec celle-ci, il dut accepter sa décision.

Après le départ de son frère, la jeune fille pensa : c’est bien mon devoir de sauver l’honneur de ma famille et de rendre heureux un frère bien-aimé. Mais comment peut-on supporter la vie auprès d’un lèpreux ! C’est impossible. Aussitôt après la cérémonie sacrée du mariage, quand j’aurai sauvé notre honneur, je me donnerai la mort ! » Aussi prépara-t-elle secrètement un flacon de poison.

Le frère revint après avoir arrangé les fiançailles. Et le jour convenu, la jeune fille, vêtue d’une jaquette jaune de soie brodée et d’une jupe rose traînante, se rendit chez le fiancé dans une magnifique chaise à porteurs. Ce jour-là, fatiguée par les émotions de cette journée de cérémonie, elle entra très tôt dans la chambre nuptiale. Là, bientôt, elle s’était endormie, toute habillée, d’un profond sommeil.

Vers minuit elle se réveilla et chercha vainement le flacon de poison qu’elle avait caché dans son sein. Étonnée de cette disparition elle alluma la lampe. C’est alors qu’elle vit son malheureux époux étendu inanimé sur le parquet tenant le flacon vide dans sa main raide. Il vomissait abondamment du sang noirâtre. Son corps entier en était littéralement baigné. Après avoir caché le flacon vide, elle alla prévenir ses beaux-parents qui prodiguèrent aussitôt les soins nécessaires. Vers le matin, le lépreux reprit tout à coup la connaissance et déclara qu’il se sentait très bien. Et depuis lors la lèpre disparut peu à peu et le jeune marié devint bientôt un homme sain, qui rendit heureuse sa jeune femme au grand cœur.



  1. Liang : C’est une somme d’argent composée de dix « don » ou cent « poun ». Le poun est l’unité la plus basse de la monnaie coréenne qui correspond à peu près à trois centimes français.