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Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Nénuphar-Rouge

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NÉNUPHAR-ROUGE

Kim Hio-Sung, le grand Chancelier du Royaume de la Corée, aimait à fréquenter toutes les belles femmes de la capitale. Sa femme en était fort jalouse. Un jour, comme il rentrait à la maison, il vit sur la table un rouleau d’étoffe grise.

— « À qui destinez-vous cette étoffe ? » demanda-t-il à sa femme.

— « Pour faire des jansams ! »[1] répondit-elle sèchement.

— « Ah !… ? mais pour qui donc les jansams ? »

— « Pour moi, parbleu ! puisque vous entretenez une foule de femmes et vous me méprisez comme une chienne, je me suis décidée à entrer dans un monastère !… »

— « Bravo ! bravo ! » l’interrompit-il joyeusement, il est vrai que j’aime les femmes. Et j’ai pu conquérir dans mes bras les femmes de toutes les conditions : depuis les prostituées, les esclaves jusqu’aux doctoresses et les nobles. Mais je n’ai jamais pu conquérir une bonzesse. Hâtez-vous de l’être pour exaucer le plus tôt possible mon dernier désir ! »

Raillée vaincue par ses colères impuissantes, la pauvre femme se plaignit amèrement des mauvaises conduites de son mari un jour auprès de son frère, qui était, lui, un rare vertueux.

Celui-ci fort irrité alla trouver son beau-frère et lui en fit de sérieux reproches. Quelques jours après Kim Hio-Sung soumettait à la signature du Roi un décret nommant son beau-frère gouverneur de Piung-An. Ce dernier comprit immédiatement le dessein vengeur du Chancelier et il se disait ironiquement :

— « Inutile de me mettre à l’épreuve ! Vous me reconnaîtrez une fois de plus ! »

Cependant il songeait à cette célèbre danseuse de Piung-An, Nénuphar-Rouge, dont la beauté et l’intelligence étaient universellement connues. Elle attirait de quatre coins du pays toute la jeunesse aisée, et d’immenses richesses étaient englouties par ses caprices.

— « Cette danseuse, pensa-t-il, non seulement elle n’arrivera pas à me débaucher, mais encore je tacherai de la supprimer de cette Société afin d’assainir l’atmosphère morale du pays. »

Avec cette ferme résolution, Kang Nam-Ki, le nouveau gouverneur de Piung-An, arriva à son gouvernement provincial. Dès le premier jour il interdit rigoureusement toute présence féminine aux réceptions officielles, car il prévoyait la présence probable de cette Nénuphar-Rouge qu’il n’avait d’ailleurs jamais vue, mais dont il craignait la prodigieuse beauté.

Les premiers temps il travailla beaucoup pour mettre sa nouvelle administration en parfaite harmonie avec sa volonté. Un jour, invité par un délicieux soleil de cette fin d’été, il partit en promenade à travers la ville. Après avoir visité les monuments historiques dont cette ville était particulièrement riche, il descendit vers le soir la pittoresque vallée du fleuve « Dai-Dong ». Soudain un son mélodieux attira ses regards vers la plaine mouvante du flot. Et il y vit une magnifique barque avec une très belle joueuse de lyre ! La barque s’approchait peu à peu du rivage et le gouverneur l’examinait avec attention. La beauté de cette femme était telle qu’il crut d’abord voir un ange dont il n’avait eu l’idée que dans les contes de fées.

— « Ça doit être cette fameuse Nénuphar-Rouge » pensa-t-il. Il l’interpella gravement :

— « Quelle est cette personne qui se trouve dans cette barque ? »

— « C’est une danseuse de la ville, Seigneur », répondit-elle.

— « Alors, quel est votre nom ? »

— « Je m’appelle Pêche-de-Jade, Seigneur. »

« Pêche-de-Jade, murmura-t-il tout seul, quelle peut être la beauté de cette Nénuphar-Rouge, alors ! » Le gouverneur perdit déjà la tête devant cette danseuse dont les doigts délicats voltigeaient gracieusement sur les cordes de sa lyre. Il lui offrit de l’accompagner. Pêche-de-Jade l’accueillit dans sa barque avec mille grâces.

Pêche-de-Jade n’était autre que cette fameuse Nénuphar-Rouge qui avait été chargée d’une mission confidentielle par le Grand-Chancelier du Royaume, Kim Hio-Sung, beau-frère du nouveau gouverneur, comme nous l’avons vu plus haut. Cette danseuse, ayant appris la promenade projetée du gouverneur, s’était promenée à dessein sur le « Dai-Dong » sous ce nom de Pêche-de-Jade.

Déjà par sa conversation spirituelle, par son chant sublime et surtout par les frissons voluptueux de sa chair délicate, cette belle danseuse s’empara entièrement de l’esprit du gouverneur. C’est à ce moment alors qu’elle lui demanda adroitement :

— « Seigneur, je suis heureuse d’avoir cet honneur de vous accompagner. Je me rappellerai de ce jour comme un des meilleurs jours de ma vie. Pour en garder un souvenir, je vous demande, Seigneur, de m’accorder une signature au bas de ma chemise. »

Sous l’empire de cette femme, le gouverneur était heureux de lui donner aussitôt la satisfaction.

Quelques mois après le gouverneur reçut un message de son beau-frère, Chancelier du Royaume, qui lui envoyait un paquet contenant une chemise de femme et un simple billet ainsi conçu :

— « Que signifie cette signature au bas de cette chemise ? »

Le Gouverneur répondit par ce billet :

— « Cette signature signifie que la vertu ne résiste pas à la tentation d’une beauté sublime. »



  1. Jansam : est une espèce de vêtement de bonze ou de bonzesse dont la couleur est toujours grise.