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Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Tchai Du-Bon

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TCHAI DU-BON

Sous le règne de Souk-Jong, lorsqu’une terrible lutte des partis politiques éclata en Corée, Tchai Kwang-Do, qui fut plusieurs fois grand Chancelier du Royaume, était alors le chef d’un grand parti d’opposition. Un jour ses adversaires l’ayant accusé de trahison, le Roi l’envoya en prison où il mourut subitement.

Sa malheureuse veuve, ruinée et sans ressource, licencia tous ses esclaves, qui se comptaient par centaines et elle se retira avec son unique fils de quatre ans, Du-Bon, dans une chaumière de quelque campagne isolée.

L’enfant grandit et se maria. La misère grandit aussi et semblait toucher son apogée. Un jour Tchai Du-Bon pensa :

— « L’hiver approche, ma femme est enceinte, ma vieille mère malade, le grenier est vide ! et pourtant il faut vivre ! Que faut-il donc faire !… »

Soudain une idée lui vint il savait bien que les anciens esclaves de son père vivaient tous très heureux et riches dans une contrée lointaine. Il se proposa d’aller les voir et de solliciter de leur part quelques secours. Aussi un beau jour, il quitta les siens en leur assurant qu’il reviendrait riche.

C’est en mendiant de village en village qu’il atteignit enfin la ville proposée. L’aspect des habitations et l’élégance des passants laissaient croire suffisamment que c’était une ville riche. Il frappa à la porte d’une belle maison habitée par un de ses anciens serviteurs dont le nom était gravé à l’entrée. Un jeune homme vint et lui demanda :

— « Qui voulez-vous voir ? »

— « Song Sébang est-il à la maison ? »

— « Comment ! misérable ! tu oses appeler ce nom sans ajouter le mot Seigneur ! »

— « Va dire à Song Sébang que je suis le Seigneur Tchai Du-Bon de Séoul ! » reprit-il avec un sourire de mépris.

Bientôt il fut introduit auprès de Song Sébang qui était un homme d’une cinquantaine d’années.

— « Assieds-toi là, jeune homme ! fit-il froidement, tu as bien fait de venir chez nous, car nous avons besoin de toi ! »

Puis fixant ses regards à la fois ironiques et terribles sur le pauvre Tchai Du-Bon stupéfait, Song Sébang continua :

— « Tu viens ici, en somme, pour troubler notre bonheur ! n’est-ce pas ? Vous vous êtes assez servi de nous ! Laissez-nous donc maintenant vivre en paix ! s’enflamma-t-il, sache que nous vivons ici en Yang-Ban[1] et ta présence dans cette ville peut fort bien divulguer notre origine. D’ailleurs tant que la famille Tchai sera sur la terre, nous ne serons jamais tranquilles ! Voilà pourquoi ta vie dans ce monde est toujours pour nous un très grand danger puisque tu es le seul descendant de la famille Tchai. Songe un peu à ce que ta seule mort pourrait rendre définitivement heureuses des centaines de vies ! À quoi bon des discours ! » termina-t-il brusquement tout en liant les quatre membres de son malheureux visiteur.

Le soir même, alors que Song Sébang et quelques-uns de ses amis préparaient l’exécution secrète de Tchai Du-Bon, une vieille femme s’empara soudain de ce dernier qu’elle couvrit de baisers et de ses larmes. Elle déclara que personne ne pourra le tuer à moins qu’on ne la tue la première.

C’était la mère de Song Sébang qui fut autrefois la bonne du Seigneur Tchai Kwang-Do. Elle avait pour ainsi dire élevé le malheureux Du-Bon jusqu’à l’âge de quatre ans entre ses bras. Elle l’avait beaucoup aimé, et le souvenir de cet amour lointain ne lui permettait pas aujourd’hui de souffrir la mort du pauvre et innocent Du-Bon.

Devant les gestes invulnérables de sa mère, Song Sébang décida de remettre à plus tard l’exécution de son prisonnier. En attendant on lui coupa la langue et les deux mains pour l’empêcher de s’exprimer, puis on l’enferma dans un cachot.

Depuis on ne sait combien de temps — probablement une vingtaine d’années — Tchai Du-Bon vivait dans son cachot sombre sans le moindre vêtement. On ne lui donnait pour toute nourriture qu’un bol de riz cuit à l’eau par jour. De longs poils couvraient maintenant son corps tout entier. Il n’avait plus aucune apparence d’un être humain. Bref, c’était un vrai singe phénoménal qui ne savait pas même pousser un cri.

On le sortit un jour, je ne sais à quelle occasion. La vue de cet animal peu ordinaire suscita la curiosité de la foule. Et la nouvelle se répandit bientôt dans tout le pays, et tous les jours des curieux arrivèrent de toutes parts pour le voir.

Tchai Kun-Sin, le nouveau préfet de Tai-Kou, encore très jeune et curieux, fit amener un jour le singe phénoménal. À la vue du préfet le singe se mit tout à coup en grande agitation, et de grosses larmes ruisselaient de ses yeux comme des torrents. Le préfet ému de cette scène se demanda : « Comment un animal peut-il pleurer si pathétiquement ! »

Cependant les agitations de plus en plus bizarres et expressives du singe laissa le préfet tout rêveur. Il ordonna aussitôt au dresseur de laisser libres les membres de cet animal. Alors l’animal fit nettement voir qu’il pouvait entendre sans pouvoir parler.

— « Êtes-vous un homme ? » lui demanda le préfet.

L’animal fit signe que oui.

— « Pouvez-vous écrire ? »

L’animal fit encore signe que oui. Le préfet lui fit aussitôt attacher un pinceau au bout de son bras tondu et puis on lui présenta une grande feuille de papier. Alors l’homme écrivit qu’il se nommait Tchai Du-Bon, fils de Tchai Kwang-Do, etc…, etc… Bref, il raconta toute son histoire.

À peine avait-il fini de lire le terrible récit de ce pauvre homme que le préfet se jeta devant lui en criant : « Mon père ! mon pauvre père ! »

Tchai Kun-Sin était en effet le fils de Tchai Du-Bon qui devait ignorer l’existence de ce fils, puisqu’il avait quitté sa femme avant la naissance de son enfant. Ai-je besoin d’ajouter ici que les coupables ont été punis avec toutes les rigueurs imaginables des lois ?



  1. Yang-Ban est une classe sociale de la Corée qui correspond en France à la haute bourgeoisie sous l’ancien régime.