Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/06

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 34-41).

CHAPITRE VI.


Un voyage de plus de deux cents milles par un temps rigoureux adoucit les plus durs oreillers. Peut-être encore adoucit-il les songes, car ceux qui voltigèrent autour de la rude couche de Nicolas et murmurèrent à son oreille, étaient de l’espèce la plus agréable. Il faisait fortune avec une rapidité vraiment miraculeuse, quand la faible lueur d’une chandelle expirante vint briller à ses yeux. Une voix qu’il n’eut pas de peine à reconnaître pour celle de M. Squeers l’avertit qu’il était temps de se lever.

— Il est sept heures passées, Nickleby. — Il fait déjà jour ? demanda Nickleby en se dressant sur son séant. — Sans doute, et un beau jour de gelée. Allons, Nickleby, allons, debout !

Nicolas ne se le fit pas dire deux fois, et procéda à sa toilette à la lueur du flambeau que portait M. Squeers. — Voici une belle affaire, dit celui-ci, la pompe est gelée. — Vraiment ! dit Nickleby, à qui cette nouvelle ne semblait pas fort intéressante. — Oui, répondit Squeers. Vous ne pourrez vous laver ce matin. — Comment ? s’écria Nicolas. — C’est de toute impossibilité ! Il faudra vous contenter de vous frotter à sec, en attendant que nous ayons cassé la glace et tiré un seau d’eau pour les élèves. Ne restez pas là à me regarder, mais dépêchez-vous, je vous prie.

Sans ajouter un mot de plus, Nicolas s’habilla à la hâte. Squeers ouvrait les volets et éteignait la chandelle, lorsqu’on entendit dans le corridor la voix de son aimable compagne, qui demandait à être admise.

— Entrez, dit Squeers. Madame Squeers parut. — Diable d’aventure ! dit la dame en ouvrant l’armoire ; je ne puis trouver nulle part la grande cuiller de l’école. — Ne vous en inquiétez pas, ma chère, dit Squeers d’un ton câlin, c’est peu important. — Peu important ! comme vous parlez ! repartit aigrement madame Squeers, n’est-ce pas aujourd’hui qu’on fait prendre médecine aux élèves ? — En effet ; je l’avais oublié, ma chère. Voyez-vous, Nickleby, de temps en temps nous purifions le sang des enfants. — Nous ne purifions rien du tout, dit la dame. Ne croyez pas, jeune homme, que nous nous mettions en dépense pour purifier ces petits drôles ; parce que si vous pensiez que nous en agissons ainsi, vous vous tromperiez lourdement, je vous le déclare. — Hem ! ma chère, dit Squeers en fronçant le sourcil. — Je veux parler, reprit la dame. Si ce jeune homme vient ici pour être professeur, il faut qu’il sache que nous n’entendons point qu’on fasse des folies pour les élèves. On leur administre une médecine, en partie parce que s’ils ne prenaient de médecine d’aucune espèce, ils seraient toujours à se plaindre et nous donneraient beaucoup d’embarras, et en partie parce que le médicament leur ôte l’appétit et reviens moins cher que le déjeuner et le dîner. Ils s’en trouvent bien, et nous aussi et voilà le beau de la chose.

Après cette explication, madame Squeers entra dans un cabinet, pour y chercher la grande cuiller, et M. Squeers l’aida dans cette perquisition. Durant cette occupation, ils échangèrent quelques mots à voix basse ; et tout ce que Nicolas put distinguer de leur entretien fut que M. Squeers disait que madame Squeers avait eu tort de parler comme elle l’avait fait, et que madame Squeers traitait son mari d’imbécile.

Après de longues recherches et un remue-ménage infructueux, Smike fut appelé, reçut des bourrades de madame Squeers et des coups de poing de M. Squeers, et ce traitement éclaircissant ses idées, le rendit capable d’insinuer que madame Squeers avait peut-être la cuiller dans sa poche ; ce qui se trouva vrai.

— C’est une femme inestimable, Nickleby, dit Squeers lorsque sa compagne fut sortie en chassant le domestique devant elle. — Vraiment, Monsieur. — Elle n’a pas sa pareille, elle ne l’a pas. Cette femme, Nickleby, est toujours la même, active, pétulante, alerte, économe comme vous la voyez.

Nicolas soupira involontairement à la pensée du bonheur qu’un tel caractère lui préparait ; mais heureusement Squeers était trop occupé de ses propres réflexions pour s’apercevoir de ce soupir.

— J’ai l’habitude de dire à Londres, poursuivit Squeers, que c’est une mère pour les enfants ; mais elle est pour eux plus qu’une mère, dix fois plus. Elle fait pour eux, Nickleby, des choses que la moitié des mères, j’en suis sûr, ne feraient pas pour leurs propres fils. — Il est certain qu’elles ne les feraient pas, répondit Nicolas.

Le fait était que les deux époux considéraient les élèves comme leurs ennemis naturels. En d’autres termes, ils pensaient que leur affaire, leur métier, était d’exploiter les enfants autant qu’il leur était possible de le faire. Tous deux s’accordaient sur ce point en théorie et en pratique ; la seule différence qui existât entre eux était celle-ci : madame Squeers faisait aux ennemis guerre franche et ouverte, et M. Squeers, même chez lui, colorait sa scélératesse d’un vernis de fourberie, comme s’il se fût imaginé que d’un jour à l’autre il parviendrait à s’abuser sur son propre compte, et à se persuader à lui-même qu’il était honnête homme.

Nicolas saisissait ces nuances distinctives, et elles étaient l’objet de ses pensées, lorsque M. Squeers en interrompit le cours.

— Allons à l’étude, et donnez-moi un coup de main pour endosser mon habit d’instituteur, s’il vous plaît.

Nicolas aida son maître à mettre une vieille veste de chasse de futaine, suspendue à un clou dans le corridor ; Squeers s’arma de sa canne, traversa la cour et le conduisit à une porte placée dans une encoignure.

— Voilà notre boutique, Nickleby, dit le maître d’école, et ils entrèrent.

La scène était confuse, et tant d’objets à la fois attiraient l’attention, qu’au premier abord Nicolas demeura stupéfait, sans rien distinguer. Par degrés cependant, il reconnut une salle malpropre et nue, éclairée au moyen de deux fenêtres.

Au bout d’une demi-heure, M. Squeers reparut ; les enfants prirent leurs places et leurs livres, dont chacun servait à environ huit élèves. M. Squeers affectait un air de profondeur, et cherchait à persuader qu’il connaissait parfaitement le contenu de tous les livres, et qu’il eût pu le répéter mot à mot par cœur, s’il avait seulement voulu s’en donner la peine. Au bout de quelques minutes, le savant professeur appela la première classe.

Obéissant à ses ordres, on vit se ranger en face du bureau du maître une demi-douzaine d’épouvantails, les coudes et les genoux en-dehors, et l’un d’eux lui mit sous les yeux un livre crasseux et déchiré.

Squeers fit signe à Nicolas d’approcher, et lui dit : — C’est la première classe de lecture et de philosophie, Nickleby. Nous en établirons une de latin, et nous vous la confierons. Commençons ; où est le premier élève ? — Monsieur, il est à nettoyer les carreaux de la salle basse, dit le chef temporaire de la classe de philosophie. — C’est vrai, reprit Squeers. Voyez-vous, Nickleby, nous suivons le mode d’enseignement pratique : c’est le système d’éducation le plus régulier. N-e-t, net, t-o-y-e-r, toyer, nettoyer, verbe actif, rendre net, ôter les ordures, les taches. C-a-r, car, r-e-a-u, reau, carreau, pièce de verre à une fenêtre. Quand il a appris dans son livre ce que c’est que nettoyer les carreaux, l’élève va le faire. C’est précisément en vertu du principe qui règle l’usage des sphères. Où est le second élève ? — Il sarcle le jardin, Monsieur, répondit une petite voix. — Sans doute, dit Squeers sans se déconcerter, sans doute. B-o bo, t-a ta, bota, n-i-q-u-e, nique, botanique, nom substantif, science qui a pour objet la connaissance des plantes. Quand l’élève a appris que botanique signifie science qui a pour objet la connaissance des plantes, il va les étudier dans le jardin. Voilà notre système, Nickleby ; qu’en pensez-vous ? — Il est certainement très-utile, répondit Nicolas d’un ton significatif. — Je le crois, reprit Squeers sans remarquer l’intention du sous-maître. Troisième élève, qu’est-ce qu’un cheval ? — C’est une bête, Monsieur, répondit l’enfant. — Fort bien, dit Squeers, n’est-ce pas, Nickleby ? — Je crois qu’il n’y a pas à en douter, répliqua Nicolas. — Assurément. Un cheval est un quadrupède, et quadrupède est le mot latin qui signifie bête : comme le savent tous ceux qui ont passé par la grammaire ; autrement à quoi serviraient les grammaires ? — À quoi serviraient-elles ? dit machinalement Nicolas.

— Comme vous savez cela à merveille, reprit Squeers en s’adressant à l’enfant, allez voir mon cheval, et étrillez-le, sinon je me charge de vous étriller. Le reste de la classe va aller tirer de l’eau, jusqu’à ce qu’on lui dise de s’arrêter, car c’est demain jour de lessive, et il faut remplir les chaudières.

À ces mots, il envoya la première classe à ses expériences de philosophie pratique, et regarda Nicolas d’un air d’incertitude, ne sachant ce que le jeune homme pouvait penser de lui en ce moment.

— Voilà notre manière d’agir, Nickleby, dit-il après un long silence. — Je le vois bien, reprit Nicolas en faisant un léger mouvement d’épaules presque imperceptible. — C’est une excellente méthode, dit Squeers. Maintenant, prenez ces quatorze petits garçons et faites-les lire, parce que, vous le savez, il faut commencer à vous rendre utile.

Les enfants se rangèrent en demi-cercle autour du nouveau professeur, et il les entendit psalmodier avec hésitation ces histoires d’un intérêt puissant qu’on trouve dans les plus antiques alphabets.

M. Squeers avait coutume, après ses visites de semestre à la métropole, de réunir les enfants, et de faire une espèce de rapport sur les parents et amis qu’il avait vus, les nouvelles qu’il avait apprises, les lettres qu’il avait apportées, les notes qui avaient été payées, celles qui ne l’avaient pas été, et ainsi de suite. Cette solennité avait toujours lieu dans l’après-midi du lendemain de son retour. On rappela donc les enfants de la salle basse, du jardin, de l’écurie et de la basse-cour, et le conclave scolastique était au complet lorsque parurent M. Squeers, avec un paquet de papiers à la main, et madame Squeers portant une couple de cannes.

— Que personne ne parle sans permission, dit doucement M. Squeers, sinon gare à sa peau !

Cette proclamation produisit l’effet désiré, et un silence de mort régna aussitôt dans l’assemblée. M. Squeers commença.

— Jeunes élèves, j’ai été à Londres, et je reviens auprès de ma famille et de vous, aussi robuste et aussi bien portant que jamais…

Selon l’usage semestriel, cette nouvelle consolante fut accueillie par trois faibles acclamations ! et quelles acclamations ! elles ressemblaient à s’y méprendre à des soupirs !

— J’ai vu les parents de quelques écoliers, poursuivit M. Squeers, et ils sont si charmés d’apprendre de quelle manière sont traités leurs enfants, qu’ils ne songent nullement à les retirer, ce qui certes est fort agréable pour tout le monde…

Deux ou trois individus portèrent la main à leurs yeux quand M. Squeers prononça ces mots. Mais comme la plus grande partie des jeunes gens n’avaient point de parents, ils étaient complètement désintéressés dans la question.

— J’ai eu bien des désappointements, dit Squeers d’un air sombre : le père de Bolder est à découvert de deux livres sterling. Où est Bolder ? — Le voici, Monsieur, répondirent vingt voix officieuses. Les enfants ressemblent beaucoup aux hommes. — Venez ici, Bolder !

Un enfant débile et maigre, les mains couvertes de verrues, s’approcha du bureau, et leva des yeux suppliants vers la face du maître ; la sienne était devenue blême, et son cœur battait rapidement.

— Bolder, dit Squeers très-lentement, parce qu’il préparait ses coups ; Bolder, si votre père croit que… Mais qu’est-ce que cela, Monsieur ?

Squeers saisit la manche de la veste de l’enfant, et lui regarda la main avec horreur et dégoût.

— Comment appelez-vous cela, Monsieur ? demanda-t-il à Bolder en lui appliquant un coup de canne pour hâter la réponse. — Ce n’est pas ma faute, Monsieur, reprit l’enfant en pleurant, ça vient tout seul : c’est la sale besogne à laquelle on m’emploie, je crois, Monsieur ; du moins, je ne sais ce que c’est, mais… ce n’est pas ma faute.

Squeers releva les parements de ses manches, humecta ses mains de la vapeur de son haleine, pour les rendre plus aptes à saisir sa canne, et s’écria : — Bolder, vous êtes un jeune drôle incorrigible ; et comme la dernière rossée que vous avez reçue ne vous a pas fait de bien, nous allons voir si celle-ci vous corrigera.

Là-dessus, sans égard pour les cris de détresse de l’enfant, M. Squeers tomba sur lui à grands coups, et ne cessa que lorsque son bras fut fatigué.

— Voilà, dit-il ; frottez-vous tant que vous voudrez, vous en porterez longtemps les marques : voulez-vous vous taire ? Smike, mettez-le à la porte.

Le domestique avait appris par une longue expérience qu’il était bon de ne pas hésiter à obéir. Il poussa donc la victime dehors, et Squeers se replaça sur son tabouret, aidé de sa chère moitié, qui en occupait un autre auprès de lui.

— Voyons, maintenant, dit-il. Voici une lettre pour Cobbey. Levez-vous, Cobbey.

Un autre enfant se leva, et lorgna la lettre, pendant que Squeers la parcourait mentalement.

— Oh ! dit-il, la grand’mère de Cobbey est morte, et son oncle John est devenu ivrogne ; voilà toutes les nouvelles que sa sœur lui envoie, plus trente sous qui serviront justement à payer le carreau de vitre qu’il a cassé. Madame Squeers, ma chère, voulez-vous prendre l’argent ?

La digne dame empocha les trente sous avec un extrême empressement, et Squeers passa à un autre enfant avec tout le sang-froid possible.

L’instituteur continua à ouvrir une collection de lettres ; quelques-unes contenaient de l’argent, que madame Squeers se chargea de serrer, d’autres se rapportaient à de petits objets d’habillement, tels que bonnets et autres choses semblables, et la même dame trouvait toujours qu’ils étaient trop grands ou trop petits, et qu’ils n’allaient qu’au jeune Squeers, doué à ce qu’il paraissait de membres fort accommodants, puisque tout ce qui entrait dans l’école lui convenait à ravir. Sa tête en particulier devait être singulièrement élastique, car les chapeaux et les bonnets de toutes dimensions le coiffaient parfaitement.

Cette besogne terminée, on donna quelques leçons, et Squeers se retira chez lui, laissant Nicolas prendre soin des enfants dans l’étude, qui était très-froide, et où, vers la brune, on servit une collation de pain et de fromage.

Nicolas s’assit auprès d’un petit poêle voisin du bureau de l’instituteur, si abattu si dégradé à ses propres yeux par la conscience de sa position, que si la mort l’avait alors atteint, elle eût été la bienvenue. Les cruautés dont il avait été involontairement témoin, la bassesse, la vilenie de Squeers, même dans ses meilleurs moments, les soupirs qu’il entendait, tout contribuait à entretenir ses tristes pensées. Comme il était absorbé dans sa méditation, il rencontra les regards de Smike, qui, à genoux devant le poêle, ramassait quelques morceaux de charbon de terre épars et les remettait dans le feu. Il contemplait Nicolas à la dérobée, et, voyant que celui-ci s’en était aperçu, il recula comme pour éviter un coup.

— Vous n’avez pas besoin de me craindre, dit Nicolas avec bonté. Avez-vous froid ? — N-o-n. — Vous grelottez. — Je n’ai pas froid, répondit Smike avec précipitation, et j’y suis habitué.

On voyait dans ses manières tant de crainte d’offenser, et Smike était si timide, si abattu, que Nicolas ne put s’empêcher de s’écrier :

— Pauvre garçon !

Si Smike avait été frappé, il se serait enfui sans prononcer un seul mot, mais là-dessus il fondit en larmes.

— Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il en se couvrant la figure de ses mains maigres et calleuses ; mon cœur va se briser. — Silence ! dit Nicolas lui mettant la main sur l’épaule. Soyez homme ; vous l’êtes presque déjà par les années. — Par les années ! s’écria Smike. Ô mon Dieu ! combien y en a-t-il d’écoulées depuis le temps où j’étais un petit enfant, plus jeune que tous ceux qui sont ici ! Que sont-ils devenus ? — De qui parlez-vous ? demanda Nicolas cherchant à réveiller la raison à demi éteinte du malheureux. — De mes amis, répondit-il. Oh ! que j’ai souffert ! — Il y a toujours de l’espoir, reprit Nicolas. Il ne savait que dire. — Non, non, il n’y en a plus pour moi. Vous rappelez-vous l’enfant qui est mort ici ? — Je n’y étais pas, vous le savez, dit doucement Nicolas, mais que lui est-il arrivé ? J’étais près de lui la nuit de sa mort, dit Smike en se rapprochant de Nicolas ; et lorsque tout fut silencieux, il cessa d’appeler par ses cris les amis dont il désirait la présence ; mais il commença à voir autour de son lit des figures connues qui venaient de la maison de son père ; il dit qu’elles lui souriaient, qu’elles lui parlaient, et mourut en levant la tête pour les embrasser : entendez-vous ? — Oui, oui ! reprit Nicolas. — Quelles figures me souriront quand je mourrai ? reprit Smike en frissonnant ; quelles figures me parleront dans mes nuits d’agonie ? elles ne peuvent venir de la maison paternelle, elles me feraient peur si elles en venaient, car je ne la connais pas, et je ne les connaîtrais pas non plus. Douleur et crainte, douleur et crainte pour moi vivant ! ou mort ; point d’espoir, point d’espoir !

Le signal du coucher retentit, et le jeune homme, se calmant au bruit de la cloche, retomba dans son état de torpeur habituelle, et s’éloigna en silence comme s’il eût craint d’être remarqué. Nicolas avait le cœur gros, lorsque bientôt après il alla, non pas se reposer, car il n’y avait point de lieu de repos dans cette caverne, mais prendre place au milieu de la foule qui encombrait le dortoir.