Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/14

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 90-97).

CHAPITRE XIV.


Le soir, lorsque Catherine, comme de coutume, rejoignit sa mère au coin de la rue, elle fut assez étonnée de la trouver causant avec M. Ralph Nickleby ; mais sa surprise fut bientôt redoublée non moins par le sujet de leur conversation que par les manières radoucies de M. Nickleby lui-même.

— Ah ! ma chère, dit-il, nous parlions de vous à l’instant. J’allais vous prendre à l’atelier ; mais votre mère et moi avons causé d’affaires de famille, et le temps s’est écoulé rapidement… — C’est vrai, interrompit madame Nickleby sans remarquer le ton ironique de Ralph. Catherine, ma chère, vous dînerez avec votre oncle demain à six heures et demie.

Charmée d’être la première à communiquer cette nouvelle extraordinaire, madame Nickleby sourit à plusieurs reprises pour en faire sentir toute l’importance à Catherine, et passa brusquement et sans transition à l’examen de la toilette.

— Attendez. Votre fourreau de soie noire sera de mise, avec cette jolie petite écharpe, et un bandeau dans vos cheveux, et une paire de bas de soie noire. Mon Dieu ! s’écria-t-elle en passant non moins brusquement à un autre sujet, si j’avais encore ces malheureuses améthystes ! — Oubliez-les, dit Ralph avec un sourire qui, comme tout autre signe d’émotion, semblait plutôt se cacher sous son épiderme que se jouer ouvertement sur son visage, je réunis chez moi quelques… quelques… messieurs avec lesquels je suis en relations d’affaires ; votre mère m’a promis que vous feriez les honneurs ; je ne suis pas accoutumé à recevoir ; mais il y va de mon intérêt, et ces folles réceptions entrent parfois pour beaucoup dans les affaires. Consentez-vous à m’obliger ? — Si elle y consent ! s’écria madame Nickleby. — Excusez, interrompit Ralph en lui faisant signe de se taire. Je parle à ma nièce. — J’y suis toute disposée certainement, mon oncle ; mais j’ai peur que vous me trouviez maussade et embarrassée. — Oh ! non ; venez quand vous voudrez dans une voiture de louage, je la payerai. Bonsoir, et… que… que Dieu vous bénisse !

On eût dit que cette bénédiction tenait à la gorge de M. Ralph Nickleby, comme si elle n’eût pas été habituée au trajet et qu’elle n’eût pas su le chemin ; mais elle finit par sortir, et Ralph donna une poignée de main à ses parentes, et les quitta brusquement.

— Que votre oncle a les traits rudes et prononcés ! dit madame Nickleby. Il ne ressemble pas le moins du monde à son pauvre frère. — Maman ! dit Catherine d’un ton de reproche, pouvez-vous établir cette comparaison ?

— Qu’avez-vous ? lui demanda madame Nickleby après un moment de silence. — Je réfléchis. — Vous réfléchissez ! vous en avez sujet. Votre oncle raffole de vous, c’est clair ; et s’il ne vous en revient pas quelque bonne fortune extraordinaire, je serai un peu surprise, voilà tout.

Là-dessus madame Nickleby raconta diverses anecdotes de jeunes personnes dans les sacs desquelles leurs originaux d’oncles avaient glissé des billets de banque. Catherine écouta d’abord machinalement, puis avec plaisir, et sentit par degrés s’éveiller dans son cœur quelque reflet de l’ardeur de sa mère. Elle commença à présumer que son avenir pourrait être brillant, et que de meilleurs jours allaient naître pour elle. Telle est l’espérance, présent du ciel aux mortels engagés dans la lutte ; comme une sublime essence descendue d’en haut, elle pénètre toutes choses bonnes ou mauvaises ; elle est aussi universelle que la mort, et plus contagieuse que la maladie.

Le lendemain, Catherine fut habillée de la tête aux pieds une grande heure et demie avant qu’il fût nécessaire de songer à sa toilette. Le moment de partir arrivé, le marchand de lait alla chercher une voiture sur la place voisine, et Catherine, après bien des adieux à sa mère et bien des compliments à mademoiselle la Creevy, qui devait venir prendre le thé, s’assit commodément dans la voiture, toutefois personne s’est jamais assis commodément dans une voiture de louage. La voiture, le cocher et les chevaux coururent, se disputèrent, fouettèrent, et trébuchèrent ensemble, jusqu’à leur arrivée à Golden square.

Le cocher donna un effroyable double coup à la porte, qui fut ouverte avant qu’il eût frappé, comme s’il y avait eu derrière un homme avec la main attachée au loquet.

Catherine, qui s’attendait à voir simplement. Newman Noggs en linge blanc, fut un peu étonnée de trouver là un homme en brillante livrée, et deux ou trois autres dans le vestibule. C’était cependant bien la maison, car le nom était sur la porte ; elle accepta le bras galonné qu’on lui tendait, entra dans la maison, et fut introduite dans une pièce où on la laissa seule.

Si elle avait été surprise de l’apparition du laquais, elle fut stupéfaite de la richesse et de la splendeur de l’ameublement. Les tapis les plus moelleux et les plus élégants, les plus beaux tableaux, les glaces les plus précieuses, les ornements les plus riches éblouissaient par leur beauté, et l’œil embarrassé par leur profusion ne savait sur lequel s’arrêter. L’escalier même regorgeait de meubles somptueux, comme si la maison eût été remplie de trésors qui, avec un léger supplément, auraient été jusqu’au milieu de la rue.

Elle entendit une suite de bruyants doubles coups à la porte de la rue, et après chaque coup, de nouvelles voix dans le salon. Les sons de celle de M. Ralph Nickleby furent d’abord faciles à distinguer ; mais ils se perdirent par degrés dans le brouhaha confus de la conversation.

Enfin la porte s’ouvrit, et Ralph lui-même, dépouillé de ses bottes et paré d’une paire de bas de soie et d’escarpins, montra sa physionomie de renard.

— Je n’ai pu vous voir avant ce moment, ma chère, dit-il à voix basse, en désignant du doigt le salon voisin. J’étais occupé à les recevoir. Allons, je vais vous faire entrer. — Dites-moi, mon oncle, demanda Catherine un peu embarrassée, comme le sont des gens plus habitués au monde quand il s’agit de paraître dans une salle remplie d’étrangers, et qu’ils n’ont pas eu le temps de s’y préparer. Y a-t-il des dames ? — Non ; je n’en connais aucune. — Faut-il entrer de suite ? demanda Catherine en faisant un pas rétrograde. — Comme il vous plaira, dit Ralph en haussant les épaules. Tout le monde est arrivé et l’on va dîner.

Catherine se laissa entraîner.

Sept ou huit messieurs se tenaient autour du feu, et faisaient tant de bruit qu’ils ne s’aperçurent pas de l’arrivée de l’oncle et de la nièce. M. Ralph Nickleby toucha l’un d’eux par la manche, et dit d’une voix rauque, emphatique, pour attirer l’attention générale :

— Lord Frédéric Verisopht, ma nièce miss Nickleby.

Le groupe se dispersa, et lord Verisopht montra en se retournant un habit d’une coupe élégante au superlatif, une paire de favoris de même qualité, des moustaches, un toupet et un jeune visage.

— Eh ! dit-il, quoi… que…

En émettant ces incohérentes exclamations, il appliqua son lorgnon à son œil droit, et contempla miss Nickleby avec une vive surprise. Puis il se retourna vers un autre cavalier, non moins superlatif, un peu plus âgé, un peu plus fort, un peu plus coloré.

— Présentez-moi, Nickleby, dit ce second personnage, qui tournait le dos au feu et avait les deux coudes sur le manteau de la cheminée. — Sir Mulberry Hawk, dit Ralph. — Autrement le plus fameux de la bande, dit lord Frédéric Verisopht. — Ne m’oubliez pas, Nickleby, s’écria un homme à figure en lame de couteau, qui était assis sur un fauteuil bas et lisait le journal. — M. Pyke, dit Ralph. — Ni moi, Nickleby, dit un individu à la face rouge et à l’air impertinent, placé à côté de sir Mulberry Hawk. — M. Pluck, dit Ralph.

Puis, se retournant vers un autre qui avait le cou d’une cigogne et les jambes d’un animal quelconque, Ralph le présenta, comme étant l’honorable M. Snobbs. L’individu à cheveux blancs installé près de la table s’appelait le colonel Chauser. Le colonel s’entretenait avec quelqu’un qui semblait être là pour faire nombre, et ne fut pas présenté du tout.

Deux circonstances frappèrent Catherine et lui firent monter le rouge au visage : l’une était le mépris évident avec lequel les hôtes traitaient son oncle, et l’autre l’insolente aisance de leurs manières envers elle.

Quand Ralph eut achevé la cérémonie de la présentation, il fit asseoir sa nièce, et jeta les yeux autour de lui pour s’assurer de l’impression qu’avait produite son apparition inattendue.

On annonça que le dîner était servi. Sir Mulberry Hawk, dans un accès de gaieté, passa adroitement devant lord Frédéric Verisopht, qui allait offrir son bras à Catherine, et la conduisit à la salle à manger avec un air de familiarité qui souleva dans son sein une indignation qu’elle put à peine réprimer. Ces sentiments ne furent nullement diminués quand elle se trouva placée au haut bout de la table, ayant sir Mulberry Hawk et lord Verisopht à ses côtés.

Le dîner fut aussi remarquable que la maison par l’éclat et la multiplicité des services, et la société fut remarquable par la manière dont elle y fit honneur. MM. Pyke et Pluck se signalèrent particulièrement ; ils mangèrent de tous les plats et burent de toutes les bouteilles avec une capacité et une persévérance vraiment étonnantes. L’exercice ne diminua pas leurs heureuses dispositions ; car, à l’apparition du dessert, ils tombèrent dessus, comme si aucune sérieuse escarmouche gastronomique n’eût eu lieu depuis le déjeuner.

— Eh bien ! dit lord Frédéric en savourant son premier verre de porto, si c’est un dîner d’escompteurs, il y aurait du plaisir à faire escompter des billets tous les jours. — On vous en escomptera, répondit sir Mulberry Hawk. — Qu’en dites-vous, Nickleby ? demanda le jeune homme : aurez-vous ma pratique ? — Cela dépend entièrement des circonstances, mylord. — Des circonstances où se trouvera Votre Seigneurie, et des courses de chevaux, interrompt le colonel Chauser.

Le brave colonel regarda MM. Pyke et Pluck, et parut s’attendre à les voir rire de sa plaisanterie ; mais ceux-ci, n’étant engagés à rire que par sir Mulberry Hawk, demeurèrent, à son grand dépit, aussi graves que deux entrepreneurs des pompes funèbres. Pour ajouter à sa défaite, sir Mulberry, considérant la plaisanterie comme un empiétement sur ses privilèges, regarda fixement le coupable à travers son verre, comme s’il eût été étonné de cet excès d’audace, et déclara à haute voix que c’était prendre une liberté du diable. Puis il vida son verre et contempla l’objet de ce reproche comme si c’eût été quelque animal extraordinaire qu’on eût fait voir pour la première fois. Bien entendu que MM. Pyke et Pluck regardèrent l’individu que sir Mulberry Hawk regardait ; et le pauvre colonel, pour cacher sa confusion, se vit réduit à la nécessité de tenir son verre de porto devant son œil droit, et de feindre d’en examiner la couleur avec le plus vif intérêt.

Pendant ce temps, Catherine demeurait aussi silencieuse qu’elle le pouvait, osant à peine lever les yeux de peur de rencontrer les regards de lord Frédéric Verisopht et de tous ces drôles.

Elle se leva et sortit de la salle à manger. Elle retint ses pleurs avec effort jusqu’à ce qu’elle fut seule sur l’escalier, et là elle les laissa couler.

— Fameux ! dit sir Mulberry Hawk en mettant ses enjeux dans sa poche. Voilà une fille d’esprit, et nous boirons à sa santé.

Ralph, qui avait épié avec des yeux de loup les acteurs de la scène précédente, parut respirer plus librement lorsque sa nièce fut partie. Les verres circulèrent, les têtes s’échauffèrent, et lui, renversé sur sa chaise, promena ses yeux de convive en convive, et sembla vouloir lire au fond de leurs cœurs et s’amuser à en mettre à nu les frivoles pensées.

Cependant Catherine s’était un peu remise. Elle avait appris par un domestique que son oncle désirait la voir avant son départ, et que les convives prendraient le café à table. La certitude de ne plus les voir contribua beaucoup à calmer son agitation ; elle prit un livre et se mit à lire.

Elle tressaillait par intervalles lorsque la porte en s’ouvrant laissait parvenir à ses oreilles le bruit de l’orgie, et plusieurs fois elle se leva alarmée, s’imaginant entendre sur l’escalier les pas de quelque membre égaré de la compagnie. Cependant, comme rien ne vint réaliser ses appréhensions, elle essaya de concentrer son attention sur son livre, qui absorba par degrés son intérêt au point qu’elle avait lu plusieurs chapitres sans songer au temps ni au lieu, lorsqu’elle fut soudain épouvantée d’entendre une voix d’homme prononcer son nom à son oreille.

Le livre lui tomba des mains. À ses côtés, étendu nonchalemment sur une ottomane, était sir Mulberry Hawk, évidemment rendu pire par le vin, qui n’améliore jamais les individus d’un naturel pervers.

Catherine s’élançait en avant pour sortir, quand M. Ralph Nickleby se présenta à la porte.

— Qu’y a-t-il ? dit Ralph. — Il y a, Monsieur, répondit Catherine dans une violente agitation, que sous le toit où moi, fille sans appui, enfant de votre frère mort, j’aurais dû trouver protection, j’ai été exposée à des insultes qui vous feraient détourner de moi les yeux. Laissez-moi passer.

Ralph détourna en effet les yeux pour éviter ceux de la jeune fille.

Ralph fût entré avec une indifférence parfaite dans la maison d’un pauvre débiteur, veillant au lit de mort de son jeune enfant, et l’eût désigné sans scrupule au bailli, parce que c’était un événement très-ordinaire dans les affaires, et que ce débiteur eût été coupable d’après son unique code de morale ; mais il y avait là une jeune fille, qui n’avait d’autre tort que d’être venue au monde, qui avait patiemment cédé à tous ses désirs, qui avait passé par une rude épreuve pour lui plaire, et surtout qui ne lui devait pas d’argent, et il sentait sa bile en mouvement.

Il s’assit à quelque distance, prit une chaise un peu plus près, puis se rapprocha encore, et finit par s’asseoir sur le même sopha, et par poser sa main sur le bras de Catherine, dont les sanglots redoublèrent.

— Silence, ma chère, dit-il, n’y songez plus. — Au nom du ciel ! s’écria Catherine, laissez-moi m’en aller ; laissez-moi quitter cette maison, et m’en retourner. — Oui, oui, dit Ralph ; mais il faut sécher vos yeux d’abord, et prendre un maintien plus rassis. Laissez-moi relever votre tête ; là, là. — Ô mon oncle, s’écria Catherine en joignant les mains, — qu’ai-je fait, qu’ai-je fait pour que vous me soumettiez à ces affronts ? Si je vous avais offensé, ne fût-ce qu’en pensée, c’eût été m’en punir bien cruellement, et la mémoire d’un homme que vous avez dû aimer à une époque quelconque… — Écoutez-moi un seul moment, interrompit Ralph sérieusement alarmé par tant d’agitation. Je ne savais pas que cela arriverait ; il m’était impossible de le prévoir. J’ai fait tout ce que j’ai pu alors : marchons ; l’air renfermé de la chambre et la vapeur de ces lampes vous sont nuisibles. Vous allez être mieux si vous faites le moindre effort. — Je ferai tout ce que vous voudrez, si seulement vous me renvoyez chez moi. — C’est bon, c’est bon ; mais il faut reprendre vos regards ordinaires, car ceux que vous avez là épouvanteraient, et personne, excepté vous et moi, ne doit savoir ce qui s’est passé. Marchons un peu, bien ; vous paraissez mieux à présent.

En l’exhortant ainsi à prendre courage, Ralph Nickleby fit quelques tours de salon, ayant sa nièce appuyée sur son bras, maîtrisé par le regard et tremblant au contact de la jeune fille.

Quand il jugea prudent de la laisser partir, il l’aida à descendre, lui arrangea son châle, et lui rendit d’autres petits services probablement pour la première fois de sa vie. Il lui fit traverser le vestibule et descendre l’escalier, et ne lui lâcha la main que lorsqu’elle fut assise dans la voiture.

La portière fut fermée avec rudesse, et le peigne de Catherine tomba aux pieds de son oncle. Comme il le ramassait et le lui rendait, la lumière d’une lampe voisine tomba sur le visage de la jeune fille. Les boucles de ses cheveux défrisées et éparses négligemment sur son front, les traces de ses pleurs à peine effacées, ses joues rouges, son expression de chagrin, tout ranima des souvenirs endormis dans le cœur du vieillard. Il crut voir la figure de son frère mort, avec le regard qu’il avait dans les chagrins passagers de son enfance, et les circonstances les plus minutieuses de cette enfance se présentèrent en foule à son esprit, aussi nettement qu’une œuvre de la veille.

Ralph Nickleby, qui était à l’épreuve de tous les appels du sang et de la parenté, qui était cuirassé contre tous les chagrins et tous les malheurs, rentra en chancelant, comme un homme qui a vu un esprit revenir de quelque monde au-delà du tombeau.