Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/22

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 131-135).

CHAPITRE XXII.


Nous n’avons pas à raconter les scènes hideuses d’effronterie dont Mulberry et ses misérables amis avaient rendu témoin la pauvre et innocente Catherine. La journée avait été bonne pour Ralph Nickleby. Il se promenait en long et en large dans sa petite chambre, les mains derrière le dos, et additionnait dans son esprit toutes les sommes qu’il avait récoltées depuis le matin. Sa bouche était contractée par un sourire dur et sévère, mais l’immobilité de ses lèvres et le regard rusé de ses yeux glacés et brillants semblaient dire qu’il était prêt à accomplir toute résolution susceptible d’augmenter ses bénéfices.

— Très-bien ! dit-il par allusion, sans doute, à quelque opération du jour. Il brave l’usurier ! eh bien ! nous verrons. La probité est la meilleure politique. Il oppose à la puissance de l’argent une réputation intacte et une conduite régulière. Quel entêté que cet homme !… Qui est là ? — Moi, dit Newman Noggs en entrant. Votre nièce… — Eh bien ? demanda Ralph d’une voix aigre.

— Est ici. — Ici !

Newman fit un signe de tête du côté de sa petite chambre, pour indiquer qu’elle attendait là.

— Que veut-elle ? — Je ne sais, faut-il le lui demander ? — Non, faites-la entrer… Attendez.

Ralph retira précipitamment un coffre-fort qui était sur la table, et y substitua une bourse vide.

— Maintenant elle peut entrer.

Newman sourit de cette manœuvre, fit signe à la jeune personne d’approcher, avança une chaise, regarda Ralph à la dérobée, et se retira lentement.

— Eh bien ! dit Ralph assez rudement, mais d’un ton plus doux que celui qu’il prenait avec tout autre, eh bien ! ma chère, que me voulez-vous ?

Catherine leva des yeux remplis de larmes, fit un effort pour maîtriser son émotion, essaya inutilement de parler, baissa la tête et demeura silencieuse ; mais Ralph put s’apercevoir qu’elle pleurait. Il la regarda quelque temps en silence, et fut un moment déconcerté par la douleur de sa nièce.

— Je devine la cause de ces larmes, pensa-t-il, eh bien ! où est le mal ? Un peu de peine seulement, et ce sera une excellente leçon pour elle. — Voyons, Catherine, qu’avez-vous ?

Il s’était assis en face d’elle ; il fut surpris de la fermeté soudaine avec laquelle elle lui répondit.

— Le sujet qui m’amène à vous, Monsieur, est de nature à vous faire monter le sang au visage, si je juge de vos émotions par les miennes. J’ai été offensée, insultée, blessée, et tout cela par vos amis. — Mes amis ! s’écria sèchement Ralph. Je n’ai point d’amis, jeune fille. — Par les gens que j’ai vus ici, reprit vivement Catherine. Si ce n’étaient point vos amis, et si vous saviez ce qu’ils étaient, il n’en est que plus mal à vous, mon oncle, de m’avoir amenée parmi eux. Il eut été pardonnable peut-être de m’exposer à leurs outrages par une confiance mal placée ou par une fausse opinion de leur caractère : mais, si, comme je le crois, vous avez agi avec connaissance de cause, c’est une lâcheté et une barbarie.

Ralph recula stupéfait de cette franchise, et lança à Catherine un de ses plus rudes regards. Mais elle le soutint fièrement, et son visage, quoique très-pâle, avait plus de noblesse et de beauté que jamais. L’éclair de ses yeux rappela à Ralph ceux de Nicolas à leur dernière entrevue.

— Il y a en vous un peu du sang de votre frère, à ce que je vois. — Je l’espère, mon oncle, et j’en serais fière. Je suis jeune, et les embarras de ma situation m’ont abattue ; mais aujourd’hui je me sens ranimée par la souffrance, et, quoi qu’il arrive, la fille de votre frère ne supportera pas plus longtemps ces insultes. — Quelles insultes ? demanda Ralph brusquement. — Rappelez-vous ce qui s’est passé ici et interrogez-vous vous-même, répondit Catherine en rougissant. Mon oncle, vous devez et vous voulez, j’en suis sûre, me débarrasser de la dégradante société à laquelle je suis exposée maintenant. Mon intention, continua-t-elle en s’avançant vers le vieillard et en lui posant le bras sur l’épaule, n’est pas de montrer de la colère ; je vous demande pardon si je vous ai paru emportée, mon cher oncle, mais vous ne savez pas ce que j’ai souffert. Vous ne pouvez savoir ce que c’est que le cœur d’une jeune fille, je n’ai pas sujet de m’y attendre. Mais quand je vous dis que je suis malheureuse, je suis sûre que vous viendrez à mon secours.

Ralph la contempla un instant, détourna la tête, et, par un mouvement nerveux, battit le sol de son pied.

— Et en quoi puis-je vous assister, mon enfant ? dit-il. — Vous avez de l’influence sur l’un de ces hommes, je le sais ; une parole de vous ne l’engagerait-elle pas à se désister de cette poursuite inhumaine ? — Non, dit Ralph en se retournant brusquement. Du moins… En tout cas… je ne puis la prononcer. — Vous ne pouvez la prononcer ! — Non, dit Ralph s’arrêtant tout court et serrant ses mains jointes derrière son dos.

Catherine recula d’un pas et le regarda, comme si elle doutait d’avoir bien entendu. Ralph, se balançant alternativement sur la pointe des pieds et sur les talons, fixa sur sa nièce un œil impassible. — Nous faisons des affaires ensemble, dit-il, et je ne puis le blesser en rien. Qu’est-ce, après tout ? Tout le monde a ses peines, et c’est une des vôtres. Il y a des jeunes filles qui seraient fières de voir à leurs pieds de pareils seigneurs.

— Fières ! s’écria Catherine. — Je ne dis pas, reprit Ralph en levant l’index, que vous n’ayez pas raison de les mépriser, au contraire, le peu de cas que vous en faites prouve votre bon sens, et je vous avais bien jugée, mais sous d’autres rapports, c’est une épreuve facile à supporter. Si ce jeune lord s’est attaché à vos pas, que vous importe ? si sa passion est déshonorante, elle ne durera pas longtemps. En attendant… — En attendant, interrompit Catherine avec autant de fierté que d’indignation, je serai le mépris de mon sexe et le jouet de l’autre ! justement condamnée par toutes les femmes d’un sens droit, et méprisée de tous les hommes probes et honorables ! avilie à mes propres yeux, et dégradée à ceux des autres ! Non, ce ne sera pas, dussé-je être réduite aux plus rudes travaux. Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles. Je ferai honneur à votre recommandation, je resterai dans la maison où vous m’avez placée, jusqu’à ce que je sois en droit de la quitter aux termes de mon engagement, mais je ne reverrai plus ces hommes. Quand je sortirai de ma place, j’irai me cacher loin d’eux et de vous, je soutiendrai ma mère en travaillant, je vivrai du moins en paix, et que Dieu me soit en aide !

À ces mots, elle fit un signe de la main, et sortit, laissant Ralph Nickleby immobile comme une statue.

En fermant la porte, de la chambre, elle aperçut à côté Newman Noggs debout dans une petite niche de la muraille, et faillit pousser un cri de surprise. Mais elle eut la présence d’esprit de se contenir en voyant Newman porter un doigt à ses lèvres.

— Ne pleurez pas, dit Newman se glissant hors de sa cachette et l’accompagnant à travers la salle d’entrée.

Et comme il disait ces mots, deux grosses larmes coulaient sur le visage du pauvre Noggs.

Il tira de sa poche quelque chose d’analogue à un très-vieux torchon, et s’en servit pour essuyer les yeux de Catherine avec autant de douceur que si elle eût été un enfant.

— Je sais ce que c’est, dit-il, vous donnez un libre cours maintenant… Oui, oui, très-bien. C’est bien, j’aime cela. Vous avez raison de ne pas pleurer devant lui. Oui, oui ! Ah ! ah ! ah ! pauvre fille !

Après ces exclamations décousues, Newman essuya ses propres yeux avec le sus-dit torchon, alla en boitant jusqu’à la porte et l’ouvrit.

— Ne pleurez plus, murmura-t-il. Je vous verrai bientôt. Ah ! ah ! ah ! Et un autre que moi vous verra bientôt aussi. Oui, oui. — Dieu vous bénisse ! murmura Catherine en sortant, Dieu vous bénisse ! — Et vous de même, reprit Newman en entr’ouvrant la porte pour parler.

Et Newman Noggs ouvrit encore une fois la porte pour faire un signe de consolation et pour rire, et il la referma pour secouer douloureusement la tête et pour pleurer.

Ralph demeura dans la même attitude jusqu’à ce qu’il eût entendu le bruit de la porte ; puis il haussa les épaules, et après quelques tours de chambre, d’un pas qui se ralentit par degrés, il s’assit à son bureau.

Voici un de ces problèmes de la nature humaine qu’on note sans les résoudre. Ralph ne sentait en ce moment aucun remords de sa conduite envers l’innocente et naïve jeune fille. Quant à la conduite de ses clients, elle répondait précisément à son attente, à ses vœux, à ses projets ; elle devait tourner à son avantage, et cependant il les haïssait du fond de l’âme pour avoir agi ainsi. Les figures des deux débauchés se présentèrent à son esprit, et agitant ses poings fermés :

— Oh ! grommela-t-il, vous me le payerez, vous me le payerez.

Pendant que l’usurier cherchait une consolation dans ses livres et dans ses papiers, il se passait à l’extérieur de son bureau une scène qui ne l’aurait pas médiocrement étonné s’il avait pu en avoir connaissance.

Newman Noggs en était l’unique acteur. Il se tenait à peu de distance de la porte, et le visage tourné vers elle. Il avait les manches de son habit retroussées, et frappait l’air des coups les plus vigoureux, les plus savants et les mieux appliqués.

Au premier abord, cet exercice eût pu sembler une simple précaution sage de la part d’un homme d’habitudes sédentaires, et ayant pour but d’élargir la poitrine et de fortifier les muscles des bras ; mais l’ardeur et la joie peintes sur la face en sueur de Newman Noggs, l’énergie surprenante avec laquelle il dirigeait une suite non interrompue de coups vers un panneau situé à environ cinq pieds du sol, auraient suffisamment expliqué à l’observateur attentif que l’imagination du commis rossait, de manière à le laisser pour mort, le despotique maître de son corps, M. Ralph Nickleby.