Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/61

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Lorain.
Hachette (tome 2p. 408-419).

CHAPITRE XXIX.

Où Nicolas et sa sœur se conduisent de manière à déchoir dans l’estime de tous les gens du monde et de ce qu’on appelle les personnes sensées.

Le lendemain des révélations de Brooker, Nicolas retourna chez lui. Sa première entrevue avec sa famille fut agitée par bien des émotions de part et d’autre, car il les avait tenus au courant, dans ses lettres, de ce qui s’était passé, et, outre qu’ils partageaient naturellement ses chagrins, ils pleuraient tous comme lui la perte d’un jeune homme dont la misère et l’abandon avaient été son premier titre à leur compassion, mais que sa candeur et sa reconnaissance leur avaient rendu plus cher de jour en jour.

« Assurément, dit Mme Nickleby en s’essuyant les yeux et en poussant des sanglots amers, je puis dire que j’ai perdu la meilleure, la plus zélée, la plus obligeante créature du monde, celle dont j’ai reçu les soins les plus attentifs de toute ma vie, après vous, Nicolas et Catherine, et votre pauvre papa, et cette coquine de bonne qui est partie en emportant mon linge… et les douze petites fourchettes, cela va sans dire. C’était bien l’être le plus facile, le plus égal, le plus attaché, le plus fidèle. Comment ferai-je maintenant pour reposer mes yeux sur ce jardin qu’il mettait son orgueil à embellir pour moi, ou pour entrer dans sa chambre pleine de toutes ces petites inventions qu’il se plaisait à imaginer pour nous faire plaisir, et où il réussissait si bien ? Il ne se doutait guère qu’il les laisserait là encore imparfaites. Non, en vérité, je ne puis pas me résigner à cette idée. Ah ! c’est un grand chagrin pour moi, un grand chagrin. Au moins, mon cher Nicolas, ce sera pour vous une consolation, jusqu’à la fin de vos jours, de vous rappeler combien vous avez toujours été bon et aimable pour lui, et la mienne sera de penser que nous étions aussi en d’excellents termes ensemble, et qu’il m’aimait beaucoup ; le pauvre garçon. Votre attachement pour lui, mon cher, était bien naturel et bien profond : c’est un terrible coup pour vous. Il n’y a qu’à voir comme vous êtes changé pour le comprendre. Mais moi, personne ne peut deviner ce que j’éprouve, non, personne, c’est tout à fait impossible. »

Pendant que Mme Nickleby exprimait ainsi, en toute sincérité de cœur, des chagrins réels, mais qui, selon sa coutume, avaient un air trop personnel, par l’habitude qu’elle avait de rapporter tout à soi, elle n’était pas la seule qui ressentît de la peine dans la maison. Catherine, tout accoutumée qu’elle était à s’effacer devant les autres, ne pouvait retenir son chagrin. Madeleine n’y était guère moins sensible, et la pauvre, la bonne, l’honnête petite demoiselle la Creevy, qui, en l’absence de Nicolas, était venue leur faire une visite, et qui, depuis la mauvaise nouvelle, n’avait fait que les consoler et les distraire de son mieux, ne le vit pas plutôt arriver à la porte, qu’elle s’assit au bas de l’escalier et fondit en larmes, refusant pendant longtemps toute consolation.

« Cela me fait tant de peine, criait l’excellente fille, de le voir revenir tout seul ! Je ne peux pas m’empêcher de penser combien il a dû souffrir ! Je n’en serais peut-être pas si émue s’il le paraissait davantage lui-même ; mais voyez avec quelle fermeté admirable il supporte tout cela.

— Mais, dit Nicolas, il le faut bien ; je n’ai pas de mérite à cela.

— Sans doute, sans doute, répliqua la petite femme, et vous avez raison ; mais que voulez-vous, excusez-moi de ma faiblesse : je trouve… je sais bien que j’ai tort de le dire, et je vais m’en repentir tout à l’heure… que vous méritiez une autre récompense pour tout ce que vous avez fait.

— Quoi ! dit Nicolas avec douceur, quelle meilleure récompense pouvais-je attendre, que de voir ses derniers jours heureux et tranquilles, et de me rappeler toujours que je lui ai tenu compagnie jusqu’à la fin, sans avoir eu le regret, ce que mille circonstances auraient pu faire, de n’être pas alors à ses côtés ?

— C’est vrai, répondit miss la Creevy avec des sanglots ; c’est moi qui ai tort. Je sais bien que je ne suis qu’une ingrate, une impie, une méchante petite folle. »

Et tout en faisant cet aveu, la bonne fille recommençait à pleurer, à faire des efforts pour se contraindre, à essayer de rire. Le rire et les pleurs, mis aux prises sans transition, luttaient à qui resterait maître du champ de bataille. La victoire fut indécise, car miss la Creevy, pour les tirer de peine, finit par une attaque de nerfs.

Nicolas attendit qu’elles fussent toutes remises et calmées pour monter à sa chambre, où il avait besoin de se retirer, pour prendre un peu de repos après un si long voyage, et se jetant tout habillé sur son lit, il tomba dans un profond sommeil. À son réveil, il trouva Catherine assise à son chevet, et, quand elle lui eut vu ouvrir les yeux, elle se pencha sur lui pour l’embrasser.

« Je suis venue vous dire combien je suis heureuse de vous voir de retour à la maison.

— Et moi, Catherine, je ne saurais vous dire tout le plaisir que j’ai de vous revoir.

— Nous soupirions tant après votre retour ! reprit Catherine, maman et moi… et Madeleine.

— Ne me disiez-vous pas, dans votre dernière lettre, qu’elle était tout à fait bien à présent ? dit Nicolas vivement, en rougissant ; n’a-t-il pas été question, depuis mon départ, de quelques arrangements que les frères Cheeryble ont en vue pour elle ?

— Oh ! pas un mot de cela, répondit Catherine ; je ne saurais songer à me séparer d’elle sans un vrai chagrin ; et vous, Nicolas, sans doute vous ne le désirez pas non plus ? »

Nicolas rougit encore, et s’asseyant près de sa sœur à la fenêtre, sur un petit canapé :

« Non, Catherine, dit-il, non, je ne le désire pas ; je ne ferais pas à d’autres l’aveu de mes véritables sentiments, mais à vous, Catherine, je vous dirai franchement et simplement… que je l’aime. »

Les yeux de Catherine s’enflammèrent, et elle allait ouvrir la bouche pour répondre, quand Nicolas, lui mettant la main sur son bras, continua ainsi :

« Que personne n’en sache rien que vous !… elle, surtout !

— Cher Nicolas !

— Elle, surtout !… Jamais, quoique ce soit bien long, jamais. Quelquefois j’aime à penser qu’il doit venir un temps où je pourrai le lui dire sans crainte. Mais c’est si loin, dans un horizon si reculé ; il faut qu’il se passe tant de temps d’ici-là, et, quand le moment viendra, s’il vient toutefois, je me ressemblerai si peu à moi-même, j’aurai depuis si longtemps dépassé mes jours de jeunesse romanesque, sans que rien altère pourtant mon amour pour elle, que je ne puis m’empêcher de reconnaître que de pareilles espérances sont de pures chimères. Alors j’essaye de les étouffer de mes propres mains, et de surmonter ma peine, plutôt que de les voir se flétrir à la longue et me faire mourir à petit feu. Non, Catherine ; depuis mon départ, j’ai eu perpétuellement devant les yeux, dans ce pauvre garçon que nous avons perdu, un exemple de plus de la libéralité généreuse de ces nobles frères. Je veux en être digne autant qu’il est en moi, et, si j’ai jamais auparavant chancelé dans mon devoir vigoureux, je n’en suis que plus résolu à le remplir strictement désormais, et à me mettre à l’abri de toute tentation sans délai.

— Avant d’ajouter un mot, cher Nicolas, dit Catherine qui devint toute pâle, il faut que vous entendiez ce que j’ai à vous confier. C’était pour cela que j’étais venue, mais le courage m’a manqué ; ce que vous venez de dire me donne du cœur. » Elle trembla et fondit en larmes.

Il y avait dans toute sa personne quelque chose qui préparait Nicolas à ce qu’il allait entendre.

Catherine essaya de parler, mais ses pleurs l’en empêchèrent.

« Allons ! petite fille, dit Nicolas ; quoi donc ! Catherine, du courage, ma sœur. Je crois savoir ce que vous voulez me dire. Vous voulez me parler de M. Frank, n’est-ce pas ? »

Catherine pencha la tête sur l’épaule de son frère, et lui dit en sanglotant : « Oui.

— Et peut-être que, depuis mon départ, il vous a offert sa main, n’est-ce pas ? oui ?… C’est bon, c’est bon ; vous voyez bien qu’il n’est pas si difficile de me dire tout. Il vous a offert sa main ?

— Oui, et je l’ai refusée.

— Oui ? et puis ?

— Je lui ai dit, ajouta-t-elle d’une voix tremblante, tout ce que, depuis, ma mère m’a confié que vous lui aviez dit à elle-même, et pourtant, je n’ai pu lui cacher, pas plus qu’à vous, que c’était un grand chagrin, une triste épreuve pour moi ; mais c’est égal, je l’ai fait avec fermeté, et l’ai prié de ne plus me revoir.

— Je reconnais là ma brave Catherine, dit Nicolas en la pressant sur son cœur ; j’étais bien sûr que vous le feriez.

— Il a essayé d’ébranler ma résolution, en me déclarant que, malgré ma décision, non-seulement il informerait ses oncles du parti qu’il avait pris, mais qu’il en parlerait aussi dès que vous seriez de retour. J’ai peur, ajouta-t-elle d’un air moins ferme, j’ai peur de ne lui avoir pas assez montré combien j’étais touchée d’un amour si désintéressé, et la sincérité de mes souhaits pour son bonheur à venir. Si vous venez à en causer avec lui, vous me feriez bien plaisir de le lui faire savoir.

— Et vous avez pu supposer, Catherine, quand vous avez cru devoir faire ce sacrifice au devoir et à l’honneur, que je serais moins courageux que vous ? lui dit Nicolas avec tendresse.

— Oh ! non ! non ! mais votre position n’est pas la même, et…

— Elle est tout à fait la même, reprit Nicolas en l’interrompant ; Madeleine n’est pas, il est vrai, la proche parente de nos bienfaiteurs, mais elle leur appartient par des liens qui ne sont pas moins chers. Et, s’ils m’ont conté d’abord son histoire, c’est qu’ils avaient en moi une confiance sans limites, et m’ont cru franc comme l’acier. Voyez quelle bassesse ce serait de ma part de profiter des circonstances qui l’ont amenée sous notre toit, ou du léger service que j’ai eu le bonheur de lui rendre, pour chercher à conquérir son affection, quand il en résulterait pour les frères, si j’y avais réussi, un désappointement dans leur désir de l’établir comme leur propre fille, et le soupçon trop naturel que j’ai fondé l’espoir de ma fortune sur leur compassion pour une jeune personne, prise ainsi dans mes filets par un calcul honteux, comme si j’avais fait servir à mes vœux intéressés sa reconnaissance même et la générosité de ses sentiments, spéculant bassement sur son malheur ! Moi aussi, Catherine, dont le devoir, le plaisir et l’orgueil est de leur reconnaître d’autres titres à mon dévouement, que je n’oublierai jamais ; moi, qui déjà leur dois une vie aisée et heureuse, sans avoir le droit d’en demander davantage, j’ai pris le parti bien arrêté de m’ôter ce souci cruel. Je ne sais même pas si je n’ai pas à me reprocher d’avoir attendu trop longtemps. Dès aujourd’hui, je veux, sans réserve et sans équivoque, ouvrir mon âme à M. Cheeryble, et le supplier de prendre les mesures les plus promptes pour chercher à cette jeune personne l’abri d’une autre hospitalité que celle de notre toit.

— Aujourd’hui ? sitôt ?

— Voilà bien des jours et des semaines que j’y songe ; pourquoi différerais-je encore ? Si la scène douloureuse que je viens d’avoir sous les yeux m’a fait faire des réflexions, si elle a éveillé plus vivement encore en moi les scrupules et le sentiment du devoir, pourquoi attendrais-je que le temps en eût refroidi l’impression salutaire ? Ce n’est pas vous, Catherine, qui m’en donneriez le conseil, ne m’en ayant pas donné l’exemple !

— Mais vous, c’est différent, vous pouvez devenir riche, qui sait ? dit Catherine.

— Je puis devenir riche ! répéta Nicolas avec un sourire plein de tristesse ; c’est vrai, comme aussi je puis devenir vieux. Mais ne parlons plus de cela ; riche ou pauvre, jeune ou vieux, nous serons toujours l’un pour l’autre ce que nous sommes, vous et moi ; que ce soit là notre consolation. Nous ferons ménage commun, voulez-vous ? au moins nous n’y serons point solitaires. Et si, fidèles à ces premières résolutions, nous avions le courage de n’en jamais changer ! ce ne serait qu’un anneau de plus à la chaîne qui nous lie déjà l’un à l’autre. Il me semble que c’est hier, Catherine, que nous étions camarades d’enfance, et que nous partagions nos jeux folâtres. Eh bien ! il nous semblera que nous sommes seulement au lendemain, lorsque, reportant en arrière notre pensée vers ces chagrins d’aujourd’hui, comme nous les reportons à présent vers notre enfance, nous nous rappellerons, avec une mélancolie qui ne sera pas sans charme, la peine qu’ils ont pu nous causer. Qui sait si, devenus alors de bonnes vieilles gens, devisant du passé où nous avions le pied plus alerte et la tête moins chenue, nous n’irons pas jusqu’à nous féliciter de ces épreuves qui auront augmenté notre tendresse réciproque et rendu notre vie à ce courant paisible et tranquille où nous aurons été entraînés doucement ? Qui sait si nous ne verrons pas les jeunes gens d’alors, comme nous le sommes aujourd’hui, devinant quelque chose de notre histoire, nous montrer de la sympathie, et venir confier à l’oreille discrète du vieux célibataire et de sa vieille sœur, des peines de cœur qui pèseront sur leur inexpérience, tour à tour pleine de crainte et d’espérance. »

Au milieu de ses pleurs, Catherine ne put refuser un sourire à ce tableau de leur vieillesse, et ses pleurs semblèrent moins amers en tombant le long de ses joues.

« N’ai-je pas raison, Catherine ? dit-il après un court silence.

— Oui, vous avez raison, mon cher frère, et je ne puis vous dire combien je me sens heureuse d’avoir fait ce que vous m’auriez conseillé de faire.

— Vous n’en avez pas de regret ?

— N…o…n, dit Catherine d’une voix timide, en traçant sur le parquet, avec son petit pied, quelque figure incohérente, je n’ai point de regret, sans doute, d’avoir fait ce que me commandaient l’honneur et le devoir, mais je regrette d’y avoir été obligée, du moins je le regrette quelquefois, et quelquefois je… Tenez ! je ne sais plus ce que je veux dire. Je ne suis qu’une pauvre fille, Nicolas, pardonnez-moi d’avoir été très agitée. »

Ce n’est pas trop dire que d’assurer que, si Nicolas eût eu dans la main trois cent mille francs, il aurait, sur-le-champ, dans son affection généreuse pour la jeune fille aux joues rougissantes, aux yeux baissés vers la terre, sacrifié jusqu’à son dernier liard, pour assurer son bonheur, sans songer au sien. Malheureusement il n’avait, pour la consoler et ranimer son courage, que des paroles bonnes et tendres ; mais elles étaient si bonnes et si tendres, si pleines d’amour et d’encouragement, que la pauvre Catherine jeta ses bras à son cou, en lui promettant de ne plus verser une larme.

« Quel homme, se disait Nicolas avec orgueil, en s’en allant bientôt après chez les frères Cheeryble, ne trouverait pas le prix de tous ses sacrifices de fortune dans la possession d’un cœur comme celui de Catherine, un cœur d’un prix inestimable, si l’or et l’argent n’étaient pas estimés avant tout ! Frank a plus de bien qu’il ne lui en faut. Tout son bien ne saurait lui procurer un trésor comme ma sœur. Et pourtant, dans ces mariages qu’on appelle inégaux, le parti le plus riche est toujours celui qui est censé faire un grand sacrifice, pendant que l’autre passe pour faire un bon marché. Mais quoi ! je raisonne là comme un amoureux, ou plutôt comme un niais, ce qui pourrait bien être la même chose. »

C’est ainsi que, s’adressant à lui-même des compliments peu flatteurs pour réprimer des idées si mal en harmonie avec le devoir qu’il allait remplir, il continua sa route, et se présenta devant Timothée Linkinwater.

« Ah ! monsieur Nickleby, cria Timothée, vous voilà donc, Dieu merci ! Comment vous portez-vous, bien ? N’est-ce pas que vous ne vous êtes jamais mieux porté ?

— Très bien, dit Nicolas en lui donnant les deux mains.

— Ah ! dit Timothée, vous avez l’air fatigué malgré cela, maintenant que je vous regarde. Tenez ! écoutez-moi celui-là, l’entendez-vous ? (C’était Dick, le vieux merle.) Je ne le reconnaissais plus depuis votre départ. Il ne peut plus se passer de vous maintenant. Il vous fait fête comme à moi.

— Dick est perdu dans mon estime, dit Nicolas, s’il me croit aussi digne que vous de son affection ; je lui croyais plus d’intelligence.

— Que je vous dise, monsieur, dit Timothée se tenant dans son attitude favorite, et montrant du bout de sa plume la cage de son favori, vous me croirez, si vous voulez, mais les seules personnes auxquelles il ait jamais voulu faire attention, c’est M. Charles et M. Ned, vous et moi. »

Ici Timothée s’arrêta pour regarder, du coin de l’œil, Nicolas avec intérêt, et rencontrant tout à coup celui de son jeune ami, il répéta avec embarras : « Vous et moi, monsieur, vous et moi. » Autre coup d’œil à Nicolas. Puis, lui serrant la main : « Mais excusez-moi, lui dit-il, je suis un vilain égoïste de vous parler de choses qui n’intéressent que moi. Parlons plutôt de ce pauvre garçon. A-t-il dit, avant de mourir, quelque mot des frères Cheeryble ?

— Oui, dit Nicolas, il en a parlé bien des fois.

— À la bonne heure, reprit Timothée en s’essuyant les yeux, c’est bien de sa part.

— Et vous aussi, il a parlé de vous vingt fois, en me recommandant de faire ses amitiés à M. Linkinwater.

— Non, non, ne me dites pas cela, cria Timothée avec des sanglots à fendre le cœur. Pauvre garçon ! je suis bien fâché qu’on n’ait pas pu l’enterrer à Londres. Il n’y a pas, dans toute la ville, un endroit pour se faire enterrer agréablement, comme ce petit cimetière, de l’autre côté de la place. Il y a des maisons de banque tout autour, et vous ne pouvez pas y faire un pas, par le beau temps, sans voir de tous côtés, par les fenêtres ouvertes, les registres et les coffres-forts… Vraiment ! Il vous a chargé de ses amitiés pour moi ? Je ne m’attendais guère qu’il eût pensé à moi. Pauvre garçon ! pauvre garçon ! me faire ses amitiés ! »

Timothée était si profondément touché de cette petite marque de bon souvenir, qu’il fut quelque temps incapable de reprendre la conversation. Nicolas en profita pour s’esquiver et se rendre au cabinet du frère Charles.

Ce n’était pas sans peine qu’il avait préparé d’avance son cœur et son courage à cette entrevue. Mais la chaleur de l’accueil dont il se vit reçu, l’air cordial, la compassion simple et naturelle du bon vieillard, lui allèrent à l’âme et l’attendrirent malgré lui.

« Allons ! allons ! mon cher monsieur, dit l’excellent négociant, il ne faut pas vous laisser abattre. Non ! non ! au contraire, il faut apprendre à supporter le malheur, et nous rappeler qu’il y a des consolations jusqu’au sein de la mort même. Plus ce pauvre jeune homme aurait vécu de jours encore, moins il aurait été fait pour le monde, plus il aurait senti ce qui lui manquait, et il n’en aurait été que plus malheureux. Tout est pour le mieux, mon cher monsieur ; oui, tout est pour le mieux.

— Je n’ai pas été sans penser à tout cela, monsieur, répliqua Nicolas faisant un effort pour pouvoir parler. Je le sens bien comme vous.

— À la bonne heure, répliqua M. Cheeryble qui, tout en donnant des consolations, n’était guère moins ému lui-même que le bon vieux Timothée ; à la bonne heure !… Où donc est mon frère Ned ? monsieur Tim Linkinwater, où donc est mon frère Ned ?

— Il est sorti avec M. Trimmers, pour faire conduire ce malheureux, que vous savez, à l’hôpital, et envoyer une surveillante à ses enfants, répondit Timothée.

— Mon frère Ned est un brave homme… un digne homme, s’écria le frère Charles en fermant la porte et revenant vers Nicolas. Il sera ravi de vous revoir, mon cher monsieur ; il ne se passait pas de jour, sans qu’on parlât ici de vous.

— Pour vous dire la vérité, monsieur, je suis bien aise de vous trouver seul, dit Nicolas avec une hésitation bien naturelle, car je suis impatient de vous dire quelque chose. Pourriez-vous m’accorder quelques minutes ?

— Certainement, certainement, répondit le frère Charles en le regardant d’un air embarrassé. Parlez, mon cher monsieur, parlez.

— Je ne sais vraiment comment ni par où commencer. Si jamais mortel a eu des raisons de se sentir pénétré d’amour et de respect pour un autre, d’éprouver pour lui un attachement qui lui ferait du dévouement le plus pénible un plaisir et une grâce, de lui conserver un souvenir de reconnaissance égal à son zèle et à sa fidélité, ce sont là des sentiments que je dois avoir et que j’ai pour vous en effet, de tout mon cœur et de toute mon âme, vous pouvez le croire.

— Je le crois, reprit le vieux gentleman, et je suis heureux de le croire. Je n’en ai jamais douté ; je n’en douterai jamais, soyez-en sûr.

— La bonté que vous avez de me le dire m’encourage à continuer. La première fois que vous m’avez chargé d’une mission de confiance auprès de Mlle Bray, j’aurais dû vous dire que je l’avais déjà vue longtemps auparavant ; que sa beauté avait produit sur moi une impression ineffaçable, et que j’avais fait des efforts inutiles pour la retrouver et la connaître. Si je ne vous en ai pas parlé c’est que j’avais espéré, mais vainement, pouvoir vaincre cette faiblesse et subordonner toute autre considération à mon devoir envers vous.

— Monsieur Nickleby, dit le frère Charles, vous n’avez pas trahi la confiance que j’avais placée en vous, et vous n’en avez pas abusé pour en tirer avantage. Je sais bien que non.

— Non, dit Nicolas avec fermeté, je ne l’ai pas fait. Tout en éprouvant que la nécessité de me dominer et de me contraindre devenait de jour en jour plus pressante et plus difficile, jamais je ne me suis permis une parole ou un regard que j’eusse dû désavouer, si vous aviez été là. Mais je sens qu’une société constante, une compagnie de tous les jours avec cette charmante demoiselle, deviendraient fatales à ma tranquillité, et finiraient par triompher des résolutions que j’ai prises dès le début, que j’ai fidèlement gardées jusqu’à ce jour. En un mot, monsieur, je ne peux m’en fier à moi-même, et je viens vous prier avec instance d’éloigner cette demoiselle que vous aviez confiée à ma mère et à ma sœur, et de le faire sans délai. Je sais que vous ou tout autre personne que moi, mais vous surtout, en considérant l’immense distance qui me sépare de cette jeune demoiselle, votre pupille et l’objet de votre intérêt particulier, vous ne pouvez regarder mon amour pour elle, même en pensée, que comme le comble de l’audace et de la témérité. Je le reconnais. Mais aussi qui pourrait l’avoir vue, savoir tous ses malheurs et son courage comme moi, et ne pas l’aimer ? Je n’ai pas d’autre excuse. Et, comme je ne me sens pas la force d’échapper à cette tentation, ni de réprimer ma passion, si l’objet en reste toujours sous mes yeux, que puis-je faire de mieux que de venir vous prier et vous supplier de l’éloigner, pour me laisser les moyens de l’oublier, si je puis ?

— Monsieur Nickleby, dit le frère Charles après un moment de silence, on ne peut pas vous demander davantage. C’est moi qui ai eu tort de mettre un jeune homme de votre âge à cette épreuve. J’aurais dû prévoir ce qui arrive. Merci ! monsieur, merci ! On éloignera Madeleine.

— J’aurais encore une grâce à vous demander, monsieur et cher protecteur ; pour lui permettre de ne se rappeler mon nom qu’avec estime, c’est de ne lui révéler jamais l’aveu que je viens de vous faire.

— Je n’y manquerai pas. Et maintenant est-ce là tout ce que vous aviez à me dire ?

— Non ! répondit Nicolas en levant vers lui les yeux, ce n’est pas tout.

— C’est bon ! je sais le reste, dit M. Cheeryble, très visiblement satisfait de cette prompte réplique.

— Quand est-ce que vous en avez eu connaissance ?

— Ce matin, à mon retour.

— Vous avez donc cru de votre devoir de venir immédiatement me dire ce que vous teniez apparemment de votre sœur ?

— Oui, monsieur, quoique je vous avoue que j’eusse été bien aise de m’en expliquer d’abord avec M. Frank.

— Frank est venu chez moi hier au soir, répliqua le vieux gentleman : vous avez bien fait, monsieur Nickleby, très bien fait, et je vous en remercie de nouveau, monsieur. »

Nicolas demanda la permission d’ajouter quelques mots sur ce chapitre. Il espérait qu’il n’y avait rien dans ce qu’il avait dit qui dût amener une rupture dans l’amitié de Catherine et de Madeleine, unies désormais par un attachement si tendre que l’idée d’y renoncer serait pour elles une source de véritable affliction, pour lui une source de remords et de regrets d’en avoir été la cause malheureuse. Un jour à venir, quand tout cela serait oublié, il espérait aussi que M. Frank et lui n’en resteraient pas moins bons amis ; il pouvait promettre, au nom de son modeste intérieur et de celle qui ne demandait qu’à y rester pour partager son humble fortune, que pas un mot, pas un souvenir pénible de ce côté ne viendrait troubler leur harmonie. Il raconta avec exactitude tout ce qui s’était passé entre Catherine et lui, le matin même. Il parla d’elle avec une telle chaleur d’orgueil et d’affection fraternels ; il mit tant de gaieté et de bonne humeur à rappeler la promesse qu’ils s’étaient faite de surmonter tout regret intéressé, et de passer leur vie contents et heureux de l’amour l’un de l’autre, qu’il eût été difficile de l’entendre sans en être attendri. Enfin, plus attendri lui-même qu’il ne l’avait encore été, il exprima en peu de mots, simples, mais plus expressifs que les phrases les plus éloquentes, son dévouement aux frères et son ferme espoir de vivre et mourir à leur service.

Le frère Charles écouta tout cela dans un profond silence, sa chaise tournée de manière que Nicolas ne pût voir son visage. Le peu de mots qu’il avait dits, il ne les avait pas non plus prononcés avec son aisance accoutumée, mais plutôt avec une sorte d’embarras et de roideur qui n’étaient pas dans sa manière. Nicolas crut devoir lui demander s’il ne l’avait pas offensé sans le vouloir. « Non, non, dit-il, vous avez bien fait ; » mais il n’en dit pas davantage.

« Frank, ajouta-t-il après que Nicolas eut fini, est un imprudent, un écervelé ;… oui, très imprudent ; un vrai fou. Je vais m’occuper de mettre ordre à cela promptement. N’en parlons plus ; cela me fait de la peine. Revenez me voir dans une demi-heure. J’ai d’étranges nouvelles à vous annoncer, mon cher monsieur, et votre oncle nous a donné rendez-vous cette après-dînée à vous et à moi pour aller chez lui.

— Aller chez lui ! avec vous, monsieur ! s’écria Nicolas.

— Oui, avec moi, revenez me voir dans une demi-heure ; je vous en dirai davantage. »

Nicolas n’y manqua pas, et là, il apprit tout ce qui s’était passé la veille et tout ce qu’on savait du rendez-vous pris avec les frères Cheeryble. C’était pour le soir même, et, pour mieux suivre les événements, il nous faut revenir sur nos pas et nous attacher à ceux de Ralph, à partir du moment où il sortit de leur maison. Nous laisserons donc là Nicolas, un peu rassuré en les voyant reprendre avec lui leur air de bonté habituel, quoiqu’il crût y démêler je ne sais quoi d’extraordinaire, qui sentait la gêne, l’incertitude, le trouble.