Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/62

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CHAPITRE XXX.

Ralph donne un dernier rendez-vous, et n’y manque pas.

Ralph Nickleby se glissa donc à tâtons hors de la maison des frère Cheeryble, et s’esquiva comme un voleur. Une fois dans la rue, il commença par marcher, les mains en avant, semblable à un aveugle qui cherche son chemin, regardant souvent par-dessus son épaule, comme s’il était poursuivi en imagination ou en réalité par quelque indiscret dont les questions l’importunent et qui veut le retenir malgré lui. C’est ainsi qu’il tourna le dos à la Cité et se mit en route pour retourner chez lui.

La nuit était sombre ; le vent âpre et froid chassait devant lui avec rage les nuages rapides. Mais il y en avait un, tout noir, une masse lugubre qui semblait suivre Nickleby. Au lieu de se mêler à la chasse impétueuse dans laquelle les autres étaient entraînés, celui-là se traînait tristement par derrière et glissait plutôt qu’il ne courait, comme une ombre furtive. Ralph se retournait souvent pour le regarder, et, plus d’une fois, il s’arrêta pour le laisser passer devant, mais il avait beau faire, chaque fois qu’il recommençait sa marche, l’autre se retrouvait derrière lui, avançant lentement, lugubrement, comme un enterrement.

Il avait à passer par un pauvre petit cimetière, — un méchant terrain, élevé seulement de quelques pieds au-dessus du niveau de la rue dont il n’était séparé que par un parapet très bas, surmonté d’une grille en fer : lieu fétide, malsain, dégoûtant, où il n’y avait pas jusqu’au gazon de chiendent qui ne semblât dire, par ses touffes maigres et chétives, qu’il ne tenait sa nourriture que du corps des pauvres diables enterrés là, et qu’il poussait ses racines dans la bière de misérables accoutumés à pourrir, dès leur vivant, dans des cours humides et dans des taudis d’ivrognes affamés. Ci-gisent, on peut bien le dire, ces morts de bas étage, séparés des vivants par une pelletée de terre et quatre planches, bien drus, bien serrés les uns contre les autres, à tout touche, associant la corruption de leurs cadavres, comme autrefois celle de leurs âmes — une vraie canaille de morts. Ci-gît la mort, presque côte à côte avec la vie, à quelques pouces seulement de la foule qui les pile en passant, le pied sur la gorge. Ci-gît la modeste famille des défunts, mes chers frères et mes chères sœurs, comme les appelait le gros rougeaud de curé qui les a dépêchés, quand on les a mis en terre.

En passant par là, Ralph se rappela qu’il avait autrefois été appelé à juger, comme juré, le cadavre d’un homme qui s’était coupé le cou et qu’on avait enterré dans cet endroit. Il ne pouvait pas s’expliquer pourquoi ce souvenir lui revenait pour la première fois à l’esprit, lui qui avait si souvent passé et repassé par là, sans y penser, ni pourquoi il y prenait le moindre intérêt. Mais le fait n’en était pas moins constant. Il s’arrêta, il saisit de ses mains les barres de fer de la grille, et se mit à regarder avec avidité au travers, où pouvait être son tombeau.

Pendant qu’il était ainsi occupé à regarder, il vit venir à sa rencontre un groupe d’ivrognes, criant, chantant, faisant tapage, et suivis d’autres personnes qui leur faisaient des remontrances et les engageaient à s’en retourner chez eux tranquillement. Mais ils étaient de trop belle humeur, et l’un d’eux, un méchant petit bossu, se mit à danser. Sa mine fantastique et grotesque excitait les éclats de rire du petit nombre de gens qui se trouvaient là. Ralph lui-même se sentit en gaieté, et mêla ses éclats de rire à ceux d’un homme qui était près de lui et qui se retourna pour le regarder en face. La troupe joyeuse passe : Ralph reste seul, et reprend son examen mortuaire avec un redoublement d’intérêt, se rappelant que le dernier témoin qui, dans l’enquête, avait vu le suicidé encore vivant, avait déclaré qu’il était très gai quand il l’avait quitté, disposition qui, dans le temps, les avait tous surpris, lui et les autres jurés.

À force de considérer, dans cet amas de tombeaux, la place où gisait celui-là, sa mémoire lui représenta avec force l’image vivante du personnage lui-même, ses traits, les circonstances qui l’avaient conduit là : tous souvenirs qui lui faisaient plaisir. Et il s’appesantit si bien sur ce sujet qu’il en emporta l’impression encore toute fraîche en s’en allant, absolument comme dans son enfance, il se rappelait avoir été longtemps poursuivi par le souvenir d’un marmouset dont il avait vu un jour le portrait dessiné à la craie sur une porte. Cependant, à mesure qu’il approcha de chez lui, l’image s’effaça, et il commença à penser à la triste solitude qu’il allait trouver dans sa maison.

Ce sentiment finit par devenir si fort que, quand il fut à sa porte, il eut de la peine à se décider à tourner la clef dans la serrure. En entrant dans le corridor, il lui sembla qu’en la fermant, il mettait une dernière barrière entre le monde et lui. Il ne la poussa pas moins avec un grand bruit ; il n’y avait pas de lumière. Comme tout lui parut triste, froid et silencieux !

Tremblant des pieds à la tête, il monta dans la chambre où nous l’avons déjà vu si troublé. Il s’était bien promis de ne pas penser à ce qui venait d’arriver, avant d’être rentré chez lui. Maintenant qu’il y était, il fallut bien y réfléchir.

Son fils unique ! — son unique enfant ! Il n’avait pas eu l’ombre d’un doute sur l’exactitude du récit de Brooker. Il sentait que c’était vrai. Il en reconnaissait tous les détails, comme s’il y avait assisté tout du long. Son unique enfant ! et il était mort ! mort aux côtés de Nicolas — plein d’affection, d’amour pour lui, et le regardant comme un ange protecteur ! C’est ce qui lui faisait le plus de chagrin.

Tout le monde venait de lui tourner le dos et de l’abandonner au moment où il avait le plus besoin d’appui. Son argent même n’avait plus de prise sur eux. Tout va éclater au vu et au su de tout le monde. Et puis encore ce jeune lord tué en duel, son faux ami parti à l’étranger et soustrait à ses poursuites ; ses trois cent mille francs perdus d’un coup ; son complot avec Gride, déjoué au moment même du succès, ses autres plans dévoilés, sa sûreté compromise, son malheureux fils maudissant en mourant son persécuteur, son père, et bénissant Nicolas. Tout s’écroulait à la fois, et l’engloutissait sous des ruines qui l’écrasaient dans la poussière.

Quand il aurait su que son fils était vivant ; quand la ruse infernale de Brooker ne l’aurait pas empêché de le voir grandir chez lui, sous ses yeux, il sentait bien que, selon tout apparence, il n’aurait jamais fait qu’un père négligent, indifférent, rude, dur. Mais il lui venait aussi à l’idée que peut-être il aurait changé, que son fils aurait pu être pour lui une douceur dans sa maison, et qu’ils auraient pu vivre heureux ensemble. Il commençait à penser que la mort supposée de cet enfant et la fuite de la mère avaient pu contribuer à le rendre morose et sec comme il était. Il croyait se rappeler un temps où il était bien loin d’être si roide et si endurci. Il n’était pas éloigné de l’idée que ce qui lui avait fait tout d’abord haïr Nicolas, ç’avait été de le voir jeune et brillant, comme le séducteur qui, en lui ravissant sa femme, avait porté chez lui le déshonneur et détruit ses premiers rêves de fortune.

Mais, qu’était-ce qu’une pensée de tendresse ou un regret de pur instinct dans le tourbillon de sa colère et de ses remords ? Une simple goutte d’eau paisible dans une mer en furie. Sa haine contre Nicolas s’était accrue de sa propre défaite, nourrie de la hardiesse du téméraire à contrecarrer ses desseins, grossis de ses défis et surtout de son succès. Que de raisons pour le porter à son paroxysme, qu’elle avait fini par atteindre graduellement et par un progrès constant ! C’était devenu comme une véritable folie. Quoi ! c’était lui, Nicolas, lui seul qui avait été la planche de salut de son misérable enfant, son enfant à lui, Nickleby ! C’était lui qui avait été son protecteur et son ami fidèle ; c’était lui qui lui avait fait connaître cette tendresse et cet amour dont il avait été sevré dès sa naissance ; c’était lui qui lui avait appris à haïr son propre père, à exécrer jusqu’à son nom ! C’était lui qui en savourait le souvenir et le bonheur, au milieu de son triomphe insolent, pendant que le cœur de l’usurier ne pouvait plus se repaître que de fiel et de couleuvres amères. L’affection mutuelle du mourant et de Nicolas entrelacés était pour lui une insupportable agonie. Le tableau de son lit de mort, de Nicolas à ses côtés, le soignant, le servant, pendant que l’autre le remerciait de sa voix éteinte et rendait le dernier soupir dans ses bras, lorsqu’au contraire lui, le père, son rêve aurait été d’en faire de mortels ennemis et de souffler sa haine héréditaire à son enfant, tout cela lui donnait des attaques de frénésie. Il grinçait des dents, il agitait ses bras dans le vide, il regardait autour de lui d’un air égaré, avec des yeux qui étincelaient à travers les ténèbres.

« C’en est fait, s’écria-t-il, je suis écrasé, ruiné. Le misérable me l’avait bien dit : La nuit commence ! Quoi ! il n’y a pas moyen de leur ravir leur triomphe, de braver leur pitié, leur cruelle compassion. Quoi ! le diable ne viendra pas à mon aide ! »

Aussitôt, voilà que l’image qu’il avait évoquée ce soir, en passant au cimetière, revient lui trotter dans la tête. Il la voyait là gisant devant lui. Elle avait la tête couverte, telle que la première fois qu’il avait vu le corps. C’étaient bien aussi ses pieds roides, crispés, marbrés. Et puis, après cela, les parents du défunt venant, tout tremblants, raconter la chose au jury, les cris de douleur des femmes, le silence morne des hommes, la consternation, l’agitation, le trouble, la victoire remportée sur le monde par ce morceau d’argile qui, en un tour de main, en avait fini avec la vie et laissé derrière lui tout ce remue-ménage.

Il ne dit plus un mot, resta un moment, sortit de la chambre, grimpa doucement l’escalier sonore, monta en haut, tout en haut, jusqu’au grenier sur le devant, ferma la porte derrière lui et s’arrêta.

Ce n’était plus qu’un galetas. Cependant on y voyait encore un vieux bois de lit démantibulé, celui où avait couché son fils, car il n’y en avait jamais eu d’autre. Il se détourna vivement pour ne pas le voir, et alla s’asseoir le plus loin de là qu’il put.

La lueur affaiblie des lanternes en bas dans la rue projetait encore assez de clarté par la fenêtre nue, sans jalousie et sans rideau, pour montrer l’aspect général de cette chambre à débarras, sans éclairer distinctement les divers objets qui s’y trouvaient pêle-mêle, de vieilles malles rattachées avec des ficelles, des meubles cassés. Il y avait un plafond en planches, haut d’un côté, et de l’autre descendant jusqu’au niveau du carreau de la mansarde. Ce fut vers la partie la plus haute que Ralph dirigea sa vue : il y tint les yeux attachés quelques minutes, se leva, traîna là un vieux coffre qui lui avait servi de siège, monta dessus, tâta la muraille à deux mains au-dessus de sa tête, finit par rencontrer le gros clou à crochet enfoncé solidement dans une poutre.

En ce moment, il fut interrompu par un grand coup de marteau à la porte de la rue. Après un instant d’hésitation, il ouvrit la fenêtre et demanda : « Qui est là ?

— Je demande à parler à M. Nickleby.

— Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Je ne reconnais pas la voix de M. Nickleby, » dit le visiteur.

Et en effet, sa voix n’était plus la même, quoique ce fût bien Nickleby qui parlait.

« Vous vous trompez, c’est bien moi.

— Je viens de la part des frères pour savoir ce que vous voulez qu’on fasse de l’homme que vous avez vu ce soir. Quoiqu’il soit déjà minuit, ils m’envoient vous le demander, pour ne rien faire contre votre avis.

— Qu’on le garde jusqu’à demain, répliqua Ralph ; après cela, qu’on l’amène ici avec mon neveu ; et les frères aussi ; ils peuvent compter que je serai prêt à les recevoir.

— À quelle heure ?

— À l’heure qu’ils voudront, répondit Ralph avec rage ; l’après-midi si cela leur convient, n’importe l’heure, la minute, tout m’est égal. »

Il écouta l’homme partir, jusqu’à ce qu’il n’entendît plus le bruit de ses pas, et alors, en regardant le ciel, il vit, il crut bien voir ce même nuage noir qui l’avait escorté jusque chez lui, et qui paraissait à présent rivé au-dessus de sa maison.

« Je comprends, murmura-t-il, c’est bien cela. Toutes ces nuits sans sommeil, ces rêves, ces frayeurs récentes, voilà le mot de l’énigme. Ah ! s’il était vrai qu’un homme peut vendre son âme pour obtenir le droit de faire ce qu’il veut seulement une minute, je ferais bon marché de la mienne, et je ne demanderais pas un long terme. »

Le vent apporta à son oreille le son d’une grosse cloche… Une !

« Va donc, cria l’usurier, continue de mentir avec ta langue de fer. Sonne joyeusement des naissances qui portent le deuil dans le cœur des neveux déconfits ; carillonne des mariages qui portent la joie dans l’enfer ; tinte tristement des décès, où le mort n’est pas encore en terre, que les héritiers ont déjà usé ses chaussures ; appelle à la prière des saints qui ne sont que des hypocrites, et surtout ne manque pas de saluer à toute volée le retour de l’année nouvelle, qui abrège d’autant la durée de ce monde maudit. Je n’ai pas besoin de cloche, moi, ni des registres du sacristain. Qu’on me jette sur un fumier et qu’on m’y laisse pourrir, pour que j’aie le plaisir au moins d’infecter l’air ! »

Il jeta autour de lui un regard sauvage, mélange affreux de haine, de désespoir et de frénésie, menaça le ciel à poings fermés, le ciel non moins sombre et non moins menaçant, puis ferma la fenêtre.

La pluie et la grêle viennent taper contre les vitres. Les cheminées craquent et dégringolent. La croisée s’agite et crie sous l’effort du vent comme sous une main impatiente qui voudrait l’ouvrir au risque de la briser. Mais non, il n’y avait pas de main derrière, et elle ne s’ouvrit plus.

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« Tiens ! dit un voisin, comment est-ce donc que cela se fait ? Ces messieurs disent qu’ils ne peuvent pas parvenir à se faire entendre dans la maison, et que voilà deux heures qu’ils y perdent leurs peines.

— Pourtant, lui répond un autre, il est bien revenu hier au soir, car je l’ai entendu parler de la fenêtre du grenier à quelqu’un qui était dans la rue. »

Il y avait donc un petit groupe de curieux rassemblés. En entendant parler de la fenêtre, ils passèrent de l’autre côté de la rue, pour la regarder. Ce fut pour eux une occasion de faire l’observation que la maison était encore fermée, telle que la gouvernante l’avait laissée la veille au soir. De là, bon nombre de suppositions. Deux ou trois des plus hardis finissent par entrer par une croisée sur le derrière, pendant que les autres attendent avec impatience au dehors le résultat de leurs recherches.

Ils commencèrent par visiter tout le rez-de-chaussée, puis le premier étage, en ouvrant, à mesure, les volets pour donner du jour. Ne trouvant personne, et voyant tout en ordre, ils hésitèrent à pousser plus loin. Cependant, sur l’observation faite par l’un d’eux, qu’ils n’étaient pas encore allés au grenier, où il était, la dernière fois que quelqu’un l’avait pu voir, ils se décident à le visiter aussi, et montent doucement, car le silence mystérieux qui régnait dans toute la maison les rendait timides.

Après s’être arrêtés un moment sur le palier, ils se regardèrent les uns les autres. Celui qui avait le premier proposé de continuer leur examen, tourna la clef, poussa la porte, passa la tête et recula aussitôt.

« C’est bien singulier, dit-il à voix basse, il est caché là, derrière la porte. Voyez plutôt. »

On se presse pour voir, mais l’un d’eux, mieux avisé, jette les autres de côté en jetant un grand cri, tire son couteau de sa poche, se précipite au milieu de la chambre, coupe la corde et reçoit le cadavre.

Ralph avait détaché une corde de l’une des vieilles malles qui étaient là, et s’était pendu au crochet de fer, immédiatement au-dessous de la trappe, à ce même endroit qui avait si souvent attiré, quatorze ans auparavant, les yeux effrayés de son fils, pauvre créature abandonnée, chétive, livrée à toutes les terreurs de l’enfance.