Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/7

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette (tome 1p. 82-91).

CHAPITRE VII.

M. et Mme Squeers dans leur intérieur.

M. Squeers, arrivé à bon port, laissa sur la route Nicolas, ses élèves (et leur bagage) s’amuser à regarder changer de chevaux, pendant qu’il courait à la taverne s’étirer les jambes au comptoir. Quelques minutes après, il revint, après s’être suffisamment étiré les jambes, autant qu’on pouvait en juger par le coloris de son nez et un léger hoquet. Au même instant sortit de la cour un tilbury crasseux et une charrette, conduite par deux journaliers.

« Mettez les enfants et les masses dans la charrette, dit Squeers en se frottant les mains ; ce jeune homme et moi nous allons monter dans le tilbury. Montez, Nicolas. »

Nicolas obéit. M. Squeers eut quelque difficulté à persuader à son roussin de se montrer aussi docile ; enfin ils démarrèrent, laissant la charretée d’enfants venir comme elle pourrait.

« Avez-vous froid, Nickleby ? demanda Squeers après qu’ils eurent fait un bout de chemin sans rien dire.

— Un peu, monsieur, je l’avoue.

— Bon ! je n’y trouve pas à redire, dit Squeers ; c’est un voyage un peu long par ce temps-ci.

— Y a-t-il encore loin d’ici à Dotheboys-Hall, monsieur ? demanda Nicolas.

— À peu près trois milles encore, répondit Squeers ; mais vous n’avez pas besoin de l’appeler ici du nom de Hall[1]. »

Nicolas toussa, comme pour en demander la raison.

« Le fait est que ce n’est pas un Hall, continua Squeers d’un ton sec.

— Ah ! vraiment, dit Nicolas tout étonné de ce bout de confidences.

— Non ! répliqua Squeers. Nous l’appelons Hall à Londres, parce que cela sonne mieux à l’oreille, mais de ce côté-ci on ne le connaît pas sous ce nom-là. Chacun a le droit d’appeler sa maison une île si cela lui fait plaisir ; il n’y a pas de loi du Parlement qui l’en empêche, que je crois.

— Je ne crois pas non plus, monsieur, » dit Nicolas.

Squeers jeta un regard de côté sur son compagnon à la fin de ce petit dialogue, et, voyant qu’il était devenu pensif et ne paraissait nullement disposé à renouer la conversation, s’en vengea sur son poney, qu’il roua de coups de fouet jusqu’au bout du voyage.

« Sautez à bas, dit Squeers. Holà, ici ! qu’on vienne prendre le cheval et le mettre à l’écurie. Qu’on se dépêche, s’il vous plaît. »

Pendant que le maître de pension poussait ainsi des cris d’impatience, Nicolas eut le temps d’observer que son Hall se composait d’une maison longue, assez triste, bâtie seulement à un étage, avec quelques misérables constructions sur le derrière, une grange et une écurie y attenantes. Une minute ou deux après, on entendit quelqu’un débarrer la porte, et on vit apparaître un grand garçon bien maigre, une lanterne à la main.

« Est-ce vous, Smike ? cria Squeers.

— Oui, monsieur.

— Alors, pourquoi diable n’êtes-vous pas venu plus tôt ?

— Pardon, monsieur, c’est que je m’étais endormi auprès du feu, dit humblement Smike.

— Du feu ! quel feu ! où y a-t-il du feu ? demanda le maître de pension avec aigreur.

— C’est seulement à la cuisine, monsieur, répliqua l’autre. Madame m’a dit que, comme je veillais, je pouvais y aller me chauffer.

— Votre maîtresse ne sait ce qu’elle dit, repartit Squeers. Vous auriez été diantrement plus exact à veiller au froid, j’en réponds. »

Pendant ce temps-là, M. Squeers avait mis pied à terre, et, après avoir donné l’ordre à son garçon de dételer et de rentrer le cheval, en lui recommandant bien de ne plus lui donner d’avoine jusqu’à demain, il dit à Nicolas d’attendre un moment à la porte, pendant qu’il allait faire un tour dans la maison pour l’introduire.

La foule de mécomptes assez désagréables que Nicolas avait eu à subir dans le cours du voyage vint assaillir alors son esprit avec bien plus de force, quand il se vit seul. L’éloignement considérable où il était de sa famille, et l’impossibilité absolue d’y retourner autrement qu’à pied, quelque envie qu’il en eût, se présentèrent à son esprit sous les plus tristes couleurs ; et, en levant les yeux sur cette maison lugubre et ses fenêtres sombres, puis après, en les reportant à la ronde sur ce pays désert, couvert de neige, il éprouva un découragement et un désespoir tels qu’il n’en avait jamais ressenti de pareils.

« Vous pouvez venir maintenant ! s’écria Squeers, passant la tête par la porte de face. Où êtes-vous, Nickleby ?

— Ici, monsieur, dit Nicolas.

— Entrez donc, dit Squeers, il fait un vent, à cette porte, qui vous coupe la figure. »

Nicolas soupira et se dépêcha d’entrer. M. Squeers, ayant mis le verrou pour tenir la porte fermée, l’introduisit dans un petit parloir chichement garni de quelques chaises. Il y avait une mappemonde jaunâtre accrochée au mur et une couple de tables, dont l’une était servie de quelques préparatifs de souper. On voyait sur l’autre un manuel du professeur, une grammaire de Murray, une demi-douzaine de prospectus et une lettre malpropre à l’adresse de l’honorable M. Wackford Squeers, rangés dans une confusion pittoresque.

Il n’y avait pas deux minutes qu’il était dans cette pièce, quand une femme fit un bond dans la chambre, et, saisissant M. Squeers à la gorge, lui appliqua vivement deux gros baisers, l’un après l’autre, comme les deux coups de marteau du facteur à la porte. La dame, grande, forte et sèche comme un os, avait à peu près la tête de plus que M. Squeers, et portait une camisole de nuit en basin ; elle était en papillotes, coiffée aussi d’un bonnet de nuit malpropre, orné d’un mouchoir de coton jaune, qui l’attachait sous son menton.

« Comment va mon petit Squeers ? dit-elle d’un air folâtre et d’une voix rauque.

— Très bien, mon amour, répliqua Squeers. Comment vont les vaches ?

— À merveille, l’une et l’autre, répondit la dame.

— Et les cochons ? dit Squeers.

— Aussi bien qu’à votre départ.

— Bon. Dieu soit loué ! dit Squeers ôtant son paletot. Les enfants sont tous comme je les ai laissés, je suppose ?

— Oui ! oui, ils sont toujours assez bien, répondit Mme Squeers d’un air revêche. Le petit Pitcher a attrapé la fièvre.

— Pas possible, s’écria Squeers. Que le diable emporte ce drôle, il a toujours quelque chose comme ça.

— Je n’ai jamais vu son pareil, sur ma parole, dit Mme Squeers. Quand il a quelque chose, on est bien sûr que ça se gagne. C’est pure obstination de sa part, on ne m’ôtera pas cela de la tête. Je la lui ferais bien passer à coups de canne, moi ; voilà plus de six mois que je vous le dis.

— Je ne l’ai pas oublié, m’amour, reprit Squeers. Nous verrons ce qu’il y a à faire. »

Pendant ces tendres épanchements, Nicolas était resté debout, d’un air assez gauche, au milieu de la chambre, ne sachant pas s’il était de trop, et s’il devait se retirer dans le couloir ou rester à sa place. M. Squeers ne le laissa pas longtemps dans cette incertitude.

« Voici, dit-il, ma chère, le nouveau jeune homme.

— Ah ! répliqua Mme Squeers, faisant un signe de tête pour tout salut à Nicolas, et le toisant froidement des pieds à la tête.

— Il va manger avec nous ce soir, dit Squeers, et ira avec les élèves demain matin. Vous pouvez lui dresser un lit de sangle pour cette nuit, n’est-ce pas ?

— Il faudra toujours bien qu’on s’arrange, reprit la dame. Vous ne vous occupez pas beaucoup de savoir comment vous couchez, monsieur, je suppose ?

— Ah ! certainement, répondit Nicolas, je ne suis pas difficile.

— Cela se trouve bien, dit Mme Squeers. » À cette heureuse repartie, M. Squeers se mit à rire de tout son cœur, s’attendant à voir Nicolas en faire autant.

Après quelques nouveaux chuchotements entre le maître et la maîtresse sur le succès de la tournée que venait de faire M. Squeers à Londres, sur les gens qui avaient payé, sur ceux qui avaient demandé des délais, etc., une jeune servante vint servir sur la table une tourte du Yorkshire et du bœuf froid, en même temps que M. Smike apparut, un pot d’ale à la main.

M. Squeers était en train de tirer des poches de son paletot des lettres destinées à différents élèves, et d’autres menus objets qu’il avait apportés de son voyage. Le jeune garçon jetait de côté un regard inquiet et timide sur les papiers, dans une espérance fiévreuse qu’il pourrait y en avoir quelqu’un à son adresse. Regard vraiment pénible et qui alla tout de suite au cœur de Nicolas ; car il y avait dans ce seul coup d’œil toute une longue et triste histoire.

Ce fut pour lui une occasion de le considérer plus attentivement, et il fut frappé tout d’abord de l’extraordinaire bigarrure des vêtements qui composaient son costume. Quoiqu’il dût avoir au moins dix-huit ou dix-neuf ans, et qu’il fût même assez grand pour cet âge, il portait un habillement enfantin tel qu’on le voit d’ordinaire à de tout petits garçons ; ce n’est pas qu’il fût trop étroit pour embrasser sa taille frêle et sa poitrine resserrée, mais il était ridiculement court des canons et des manches. Pour que le bas de ses jambes fût en parfaite harmonie avec ce singulier accoutrement, elles flottaient dans une grande paire de bottes, qui, dans l’origine, avait dû avoir des revers ; aujourd’hui, après avoir été usée sans doute par quelque fermier robuste, elle était trop rapiécée et trop déchirée pour en faire cadeau à un mendiant. Quant à son linge, depuis qu’il était dans cette maison, et Dieu sait s’il y avait longtemps, c’était encore le même, car on voyait remonter autour de son col un jabot d’autrefois, tout en loques, mal caché par une cravate grossière. Avec cela il était estropié. En passant ce pénible examen, Nicolas le voyait faire semblant d’être fort affairé à ranger la table, mais c’était pour gagner du temps et dans l’espérance que ses yeux rencontreraient dans toutes ces lettres quelque chose pour lui. Mais, quand il se vit déçu cette fois encore, son regard était si abattu, si désespéré que Nicolas pouvait à peine en soutenir la vue.

« Qu’est-ce que vous avez à nous ennuyer là, Smike ? s’écria Mme Squeers. Laissez donc tout ça tranquille, entendez-vous ?

— Eh ! dit Squeers, levant les yeux. Tiens, vous êtes encore là !

— Oui, monsieur répondit le jeune homme, pressant ses mains l’une contre l’autre, comme pour dominer violemment le tremblement nerveux de ses doigts, y a-t-il…

— Hein ! dit Squeers.

— Avez-vous… quelqu’un a-t-il… est-ce que personne n’a rien entendu dire de ce qui me concerne ?

— Du diable, par exemple, s’il en a été question, » répliqua Squeers d’un air maussade.

Le pauvre garçon baissa les yeux, et, portant sa main à sa figure pour cacher ses larmes, fit un pas vers la porte.

« Pas un mot, continua Squeers ; c’est bien fini maintenant. En voilà une bonne aubaine pour moi, qu’on vous ait laissé ici, depuis tant d’années, sans avoir jamais payé que les six premières, sans qu’on ait pu découvrir nulle part à qui vous appartenez ! C’est bien agréable pour moi d’avoir eu à nourrir un grand garçon comme vous, sans espoir d’en retirer jamais un sou, n’est-ce pas ? »

Le jeune homme porta la main à son front, comme s’il faisait un effort pour recueillir quelque souvenir ancien, puis, abaissant sur son maître un regard vague et préoccupé, il finit par un sourire niais et se retira boitillant.

« Je vous dirai, Squeers, observa sa femme quand la porte fut fermée, que je crois que Smike tourne à l’imbécillité.

— J’espère que non, dit le maître de pension, car ce garçon-là n’est pas maladroit dans son service, et il gagne bien sa nourriture, à tout prendre. Dans tous les cas, il lui restera toujours bien assez d’esprit pour faire notre ouvrage. Mais, voyons ! commençons par souper, car je tombe de faim et de fatigue, et j’ai besoin d’aller me coucher. »

Il n’y avait qu’un bifteck ; c’était naturellement pour M. Squeers, qui ne se fit pas prier pour l’expédier avec diligence. Nicolas approcha sa chaise pour se mettre à table, quoique sans appétit.

« Comment trouvez-vous le bifteck, Squeers ? dit madame.

— Tendre comme un agneau, répliqua Squeers. En voulez-vous un morceau ?

— Il me serait impossible de rien prendre, répondit son épouse. Qu’est-ce que je vais donner au jeune homme, mon bon ami ?

— Tout ce qu’il voudra de ce qui est servi sur la table, répondit Squeers dans un accès de générosité inaccoutumée.

— Que voulez-vous, monsieur Knuckleboy ? demanda alors Mme Squeers.

— Je prendrai un peu de tourte, s’il vous plaît ; très peu, car je n’ai pas faim.

— Ma foi ! ce serait dommage d’entamer la tourte si vous n’avez pas faim ; qu’en dites-vous ? lui demanda Mme Squeers. Voulez-vous essayer d’un morceau de bœuf ?

— Tout ce qu’il vous plaira, répondit Nicolas machinalement ; cela m’est parfaitement égal. »

Mme Squeers parut on ne peut plus satisfaite en recevant cette réponse : elle fit à Squeers un signe de tête qui voulait dire qu’elle était charmée de voir le jeune homme comprendre sa position, et elle récompensa Nicolas d’une tranche de viande qu’elle lui coupa de ses propres et gracieuses mains.

— Faut-il de l’ale, mon petit Squeers ? demanda la dame avec des clins d’œil et des mines à la dérobée, pour lui faire comprendre que le sens de sa question n’était pas de savoir s’il en voulait pour lui, mais s’il fallait aussi en faire donner à Nicolas.

— Certainement, dit Squeers avec le même procédé de signes télégraphiques, un plein verre. »

Nicolas eut donc un plein verre d’ale, et, comme il était absorbé dans ses réflexions, il le but sans se douter, dans son heureuse innocence, de tout ce petit manège.

« Rien de plus succulent que ce bifteck, dit Squeers en remettant sur la table son couteau et sa fourchette avec lesquels il s’amusait en silence depuis quelque temps.

— C’est de la viande de première catégorie, reprit la dame. Je suis allée moi-même acheter un bon gros morceau exprès pour…

— Pour… ? s’écria Squeers vivement. Ce n’est pas pour les… ?

— Non, non, pas pour eux, répliqua Mme Squeers. Je l’ai acheté exprès pour vous, pour votre retour à la maison. Ah ! bien ! c’est bon ! si vous croyez que je suis femme à faire de ces étourderies-là !

— Ma parole d’honneur, ma chère, je ne savais pas ce que vous alliez me dire, dit Squeers qui en était encore pâle de saisissement.

— Vous n’avez pas besoin de vous tourner le sang, dit sa femme en riant aux éclats. Vous me croyez donc bien nigaude ! c’est bon ! »

Pour bien comprendre ce bout de conversation, il faut savoir que, selon la rumeur publique, M. Squeers passait, dans tout le voisinage, pour avoir des sentiments si charitables à l’égard des animaux, que, plutôt que de les faire tuer exprès, il préférait, pour la consommation de ses pensionnaires, acheter de temps en temps une vache morte de sa belle mort. Et peut-être que, dans tout cet imbroglio, il avait craint un moment d’avoir dévoré sans le savoir quelque bon morceau de ce genre destiné aux jeunes gentlemen de Dotheboys-Hall.

Le souper fini, et la table desservie par une petite servante qui regardait les plats d’un œil affamé, Mme Squeers se retira pour les enfermer sous clef, et aussi pour serrer les effets des cinq écoliers qui venaient d’arriver, et qui, par suite du froid extrême auquel ils avaient été exposés, n’avaient plus grand’chose à faire pour être convertis en de véritables glaçons. On les régala à souper d’une bonne petite soupe, puis on les fit coucher côte à côte dans un petit lit étroit pour se tenir chaud : là, rien ne les empêcha de rêver à leur aise de quelque repas substantiel couronné d’un bon feu à l’âtre. Leur imagination pouvait se donner carrière, et ne s’en fit pas faute, je l’espère.

M. Squeers s’administra une grande canette de grog à l’eau-de-vie, où cette liqueur n’avait admis le mélange de l’eau que sur le pied d’une parfaite égalité, pour faire mieux fondre le sucre, et son aimable moitié prépara pour Nicolas l’ombre d’un petit verre du même liquide. Après cela, M. et Mme Squeers s’approchèrent du feu, et, les pieds étendus sur les chenets, se chuchotèrent quelques secrets à l’oreille, pendant que Nicolas, prenant le manuel du professeur, lisait les légendes intéressantes réunies dans le chapitre des mélanges, et regardait les images par-dessus le marché, sans savoir plus ce qu’il faisait que s’il avait été plongé dans un sommeil magnétique.

M. Squeers, à la fin, poussa d’horribles bâillements, et fut d’avis qu’il était grand temps d’aller se coucher : à ce signal, Mme Squeers et sa servante tirèrent dans la chambre une petite paillasse et une couple de couvertures, et en firent un lit pour Nicolas.

« Demain, dit Squeers, nous vous mettrons, monsieur Nickleby, dans une véritable chambre à coucher. Voyons ! Qu’est-ce qui couche dans le lit de Brooks, ma chère amie ?

— Le lit de Brooks ? dit Mme Squeers réfléchissant. Il y a d’abord Jennings, puis le petit Bolder, Graymarsh, et… comment donc s’appelle l’autre ?

— Oui, je sais, reprit Squeers ; ainsi Brooks est complet.

— Complet ! disait en lui-même Nicolas ; je crois bien.

— Il y a une place quelque part, tout ce que je sais, dit Squeers, mais je ne puis pas me rappeler où pour le moment. N’importe, tout cela s’arrangera demain. Bonsoir, Nickleby. Demain, à sept heures du matin ; n’y manquez pas.

— Je serai prêt, monsieur, répliqua Nicolas. Bonsoir.

— Je viendrai vous montrer moi-même où est le puits, dit Squeers : quant au savon, vous en trouverez toujours un morceau dans l’embrasure de la fenêtre de la cuisine ; celui-là est pour vous. »

Nicolas ouvrit les yeux et ferma la bouche, et Squeers s’en alla, mais il revint encore sur ses pas.

« Je ne sais en vérité pas où trouver à vous donner une serviette pour votre toilette, mais vous trouverez toujours bien quelque chose demain matin. Mme Squeers arrangera tout cela dans le courant de la journée. Ne l’oubliez pas, ma chère.

— C’est bon, c’est bon, on y pensera, répliqua Mme Squeers, et vous, jeune homme, pensez aussi à être là de bonne heure pour vous laver le premier : c’est un droit du maître, mais ils ne manquent pas de s’en faire du bien, quand ils peuvent. »

Alors M. Squeers fit un signe à Mme Squeers d’emporter la bouteille d’eau-de-vie, de peur que Nicolas ne lui dît deux mots pendant la nuit, et la dame, la saisissant avec ardeur, se retira en même temps que son mari.

Nicolas, resté seul, fit cinq ou six fois à grands pas le tour de sa chambre dans un état d’agitation nerveuse facile à concevoir ; mais il se calma par degrés, s’assit sur une chaise, se raisonna, et finit par se promettre, coûte que coûte, de faire, en attendant mieux, tous ses efforts pour supporter les maux qu’il allait avoir à subir encore ; car il se rappelait le dénuement de sa mère et de sa sœur, et ne voulait pas donner à son oncle le moindre prétexte de les abandonner dans leur malheur. Il est rare qu’une bonne résolution ne produise pas un bon effet sur l’âme qui l’a prise. Il se sentit moins découragé, et même (voyez un peu l’ardeur et la vivacité de la jeunesse !) il alla jusqu’à se flatter de l’espérance qu’il ne serait peut-être pas si mal à Dotheboys-Hall qu’il en avait l’air.

Il allait donc se mettre au lit avec une petite recrudescence de bonne humeur, quand il fit tomber de la poche de son habit une lettre cachetée. Dans son ahurissement en quittant Londres, il n’y avait plus pensé et ne l’avait pas revue depuis, mais il se rappela aussitôt la conduite mystérieuse de Newman Noggs.

« Ah ! mon Dieu ! dit Nicolas, quelle singulière écriture ! »

La lettre était à son adresse, écrite sur un papier dégoûtant, et les caractères en étaient presque illisibles à force d’être tremblés et griffonnés. Il eut bien du mal à se tirer de là, mais pourtant il finit par réussir à lire ce qui suit :

« Mon cher jeune homme,

« Je connais le monde : votre père ne le connaissait pas, c’est ce qui fait que, dans une occasion, il a été bon pour moi, qui ne pouvais pas le lui rendre. Vous, vous ne le connaissez pas non plus, c’est ce qui fait que vous vous êtes décidé à ce voyage.

« Si jamais vous avez besoin d’un toit à Londres (ne vous fâchez pas ; il fut un temps où je n’aurais jamais cru en avoir besoin), adressez-vous à l’enseigne de la Couronne, Silver-Street, Golden-square : on vous dira là où je demeure. C’est au coin de Silver-Street et de James-Street : il y a à la maison une porte grillée qui donne sur les deux rues : vous pouvez venir la nuit. Autrefois personne ne se serait cru déshonoré de… mais ne parlons plus de ça. C’est une affaire finie.

« Excusez mes fautes. Je ne sais plus ce que c’est que de porter un habit qui n’est pas rapiécé. J’ai perdu toutes mes anciennes habitudes ; mon orthographe peut bien avoir suivi le reste.

« Newman Noggs. »

« P. S. Si vous passez près de Barnard-Castle, vous trouverez de bonne ale à la Tête-du-roi. Dites que vous êtes de ma connaissance, et vous n’en serez que mieux traité. Là, par exemple, vous pouvez dire Monsieur Noggs, car j’ai été un gentleman dans mon temps ; mais c’est passé. »

Je ne sais pas si c’est une circonstance qui paraîtra digne de remarque à nos lecteurs ; mais, après avoir plié cette lettre et l’avoir mise dans son portefeuille, les yeux de Nicolas Nickleby se mouillèrent de quelque chose qui ressemblait bien à des larmes.


  1. Hall est ordinairement le titre aristocratique de quelque vieux château