Notes sur le Japon, la Chine et l’Inde/Japon, conférences

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CONFÉRENCES DE YEDDO.


PREMIÈRE SÉANCE.
27 septembre.

À deux heures, ouverture de la première séance dans la Bonzerie occupée par la Mission française.

Dans la salle sont présents :

Le baron Gros, etc., etc.
Le marquis de Moges, faisant fonctions de secrétaire
M. Eugène Mermet, interprète.

COMMISSAIRES JAPONAIS

Midzouno-Ikigouno-Kami.
Nagaï-Hguembano-Kami.
Ynouié-Schinanono-Kami.
Hori-Oribeno-Kami.
Iouache-Fingouno-Kami.
Kamaï-Sakio-Kami.

Ce dernier n’est arrivé qu’à deux heures et demie. Plusieurs secrétaires japonais, parmi lesquels :

Mori-Ama Ya-Noski, interprète.

Le premier commissaire revient sur la question du droit de sortie, contesté au personnel de la Mission avant la conclusion du Traité.

Mêmes arguments que la veille pendant la première visite des commissaires.

Prétentions ridicules.

Le baron Gros répond vivement qu’il n’entend pas être plus prisonnier que son personnel, qu’il préférerait mille fois quitter Yeddo et rendre compte à son Gouvernement de ce qui se serait passé, que de subir de pareilles exigences : Si les Japonais ne veulent pas d’un traité avec la France, qu’ils le disent ; mais qu’ils n’opposent pas des procédés désagréables et ayant la prétention d’être humiliants à la bienveillance du Représentant de la France ! Qu’il a cédé déjà à plusieurs de leurs demandes. Pourquoi cette différence d’accueil avec celui fait à lord Elgin, au comte Poutiatine et à M. Harris qui, dès le premier jour de leur débarquement, sont sortis, sans obstacles, dans la ville ? — Le deuil du Taï-goun est l’unique cause de la petite difficulté. — Mais ce deuil doit durer trente-six jours, dit le baron Gros, vous nous opposerez donc les mêmes arguments après la signature du Traité ? — Le deuil subsistera aussi, il est vrai, mais son terme sera plus rapproché.

Hier, quand nous avons touché le même point et demandé que l’on ne sortît pas dans la ville avant la signature du Traité, le baron Gros nous a répondu que cette demande lui était pénible ; mais nous avons compris qu’il y accédait, et nous en avons fait part au Gouvernement.

Cependant, aussitôt après notre visite, les secrétaires et officiers se sont promenés en grand nombre dans la ville sans en prévenir l’autorité. — Le baron Gros proteste contre une pareille insinuation : il n’a jamais pu lui venir dans l’esprit qu’il serait défendu à des étrangers, venant avec confiance chez un peuple ami pour y établir les relations les plus amicales, de sortir de chez eux, et qu’ils seraient condamnés à rester enfermés dans leur habitation, comme des gens d’un contact à redouter. Une pareille pensée eût été injurieuse pour le caractére japonais, et il l’eût repoussée comme telle si on avait pu la lui suggérer. — Telle n’a jamais été notre intention ; mais la mort de l’Empereur fait à l’Ambassade française à Yeddo une position exceptionnelle. — Le baron Gros répond, à son tour, qu’il n’est pas moins extraordinaire ni moins exceptionnel de voir le Représentant de la France arriver amicalement à Yeddo pour y négocier un traité de paix et de commerce, et que l’on devrait y avoir égard ; d’ailleurs, la Japonais ne sortent-ils pas pendant le deuil ? — Il est vrai qu’ils sortent, mais ce sont des Japonais, non des étrangers. — Eh bien, ajoute le baron Gros, pourquoi nous opposer avec tant d’insistance une objection sans fondement ? Si le Gouvernement japonais ne veut pas traiter avec nous, il en a le droit ; mais qu’il se prononce franchement, et je me rembarquerai immédiatement. La situation de la France vis-à-vis du Japon est toute pacifique ; je ne viens pas ici comme en Chine, par nécessité, pour punir une insulte et imposer un traité à coups de canons ; ici, je viens en ami faire un traité de paix et de commerce au nom de l’Empereur des Français ; si le Gouvernement japonais ne comprend pas cette différence, comme la loyauté des intentions de la France, je quitterai aussitôt le pays, me réservant de rendre compte à ma Cour de l’accueil que j’y ai reçu. — Le premier commissaire se récrie contre cette pensée et cette intention du baron, mais le deuxième commissaire lui passe une note qu’il venait de rédiger au crayon, qui résume la politique du Gouvernement japonais à l’égard de la Mission de France et de l’étendue des concessions qu’il veut lui faire. Elle est ainsi conçue : L’Ambassadeur aura toujours le droit de libre circulation dans la ville, mais il devra prévenir les autorités dès la veille. Quant aux secrétaires et aux officiers, ils ne peuvent sortir de la Bonzerie qu’après la signature du traité. Le deuil est encore une question d’étiquette et de cérémonie. Cependant, par condescendance pour les personnes de la Mission, on leur permettra de sortir pour affaires, mais en aucun cas par pure curiosité. — Le baron Gros demande à garder cette note qui formule des prétentions si étranges ; il déclare vouloir la faire parvenir au premier Ministre, avec une dépêche renfermant ses observations sur son contenu, afin qu’elles soient mises immédiatement sous les yeux du Taï-goun. — Cette intention du baron Gros émeut vivement les commissaires ; une conversation animée s’engage entre eux : les uns sont pour le droit de sortie, les autres insistent pour maintenir l’avis donné la veille aux autorités. — Le baron Gros revient sur l’étrangeté et l’inconvenance de tels procédés, et il répète qu’il partira plutôt que de se soumettre aux humiliations que, sans en comprendre probablement la portée, on semblerait vouloir lui faire subir.

La France considère le Japon comme la nation la plus civilisée de l’extrême Orient ; les Français ont beaucoup d’estime et de sympathie pour les Japonais. C’est en raison de ce sentiment, plus que par tout autre mobile, que, lui, le baron Gros a été envoyé à Yeddo par l’empereur Napoléon pour traiter avec le Japon, Mais ce dernier ne peut se dissimuler que de mauvais procédés altéreraient sensiblement cette sympathie, et tendraient à effacer les sentiments bienveillants de la France, s’ils devaient se continuer. — À bout d’arguments, les commissaires déclarent tout accorder, se bornant à quelques difficultés de détails sans valeur : ne pas sortir en trop grand nombre, ne pas se séparer dans la ville, ne pas envoyer au dehors les domestiques ; on leur fait ces concessions, qu’ils reçoivent avec une satisfaction marquée.

Alors le baron Gros promet de ne point entretenir son Gouvernement de ce pénible et long incident, et consent à rendre la note au crayon qui avait été remise pour le premier Ministre. — Le sixième commissaire une fois rassuré, le point essentiel est enfin posé. Auparavant, le deuxième commissaire demande à présenter encore une observation, et se plaint d’avoir été réprimandé, lui et ses collègues, au sujet de la livrée des porteurs de la chaise du baron Gros le jour du débarquement, aussi bien que de l’usage de cette chaise, contraire aux coutumes japonaises. — Le baron Gros répond qu’il n’y tient nullement ; que s’il a agi ainsi, ç’a été pour donner au Gouvernement japonais une marque de déférence en arrivant le plus dignement possible ; il s’engage à ne plus en faire usage.

On procède ensuite à l’échange des pleins pouvoirs. Le baron Gros, ayant déjà envoyé au premier Ministre une copie des siens, n’a rien à produire. Les six commissaires présentent une copie des leurs. Le baron Gros leur montre l’original des siens et la signature même de l’empereur Napoléon. Les commissaires déroulent leurs documents et font remarquer le cachet rouge du nouveau Taï-goun, il a la forme carrée et est couvert de caractères. Le baron Gros fait remettre son projet de traité traduit en japonais, afin de faciliter les négociations. Les commissaires devront l’examiner et présenter leurs objections, peu importantes sans doute, presque toutes les stipulations comprises dans ce Traité existant dans les deux Traités anglais et américain, à de légères différences près.

La clause concernant l’opium est passée sous silence dans le Traité français, ce commerce étant complétement étranger à la France. Cependant, si les Japonais le désirent, l’Ambassadeur leur assure qu’il n’a aucune difficulté à l’insérer également dans le Traité français. Les plénipotentiaires déclarent y tenir : le point est accordé.

Le baron Gros avait d’abord annoncé trois traductions, française, japonaise et hollandaise pour le Traité français ; il déclare avoir changé d’avis, vu l’absence d’un interprète hollandais qu’il pensait trouver à Yeddo. Il serait long d’envoyer à Simoda chercher l’interprète hollandais du consulat général des États-Unis (M. Hewskin). Il est plus simple que le Traité soit en français et en japonais ; il en résultera sans doute que, pour les Japonais, le texte japonais sera l’original, comme pour nous le texte français, et que, dans ce texte, l’empereur Napoléon III et son ambassadeur seront nommés les premiers, comme le Taï-goun et les commissaires dans le texte japonais. Il y aura deux exemplaires pour chaque Gouvernement.

On est d’accord.

La conférence est fixée au lendemain.

La séance est levée à trois heures et demie. Les plénipotentiaires respectifs se sont séparés en se donnant réciproquement des marques de cordialité et en se félicitant de l’heureux résultat de cette première conférence.

Le fait est que l’ensemble des rapports a été froid et peu facile du côté des Japonais. Le baron Gros a dû user de réciprocité.


DEUXIÈME SÉANCE.
28 septembre.

Tous les membres qui composent la conférence sont réunis :

À deux heures et demie, ouverture de la séance. Les commissaires japonais s’excusent de ne pas être arrivés à l’heure convenue. Le temps, et l’étude attentive du projet de traité, sont les seuls motifs de leur retard. Ils assurent avoir tout examiné, tout compris ; ils demandent à présenter leurs observations pendant la conférence. Le préambule et les trois premiers articles sont acceptés, comme dans les Traités anglais et américain. Mais à propos de l’art. 3, les plénipotentiaires japonais font remarquer que l’ouverture des ports et villes de Yeddo et d’O-saka ne doit pas être considérée comme aussi entière et aussi absolue que celle des autres villes et ports nommés dans le Traité ; sans aucun doute, les étrangers pourront résider dans ces deux villes, mais seulement pour y faire le commerce ; laissant ainsi à entendre que, lorsqu’ils auront cessé leur négoce, ils devront quitter ces villes sans pouvoir s’y établir. Ils invoquent les deux textes des Traités anglais et américain, traduits en hollandais, où le caractère dont on s’est servi en japonais pour désigner la résidence des étrangers à Yeddo et à O-saka, n’est pas le même que celui qui a été employé pour Nagha-saki, Hako-dadi et les autres villes nommées dans le Traité. Les textes consultés ayant confirmé l’assertion des plénipotentiaires, et cette question, purement théorique, ne devant pas trouver place dans l’application, puisque l’étranger sera toujours libre de faire le commerce, et par conséquent de rester dans le pays, le baron Gros a consenti à laisser insérer le caractère, résidence, au lieu du caractère, résidence fixe, ainsi qu’il se trouve dans les deux Traités anglais et américain.

La discussion roule ensuite uniquement sur des questions de forme et de style. Les plénipotentiaires ont trouvé tel caractère trop énergique, tel autre trop faible. Ils ont cherché surtout la clarté jusqu’à l’exagération, et ils n’ont pas craint de reproduire inutilement la même idée sous plusieurs formes différentes ; d’autres fois ils se sont attachés à des délicatesses de langage, dont la portée a échappé au plénipotentiaire français : ainsi, ils demandent que le commerce général avec le Japon soit désigné par une expression particulière ; celui de telle ou telle ville aussi par une autre moins noble. Le plénipotentiaire français s’est rendu à ces observations si fortement empreintes du caractère japonais, et sans importance réelle pour le fond même du Traité ; elles étaient d’ailleurs conformes au texte japonais du Traité avec l’Angleterre, qui était sur la table des conférences et que l’on a souvent consulté.

Les commissaires japonais demandent si, le Traité une fois conclu, leur Gouvernement sera obligé d’envoyer des agents diplomatiques à Paris.

Le baron Gros a répondu que le Japon aurait la faculté de le faire, ce qui, nécessairement, serait très-agréable au Gouvernement français, mais que l’Empereur du Japon demeurerait parfaitement libre de ne pas user de son droit.

Les commissaires se sont informés alors du motif qui avait fait choisir la date du 15 août, pour le jour de la mise à exécution du Traité français, tandis que le Traité anglais devait être en vigueur à partir du 1er juillet 1859, et le Traité américain à partir du 4 du même mois de la même année.

Le plénipotentiaire français a répondu que la date fixée par lord Elgin était sans importance, et n’avait été choisie que pour ne pas mentionner une date qui pourrait rappeler une époque pénible pour l’Angleterre, mais que le 4 juillet est, dans l’histoire des Américains, l’anniversaire du jour où ils se sont affranchis de la domination anglaise dont ils étaient autrefois une des colonies. le baron Gros ajoute qu’il a demandé de reculer de quelques jours la date de la mise à exécution du Traité conclu avec la France, afin de la faire coïncider avec la fête de S. M. l’Empereur Napoléon III.

Les plénipotentiaires japonais déclarent comprendre fort bien ce motif et n’avoir aucune objection à y faire.

Après quelques nouvelles difficultés de détail et l’heure avancée ne permettant pas d’aborder l’art. 4 dont l’examen a été remis à la séance suivante, on est convenu de se réunir, demain 29, pour poursuivre de concert l’examen des articles qui n’ont pas encore été adoptés.


TROISIÈME SÉANCE.
29 septembre.

La séance commence à deux heures, tous les commissaires réunis. On examine successivement tous les articles du projet de traité, depuis le quatrième jusqu’à l’article 20 inclusivement. Les plénipotentiaires japonais ont fait porter exclusivement la discussion sur la partie purement matérielle du Traité, cherchant à tout bien préciser, à pousser la clarté jusqu’à l’évidence, et, pour arriver à ce résultat, ils n’ont pas craint de tomber dans des pléonasmes continuels ; il semblait qu’une secrète pensée les agitait, et derrière chaque expression, dans chaque terme, ils paraissaient chercher si une embûche ou un piège ne leur était pas tendu par les puissances européennes, pièges dont ils s’efforçaient de conjurer le péril.

Les plénipotentiaires du Taï-goun ont paru encore troublés par une autre préoccupation, celle de voir les Japonais, à la faveur du Traité, sortir de leur pays et visiter les royaumes étrangers. Ainsi dans l’article 8, où il est dit que les Français résidant au Japon pourront prendre à leur service des sujets japonais, ils ont demandé qu’à la place de l’expression prendre à leur service qu’ils trouvaient trop vague, on mît le terme louer, qui pour eux n’impliquerait pas la faculté donnée aux Français quittant le pays, d’emmener avec eux leurs serviteurs japonais. Quant aux pilotes, ils ont reconnu parfaitement aux navires étrangers le droit d’en prendre un pour guider en dehors du port ; mais ils ont demandé qu’il n’allât pas trop loin et qu’il s’arrêtât à la sortie des passes, dans la crainte que tel individu, se trouvant en dehors de l’action de la police japonaise, n’en profitât pour se soustraire à l’action directe du gouvernement de l’Empereur.

La clause concernant l’abolition, par le Gouvernement japonais, de l’odieuse coutume qui consistait à fouler aux pieds l’emblème du christianisme a été également pour eux le sujet de quelques observations. Ils ont déclaré que cette pratique ayant cessé d’exister au Japon, il était parfaitement inutile d’en demander l’abolition ; mais ils ne se sont pas opposés à le constater dans le Traité et à y insérer le paragraphe suivant à la fin de l’article 4 : « Le Gouvernement japonais a déjà aboli dans l’empire l’usage des pratiques injurieuses au christianisme. » Cette clause, omise dans le Traité anglais, se trouvait déjà dans le Traité américain.

Les commissaires japonais, dans la discussion de ce même article 4, ont demandé que le cimetière des Français fût établi dans l’enceinte du cimetière japonais. Aucune décision n’a été prise à ce sujet. Quant aux églises et autres édifices du culte, ils n’ont point élevé de difficulté ; mais ils ont demandé qu’il fût bien spécifié que ce serait seulement dans l’emplacement fixé pour la résidence des étrangers que les édifices seraient construits.

À cinq heures la séance est levée : il est d’abord convenu que l’on se réunira le lendemain 30 septembre, à deux heures ; mais, au moment de quitter la séance, les commissaires japonais font demander au baron Gros, sans lui en faire connaître le motif, de vouloir bien remettre la séance au surlendemain, 1er octobre. On a su dans la soirée du 30 que le nouveau Taï-goun sortirait demain pour la première fois depuis la mort de son père et irait, accompagné de tous les dignitaires de Yeddo, offrir des sacrifices dans un temple situé à quelque distance de la ville (deux milles, dit-on).


QUATRIÈME SÉANCE.
1er octobre.

Les commissaires sont tous réunis : la séance est ouverte à une heure ; les Japonais adoptent sans difficulté l’article 21 du projet de traité ; mais sur l’article 22 une longue discussion s’engage. Ils ont apporté à la conférence une rédaction de cet article modifié par eux, dans lequel ils ne s’écartent point du projet français, quant à la signature du Traité et à l’échange des ratifications, mais où ils posent nettement en principe qu’en cas de dissidence le texte japonais fera foi pour les deux parties.

Le baron Gros déclare cette condition inacceptable ; il ajoute qu’il a l’ordre formel de son Gouvernement de demander au contraire que ce soit le texte français qui soit l’original ; il a même fait adopter cette clause dans son traité avec la Chine ; mais, en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires, il croit devoir prendre sur lui de ne pas exiger la même chose du Japon, à la condition toutefois que cette clause sera passée sous silence. Alors, par le seul fait des choses, ce serait le texte français qui ferait foi pour les Français, et le texte japonais pour les Japonais, et en cas de contestation l’agent diplomatique français et le Gouvernement japonais résoudraient à l’amiable la difficulté en prenant pour arbitres à ce sujet les textes hollandais, qui ont été reconnus par l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique comme les textes originaux des Traités anglais et américain. Les commissaires japonais ont répondu que la partie n’était pas égale entre eux et le plénipotentiaire français, puisque ce dernier avait un interprète très-habile, et qu’il pouvait en conséquence contrôler le texte japonais, tandis qu’ils n’avaient aucun moyen de contrôler le texte français. Ils ont proposé de faire traduire le plus exactement possible et mot à mot, par leur secrétaire Mori-Ama Ya-noski, le texte japonais du traité en hollandais ; cette version hollandaise ferait foi en cas de dissidence. À son tour le baron Gros a fait remarquer que lui non plus n’avait aucun moyen de contrôle et se trouverait ainsi entièrement à leur discrétion, puisqu’il n’avait personne auprès de lui qui sût le hollandais ; il a proposé une autre solution : le Traité français étant presque identique au Traité anglais, on s’en référera, en cas de discussion, d’une manière pleine et entière, à la version hollandaise du Traité anglais.

Cette proposition n’a pas été agréée par les plénipotentiaires du Tai-goun. Cette version hollandaise, ont-ils dit, n’a pas été faite pour la France ; elle se rapporte à un Traité qui n’est pas celui de cette puissance ; d’ailleurs, s’il n’y a point de différences essentielles, il y en a dans l’ordre des articles, et ils ont repoussé cette proposition du commissaire français.

Le baron Gros a demandé alors de nouveau d’éluder la difficulté en passant cette clause sous silence.

Les commissaires japonais ont insisté et ont déclaré que le Traité, sans une clause spéciale à ce sujet, ne serait pas complet pour eux.

Le plénipotentiaire a dit alors qu’il ne voyait pas d’autre manière de sortir de cette difficulté que d’envoyer l’un de ses bâtiments à Simoda pour chercher l’interprète hollandais du consul américain dont on lui avait offert les services, mais que cela occasionnerait évidemment un assez long retard dans la négociation. Des commissaires japonais et le plénipotentiaire français ne pouvant pas s’entendre à ce sujet, il a été convenu que l’on remettrait la discussion définitive de cet article au lendemain, et l’on a procédé à l’examen des règlements commerciaux qui doivent être annexés au Traité.

Les plénipotentiaires japonais ayant commencé à appliquer à cette partie purement technique du Traité leur esprit de défiance et de ponctualité minutieuse, le baron Gros leur a déclaré que, pour activer les négociations, il consentait à adopter entièrement le texte japonais du Traité anglais : tous les règlements de douane, d’entrée et de sortie des bâtiments, de saisie et de confiscation, a-t-il dit, ont déjà été acceptés par le Japon dans les deux Traités qu’il a signés avec l’Angleterre et l’Amérique. Il demande identiquement la même chose ; des lors à quoi bon une discussion nouvelle et inutile ?

Après quelques moments d’hésitation, les commissaires japonais ont déclaré condescendre aux désirs de l’Ambassadeur français.

Le baron Gros leur a fait alors connaître qu’il acceptait également le tarif adopté par M. Harris et par lord Elgin ; il demandait seulement que les vins de France ne fussent pas compris dans les liqueurs enivrantes soumises au droit prohibitif de 35 pour 100. Il leur a fait observer que les Anglais, les Américains et les Russes n’avaient pas fait mention des vins dans leur Traité, parce que leurs contrées n’en produisaient pas ; tandis que la France était le pays producteur de vin par excellence et en fournissait à toutes les autres nations ; que d’ailleurs il était évident que par « liqueurs enivrantes » on avait voulu seulement parler des alcools et autres produits analogues, dangereux pour la santé, et nullement des vins, qui ne peuvent être nuisibles que pris en trop grande quantité.

Le baron Gros a demandé aux plénipotentiaires de combler cette lacune, en insérant une clause qui placerait les vins de France dans la quatrième classe des marchandises qui payent un droit de 20/100.

Les plénipotentiaires japonais ont fait observer que c’était la première fois qu’ils entendaient dire que l’Angleterre, l’Amérique et la Russie ne produisaient pas de vins, et que, quoique ne doutant pas de la parfaite exactitude du fait, ils désireraient en avoir la confirmation de la bouche même d’une personne appartenant à l’un de ces États.

Le baron Gros a demandé alors de quelle source provenait cette clause, et si c’était à la demande de M. Harris, membre probablement de quelque société de tempérance, ou à celle du Gouvernement japonais, que ce droit prohibitif de 35/100 avait été imposé sur les liqueurs enivrantes.

Les commissaires ont répondu que c’ètait, en effet, sur l’initiative du plénipotentiaire américain que cette clause avait été insérée : « Eh bien ! a répondu le baron Gros, c’est là la meilleure preuve que l’Amérique ne produit pas de vins, tout autre témoignage est inutile. » Le baron Gros a ajouté que le droit de 35/100 étant complètement prohibitif, les Japonais boiraient probablement plus de vin de Champagne que de vin de Bordeaux, lorsqu’ils recevraient la visite des bâtiments de guerre européens.

Cette observation a un instant donné lieu à réfléchir aux plénipotentiaires japonais, et immédiatement ils ont sacrifié le vin de Bordeaux ; mais à propos du vin de Champagne, une conversation amicale a eu lieu entre eux, en souvenir sans doute de la récente hospitalité du Laplace. Puis, le premier commissaire, prenant la parole au nom de ses collègues, a déclaré nettement et d’une manière assez sèche qu’il ne voyait aucun motif pour rien changer au tarif déjà adopté par l’Amérique, l’Angleterre et la Russie ; qu’il n’était pas suffisamment édifié sur la question, et que si le besoin des vins français se faisait sentir au Japon, il serait temps de changer le tarif au bout de cinq ans, quand viendrait le moment où le Gouvernement japonais aurait le droit d’apporter à ce même tarif projeté telles modifications que l’expérience lui aurait fait juger nécessaires ; il a ajouté que le Japon se suffisait parfaitement à lui-même, qu’il avait ses vins, et que, quand bien même il ne lui viendrait pas de vins étrangers, il ne s’en trouverait pas plus mal.

Le baron Gros a rappelé alors que l’on avait accordé à lord Elgin une faveur toute spéciale, en ne faisant porter qu’un droit de 5/100 sur les produits anglais manufacturés de laine et de coton, clause qui pourrait être fort nuisible à l’industrie japonaise, tandis qu’on lui refusait un abaissement de droits peu considérable sur les vins de France qui ne seraient jamais qu’un objet de luxe, accessible seulement à l’aristocratie japonaise et incapable de porter préjudice à la production nationale ; il a ajouté qu’un droit de 35/100 était un droit presque prohibitif, et que cependant il s’en déclarerait satisfait. Tous les arguments sont venus se heurter contre l’aveugle opiniâtreté des commissaires japonais, décidés à ne plus faire la moindre concession aux puissances européennes, en dehors des points déjà accordés.

Le plénipotentiaire français a alors levé la séance à cinq heures du soir ; l’on est convenu de se réunir le lendemain, 2 octobre, dans l’après-midi, pour se concerter sur la nouvelle rédaction à donner à l’art. 22. Ce sera probablement la dernière séance.


CINQUIÈME SÉANCE.
2 octobre.

Tous les commissaires sont présents ; on est revenu sur la discussion de l’art. 22, il a été maintenu conforme à la première rédaction ; il a été décidé que le Traité serait signé le 9, limite de temps indispensable pour faire les traductions.