Notes sur le Japon, la Chine et l’Inde/Japon, journal

La bibliothèque libre.


MON JOURNAL.


Shang-haï, 5 septembre 1858.

Enfin ! notre départ pour le Japon est irrévocablement arrêté ; nous partons demain 6 septembre. Le baron Gros a fait les choses avec sa conscience habituelle. Voici quinze grands jours qu’il attend inutilement ici les deux Commissaires envoyés de Pé-king pour réviser les tarifs douaniers, de concert avec les représentants des Puissances européennes ; il serait bon pourtant qu’une fois pour toutes les Chinois apprissent que, si l’exactitude est la politesse des rois, elle doit être aussi celle de leurs ambassadeurs ; chapitre sans doute oublié dans l’Incomparable Manuel des rites de l’Empire du Milieu.


À bord du Laplace, 6 septembre.

Nous sommes installés à bord du Laplace, qui porte le pavillon de l’Ambassadeur. C’est une assez belle corvette de 400 chevaux, commandée par M. de Kerjégu, capitaine de frégate ; l’état-major est de huit officiers, l’équipage de cent trente hommes. Le baron Gros, dont pour ma part je suis invariablement la fortune, ne garde auprès de lui de son personnel, à bord de la corvette, que M. de Contades, deuxième secrétaire, faisant fonctions de premier en l’absence de M. Duchesne de Bellecourt parti pour France avec le traité de Tien-tsin, et l’abbé Mermet, des Missions étrangères, notre futur interprète au Japon, qui, grâce à un séjour de plusieurs années aux îles Lieou-Kieou, possède à fond la langue japonaise. C’est pour la Mission de France une acquisition des plus précieuses, qui la sauve de la nécessité de recourir, comme la Mission d’Angleterre, aux offices du secrétaire interprète du consulat général des États-Unis au Japon ; et à tous égards, dans les conditions nouvelles des futures négociations qui peuvent avoir leurs délicatesses, il vaut mille fois mieux que nous ne vivions que de nos propres ressources.

MM. de Moges, de Latour-Maubourg, de Trévise et de Flavigny, attachés au baron Gros, sont embarqués à bord du Rémy, bateau à vapeur de commerce, affrété par l’amiral Rigault de Genouilly pour le service de l’ambassade. Le Prégent, aviso de la marine impériale, commandé par le comte d’Osery, le même officier qui nous a fait faire dernièrement, en Mantchourie, une exploration si habile et si rapide à la Grande-Muraille, complète notre petite flottille. Sur le Rémy, les passagers auront toutes leurs aises ; les aménagements y sont assez spacieux pour que le baron Gros, malgré sa première résolution, fondée sur des motifs politiques, de n’adjoindre qui que ce fût au personnel de sa Mission, ait consenti, sur ses vives instances, à autoriser M. Jules Lecomte, de Paris, à titre purement officieux bien entendu, à faire partie de l’expédition ; mais avec certaines restrictions personnelles, eu égard au séjour que nous devons faire dans la capitale du Japon. M. Lecomte, en ce moment en Chine comme simple curieux, est accepté d’autant plus volontiers par nos jeunes collègues, qu’il a la réputation d’un voyageur universel et infatigable, malgré ses cheveux blancs ; il dit avoir parcouru le monde entier ; il n’est personne qu’on lui cite qu’il ne connaisse, et cause de tout et de tous avec une imagination qui ne tarit jamais, que rien ne sait jamais faire hésiter ; en somme, c’est pour les hôtes du Rémy une addition qui s’annonce agréable.

Depuis deux heures nous avons quitté les quais vaseux de Shang-haï. Notre corvette a pris un pilote américain pour la sortie du Yang-tzé-Kiang, dont le Whampoo n’est qu’un affluent ; avant la nuit, nous serons dans la grande mer. Nous filons six nœuds, le cap sur l’Est ; le temps est superbe, et le baromètre plus rassurant que les pessimistes de la colonie anglaise, qui, dans cette saison, ne rêvent que typhons ; ils nous en ont promis au moins un avant notre rentrée en Chine ; s’ils ont dit vrai, ce sera pour le Laplace une bonne occasion de faire ses preuves, lui qui passe pour des plus vaillants dans le gros temps.


7 septembre.

Nous sommes en pleine mer, sans autre horizon qu’un ciel bleu et transparent ; pas le moindre nuage ; le baromètre reste haut. Journée sans intérêt. Chacun de nous rêve et songe à part ; nos matelots conservent seuls leur imperturbable gaieté, on pourrait dire leur insouciance : qu’ils sont heureux !


8 septembre,

Le temps s’est maintenu au beau ; toujours le cap sur l’Est. À six heures du matin, nous avons reconnu, derrière un léger rideau de brume, les deux premières îles de l’archipel japonais : au Nord-Est la Roche-Poncier, au Sud-Ouest Ingersoll, soulèvements volcaniques sans habitants comme sans végétation, aux contours noirs et dentelés. Nous entrons dans le détroit de Van-Diemen, et, ce soir, nous serons dans le Pacifique. À deux heures, la partie de la terre ferme du Japon, ou se trouve Nagha-saki, s’est vaguement dessinée à l’Est ; à notre droite commence à s’ouvrir l’archipel Cécile, et déjà il me semble que le vent nous apporte des senteurs étranges de ce Nipon mystérieux, que nous ne faisons que deviner encore. Toute la nuit, par prudence, nous naviguerons lentement et sans serrer les côtes.


9 septembre.

Le beau temps persiste ; dans la matinée, nous avons pris le Rémy à la remorque ; mais force nous a été de l’abandonner bientôt : il aurait retardé notre marche ; aussi le baron Gros, qui, avant d’aller à Yeddo, tient à arriver à Simoda le plus tôt possible, lui a-t-il donné rendez-vous dans ce port, choisi pour notre première échelle : sous deux jours, à moins d’accidents, nous devons y être. Jusqu’à présent, notre machine se conduit bien, et, depuis que nous nous sommes allégés du Rémy, nous filons deux nœuds de plus : la moyenne de notre marche est de sept à huit nœuds. Nous continuons à laisser à l’Est la terre du Japon : notre route est au Nord-Est. Ce soir, vers six heures, nous devons doubler le cap Azi-suri-Nomo : il commande la première des trois grandes îles qui composent l’ensemble de l’empire du Japon.


10 septembre.

Nous sommes en vue du cap Idsumo, dont les contours indécis se dessinent à l’horizon. On vient de signaler, à un mille de distance, une bande de petites baleines : il paraît qu’à une certaine époque de l’année, elles abondent sur les côtes du Japon. Bien que le vent soit ordinaire, nous roulons beaucoup depuis midi : à la profondeur de ses lames, on reconnaît le Pacifique, et décidément, selon le langage du métier, le Laplace est marin.


11 septembre.

Depuis le lever du soleil, le vent étant devenu plus fort, nous nous sommes tenus toute la journée loin des terres. Nul incident, nulle remarque à noter.


12 septembre.

Nous nous rapprochons du cap Noga-tzura, derrière lequel s’abrite Simoda ; mais la violence du vent empêche le commandant de tenter, de nuit, la passe peu connue et obstruée de roches sous l’eau : demain, de grand matin, nous toucherons au but tant désiré.


13 septembre.

SIMODA.

À cinq heures du matin nous doublons le cap à la hauteur duquel nous nous sommes maintenus sous vapeur toute la nuit. À notre gauche est Rock-Island, grande île volcanique dénudée comme celles que nous avons reconnues en entrant dans l’archipel japonais. Le commandant du Laplace règle sa marche beaucoup plutôt sur ses vigilantes observations et sur sa longue vue, que sur les indications des cartes anglaises et américaines, qui sont des plus incomplètes sur cette zone des mers de la Chine. Malgré l’éloge plus ou moins fondé qu’en fait le commodore américain Parry, dans sa curieuse et volumineuse relation de son expédition au Japon, la rade de Simoda, bonne tout au plus pour des jonques du pays, qui peuvent se mettre à l’abri derrière des rochers, dans de petites criques, sans avoir besoin d’une grande profondeur d’eau, serait insuffisante pour des bâtiments du tonnage de ceux d’Europe ; sans abri contre les vents du Sud-Ouest, elle est des moins sûres à certaines époques, comme elle est des plus dangereuses, quelle que soit la position du vent, en raison du nombre de roches sous-marines, non visibles à la haute mer, qui garnissent le fond de sa passe et de sa rade. La seule excuse, et elle a sa valeur, que l’on puisse invoquer en faveur de l’incomplet, du superficiel des données du commodore Parry, dont la réputation maritime est d’ailleurs incontestable, c’est de dire que cet officier n’a pu étudier que peu de jours la rade de Simoda ; que, pendant son court séjour, le temps était resté au beau fixe, les vents placés au Nord-Est, c’est-à-dire venant de terre ; qu’enfin surtout la saison était excellente, et que, par conséquent, il s’était trouvé des moins bien placés pour donner un jugement aussi entier et arrêté que celui que contient sa relation, sur une question dont, par la force des choses, il n’avait pu étudier qu’une face. Il n’est pas douteux pour moi que les observations consciencieusement faites par les officiers de notre expédition, ne donnent des résultats beaucoup plus certains et beaucoup plus complets.

À neuf heures du matin, nous avons mouillé sans accident au fond de la rade. Le Rémy, que nous n’avons plus eu en vue depuis que nous avons abandonné sa remorque, n’arrivera probablement que demain. Les contours de la baie sont charmants, et je comprends l’enthousiasme des rares voyageurs qui nous ont précédés ici.

Nous étions depuis une heure à peine sur nos ancres, qu’un bateau japonais, longue barque à charpente de bois blanc, sans peinture et sans goudron, montée par six hommes, et portant le pavillon impérial noir et blanc, s’est présenté à l’échelle du Laplace : trois officiers japonais subalternes sont montés à bord, prévenus sans doute, dès que nous avons paru sur la rade, par le pilote de Simoda, pris à un mille en dehors du goulet, et qui, ses indications une fois données, avait pris le devant sur nous. Ces officiers étaient armés de deux sabres, de grandeurs inégales, passés dans leur ceinture ; et il paraît que la coutume japonaise n’accorde qu’aux fonctionnaires le droit de porter ces deux armes. Au premier aspect, la race est incomparablement plus belle, l’expression du visage aussi fine, mais plus ouverte qu’en Chine. Nos visiteurs se sont informés du but de notre voyage, de nos intentions présentes, et cela avec une persistance dépassant les limites de la curiosité : nous étions, du reste, déjà prévenus que, dans l’ordre social japonais, tout individu est espion par ordre de l’autorité supérieure.

Le rang subalterne de ces trois officiers n’a pas permis au baron Gros de les recevoir : ils n’ont communiqué qu’avec le commandant et l’abbé Mermet, entré aujourd’hui dans le plein exercice de ses fonctions d’interprète, et nou plus en aumônier comme à notre départ de Shang-haï, mais en costume laïque, la tête couverte d’une casquette à galons d’or, notre coiffure à tous. Cette métamorphose, qu’il supporte d’ailleurs très-bien, a été jugée indispensable dans l’intérêt de nos rapports nouveaux avec un peuple chez lequel la vue d’un habit religieux, rappelant celui des jésuites portugais expulsés violemment en 1637 par l’empereur Yezaz-Sama, n’aurait provoqué que colère ou répulsion, et aurait été de nature à entraver radicalement nos futures négociations. Les Japonais ont déjeuné à bord ; ils ont goûté à tout sans cacher leur préférence pour les liqueurs et surtout pour le champagne, au plus grand profit de leurs démonstrations expansives à la fin de la collation. Ils sont partis en annonçant la visite du gouverneur avant la fin de la journée. N. Towsend Harris, consul général des États-Unis, le seul représentant européen qui depuis quelques années ait été toléré su Japon à côté du résident hollandais, jusqu’ici interné pour ainsi dire à Nagha-saki, s’est empressé d’envoyer ses compliments au baron Gros par M. Hewskin, son secrétaire, Hollandais de naissance au service américain, et parlant le français à merveille : j’ai beaucoup causé avec lui, et il m’a paru aussi instruit et aussi aimable que cordial dans les offres de service qu’il m’a faites : aussi suis-je bien décidé à abuser de ses connaissances pratiques autant que de ses jambes pendant le court séjour que nous devons faire à Simoda ; mon avis étant que, comme il faut être marchand, savant ou marin pour revenir, de gaieté de cœur, deux fois d’Europe au Japon, quels que soient ses éléments attractifs, il est sage à moi, qui ne remplis aucune de ces conditions, de ne rien négliger sur la route que des circonstances imprévues sont venues, à quarante ans, ouvrir devant moi.

À deux heures, le baron Gros, M. de Contades et moi, nous sommes allés à terre rendre à M. Harris la visite que des rhumatismes, contractés dans de longs et pénibles voyages, l’avaient empêché de faire le matin en personne à l’ambassadeur.

Nous avons trouvé un homme aussi ardent de tête que fatigué de corps ; impatient de son inactivité forcée, et, dans la conversation, sautant d’un sujet à un autre avec une chaleur presque fébrile ; mais en même temps avec un brillant de pensées et d’expressions qui m’a singulièrement surpris chez un Américain du Nord. Il parle de la France avec enthousiasme, et, dans sa bouche, l’éloge de mon pays m’a fait du bien, parce qu’il m’a paru sincère et sans exagération ; celui d’un cerveau qui étudie, analyse et déduit.

De tous les agents européens au Japon, M. Harris est le seul qui, avec le résident hollandais interné à Nagha-saki, ait, on peut le dire, arraché et imposé au gouvernement japonais le droit de résider dans l’empire, en dehors des anciennes limites prescrites ; de faire même, dans l’intérieur du pays, des excursions jusqu’alors sévèrement interdites : aussi, en peu de mots, pendant notre visite, nous a-t-il fait de l’état politique et pittoresque du Japon une esquisse qui, toute rapide qu’elle a été, m’a plus frappé que tout ce que, jusqu’à présent, j’ai lu ou appris sur la terre que nous foulons depuis quelques heures.

L’esprit d’observation et la volonté me paraissent être les qualités dominantes du caractère de M. Harris. L’existence qu’il mène à Simoda est des plus simples : il n’a pour domestiques que des indigènes, spécialement des femmes, qui, au Japon comme du reste dans tous les pays asiatiques, ont en partage les plus durs travaux de la vie intérieure. M. Harris prétend être ainsi mieux servi que par des Européens ; il pourrait bien avoir raison.

Son habitation, entourée de grands et beaux arbres, de champs aux cultures variées, et de haies de camélias sauvages, des plus abondants au Japon, est située sur le bord de la baie, à une demi-lieue de Simoda, au milieu d’un groupe de maisons de pêcheurs avec lesquels le consul nous a dit vivre dans la meilleure intelligence ; le peuple japonais est d’ailleurs naturellement doux. Je comprends parfaitement que M. Harris se soit ainsi isolé du grouillement de la ville, qui, en fait, n’est qu’un gros bourg, placé pour les besoins des habitants à la bouche d’une vallée, au bord de la mer, et dans la partie la plus plate, la moins saine et la moins pittoresque de la localité. Ce bourg a été rebâti, il y a peu d’années, sur l’emplacement d’une petite ville détruite par l’un de ces tremblements de terre si fréquents sur le sol volcanique : depuis lors le gouvernement japonais n’a donné à ce petit port une influence morale passagère, qu’afin d’y tenir, jusqu’à nouvel ordre, éloigné de la capitale, l’agent étranger que la politique de Yeddo était obligée de subir. Les nouveaux traités vont nécessairement changer cet état de choses, et Simoda redeviendra un point effacé comme par le passé.

À quatre heures, le gouverneur de la ville s’est rendu à notre bord sur une barque entièrement semblable à celle des officiers du matin, et sans autres marques distinctives qu’un petit pavillon mi-parti noir et jaune, le pavillon officiel, placé à l’avant de l’embarcation ; sa suite était de huit personnes, toutes uniformément vêtues d’étoffes simples et sombres : cette première entrevue a été curieuse.

Le gouverneur, ne s’adressant personnellement qu’au baron Gros, après nous avoir fait à tous une inclination de tête qui ne manquait pas d’élégance, a commencé l’entretien par toutes ces banalités creuses sur la santé, sur le voyage, sur l’état du ciel, auxquelles ne nous ont que trop habitués les fils du Céleste-Empire, toujours au plus grand détriment de la marche des affaires. Les formules polies une fois épuisées de part et d’autre, et le baron Gros s’étant informé de la santé de l’Empereur du Japon, le Gouverneur, qui, en japonais, porte le titre de Bougno, a répondu que son souverain se portait à merveille ; puis, notre ambassadeur a cru devoir résumer ainsi sa situation :

« Il vient tout pacifiquement, au nom de la France, conclure avec le Japon un traité de paix, d’amitié et de commerce, tels que ceux déjà signés avec les États-Unis, la Russie et l’Angleterre ; s’il a amené avec lui moins de bâtiments que les représentants des autres puissances dont la France est au moins l’égale, c’est qu’après la prise des forts du Peï-ho et le traité avec la Chine qui en a été la conséquence, la flotte française est allée en Cochinchine en châtier les habitants, qui s’étaient rendus coupables du meurtre de plusieurs de nos prêtres ; qu’enfin, il compte se reposer quelques jours à Simoda, et qu’ensuite il se rendra directement à Yeddo, la capitale de l’empire, avec l’espoir d’être reçu par l’Empereur (le Taï-goun) ; honneur que n’a pu avoir son collègue, l’Ambassadeur d’Angleterre. »

Le baron Gros avait à peine cessé de faire traduire ce programme de sa mission par l’abbé-interprète, que le gouverneur, oubliant sans doute son premier dire affirmatif sur la bonne santé de son souverain, s’est hâté de répondre : « Qu’alors que l’Envoyé de France arriverait à Yeddo, l’Empereur ne serait certainement pas remis de la grave maladie qui l’avait empêché de voir Lord Elgin, l’Envoyé anglais, maladie qui durait encore ; que, par conséquent, si l’Envoyé français n’allait à Yeddo que dans le but de voir le souverain en personne, il ferait beaucoup mieux, pour s’éviter aun voyage inutile, de rester à Simoda ; que lui, gouverneur, muni de pouvoirs suffisants, se chargerait de transmettre à son Gouvernement tout ce que le Baron Gros voudrait bien lui confier ; et pendant que cette petite comédie se jouait à bord du Laplace, le baron Gros, informé, dès la Chine, de source authentique que l’Empereur du Japon était mort depuis quinze jours, était déjà intérieurement résolu à refuser le vain cérémonial d’une présentation à l’héritier du souverain défunt, un enfant de douze ans, et à n’avoir que des rapports sérieux avec les ministres qui composent le conseil supérieur chargé de la tutelle du nouvel Empereur. « Il a donc décliné les offres du gouverneur de la façon la plus ferme ; a répété son intention irrévocable de se rendre à Yeddo, et de ne traiter que dans la capitale selon ses instructions, et avec la confiance qu’il trouvera les mêmes facilités que ses collègues qui l’ont précédé, pour conclure d’une facon prompte et satisfaisante le traité désiré par l’Empereur de France avec celui du Japon.

Notre Bougno, se sentant deviné et voyant que ses artifices de langage n’avaient pu faire passer ses propositions, a pris son parti de bonne gràce, et de ses airs les plus gracieux a invité l’ambassadeur et son personnel à venir déjeuner chez lui, demain 14 ; offre acceptée avec autant d’empressement que de curiosité ; car ce sera notre premier pas dans la vie intérieure japonaise.

Pendant la visite que le gouverneur ai faite à bord du Laplace, une abondante collation de gâteaux arrosés de champagne et de liqueurs lui a été servie ; elle a paru si fort de son goût et de celui de sa suite, que, dans l’intérêt de la dignité de l’entrevue et de la grosseur des personnages en scène, on a dû arrêter les largesses du commandant de Kerjégu ; il était grand temps : déjà le gouverneur si calme au début de l’entrevue, riait aux éclats, et, au dire de notre interprète, échangeait avec ses officiers des lazzi de bas étage, peu en harmonie avec son caractère officiel. Avant de quitter le bâtiment, et sachant que le commandant lui rendrait les honneurs dus aux Excellences, il a insisté pour assister, du pont même, au salut qui lui était destiné, une fois qu’il aurait été au large dans son embarcation ; il a également désiré faire jouer lui-même la batterie d’un des canons chargés ; a tenu ensuite à descendre dans la machine, et ce qui m’a frappé, bien que tous nous fussions déjà prévenus que, depuis des années, la nature intelligente et inquisitive des Japonais n’a cessé de s’aiguiser et de s’instruire au contact des Hollandais, des Américains et des Russes, que par conséquent nous devons nous attendre à les trouver au courant de nombre de nos perfectionnements, c’est que le gouverneur et ses officiers nous ont paru connaître les plus petits détails techniques d’un navire de guerre : ce qui m’amène à penser qu’il faudra jouer serré avec de pareilles gens. Tous sont partis, en apparence enchantés de l’accueil que leur a fait l’Ambassadeur.

La nuit est limpide ; par la fenêtre ouverte de ma cabine, pendant que j’écris mes notes de la journée, m’arrivent des brises de terre tout imprégnées des émanations des pins et des mélèzes qui tapissent les contours de la baie. Quelques lumières scintillent du côté de Simoda et tout est d’un calme profond que je trouve délicieux, parce qu’il me dit que je vais pouvoir dormir sans secousses et sans craquement autour de moi.


14 septembre.

Le Remy, après avoir fait lente mais bonne route, a mouillé ce matin par notre travers, au lever du soleil. Le baron Gros a maintenant son ambassade au grand complet ; toutes les santés sont excellentes.

À midi, heure indiquée hier par le gouverneur, nous sommes arrivés chez lui. Il a recu l’Ambassadeur dans une habitation attenante à un bazar ouvert aux étrangers de passage à Simoda, et où ont été réunis, à ce qu’il paraît, des laques, des ouvrages de marqueterie et de bambous travaillés, c’est-à-dire les plus élégants produits de l’industrie japonaise. Le logement du gouverneur se compose d’une construction en bois, à un seul étage, sur le modèle de toutes les habitations riches ou pauvres de l’empire de Nipon, formant un carré long, fermé par un corps de logis principal du côté de la ville, et ouvert sur un large espace vide, clos d’une palissade de bambous du côté de la campagne.

Le gouverneur avait envoyé tous ses officiers au-devant du baron Gros pour le recevoir sous une sorte d’auvent qui commande l’entrée principale de l’habitation, et abrite les premières marches d’un escalier conduisant à plusieurs portes pour pénétrer dans les appartements intérieurs. Selon l’étiquette japonaise, le maître de la maison se tenait au haut de l’escalier, en arrière de ses officiers.

Dès que notre Ambassadeur a eu gravi quelques marches, le Bougno est venu le prendre par la main, et, après nous avoir tous salués, l’a précédé, lui montrant le chemin jusqu’à une grande salle longue, garnie des deux côtés de divans en bois, très bas, sans dossiers et ornés de nattes de bambou d’une finesse et d’un brillant parfaits. Au fond de la salle se trouvaient deux de ces divans plus élevés que les autres, sur lesquels le gouverneur a fait asseoir le baron Gros, le commandant et moi ; sur ceux inférieurs se sont rangés les autres membres de la Mission, dans l’ordre suivant : MM. de Contades, d’Osery, de Moges, de Latour-Maubourg, de Trévise, de Flavigny. Notre interprète, l’abbé Mermet, avait été placé entre les deux divans supérieurs, ayant l’Ambassadeur à sa droite et le gouverneur à sa gauche ; du côté opposé de la salle s’étaient alignés les officiers du Bougno au nombre de neuf.

Devant chacun de nous était placée une petite table en laque noire très-brillante, sans aucun ornement, de quelques centimètres de hauteur. Les divans, légèrement inclinés, sont faits de façon à ce que l’on puisse s’y tenir assez commodément assis, soit à l’européenne, les genoux un peu haut ; soit accroupi sur les talons et les mollets, à la façon japonaise.

Pendant que les sept domestiques qui faisaient le service de la table apportaient les nombreux plats devant composer le déjeuner, le gouverneur a présenté au baron Gros un de ses officiers, sous-gouverneur de la ville, qu’il a intitulé pompeusement Prince ou Kami ; puis ses autres officiers nominativement. Tous ces noms japonais, les premiers que j’entendais, m’ont paru de plusieurs syllabes, à terminaisons en a, en i et en o. Le gouverneur s’appelle Namoura-nada-nouano-kami.

Après quelques compliments et force saluts à la japonaise, en s’inclinant à plusieurs reprises le haut du buste sur les genoux repliés sous le corps, déjeuner a commencé par des tasses de thé bouillant, sans sucre ni miel, comme du reste il se sert en Chine, la feuille entière se déroulant à l’infusion et surnageant sur le liquide. Je n’ai jamais pu et ne pourrai jamais m’habituer, pour mon compte, à cette manière de prendre le thé, qui donne à la boisson une amertume des plus désagréables, et fait regretter le thé si savoureux et si parfumé que nous prenons en Europe : il est vrai que ce dernier est séché par le voyage, et que son arome s’est développé à la concentration dans des boîtes hermétiquement fermées.

Après le thé, le gouverneur nous a offert de fumer d’un tabac jaune clair ressemblant à de l’étoupe hachée, et placé devant chacun de nous dans une petite boîte de laque à côté d’une pipe japonaise ; cette pipe, tube fort court de bambou ou de métal, est terminé par un petit récipient en forme de dé, capable tout au plus de contenir une pincée de tabac. Les parties de métal de ces pipes sont ornées de damasquinures légères qui m’ont paru charmantes. Les Japonais doivent, être d’habiles ouvriers et de grands artistes, à en juger par le peu que j’ai déjà vu des spécimens de leur industrie. Pour en finir avec le tabac japonais, il est d’un goût agréable, et n’est pas huileux comme celui de Chine ; à tout prendre, il est très inférieur au tabac américain, voire même à nos tabacs ordinaires de France.

Le costume du gouverneur, semblable à celui de ses officiers, se composait d’une sorte de surtout en gaze noire, à longues manches plissées en éventail sur les épaules, passé sur une chemise jaune clair croisée sur la poitrine et serrée aux hanches par une ceinture soutenant un pantalon de soie verte très-ample, qui s’ajuste pardessus la chemise et se termine, sur les pieds, en forme de jupe plissée. Dans tout l’Empire, le costume est uniforme, depuis le plus haut échelon de la société jusqu’au plus bas, avec cette seule différence que, dans les classes inférieures, les cotonnades remplacent la soie et la gaze, exclusivement réservées aux classes élevées.

À une heure le déjeuner a commencé. En voici le menu exact :

Après le thé :

premier service

1. Une soupe au poisson.
2. Du porc entouré d’herbes aromatiques.
3. Des châtaignes en pâle saupoudrées de vanille.
4. Du poisson bouilli coupé en menus morceaux, et relevé
d’herbes hachées.

deuxième service.

5. Du poisson relevé de gingembre vert et de carottes.
6. De grosses crevettes, coupées en morceaux.

troisième service.

7. Deux espèces de vins très-chauds ayant le goût bitumineux des vins grecs.
8. Une julienne.

quatrième service.

9. Un gros poisson bouilli, de l’espèce des mulets, dressé avec beaucoup d’art, au milieu de joncs vivaces et fleuris.

cinquième service.

10. Du riz cuit à l’eau.
11. Du poulet bouilli coupé en petits morceaux.
12. Une troisième espèce de vin chaud jouant le punch.
13. Du thé.

Au Japon, comme en Chine, le thé ouvre et ferme tout repas ; plusieurs de ces plats étaient plus que mangeables ; ils étaient bons.

Entre le quatrième et le cinquième service, le Bougno a porté des santés à quelques-uns d’entre nous. il avait débuté avec le Baron Gros, qui a décliné sa courtoisie, en alléguant que sa santé lui défendait l’usage du vin, refus d’autant plus sage qu’ayant dû faire honneur, à mon tour, à l’appel du Bougno, j’ai trouvé le vin d’une violence extrême à l’estomac, et, de plus, d’un goût fort désagréable. Ce doit être une boisson composée, faite pour enivrer promptement, bien que prise à petites doses.

Le déjeuner une fois terminé, deux des officiers les plus hauts en grade, après le Gouverneur, ont quitté leurs places et sont venus, en commençant par M. de Kerjégu et par moi, porter, le verre à la main, des défis auxquels toute notre jeune mission a bravement répondu. Pour mon compte, vu le triste état de ma santé, je me suis borné à quelques gorgées, qui seules ont suffi pour me laisser dans la gorge un feu qui a duré une partie de la journée. C’est du vitriol que ce vin japonais !

Au milieu du repas, le Gouverneur a demandé au baron Gros la permission de lui envoyer à bord un souvenir d’amitié, dont, d’avance, il a excusé la modestie dans les meilleurs termes. Notre Ambassadeur, prévenu le matin par l’abbé Mermet de la coutume japonaise en pareilles circonstances, a répondu du tic au tac à la gracieuseté future du Bougno par le don d’un couvert de vermeil qu’il avait en poche, et dont le Gouverneur a paru ravi. J’allais oublier qu’avant de nous mettre à table, le Gouverneur avait fait distribuer à chacun de nous des éventails très-simples, sans peintures, à montures de bambous ; le papier, fait avec des orties blanches, en est d’une épaisseur et d’une solidité remarquables. Le mien m’a été des plus utiles pendant le repas : il m’a servi de calepin pour faire à la dérobée les notes que je complète ce soir. L’éventail et un encrier à long manche passé dans la ceinture sont les accessoires indispensables de tout Japonais.

Le déjeuner, commencé à midi, a duré jusqu’à trois heures. Alors que nous avons quitté Simoda, le Sous-Gouverneur a demandé à l’Ambassadeur la permission de venir lui rendre ses devoirs dans la soirée, à bord du Laplace.

À cinq heures, il s’est en effet présenté à notre bord, accompagné de quatre officiers, et, en montant sur le pont, il a eu soin de se faire annoncer par l’abbé Mermet comme Prince (Kami) et Prince héréditaire, appelé, à ce titre, à garder toujours l’autorité dans la province ; ajoutant que son supérieur du moment, le Gouverneur, n’avait, lui, que des fonctions annuelles qui, seules, lui donnaient temporairement ce même titre de Kami. Ces explications ont été débitées avec une assurance qui, jusqu’à plus ample information, ne permet pas le doute ; aussi le baron Gros l’a-t-il reçu dans son salon comme il avait reçu le Gouverneur. L’entrevue a été courte : il est satisfait du salut dont la corvette l’a gratifié à son départ.

Pendantsa visite chez l’Ambassadeur, sa grande préoccupation, comme celle de ses officiers, paraissait être de savoir combien de jours nous comptions passer encore à Simoda ; aussi, dès qu’il a su que notre séjour ne se prolongerait pas au delà de deux jours, à moins d’incidents imprévus, s’est-il empressé, au nom du Gouverneur comme au sien, d’annoncer l’envoi à Yeddo d’un exprès qui préviendrait le gouvernement de l’arrivée de l’ambassade de France. D’après ce que nous savons déjà du mécanisme remarquable de la police politique au Japon, il n’est pas douteux que la chose ne soit ponctuellement faite ; ce qui, du reste, ne vient contrecarrer en rien les intentions du baron Gros, décidé qu’il est à ce que ses projets, comme ses actes, soient clairs, précis, nettement formulés : à sa place, je ne ferais pas autrement ; car c’est le caractère que doit toujours conserver la politique qu’il représente.

La journée est finie : elle a été pleine d’intérêt, mais aussi pleine de fatigue pour mon corps si souffrant depuis que nous avons quitté la Chine. Malgré toutes les curiosités qu’éveille chez moi l’inconnu qui se présente à mes yeux, j’ai de tristes heures où ma volonté a ses faiblesses ; car alors je songe à mes affections que j’ai dû quitter brusquement ; je songe à la distance si grande qui me sépare de mon pays et de mes habitudes, et je sens l’isolement moral où le sort m’a lancé au milieu d’étrangers dont j’ai vu les visages pour la première fois, il y a trois mois. Et cependan le but m’a soutenu jusqu’à présent, il me soutiendra jusqu’au bout ; il le faut, et cela sera. Ce qui doit me suffire ici, c’est de conserver aussi bonnes que possible, avec le représentant de l’Empereur près duquel je me trouve momentanément détaché, des relations par elles-mêmes pleines de nuances.


15 septembre.

J’ai revu seul ce matin M. Harris dans son cottage japonais ; ce n’est décidément pas un homme ordinaire : il paraît connaître son Japon sur le bout du doigt. Entre autres détails curieux, il m’a édifié sur notre Sous-Gouverneur d’hier, le prétendu Kami, Prince héréditaire réclamant les honneurs dus à son rang, ce que, du reste, le commandant Kerjégu lui a d’autant plus aisément accordé, que, depuis deux jours que nous sommes au Japon, sans nulle indication précise sur les hommes ou sur les choses, nous nageons en plein inconnu. Ce grand seigneur, qui se pare d’un titre pompeux afin de se faire donner quelques coups de canon, et peut-être écrire à Yeddo que nous sommes de crédules étrangers dont on peut avoir bon marché, nous a joué une parade tout à fait, dit M. Harris, dans l’esprit japonais. La vérité est que c’est un homme de rien, mais un agent habile et impudent, que le gouvernement a cru devoir faire monter en grade en l’honneur des Anglais et des Français, depuis le temps proche encore cependant où il le donnait comme courrier, pour commander les relais et les haltes à ce même M. Harris, se rendant, par terre, conclure son traité dans la capitale de l’Empire. Notre Japonais n’en était pas, du reste, avec nous, à son coup d’essai : il a seulement mieux réussi avec la Mission de France qu’avec celle d’Angleterre, le chef de cette dernière, lord Elgin, dans sa défiance hautaine à l’endroit des Asiatiques qu’il a beaucoup pratiqués, s’étant refusé, à son arrivée à Simoda, à recevoir le prétendu prince et à lui accorder le titre et le rang d’Excellence qu’il revendiquait.

Ce petit incident, plus comique que sérieux, réveille chez moi, dans un ordre d’idées plus élevées, une réflexion que j’ai souvent faite depuis quelques années que j’ai beaucoup voyagé : c’est qu’une fois hors du territoire, dans ses contacts avec d’autres civilisations que la sienne, avec celles de l’Asie spécialement, le tempérament français se montre toujours, en général, trop promptement facile ; qu’il se livre avec trop d’abandon, ou du moins avec une confiance apparente trop grande, avant de bien connaître ces mêmes civilisations : d’où j’arrive à conclure, envers et contre la majorité de l’opinion en France, que jusqu’à présent nos rapports politiques en Chine, par exemple, ne se sont pas suffisamment armés de défiance préventive, ou ne se sont pas appuyés d’une façon assez soutenue sur la force matérielle, cette raison première et d’action et de succès chez des peuples qui n’en ont jamais reconnu d’autres, qui surtout ne sont pas encore mûrs aux bienfaits de l’influence morale livrée à ses propres forces. En modifiant cette manière de voir et d’agir, de graves événements seraient prévenus, de gros embarras ne viendraient pas surgir. Loin de moi, cependant, la pensée que, pour être effective, la politique française doive se lancer dans les usurpations ou les violences de celle de l’Angleterre, excès qui répugneraient à nos traditions autant qu’à nos sentiments nationaux : mais je suis convaincu que, prendre un terme moyen, c’est-à-dire se montrer toujours juste et protectrice, souvent sévère et rarement confiante, dans l’acception facile que donnent à ce mot nos idées civilisées, serait, pour la France, la raison la plus certaine de succès dans l’extrême Orient, tel que nous le trouvons constitué à l’heure qu’il est.

Mais me voici bien loin du consul américain. En le quittant, j’étais allé au bazar de Simoda. J’ai été ébloui, et il m’a pris une véritable fièvre d’achats, en face de toutes les choses jolies, nouvelles, pleines d’art, qu’on avait étalées à notre intention ; aussi je me suis déjà ruiné, et, prodigue endurci, je compte bien me ruiner encore à Yeddo. Ce sont de grands artistes, de grands ouvriers que les Japonais ! Quant à M. Hewskin, il pratique avec largesse ce qu’il offre ; il a bien voulu me servir d’interprète ; et certainement je lui dois les bons marchés que j’ai faits au bazar, ou j’ai trouvé la Mission vidant ses poches à la plus grande satisfaction des vendeurs. En somme, les prix nous ont paru à tous assez raisonnables : mais peut-être aussi les appâts étaient-ils très-tentants et nos appétits quelque peu aveugles ; nous compterons plus · tard.

J’ai arrangé avec M. Hewskin, pour demain, une course à cheval, en tête à tête, de quelques milles dans l’intérieur du district de Simoda : il me promet de l’intérêt et du nouveau ; je le crois d’avance, et je voudrais dévorer les heures qui me séparent du soleil de demain, tant j’ai la foi, tant l’inconnu a de charmes, tant, surtout, ce qui est défendu a toujours de tentations, quoi qu’en disent les sages ; cet inconnu, ce prohibé s’appelant surtout Japon ! Je me sens moins souffrant et moins fatigué qu’hier. J’y songe : les officiers du Gouverneur sont aussi les caissiers du bazar ; ils étaient ce matin au grand complet, derrière le comptoir, enregistrant nos achats et touchant nos fonds : le cumul est singulier, on l’avouera.


16 septembre.

À midi, M. Hewskin m’attendait sur la plage de la baie, en face de notre mouillage, avec deux chevaux d’assez bonne apparence. Ces deux bêtes japonaises, les premières que je vois au Japon, se rapprochent beaucoup, par les formes, des chevaux barbes ; ils m’ont seulement paru avoir un peu plus de corps et les membres plus forts. En quittant Simoda, que nous avons traversée dans toute sa longueur, nous avons longé une vallée semée de rizières, de plantations potagères des plus variées, et sillonnée par un ruisseau d’eau courante d’une limpidité parfaite, qui, après être descendu des montagnes qui ceignent la vallée en amphithéâtre, va se jeter dans la baie près des dernières maisons de la ville. Les Hollandais, ces grands maîtres en matière d’irrigation, qui, seuls, jusqu’à présent, ont été à même d’étudier d’un peu près certaines régions intérieures du Japon, attribuent, avec raison, sa fertilité aux innombrables cours d’eau qui le sillonnent sur toute sa surface. Dans la vallée de Simoda, j’ai retrouvé la betterave d’Europe, mais beaucoup plus petite et moins sucrée. J’y ai retrouvé également le chou, comme forme et même comme goût, m’a affirmé mon guide ; tandis que celui que produit la Chine en diffère complétement sous ce double rapport.

À l’extrémité de la vallée, qui peut avoir un mille de profondeur, nous nous sommes engagés dans la montagne, et, par une pente si roide que nous étions forcés de nous coucher sur le col de nos montures, nous sommes arrivés à un plateau couvert de pins, de mélèzes et de chênes-liéges, d’où la vue s’étend sur une plaine d’un plantureux surprenant ; on se croirait dans la contrée la plus fertile et la mieux cultivée de notre Europe.

Cette montagne, que nous avons littéralement escaladée, et notre ascension a duré trois quarts d’heure, est curieuse dans ses détails. Pour arriver à son sommet, on passe entre deux murs de rochers à pic d’à peu près 15 mètres de hauteur et d’à peine 2 mètres de largeur ; le sol de ce couloir de pierre, taillé de main d’homme, forme un escalier dont nos chevaux ont gravi les dalles glissantes avec une sûreté de pied digne des mulets des Pyrénées ou des Alpes ; à la condition, toutefois, de leur rendre complètement la main, de les abandonner à eux-mêmes. À droite et à gauche de ce couloir sont pratiquées, à hauteur d’homme, des niches où les habitants des environs font fermenter le fumier qui sert d’engrais à leurs champs ; aussi, en passant près de ces niches, l’air en est-il empesté.

Du sommet du plateau, où nous nous sommes reposés près d’une heure, M. Hewskin m’a montré à l’horizon un volcan nommé Oho-Zima, qui fume presque continuellement, et qui, malgré la distance, a l’aspect imposant ; il est cependant moins élevé que son frère, le célèbre Fuzi, que nous pouvions plutôt deviner que reconnaître à l’extrême horizon, et dont les colères, qui ont duré plusieurs siècles, disent les traditions, ne se sont éteintes qu’après avoir détruit nombre de villes. Le Fuzi a un caractère essentiellement sacré pour les Japonais, qui lui donnent une large place dans leurs récits et le reproduisent dans la plupart de leurs dessins. La plaine qui s’étendait sous nos pieds est, dit-on, des plus giboyeuses.

Après avoir descendu le versant de la montagne opposé à celui de la vallée de Simoda, nous nous sommes arrêtés dans une ferme où nous avons été reçus avec une curiosité facile à comprendre, mais avec une bienveillance extrême, qui me donne déjà la meilleure opinion du tempérament du peuple japonais. Dans la cour de cette ferme, on vannait du riz, et l’on équarrissait de gros bambous destinés sans doute à des clôtures. Une vieille femme nous a apporté du thé ; je l’ai trouvé plus amer que jamais, et je vois que, comme en Chine, c’est ici le premier chapitre de toute hospitalité. Dans l’intérieur de l’habitation, qui était d’une grande propreté, j’ai vu une troupe d’enfants qui n’avaient rien du sauvage des enfants chinois, généralement élevés dans la haine et le dégoût des diables d’Occident. Le temps ne m’a pas permis d’examiner les instruments aratoires de la ferme, partant de les voir fonctionner ; deux cependant ont attiré mon attention : l’un, une charrue, et l’autre une herse en forme de fer-à-cheval, dont mon guide, malgré sa connaissance pratique du pays, n’a pu m’expliquer l’application spéciale, et qui tous deux, comme ajustement des pièces, m’ont paru mieux et surtout plus simplement faits que les nôtres. J’ai également remarqué que le soc de la charrue, plus court et plus léger de fer que ceux dont nous nous servons en Europe, était très-effilé et bifurqué à son extrémité, ce qui me fait supposer qu’ici la terre est légère.

Là s’arrêtent mes notes de la journée. À cinq heures nous rentrions à Simoda par une petite vallée charmante, qui, en tournant le pied de la montagne, a eu le double avantage et d’abréger notre route et de nous sauver des fatigues d’une nouvelle ascension.

Je suis ravi de ma journée ; mais que j’en aurais été plus satisfait encore, s’il m’avait été possible de moins effleurer tout le nouveau qui s’est trouvé à ma portée !


17 septembre

Le lendemain me fait d’ordinaire payer les jouissances de la veille. Aujourd’hui j’ai le corps malade, et, depuis ce matin, ma cabine est pleine de papillons noirs que je ne puis réussir à en chasser. Cependant, après le déjeuner, les voix joyeuses des matelots m’ont attiré sur le pont : ces cris étaient provoqués par une bande d’aigles pêcheurs de la plus grande espèce, décrivant leurs courbes autour du navire en poussant des cris aigus ; ils semblaient nous reprocher d’être venus troubler le calme solitaire de leur baie. J’en ai abattu six, dont l’équipage compte faire son régal ce soir. Toutes les santés sont bonnes sur nos deux bords. Le baron Gros vit très retiré dans sa cabine.


18 septembre.

Ce matin les vents, au calme depuis deux jours, ont changé, et, en dehors des passes de la baie, la mer est devenue très-mauvaise ; mais notre mouillage est si bien abrité, que nos bâtiments n’éprouvent aucun mouvement sur leurs ancres. Je suis allé faire une seconde visite au bazar : toujours des tentations nouvelles, auxquelles j’ai aimé à ne pas plus résister que la première fois. M. Hewskin m’y attendait : je lui avais dit que je tenais à faire une seconde course à cheval dans la vallée de Simoda, que nous n’avions que côtoyée avant-hier. En effet, nous avons remonté, jusqu’à sa chute des montagnes, le cours d’eau qui l’arrose dans toute sa longueur. Rien de plus ravissant que cette vallée : c’est tout à la fois de la Suisse, du Tyrol et de la plaine la plus fertile de notre Occident ; de petites fermes construites en bois, d’une grande propreté, entourées de clôtures bien faites et de jardins potagers bien soignés ; des cascades naturelles, se répétant de distance en distance ; des champs de riz ou de plantes indigènes cultivés avec le plus grand soin ; le tout dominé magistralement par des montagnes aux pics abruptes qui viennent ajouter, par le contraste, au charme verdoyant de la vallée. Malgré sa bonne renommée, j’étais loin de m’attendre à de pareilles surprises au Japon.

Sur les côtes de la Chine, terrain d’alluvion généralement plat, les rizières, qui couvrent des espaces énormes, ont un aspect monotone et marécageux qui attriste l’œil, tandis qu’ici, échelonnées en amphithéâtre sur les versants des montagnes, elles forment de larges gradins de verdure du plus joli effet. Le riz est le froment de la Chine comme il est celui du Japon ; il est donc l’aliment indispensable, la raison première de l’existence et de la richesse de ces deux contrées : on serait presque tenté de l’appeler le froment aquatique de l’extrême Orient. Ce qui m’a frappé dans mon excursion de ce matin, c’est que le paysan japonais tire parti du plus petit coin de terre comme notre paysan de France, avec d’autant plus de sagesse que le roc, élément principal d’un sol essentiellement volcanique, ne prend que trop de surface déjà aux cultures réclamant de la terre nourrissante.

À mon retour à bord du Laplace, j’ai trouvé trois officiers du gouverneur, venant en son nom notifier au baron Gros la mort toute récente de l’Empereur du Japon. C’est le second acte de la comédie de l’autre jour, à laquelle notre Ambassadeur s’est laissé d’autant moins prendre, qu’il sait la date à peu près précise de cet événement, de la bouche même de lord Elgin, auquel on avait refusé une audience impériale, sous le prétexte de la maladie du Taï-goun, tandis qu’il était mort depuis quelque temps déjà. D’après des indications certaines recueillies à Yeddo, l’interprète anglais a supposé que cette mort était antérieure de dix jours au prétexte allégué. Il est donc évident aujourd’hui, pour qui veut compter un instant avec la politique du Japon comme avec ses tendances séculaires, que le gouvernement de Yeddo cherche, en isolant autant que faire se pourrait les négociateurs européens de la personne même du Souverain, à amoindrir, du moins dans sa forme, l’importance des traités qu’ils viennent conclure, et cela dans le but de rendre cette conclusion moins solennelle, c’est-à-dire moins compromettante en ce qui le touche vis-à-vis de ses populations.


19 septembre.

YEDDO.

À cinq heures du matin, nous avons fait nos adieux à Simoda, et, par une bonne brise de nord-est, nous nous sommes engagés dans le canal de Yeddo, large bras de mer semé d’îlots nombreux que nous avons côtoyés sans encombre. En douze heures, nous avons mouillé dans une vaste baie, à trois milles de terre, le fond nous manquant pour serrer la côte davantage, en face de quatre forts à fleur d’eau, à batteries barbettes, et sans embrasures ; ces forts paraissent gazonnés et bâtis sur pilotis. Dès que nous avons été signalés, une véritable flottille de jonques japonaises s’est détachée de terre, et s’est mise à sillonner la rade, afin de surveiller nos mouvements.

À huit heures, une barque, portant deux officiers, accostait l’échelle du Laplace. Bien qu’ils se soient annoncés comme officiers supérieurs, le baron Gros s’est refusé à les recevoir. Ils venaient lui présenter leurs compliments et s’informer de ses intentions : l’espionnage est naïf. Ils sont partis en annonçant pour demain la visite de personnages d’un rang élevé.

Le costume de ces officiers était identiquement le même que celui de nos Simodiens : étoffes de couleur sombre, sans la moindre marque distinctive. Quant à leurs allures, elles m’ont paru aussi posées, mais avec une nuance de roideur qui n’existait pas à Simoda. M. Hewskin m’avait, du reste, prévenu que nous trouverions ici des attitudes plus résistantes, un accueil moins facile et moins ouvert.

Il s’est déclaré deux cas de choléra à bord, cas heureusement non mortels, et Dieu veuille, pour notre équipage jusqu’à présent si bien portant, que le mal ne devienne pas épidémique. Nos visiteurs de tantôt nous ont assuré qu’il sévissait à Yeddo, ce qui pourrait être, s’ils disent vrai, une complication fâcheuse pour la prompte conclusion de nos affaires.


20 septembre.

À midi, un personnage s’annonçant comme premier gouverneur de la ville (premier Bougno) s’est présenté à bord de notre corvette. Il était accompagné de seize officiers, dont huit, inférieurs en grade, portaient derrière leurs supérieurs le plus long des deux sabres qui d’habitude ne quittent jamais leur ceinture. Quand, nous dit l’abbé Mermet, les hauts fonctionnaires reçoivent chez eux une visite ou la rendent, un de leurs officiers est constamment debout derrière eux, tenant ce même sabre long perpendiculairement, la garde à la hauteur du menton ; aussi s’appellent-ils porte-sabres, rapprochement nouveau avec les habitudes de notre ancienne Féodalité. Selon toutes probabilités, nous avons affaire cette fois à de véritables hauts fonctionnaires.

Après l’échange des compliments d’usage, la conversation s’est engagée, de la part du gouverneur, sur le laps de temps que l’Envoyé de France comptait séjourner à Yeddo, ou plutôt, s’est-il repris aussitôt, à Sina-gaoua, lieu déjà proposé à lord Elgin ; la capitale même pouvant présenter de nombreux inconvénients et même des dangers pour des étrangers, entre autres dans les circonstances actuelles, celui du choléra qui décime en ce moment certains quartiers de la ville. Il est vrai que cette proposition avait été faite au chef de la Mission anglaise, mais, ce que le Bougno s’est bien gardé d’ajouter et ce que nous savions déjà, c’est le refus catégorique de l’Envoyé anglais. Bien que Sina-gaoua soit, pour ainsi dire, un des faubourgs de Yeddo, il ne me semble pas possible d’admettre un instant la résidence de la Mission de France ailleurs que dans la capitale même ; ce qu’ont voulu et obtenu les Anglais, nous devons le vouloir et l’obtenir également : telle a été l’opinion du baron Gros, qui est resté ferme sur Yeddo dont il a fait d’avance une condition sine quâ non.

Le gouverneur a paru très-embarrassé, et a déclaré à son tour qu’il en référera aux ministres, mais qu’il prévoit de grandes difficultés sur cette question de résidence dans l’intérieur de la ville, en raison de la mort récente de l’Empereur, qui trouble momentanément tous les détails de l’économie politique et administrative. Le baron Gros, passant à un autre point, et ayant exprimé le désir de descendre à terre dans le plus bref délai possible, pressé qu’il est de rentrer en Chine, l’agent japonais a objecté à ce projet de débarquement immédiat, qu’aucun palais n’est disposé pour recevoir l’Ambassade de France ; que, surtout, n’ayant pas de pouvoirs suffisants pour trancher la question, il doit avant tout prendre les ordres de ses chefs. Enfin, un second désir du baron Gros, celui de faire remettre immédiatement les lettres de créance au ministre des relations extérieures, n’a pas été mieux accueilli que le premier. Le Bougno a continué à se renfermer dans l’absence complète d’instructions à cet égard, ajoutant que, dès l’instant que l’Envoyé de France se trouve en désaccord avec le Gouvernement japonais et sur le lieu de débarquement et sur celui de la résidence pendant le cours des négociations, il s’agirait d’abord de s’entendre sur le premier point, qui est important, quitte à régler le second plus tard.

Ces pourparlers se sont continués une grande demi-heure ; ils auraient pu se prolonger indéfiniment sans rien résoudre, si, de guerre lasse, le baron Gros, qui tient, avant toutes choses, à conclure son traité et à le conclure dans Yeddo même, n’avait cru devoir abandonner aux Japonais le choix du lieu ou il prendait terre : alors a été décidé que la remise des lettres de créance pourrait se faire sans retard dans une Bonzerie qui se trouve située entre Sina-gaoua et Yeddo. M. de Contades doit aller examiner le lieu proposé.

Ma conviction personnelle étant plus que jamais que, dans les sociétés telles que celles-ci, une concession même de forme, et quel que soit le but à atteindre, peut avoir des conséquences que l’on ne prévoit pas d’abord, il est on ne peut plus regrettable, tout le monde le sent ici, que la situation étranglée faite au baron Gros par ses instructions ministérielles, en l’obligeant rigoureusement à sacrifier l’accessoire au principal, l’ait mis dans l’impossibilité de résister sur ce point du débarquement ; et nous venons après les Anglais, qui, tranchés comme d’habitude dans leurs conditions, ont obtenu tout ce qu’ils avaient demandé ; il est vrai qu’ils s’appuyaient ce que nous nous n’avons pu faire, sur un nombre respectable de bâtiments de guerre, et que surtout ils portaient avec eux l’un des plus puissants moyens d’action chez les peuples orientaux, des présents dignes d’une grande nation, à offrir à un gouvernement avec lequel on traite pour la première fois. Notre situation, je le répète, est des plus regrettables pour les individualités en jeu comme pour le pavillon.

Le Bougno, reprenant la question du séjour dans Yeddo, a répété « que l’arrivée de l’Ambassade de France avait surpris le gouvernement et l’avait empêché de lui préparer un palais convenable ; qu’il ne serait pas possible de lui donner le même qu’avait occupé la Mission d’Angleterre, vu que ce palais était une pagode qu’on avait rendue aux sacrifices depuis la mort de l’Empereur ; enfin que la France venant pour la première fois au Japon, et la France étant une des grandes nations de l’Occident, elle devait être reçue dignement, et que, dans l’intérieur de Yeddo, il n’y avait pas d’autres palais disponibles ; tandis qu’il serait facile d’en trouver un très-convenable hors de la ville. »

En dépit de tous ces arguments, le baron Gros n’a pas varié sur la question de résidence dans la capitale même, ajoutant que « la France regarderait comme une injure, que ses dispositions pacifiques ne sauraient justifier, d’être traitée par le Gouvernement japonais autrement que ne l’avaient été les Anglais. » À la suite de ce petit débat, le Gouverneur a demandé au baron Gros, avec une assurance presque risible, quel était le contenu de la lettre qu’il comptait faire remettre au premier Ministre, en même temps que ses lettres de créance ; la réponse de l’Ambassadeur se devine : « Le premier Ministre est seul compétent à le savoir. »

Sur l’offre de vins et de liqueurs faite à nos visiteurs, ils se sont retranchés pour la refuser derrière la mort de l’Empereur, qui leur impose, de plus, l’obligation de rester un certain laps de temps sans se raser la tête ni la barbe, et de faire abstinence.

L’entrevue, déjà fort longue, paraissait terminée, lorsque le Bougno a cru devoir revenir sur les motifs de ses premières résistances à l’endroit de la remise de la lettre de créance et du séjour dans Yeddo, cherchant à convaincre le baron Gros que ces mêmes résistances du Gouvernement japonais sur ces deux questions n’avaient d’autre source que la mort de l’Empereur, qui était venue apporter dans toutes les affaires une perturbation profonde.

L’Ambassadeur a paru accepter ces assurances comme bonnes et vraies, puis il a ajouté : « que les relations entre la France et le Japon n’ont jamais été aussi bonnes qu’elles le sont aujourd’hui ; que si celles avec la Chine sont devenues un instant mauvaises et ont nécessité une réparation armée, c’est que le cabinet de Pé-king avait apporté dans ses relations politiques avec la France et l’Angleterre une mauvaise foi indigne d’un grand Souverain et d’un grand État ; en que, quant à lui, le représentant de l’Empereur des Français, s’il a insisté sur la remise immédiate de ses lettres de créance, sans apparat, au premier endroit venu du rivage, c’est qu’il a hâte de consacrer, par un traité, les bonnes relations entre la France et le Japon. »

À cette dernière phrase, l’envoyé japonais n’a répondu que par le silence ; mais, reprenant pour la troisième fois la question de Yeddo comme dernier argument, il a déclaré que, « par intérêt pour les membres de l’Ambassade de France, il doit les prévenir que le choléra-morbus (et le mot a été très-purement prononcé) est en ce moment terrible dans la ville ; qu’en dix jours il est mort trois mille personnes ; trois cents par jour. » Ce à quoi le baron Gros s’est empressé de répondre « que les Français ne craignent pas le choléra ; que l’on « a même en France d’excellents remèdes pour le combattre et le guérir ; et, tenant à justifier son affirmation, il a fait apporter par le docteur du Laplace plusieurs formules écrites de traitements par l’opium et par les toniques, que la députation japonaise a acceptées avec un empressement qui n’avait rien de simulé ; ce qui nous fait penser que le choléra doit en effet régner à Yeddo, quitte à en rabattre des chiffres donnés par les parties intéressées. Ces chiffres d’ailleurs, seraient-ils exacts, n’auraient rien de bien alarmant ni d’excessif dans la population d’une ville estimée par les Hollandais et les Américains à deux millions d’habitants.

Cette première visite des Japonais a duré de midi à trois heures ; elle a été un enseignement pour le baron Gros ; car elle a démasqué une partie des petits moyens, des impedimenta puérils que la politique de Yeddo mettra certainement en usage pour embarrasser et amoindrir la portée des résultats que le Gouvernement français vient chercher au Japon.

En se séparant, il a été définitivement convenu que, demain matin, deux officiers viendront prendre M. de Contades et l’abbé Mermet pour les conduire au lieu proposé pour la remise des lettres de créance.

Ce soir, l’abbé Mermet me racontait qu’au début de l’entrevue tous les officiers japonais, le Bougno le premier, affectaient, en parlant de l’Empereur Napoléon, de ne se servir que de l’expression de Ho-no, titre inférieur à celui de Taï-goun, l’Empereur temporel du Japon, et que, non-seulement il avait vertement relevé l’expression, mais il avait établi « qu’à tous égards une égalité parfaite devait être maintenue entre les deux Empereurs, et que, même, si l’on prenait rigoureusement le sens vrai du titre et la valeur réelle de la dignité, cette égalité pourrait être modifiée à l’avantage du Souverain français, qui gouverne un État plus considérable, plus peuplé, et surtout mieux armé que le Japon. »

Ceci me rappelle que j’ai eu hier soir une longue et intéressante conversation avec notre abbé, sur l’autorité impériale au Japon, et que je l’ai trouvé complétement d’accord avec ce que l’ouvrage de Siebold et les renseignements récents de deux hommes compétents, MM. Harrys et Hewskin, m’avaient déjà appris sur la matière.

Les Japonais ont deux Empereurs : l’un spirituel, l’autre temporel. Le premier, qui porte le titre de Mi-ka-do, est la personnification la plus ancienne et la plus élevée de la tradition souveraine : il est le chef de la religion, mais reste complétement étranger aux affaires de l’État ; c’est une individualité mystique, gardée à vue à Miako, l’ancienne capitale de Nipon, dans un palais inviolable, et rendu invisible au peuple, qui, une seule fois par an, est admis à adorer la plante de ses pieds, à travers un plafond à claire-voie qui dérobe le reste de sa personne aux hommages de ses sujets.

Le second Empereur s’appelle indistinctement Taï-goun ou Sio-goun, selon qu’il est à la tête des affaires en temps de paix, ou qu’il commande l’armée en temps de guerre : le Taï-goun, c’est l’Empereur justicier ; le Sio-goun, c’est l’Empereur guerrier. Cette double dénomination, bien distincte, explique celles diversement données au même souverain dans tout ce qui a été écrit sur le Japon par les Portugais, les Hollandais, les Américains et les Russes. Pendant cette première entrevue, l’interprète japonais, nommé Mori-ama, bien que parlant, assure-t-on, très couramment le hollandais et passablement l’anglais, avait affecté de ne se servir que du dialecte du pays, dans une intention qui, sous le rapport de l’exactitude et de l’interprétation, ne pouvait être à notre avantage ; aussi a-t-il paru ébahi de la facilité avec laquelle notre intelligent interprète, qui joue à ravir son rôle de laïque attaché à la Mission de France, parle le japonais. C’est ce même Mori-ama qui, dans les conférences du traité anglais, a été opposé à M. Hewskin que, dans sa pénurie d’interprète, lord Elgin avait obtenu de l’obligeance courtoise du consul général des États-Unis.

La journée s’est passée sans cas de choléra nouveaux.


21 septembre.

Les deux officiers japonais ont été ponctuels. MM. de Contades et Mermet sont partis, accompagnés du valet de chambre de l’Ambassadeur, portant la copie de ses lettres de créance enveloppées dans une étoffe de soie et renfermées dans une boîte de confection japonaise.

À une heure, ces messieurs sont rentrés à bord, après être restés une heure à terre ; le trajet du Laplace à la côte a été de trois heures. Le canot qui les portait et qui gouvernait forcément sur les indications des deux officiers japonais, n’a pu accoster la terre faute de fond, et l’on a dû se servir d’un bateau plat du pays pour faire aborder nos compatriotes et leurs guides. Il est plus que probable que, dans le but de nous cacher les passes praticables, c’est encore une ruse à la japonaise dont, du reste, s’il était besoin, nos sondes feraient aisément bon marché.

MM. de Contades et Mermet ont débarqué à la gauche des forts que nous avons devant nous, à environ trois milles, à Sina-gaoua même. C’est une petite localité maritime sans importance, que les Anglais ne désignent sur leurs cartes que sous le nom de village, et qui, bien que traitée par les Japonais de faubourg de Yeddo, en est, en réalité, distante d’un mille et demi. Sina-gaoua est l’un des ports ouverts par les Traités américains et anglais, dont le baron Gros doit réclamer également l’ouverture aux navires français.

Le Bougno d’hier et l’un de ses nouveaux collègues ont reçu nos deux envoyés dans un local destiné aux étrangers (le Kon-Kouan des Chinois, le Khan des Arabes). Ils se sont engagés à apporter demain la réponse du conseil des ministres aux lettres de l’Ambassadeur de France, et se sont déclarés autorisés à promettre un palais dans Yeddo même : c’est un pas important de fait dans la question, dû à la solidité des déclarations de l’Ambassadeur.

M. de Contades a terminé l’entrevue en insistant sur l’intérêt du concert complet de l’alliance anglo-française autant que sur la confiance qu’a le baron Gros d’emporter du Japon d’aussi bons souvenirs que son collègue lord Elgin.

Au total, l’esprit de la journée a été à la conciliation ; et, quant à l’attitude de la population que nos Français ont trouvée sur leur passage pendant leur séjour à terre, ils nous affirment qu’elle n’a en rien d’hostile, qu’elle n’a été que bienveillante et surtout curieuse.

Le Prégent nous a signalé un cas de choléra à son bord.


22 septembre.

À midi, les Japonais, au nombre de six, portant tous également le titre de Bougnos, sont venus rendre à l’Ambassadeur la réponse attendue par lui touchant la résidence à terre. Elle est affirmative quant au principe ; mais une nouvelle question vient à surgir, qui a son importance : les Japonais persistent à affirmer que le local occupé par lord Elgin étant une pagode rendue actuellement au culte, et où, après-demain encore, des sacrifices seront offerts à la mémoire de l’Empereur, le gouvernement se trouve dans l’impossibilité d’offrir à l’Ambassadeur de France d’autre palais que celui occupé dans Yeddo par le comte Poutiatine, l’Envoyé de Russie, lequel palais est une Bonzerie : malgré cette affirmation, le baron Gros a réservé son acquiescement définitif au nouveau local proposé, qu’il enverra examiner demain ; tout en déclarant d’avance qu’au cas où, comme le lui a dit lord Elgin, il se trouverait en dehors de la ville officielle, il y aurait lieu de traiter la question à nouveau.

Je crois le baron Gros tout à fait dans le vrai ; sa fermeté d’hier sur le point principal a déjà, nous le voyons, porté ses fruits ; il doit, avant tout, rester conséquent, et être assuré que ce qu’il demandera lui sera accordé. Ne devons-nous pas d’ailleurs vouloir autant que nos alliés ?

D’après lord Elgin, le palais occupé par la Mission russe serait situé hors de la ville ; selon les Japonais, il se trouve, au contraire, dans un quartier central de la ville officielle : c’est là un point de fait à éclaircir.

Celui des Bougnos qui depuis deux jours conduit les députations japonaises se nomme Hori-beno-kami. D’après les renseignements de l’abbé Mermet, il ne primerait ses collègues que par l’antériorité de date de sa nomination aux fonctions qu’il occupe ; le rang des Bougnos qui l’accompagnaient se réglerait de la même façon ; et quant à l’étendue et à la qualité des fonctions, elles seraient les mêmes chez tous.

Une collation de vins, de liqueurs et de gâteaux, comme pendant leur première visite, alors refusée par les Japonais sous le prétexte de la mort de l’Empereur, a été aujourd’hui acceptée par eux, uniquement par déférence pour l’Ambassadeur, et ils ont eu soin de le faire remarquer à plusieurs reprises, tout en faisant honneur au vin de Champagne en particulier. Les estomacs de ces gens-là sont aussi politiques que complaisants. Le baron Gros a repris la conversation, déclarant que rien ne pourra être réglé tant qu’il n’aura pas reçu un titre écrit qui lui donne les noms et qualités des commissaires désignés pour traiter avec lui, et qui indique le lieu où aura lieu l’échange des pouvoirs ; tant qu’enfin toutes les formalités n’auront pas été déterminées autrement que de vive voix : ce à quoi les Bougnos se sont empressés de répondre qu’il en sera fait selon ses désirs. Décidément le vent a tourné.

Après quelques minutes passées à examiner la montre à répétition du baron Gros, mécanisme que les Japonais connaissent, du reste, parfaitement, l’entretien a repris sur les affaires de Chine. L’Ambassadeur, indiquant sur une carte les ports ouverts dans cet empire par le dernier traité, ainsi que la portion de la Mantchourie, dans le voisinage du fleuve Amour, que les Russes ont acquise par une convention toute récente avec la cour de Pé-king, l’Ambassadeur a été très naturellement amené à leur parler du général Mourawief, commandant en chef l’armée des frontières, ainsi que de la façon dont il a entamé l’occupation de cette nouvelle adjonction au territoire russe. Les Japonais ont paru très-surpris du nom de cet officier général, prétendant ne connaître que celui du comte Poutiatine. Puis, passant aux causes premières de la guerre de l’Angleterre et de la France avec la Russie, et associant, dans de certaines limites, les faits accomplis avec les éventualités de l’avenir, le baron Gros en est arrivé, par inductions, à essayer de leur démontrer la nécessité d’un traité entre le Japon et la France aussi solide et aussi sincère que celui déjà conclu avec l’Angleterre.

Pendant que l’Ambassadeur parlait, les Japonais n’ont cessé de donner des marques d’assentiment ; ils ont surtout paru très-frappés du voisinage de la nouvelle conquête pacifique de la Russie, « qu’ils ne s’imaginaient pas si proche de la Korée et du Japon ; » et, quand on leur a montré sur la carte l’étroitesse du bras de mer qui sépare la terre russe de la terre japonaise, en leur faisant le calcul exact de sa largeur en milles marins, ils sont restés quelque temps silencieux et réfléchis : « Du reste, a ajouté l’un des Bougnos, nous savons parfaitement que les Russes sont forts et patients autant qu’ambitieux. » (Textuel.) L’étude des impressions diverses qui se succédaient sur les visages de ces hommes, nouveaux pour moi, était des plus intéressantes.

On s’est séparé dans les meilleurs termes : le baron Gros, très-satisfait d’avoir pu développer toute sa pensée sur des points politiques importants ; les Japonais, mis à l’aise par leurs instructions, par conséquent dégagés de toute responsabilité, et heureux aussi d’emporter avec eux, dans l’intérêt de leur conservation personnelle, des remèdes efficaces contre un fléau dont ils paraissent avoir une peur d’enfants. Le choléra est à Yeddo ; il n’y a plus à en douter.

Pendant toute la visite des Bougnos, j’avais près de moi l’interprète Mori-ama, qui est bien décidément le plus retors et le plus intelligent d’eux tous. Grande a été ma surprise d’entendre dans quels termes, sans nulle provocation de ma part, pendant que la conversation était générale, et en se penchant à mon oreille de l’air le plus sérieux, il m’a fait observer, cette fois en fort bon anglais, que, pour l’échange des pouvoirs, comme pour la lettre du futur traité, en un mot pour toutes les affaires qui allaient se négocier entre les deux gouvernements, il serait très-important que les traductions fussent exactes, et qu’elles ne donnassent matière à aucune interprétation fausse, à aucune erreur de mots, d’où pourraient découler souvent des conséquences graves. Je l’ai rassuré de mon mieux à cet égard, en ce qui touche du moins l’Ambassade française, lui faisant remarquer qu’il est de l’intérêt des deux parties contractantes qu’il en soit ainsi ; et que d’ailleurs la France a toujours pour ses Traités un respect égal à sa loyauté : exemple que ne suivent pas invariablement certaines nations de l’Occident.


23 septembre.

À une heure de l’après-midi, MM. de Contades et Mermet quittent le bord pour aller s’assurer des véritables conditions matérielles du palais (selon l’expression des Bougnos) proposé par le gouvernement japonais à l’Ambassade française.

Ces messieurs sont revenus à sept heures, après avoir rempli leur mission.

Ils ont trouvé, prête à nous recevoir, la Bonzerie qu’avait occupée le Comte Poutiatine : elle est vaste et très-propre. L’habitation qu’avait choisie lord Elgin est moins grande et serait insuffisante pour loger le personnel de notre Ambassade, dont les Japonais ont en le soin de nous demander le chiffre exact, qui leur a été donné aussitôt : vingt personnes. Ce dernier local est moins bien disposé et surtout moins propre que le premier ; de plus, il se trouve placé à quelques minutes du débarcadère, dans un quartier sale, ouvert, et non central ; et cette dernière condition a son importance. Il est vrai qu’on y aurait un petit jardin attenant à l’habitation principale, tandis que la maison habitée par la Mission russe n’en a aucun dans ses dépendances ; mais cette considération est avec raison de peu de valeur aux yeux du baron Gros.

En résumé, l’ancienne résidence des Anglais est située près de la mer, dans le quartier le plus populeux de la ville marchande, au milieu du mouvement le plus bruyant du rivage, et loin du centre politique de Yeddo.

Celle des Russes, au contraire, se trouve dans une partie plus centrale de la ville, comprise dans une sorte de vaste square, fermé par des barrières et réservé, à ce qu’il paraît, aux fonctionnaires se rendant à Yeddo ou qui y sont appelés pour affaires de service.

À leur débarquement, nos envoyés ont trouvé sur le rivage une affluence de populaire considérable, s’écartant docilement devant la police japonaise. Cette police, composée de trois ou quatre individus armés de longues tringles de fer, se relayait à chacune des barrières qui se succèdent de cent pas en cent pas dans les rues par lesquelles on arrive à l’habitation qui nous est proposée. La population a continué d’être curieuse sans la moindre nuance d’hostilité, comme à Sina-gaoua.

Depuis ce matin, la qualité comme les fonctions véritables des officiers d’administration portant le titre de Bougnos, tels que ceux que nous avons vus jusqu’à présent, sont parfaitement définies pour nous.

D’après certaines données de l’Ambassade anglaise, Bougno signifiait pour nous une sorte de gouverneur de ville, et l’immense Yeddo en aurait eu plusieurs, à en juger par le nombre de nos visiteurs se donnant ce titre ; ces fonctions leur constituaient donc, à nos yeux, une position politique élevée : là était notre erreur. Il est bien avéré pour moi aujourd’hui, d’après tous les renseignements recueillis à terre par l’abbé Mermet, aussi bien que par les remarques particulières qu’il a été en mesure de faire sur les formes de respect hiérarchique observées entre les différentes catégories de fonctionnaires avec lesquels il s’est trouvé en rapport toute cette journée, que les Japonais que nous avons reçus à bord sont bien, en effet, des Bougnos et des Sous-Bougnos ; mais que ce titre ne correspond qu’à celui de nos maires et de leurs adjoints, lesquels s’inclinent très-humblement devant des sous-préfets qui, eux-mêmes, relèvent des préfets, mais à une distance, dans la hiérarchie, beaucoup plus grande que celle consacrée par notre système administratif ; car, ici, les préfets sont des gouverneurs de province, véritables petits vice-rois, investis de pouvoirs énormes : il y en a quatre-vingts dans l’Empire.

Autre erreur empruntée encore aux Anglais et aux Américains. Le titre de kami dont s’étaient décorés les fonctionnaires de Simoda, ne signifie pas prince, comme nous le croyions. C’est tout simplement le synonyme de notre particule de, n’indiquant que la noblesse d’origine. Nous faisons des progrès.

La réponse des Ministres à la lettre de l’Ambassadeur, annoncée pour huit heures ce soir, est arrivée exactement. Elle est, nous a dit le baron Gros, conçue dans les termes les plus courtois, et il est convenu que la France aura pour traiter les mêmes Commissaires que l’Angleterre : quant à la résidence dans Yeddo, l’Ambassadeur se décide pour la Bonzerie. À titre de remarque incidente, il est bon de noter que le local qu’avait choisi lord Elgin, et qu’hier encore les Japonais affirmaient ne pouvoir nous offrir en raison de l’application religieuse qui lui avait été rendue à l’occasion des funérailles de l’Empereur, a été trouvé, par l’abbé Mermet, rempli de Bonzes, plus occupés à fumer, à boire du thé et à causer, qu’à invoquer Boudha en faveur du souverain défunt.

Ce soir, du pont du Laplace, nous avons aperçu au-dessus de la ville une sorte de point lumineux dont personne d’abord ne se rendait bien compte : on a reconnu que c’était une comète à sa première période visible.


24 septembre.

Journée sans incidents. C’est aujourd’hui, au dire des Japonais, qu’ont dû se célébrer les funérailles du Taï-goun. Des barques chargées de légumes frais, de cailles, de faisans et de poissons, sont venues approvisionner notre corvette, sous la conduite d’un employé du gouvernement, chargé de surveiller la livraison et le prix des denrées. Tout se fait ici avec ordre et méthode, et toujours sous le contrôle de l’autorité. Chaque marchand, en livrant sa marchandise, remet à notre commissaire une note déjà vérifiée par l’agent japonais, et qui lui est payée de la main à la main : manière de procéder excellente, qui devrait bien exister en Chine où, pour le moindre achat, il faut lutter de poumons souvent et de finesses toujours avec le vendeur. La santé de nos équipages continue à être bonne.


25 septembre.

Ce soir, à cinq heures, est arrivé à bord le Bougno qui, le premier, s’était présenté à notre arrivée sur la rade de Yeddo, et que le baron Gros n’avait pas cru devoir recevoir avant d’être plus informé sur ses titres et qualités. Il paraît que c’est ce personnage qui doit être définitivement attaché à la Mission comme premier intendant, pour toutes les questions matérielles de la vie, pendant notre séjour à terre. Il a été chef du district de Simoda ; sa figure est ouverte et riante, son œil intelligent ; il est escorté d’un second officier, d’après ce principe invariable au Japon, que tout individu chargé de remplir une fonction quelconque a toujours près de lui, à titre de conseil, et, à l’occasion, de contrôle, un second qui, en fait, n’est autre qu’un espion ; la vie publique ne repose donc ici que sur un système d’espionnage réciproque organisé. L’abbé Mermet m’avait, du reste, déjà édifié à cet égard. Curieuse société !

Notre Japonais, une fois admis chez l’Ambassadeur, a débuté par donner comme motifs de sa visite les compliments qu’il croyait de son devoir d’apporter au grand personnage qui allait être l’hôte de l’Empereur à Yeddo  ; puis il a demandé au baron Gros s’il avait des instructions particulières à lui donner comme désormais attaché à sa personne, et quelle était l’heure à laquelle il comptait descendre à terre, afin que tout fût prêt, que surtout la police fût à son poste pour écarter la foule, qui serait considérable.

Jusque-là le langage du Bougno se renfermait dans les limites ordinaires indiquées par les convenances et par la situation ; mais j’avoue que, d’après mes observations à l’endroit du caractère japonais, depuis que je me trouve en contact avec lui, il me paraissait bien singulier que le susdit Bougno eût, presque à la nuit tombante, fait trois milles en rade pour apporter des congratulations banales ou faire des questions sans intérêt pressant. Je ne me trompais pas.

Sa tirade d’entrée une fois débitée, il a fait demander à l’Ambassadeur, de sa voix la plus douce, et à titre de prière des autorités de Yeddo, de renoncer pour demain, jour arrêté du débarquement, à la salve de dix-neuf coups de canon qu’il sait devoir être tirés au moment où le représentant de l’Empereur des Français quittera son bâtiment, motivant cette prière sur ce que a le bruit de l’artillerie produirait certainement de l’émotion dans la population et viendrait troubler le deuil et le recueillement où elle est plongée à l’occasion de la mort du Tai-goun ; » étrange raison, à la distance de terre où nous sommes mouillés, et si l’on compte surtout avec l’indifférence parfaite qui distingue les populations de l’extrême Orient en matière d’affection ou d’enthousiasme politique.

Le baron Gros n’en a pas moins eu l’air d’accepter comme du meilleur aloi les motifs de la requête du gouvernement japonais, et il a promis d’y souscrire : il n’y aura donc, à son départ du Laplace, que « cinq salves de cris de Vive l’Empereur ! » poussés par l’équipage rangé sur les vergues.

Il est convenu, d’autre part, qu’une fois à terre, l’Ambassadeur sera précédé du pavillon français, tenu par un matelot du bord depuis le lieu de débarquement jusqu’à la résidence de la Mission, et que, de sa propre personne, il sera porté, par des Japonais vêtus de sa livrée officielle de Chine, dans la chaise qu’il avait lors de la signature du traité de Tien-Tsin.

Ces points une fois arrêtés, on s’est séparé en apparence satisfait de part et d’autre ; je dis en apparence d’un côté du moins, car je suis bien convaincu, et ce n’est pas sans motif que je pense ainsi, que le baron Gros, pour être conséquent, sacrifie, à son corps défendant, une forme qui en tout a sa valeur, et que certainement il sent, tout comme moi, que cette nouvelle exigence des Japonais n’est au fond qu’un moyen détourné, tout à fait dans l’esprit du pays, de lui faire immoler un usage qui, dans les deux hémisphères, consacre invariablement force et dignité aux yeux des populations ; mais, toujours homme de devoir, se renfermant strictement dans la lettre de ses instructions, cette fois encore il n’a pas cru devoir hésiter.

Le vent est aux petites difficultés, difficultés et morales et matérielles. Pour mon compte, je prévois ces dernières surtout, avec le chagrin égoïste d’un curieux avide de tout voir de près, avec la religion d’un pèlerin qui regretterait les coquilles qu’il n’aurait pu attacher à son manteau.


Dimanche, 26 septembre.

À onze heures, nous avons quitté le Laplace par un temps gris, presque brumeux, afin de profiter de la marée avant qu’elle fût trop basse, et de nous mettre en mesure d’aborder sur une côte plate et sans fonds. accompagnais le baron Gros dans le canot du commandant avec MM. de Contades et de Kerjégu ; MM. de Moges, de Latour-Maubourg, de Trévise, de Flavigny, et le premier chirurgien de la corvette étaient dans le canot-major.

Selon les stipulations de la veille, les hommes se tenaient sur les vergues, et ont salué le départ de l’Ambassadeur de cinq hourras de « Vive l’Empereur ! » Nous laissons tous ces braves gens en bonne santé ; Dieu veuille que nous les retrouvions tous en nous rembarquant !

Le commandant du Prégent nous a ralliés dans sa baleinière. Notre petit convoi se composait donc de trois embarcations ; les trois premières françaises, qui aient porté sur la terre japonaise une Ambassade de France.

Nous avions devant nous, entre notre mouillage et la ville, cinq forts qui en défendent les approches. Ces forts, dont la construction, d’inspiration sinon d’origine hollandaise, paraît remonter à plus d’un siècle, sont à six faces du côté de la mer, et à trois du côté de la terre ; ils s’espacent, à distances égales, sur une étendue d’à peu près deux milles. Ce sont bien, ce que nous avaient déjà dit nos longues vues, des ouvrages sur pilotis et à barbettes, mais n’ayant pas de feux rasants uniformes ; du système Vauban bâtard : ils sont en pierres sèches cimentées de mortier.

Derrière cette première ligne de forts, sur la terre ferme, il en existe une seconde de fortins du même mode de construction ; mais la plupart de ceux-ci ont leurs terre-pleins envahis par des habitations et par des jardins, tandis que les forts en mer paraissent maintenus dans un bon état de défense. Leurs talus gazonnés sont bien entretenus et garnis de canons de bronze de petit calibre, sur affûts de rempart du côté de la mer, sur affûts de campagne du côté de la terre ; tous maladroitement placés à découvert.

Au dire des hommes du métier, on aurait aisément raison de ces défenses, qui paraissent peu formidables ; l’obstacle sérieux serait le peu de profondeur d’eau qui ne permettrait qu’à des canonnières du plus petit modèle d’approcher d’assez près pour ouvrir un feu de nature à produire des effets sûrs et prompts : des canons rayés pourraient seuls atteindre ce but.

Nous venions de nous engager entre le quatrième et le cinquième fort, quand nous avons été accostés par une grande barque envoyée pour éclairer notre route et portant deux officiers japonais chargés de nous conduire à terre.

Cette barque, de modèle européen, mais non mâtée, peinte en rouge et à formes rondes, comme les embarcations hollandaises, était armée de quatre rameurs japonais ; ces hommes, nus, ainsi que la plupart de ceux que nous avons vus sur les jonques depuis notre arrivée sur les côtes du Japon, se servent d’avirons énormes qu’ils manient avec une grande aisance et un ensemble parfait ; aussi obtiennent-ils une vitesse de marche bien supérieure à celle de nos embarcations européennes. Ces marins japonais sont grands, forts et musclés, et autrement plus alertes que leurs voisins les Chinois, qui passent cependant pour d’assez bons marins.

De la corvette, nous avons mis trois quarts d’heure pour atteindre la première ligne des forts, et déjà, à un demi-mille de la plage, nous touchions le fond ; s’il est égal sur toute la région de la baie, les atterrages de Yeddo doivent être difficiles. Du reste, il est possible, probable même que les Japonais, fidèles à leur système vis-à-vis des étrangers, nous ont montré avec intention la partie la moins abordable de la côte.

Comme point de débarquement, nos guides avaient choisi l’un des fortins dont j’ai parlé tout à l’heure ; mais l’état de la marée ne permettant pas d’aborder à sec les talus qui descendent en pente douce vers la mer, et où, d’ailleurs, ce qui m’a frappé, il n’existe aucun escalier, seule disposition matérielle indiquée par les plus simples convenances pour recevoir l’Ambassade, le baron Gros s’est résigné, afin d’entrer sans retard dans la ville, à escalader, sur une échelle de bambou, l’une des faces du fort qui s’élève perpendiculairement au-dessus de l’eau. Je ne craignais qu’une chose, c’est que, pour combler la mesure, quelque chute dangereuse ou quelque incident ridicule ne vint compromettre nos caractères officiels vis-à-vis de la population qui couronnait les crêtes des talus. Tout le monde s’en est heureusement bien tiré derrière l’Ambassadeur, qui nous donnait l’exemple avec l’assurance de pied et l’agilité de la jeunesse.

Un petit mécompte nouveau l’attendait sur le parapet du fort : l’abbé Mermet est venu lui annoncer que les autorités japonaises s’étaient refusées à laisser pénétrer dans l’intérieur du bastion la chaise d’apparat qui l’avait précédé à terre. Une fois encore il a fait acte de résignation, on pourrait dire de modération, afin d’éviter tout débat avec des agents subalternes, et il a traversé à pied l’enceinte fortifiée.

Bien que l’on eût amené pour tout notre personnel des chaises du pays nommées No-ri-mons, qui, par parenthèse, ne sont que des boîtes en bambou, des plus incommodes, où l’on ne peut se placer que les jambes repliées sous le corps, à la façon japonaise, d’un commun accord nous avons décidé que nous accompagnerions l’Ambassadeur à pied, flanquant sa chaise à droite et à gauche, et précédés, selon les conventions d’hier, d’un matelot portant le pavillon français.

C’est ainsi que s’est opéré notre trajet du rivage à la résidence de l’Ambassade, par de longues rues larges et bien percées, aboutissant la plupart à de petits carrefours, tous munis d’un corps de garde, où se tiennent nuit et jour de quatre à six hommes de police. Ces employés sont vêtus d’une sorte de justaucorps mi-parti rouge et noir (sans doute les couleurs de la ville), et armés de longues tringles de fer creux, garnies à leurs extrémités de larges anneaux de fer mobiles, qui, en se choquant l’un contre l’autre, produisent un bruit aigu qui avertit les habitants qu’ils ont à s’écarter : dans une mêlée populaire, c’est une arme qui doit certainement valoir l’épée de nos sergents de ville.

Toutes les maisons de Yeddo, bâties réglementairement à un seul étage, sont en bois, sur des assiettes d’un granit gris qui, à en juger par l’emploi général qui en est fait, doit être la matière de construction la plus commune dans cette partie du Japon. Ces maisons n’ont donc qu’un rez-de-chaussée percé sur la rue, de petites ouvertures carrées et garnies de barreaux de bois, à cinq ou six mètres au-dessus du sol ; lesquelles ouvertures sont fermées par des jalousies en bambou tressé, qui masquent complétement la vue de l’intérieur ; enfin, le long des murs extérieurs de chaque maison, à droite et à gauche de la chaussée de la rue, de petits fossés maçonnés servent à l’écoulement non interrompu des eaux de la ville, et doivent puissamment contribuer à la propreté de la voie publique.

Ce soir, l’abbé Mermet m’affirmait que toutes les habitations de Yeddo, bien qu’assises en apparence sur des fondations de pierre granitique dont les parties supérieures s’élèvent au-dessus du sol, n’en sont pas moins toutes bâties sur pilotis, vu la nature du terrain, qui est d’alluvion.

Il faut convenir qu’extérieurement l’aspect de ces maisons basses peintes uniformément en blanc et en gris, avec des toitures de tuiles d’un ton brun foncé, et n’ayant d’autres larges ouvertures que des portes pleines en bois de cèdre ou de mélèze, garnies de clous de bronze ou de cuivre, selon le rang et la richesse des propriétaires, est singulièrement monotone. On dit cependant qu’à l’intérieur elles rachètent par de beaux jardins, par des galeries ouvertes élégantes, la tristesse de leur enveloppe.

Ainsi, aujourd’hui, 26 septembre, à deux heures, l’Ambassade française a pris, dans Yeddo, possession de son palais, puisqu’il est admis de réserver au local qui vient de nous recevoir le titre pompeux dont les Japonais le décorent : il est à un quart d’heure du lieu de notre débarquement.

Une heure après notre arrivée dans la ville, se sont présentés les mêmes Bougnos qui avaient été dernièrement reçus à bord, et qui définitivement seront les Commissaires des futures Conférences du Traité ; ils en ont apporté l’avis ofüciel à l’Ambassadeur.

Ils lui ont ensuite déclaré, de la part des autorités, que nous ne devons pas quitter notre résidence, sous peine de grands dangers à courir du fait de la population. C’est donc un emprisonnement de la Mission qu’elles méditent ; mais je doute qu’elle se laisse faire ; et, pour mon compte, je suis bien résolu à ne tenir que peu de compte de ladite défense.

Chacun de nous vient de choisir son logement : les chambres sont étroites et peu fermées ; nous camperons tant bien que mal.

Le temps tourne à la pluie.

Nous avons une garde d’honneur d’à peu près vingt-cinq Japonais, c’est-à-dire de vingt-cinq espions, qui, sous le prétexte de veiller à notre sûreté, resteront établis en permanence, nuit et jour, dans les deux salles qui précèdent les logements intérieurs : ce sont tous des employés à deux sabres.


27 septembre.

La nuit s’est bien passée, grâce à notre literie apportée du bord, et surtout à la fatigue de la journée d’hier.

Après le déjeuner, j’ai proposé à MM. de Kerjégu et d’Osery d’essayer d’entamer, de compagnie, le manteau d’inviolabilité et de mystère dont Yeddo semble vouloir s’envelopper pour nous. Notre projet était de marcher à l’inconnu, privés que nous sommes de toute indication topographique, et de pénétrer dans l’une des parties de la ville comprise dans l’une des trois enceintes qui divisent, dit-on, Yeddo en trois grands quartiers bien distincts.

En effet, malgré les efforts de notre escorte de Japonais (Ya-kou-nyns) qui cherchaient à nous maintenir dans le voisinage de notre palais, nous avons pris précisément, à l’inverse de leurs indications, une direction qui, selon nos prévisions, nous a conduits à l’une des enceintes désirées, ou nous nous sommes trouvés en face de grandes douves de 15 à 20 mètres de largeur, ceignant le pied de murailles de 8 à 10 mètres d’élévation, à pans inclinés, et faites de pierres granitiques. De distance en distance, ces douves sont coupées par des ponts de bois sur assiettes maçonnées, qui conduisent à des portes de cèdre colossales bardées de ferrures de bronze ; par ces portes, on pénètre dans la seconde enceinte.

Enfin nous sommes entrés dans Yeddo, dans la vraie ville, et nous pouvons le dire avec certitude, comme saint François Xavier, depuis 1549, nous sommes les premiers du pays de France.

L’aspect de ce nouveau quartier est à peu près le même que celui du quartier que nous habitons ; seulement les maisons y présentent, sur la rue, de plus grandes surfaces, et leurs portes, plus ornées de garnitures de fer, sont la plupart surmontées des écussons blasonnés de familles qui en sont les propriétaires ; nous n’y avons pas vu une seule boutique, tandis que, près de notre résidence, nous avons des rues purement commerçantes et remplies de bazars.

Les Conférences ont commencé ce matin ; tous les Commissaires étaient présents. Conséquents avec le système général pratiqué envers nous depuis notre arrivée au Japon, ils ont ouvert cette première séance par une escarmouche non interrompue de subtilités et de petites ruses qui présagent au baron Gros un travail qui aura ses longueurs et ses difficultés.


28 septembre.

Mes idées ou plutôt mes conjectures premières sur la topographie de la ville commencent à se régulariser. D’après mes renseignements de ce matin, recueillis à la bonne source, c’est bien la deuxième enceinte de Yeddo que nous avons franchie hier, les commandants et moi. Si l’on peut risquer une pareille classification, il existe trois villes dans une seule : l’une, formant noyau, ne se compose que du palais impérial, forteresse véritable d’une immense étendue ; l’autre ne renferme que les palais des Damios ou princes et des grands personnages ; la troisième, qui est la ville des bourgeois et des marchands, et qui enveloppe les deux villes intérieures d’un large cordon de seize milles de tour, n’est habitée que par les fonctionnaires secondaires et par la classe ouvrière.

Notre résidence est donc bien définitivement sur l’extrême limite de cette dernière enceinte, à quelques pas de la seconde.

Ce matin a eu lieu la deuxième conférence. Il paraît qu’elle est de nature à faire pressentir de nombreuses difficultés de détail dans la suite de la discussion des articles. Je suis sorti avant le dîner, escorté, comme d’habitude, de nos éternels Ya-kou-nynns, qui sont d’un obsédant et d’un gênant à lasser les plus rudes patiences. Même devant les menaces, ils rient sans se fâcher jamais, et restent quand même accolés à nos personnes, épiant tous nos gestes, prenant des notes, contrôlant notre moindre achat chez les marchands : ces derniers ont, à ce qu’il paraît, défense de nous livrer quoi que ce soit sans l’autorisation de nos surveillants, et encore faut-il qu’ils apportent les acquisitions que nous avons pu faire à notre habitation, ou là encore elles passent par un nouveau contrôle. Dans un local ouvert, ressemblant à un bazar, au milieu d’objets d’usage de toute nature, vieux et neufs, et soigneusement étiquetés, comme, du reste, tout objet de vente au Japon, j’ai découvert de petits ivoires travaillés, anciens, d’un fini charmant. L’abbé Mermet suppose que le hasard m’a fait entrer dans un de ces monts-de-piété organisés sur le même pied que ceux d’Europe, qui abondent, m’a-t-il dit, dans les quartiers ouvriers de la ville.


29 septembre.

Nous avons parmi nous quelques malades ; mais rien de grave : chacun paye plus ou moins son tribut à ce climat nouveau.

En dehors de la conférence d’aujourd’hui, les Commissaires sont revenus, avec un étonnement extrême, sur la définition que, dans le cours de la séance, le baron Gros avait appliquée au Japon, en le qualifiant de pays le plus civilisé de l’extrême Orient ; ils ont paru très-surpris qu’il n’ait pas dit du monde entier. C’est beaucoup d’orgueil ou beaucoup d’ignorance ; je croirais plutôt au premier.

Ma promenade d’habitude a été ce soir insignifiante ; je m’en suis consolé grâce à la causerie de mon compagnon d’aujourd’hui, M. de Latour-Maubourg, dont l’esprit original et observateur, sous une enveloppe presque constante d’indolence ou d’indifférence, a pour moi beaucoup de charme ; de plus, il est très-simple et très-vrai, deux grandes qualités dans la vie commune.

À Yeddo les gamins pullulent comme à Paris, et ils y sont aussi curieux, aussi gênants et aussi criards ; ils se jettent dans nos jambes, touchent nos vêtements, et ne paraissent nullement dégoûtés de notre contact comme les enfants chinois, remarque que j’avais déjà faite à Simoda. Les hommes et les femmes se contentent de nous entourer et de nous dévisager de près, quand encore nos espions le leur permettent ; mais leur curiosité est silencieuse et leur air bienveillant. Cette population m’est des plus sympathiques. Au Japon, la crainte de l’autorité donne à toutes les formes extérieures de la population un aspect et des façons qui se ressentent de la main ferme de cette même autorité, et lord Elgin me disait que, pendant son séjour à Yeddo, il n’a vu qu’un exemple d’hostilité envers les étrangers, se réduisant à quelques cailloux inoffensifs, lancés par des enfants qui se sont ensuite enfuis en riant. Tout cela dénote-t-il chez le bas peuple l’esprit d’hostilité sourde, dont les Bougnos voulaient nous faire un épouvantail à propos de notre résolution de circuler dans la ville ?

Ici, la fécondité des femmes est, assure-t-on, surprenante, favorisée par la promiscuité des sexes dans les classes inférieures principalement, et par certaines latitudes de la loi japonaise en matière d’infidélités conjugales.

Dans les bains publics, où le Japonais, quelle que soit sa condition, passe invariablement sa soirée, quand ce n’est pas sa nuit, à fumer, à prendre du thé, aussi bien qu’à causer de ses affaires, hommes, femmes et enfants se baignent pêle-mêle et sans nuls vêtements.

Une pareille tolérance de l’autorité est bien faite pour choquer nos idées de morale civilisée ; mais ici elle paraît toute simple, car elle est dans les mœurs, et ne présente pas en réalité, pour la moralité publique au Japon, tous les dangers qu’elle pourrait présenter ailleurs : ne serait-ce que par ce fait, commun, du reste, à l’humanité entière, c’est que l’habitude ou la facilité suppriment généralement le désir en éteignant l’imagination.

Ces bains, dont l’entrée est formellement interdite aux étrangers, sous peine des châtiments les plus sévères pour le maître de l’établissement, se composent de vastes salles garnies circulairement de bassins de pierre où chacun, pour faire ses ablutions, vient à son tour puiser, dans des écuelles de fer ou d’étain, l’eau froide et l’eau chaude qui s’y déversent sans interruption.

La vapeur, maintenue dans ces salles à une température très-élevée, constitue, comme dans les étuves de l’Orient, le véritable bain japonais.


30 septembre.

À midi, le baron Gros m’a proposé de l’accompagner dans la première promenade à pied qu’il ait faite, depuis son arrivée, dans la ville qu’il n’a entrevue qu’à travers les stores de sa chaise, du point de débarquement à notre Bonzerie. MM. de Moges et de Kerjégu étaient avec nous ; quant à l’abbé Mermet, on comprend qu’il soit toujours, en pareil cas, le compagnon indispensable.

Nous avons pris le chemin de la deuxième enceinte, celle de la ville fermée, le même que j’avais ouvert, le lendemain de notre arrivée à Yeddo, avec les commandants. Le baron Gros a paru surpris et enchanté de l’aspect régulier et propre de ce qu’il a vu ; une fois dans la ville, les palais des Damios ou autres grands personnages l’ont surtout frappé comme moi. Après avoir dépassé le point extrême de notre première excursion, nous avons contourné à peu près le tiers intérieur de la troisième enceinte, dans laquelle se trouve le Palais impérial.

L’aspect extérieur de ce palais est grandiose et pittoresque ; d’immenses talus de gazon l’entourent et viennent mourir dans des douves d’à peu près 30 mètres de largeur, couronnées par un mur fortifié, au sommet duquel se dressent de vieux cèdres qui forment cordon autour du palais.

Nous avons marché près de deux heures par une chaleur très-forte, et, à notre retour, nous avons eu la répétition identique de la petite mésaventure de lord Elgin : deux cailloux de la grosseur d’une noisette, partis d’un groupe d’enfants perchés sur l’étal d’une boutique, sont venus frapper, en parabole, l’un le parapluie de M. de Moges, l’autre le galon de ma casquette. Cependant, comme contre-partie, le commandant d’Osery nous racontait qu’hier, se trouvant seul dans le voisinage de cette même enceinte du palais impérial, mais dans la partie opposée à celle que nous avons côtoyée aujourd’hui, il était entré dans une rue des plus populeuses d’où étaient partis des invectives et des cris du fait d’hommes mal vêtus et de mauvaise mine. Pour nous, Yeddo continue ses mystères, et nous partirons, je le crains, sans avoir pu les pénétrer.

Alors que nous revenions à notre habitation, nos Ya-kou-nynns ont fait reposer le baron Gros dans une maison de thé dont les détails intérieurs ne diffèrent en rien de celles de Chine ; seulement, ici, ces détails sont plus propres et plus élégants. À sa sortie de la maison, l’Ambassadeur ayant donné quelques piastres à une vieille femme qui devait être la maîtresse du logis, notre escorte d’officiers s’est jetée sur elle et lui a arraché sa petite aubaine, en prétendant que le gouvernement ne permet à aucun Japonais de recevoir la moindre pièce d’argent des étrangers, et que, du reste, l’équivalent lui en sera rendu en nature. Serait-ce une manière particulière de percevoir ici l’impôt ? elle est, en tout cas, expéditive et brutale.

En somme, le baron Gros a paru enchanté de sa course, qui, si j’en crois ses habitudes sédentaires, sera la première et la dernière qu’il aura faite dans Yeddo.

On s’était entendu hier avec les Commissaires pour que nos équipages pussent descendre à terre et s’y rafraîchir seulement, il a été demandé par le gouvernement qu’ils ne vinssent dans la ville que pendant le jour et par fournées de quatre à cinq hommes au plus, afin d’éviter que ce nombre de nouveaux débarqués, s’ajoutant à celui du personnel de la Mission, qui est déjà considérable, ne produise dans les rues une émotion que l’autorité municipale semble redouter au premier chef. Justifiée ou non, la mesure a paru prudente au baron Gros et a été acceptée par lui ; et, en effet, nos bordées de marins en pays étrangers ont des turbulences gaies et un sans gêne dans leurs mouvements qui pourraient amener ici, dans ce moment, des complications inutiles, la corde n’étant déjà que trop tendue.


1er octobre.

La séance d’aujourd’hui, l’avant-dernière, a été sans intérêt. Les Commissaires ont discuté pied à pied la rédaction de certains articles sur lesquels on était revenu. Le baron Gros est à juste titre très-fatigué de cette façon de négocier : c’est probablement le 9 que le Traité sera signé.


2 octobre.

Les conférences ont abouti ; aujourd’hui a eu lieu la dernière séance. Les Japonais paraissent enchantés d’avoir tiraillé, comme ils l’ont fait, certains chapitres et d’en avoir arraché quelques bribes pour nous sans valeur au fond ; le baron Gros ne l’est pas moins d’avoir exécuté ses instructions à la lettre ; surtout d’en avoir fini avec de pareils négociateurs, tout en emportant, en fait, un traité aussi honorable que le comportaient et les circonstances et les conditions matérielles de la mission qui lui était confiée.

J’allais oublier un autre satisfait, M. de Moges, le premier attaché du baron Gros, qui va partir pour la France avec le Traité dès notre retour à Shang-haï, après trois ans d’exil : je l’envierais presque, moi qui viens à peine d’entamer mon sillon. M. de Moges a, du reste, grand besoin de l’air natal. Il doit avoir une grande énergie, car toujours il a l’air faible ou souffrant, et toujours il va et sans se plaindre. C’est une nature froide, plus âgée que son âge, essentiellement méthodique et observatrice.

Depuis ce matin je grelotte la fièvre ; M. de Contades est sur la même pente. Les deux chambres contiguës que nous habitons dominent, d’un mètre tout au plus, une petite cour-jardin presque entièrement remplie par une mare d’eau croupissante, dont quelques rocailles et deux ou trois arbustes ne sauraient parvenir à faire un bassin ; le soir cette mare dégage une humidité malsaine à laquelle nous attribuons nos malaises fébriles : c’est en somme une laide baraque que notre palais de Yeddo, qui ne vaut pas la description détaillée que d’abord je voulais en faire. Ici, du reste, tous les intérieurs de maisons sont calqués sur le même patron : des cours ou des jardins de forme ronde ou carrée, autour desquels règne un seul étage de galeries ouvertes, où viennent s’aligner, comme dans un couvent, les portes de toutes les chambres de l’habitation ; pour la nôtre, je devrais dire les cellules, qui justifient pleinement son origine bonzique.


3 octobre.

Ce matin, en partant pour ma course habituelle dans la ville, j’ai trouvé M. de Trévise qui faisait une esquisse charmante de notre palais, vu du dehors, bien entendu, seul aspect sous lequel il gagne un peu, grâce aux formes bizarres ou disparates de ses toitures et au bariolé des barrières à claire-voie, peintes en rouge, en noir et en jaune qui l’enveloppent ; M. de Trévise a le talent d’un véritable artiste.

Je continue ma chasse aux ivoires anciens et aux vieux bois sculptés, dont, par parenthèse, la Hollande est aussi friande que nous : pour moi, ils sont, avec les métaux appliqués aux usages de la vie, les échantillons les plus curieux et les plus intéressants de l’industrie du Japon. Mes meilleures trouvailles en ce genre, je les ai faites jusqu’à présent dans les monts-de-piété, et malgré tous mes efforts je n’ai pu obtenir des données un peu certaines sur ces établissements, qu’il serait intéressant de comparer comme constitution et comme réglementation avec ceux analogues en Europe. À Yeddo, le nombre multiplié des monts-de-piété a une signification d’utilité publique qui m’a frappé. C’est encore là un des trop nombreux secrets qui nous échapperont ici.


4 octobre.

Malgré la foule qui me pressait de la façon la plus fatigante, jusqu’au moment où, au seul bruit des tringles de fer des hommes de police qui venaient me rejoindre, elle s’est écartée silencieusement et s’est contentée de s’accroupir autour de moi, à distance respectueuse, j’ai pu faire ce matin le croquis d’une Bonzerie très-ancienne, et à ce qu’il paraît très-renommée. Je ne note ce détail insignifiant que pour revenir, une fois encore, sur le tempérament facile, discipliné, et, en apparence, du moins, favorable aux étrangers, de la population japonaise. Dieu, veuille que les futurs contacts de nos civilisations ne modifient pas chez elle des qualités qui en font, à mes yeux, dans le présent, une population unique au monde ! ce qui me conduit à dire que quiconque aura vu d’un peu près ici, comprendra comme moi la légitimité des résistances que le gouvernement japonais oppose aux envahissements de l’Occident : à sa place, n’en ferions-nous pas tout autant, nous sachant les ressources intérieures qu’il se sent posséder réellement ?

M. de Contades a été assez souffrant, mais sans que cela soit grave. De notre mouillage, à part deux cas de choléra qui sont venus frapper deux pauvres enfants, des mousses, et qui ne se sont heureusement pas renouvelés, les nouvelles sont bonnes.


5 octobre.

Contre mes prévisions de l’autre jour, le baron Gros m’a proposé une seconde promenade avec les deux commandants ; mais, en dépit de mes propositions, il a voulu suivre le même chemin que la première fois, afin de revoir les abords du palais impérial, qui, à vrai dire, sont ce que dans Yeddo nous aurons vu, je crois, de plus imposant. Pendant que nous nous reposions en face de l’un des ponts qui conduisent dans l’intérieur de cette vaste enceinte, qui a près d’un mille et demi de circonférence, un Damio, en grand apparat, se rendait, avec toute sa suite, probablement chez le jeune empereur ou chez les ministres. Cette suite se composait de plus de cent individus richement vêtus, portant des lances, des pavillons multicolores, des parasols bigarrés, et, sous les rayons du soleil, des plus brillants aujourd’hui, ce spectacle nous a intéressés au dernier point. À n’en juger que par les dehors, ces nobles Japonais doivent être de vrais et grands seigneurs.

On nous a apporté ce soir d’assez belles armes à choisir, toujours avec l’autorisation du gouvernement. J’ai acheté quatre sabres, grands et petits, ces indispensables appendices de la ceinture de tout fonctionnaire japonais. L’inégalité comme longueur de ces armes doubles s’explique par l’ancien usage, consacré au Japon, du plus petit des deux, lequel usage consistait à s’ouvrir le ventre dès que l’honneur du nom se trouvait compromis d’une façon quelconque ; et cet usage n’était pas une fiction. Il y a quelques années encore, il était, dit-on, en pleine vigueur ; mais aujourd’hui l’esprit chevaleresque, ou plutôt le point d’honneur japonais, par le passé si pointilleux, a singulièrement fléchi, et, à part un récent et éclatant exemple, celui du Taï-goun, dont nous avons appris la mort subite à notre départ de Chine, mort qui nous a été confirmée à Simoda, les faits de ce genre sont devenus très-rares, quoi qu’en puissent dire certains orgueils indigènes ou certains auteurs modernes, plus soucieux de l’extraordinaire que de la vérité ; aussi, à l’heure qu’il est, le Japonais se contente d’arborer à sa ceinture, à titre de tradition inoffensive, sa chevalerie des anciens jours.

À propos de cette fin tragique et mystérieuse du dernier Taï-goun, voici quelques détails, et je les crois exacts, que j’ai pu recueillir. À la suite du traité anglais, le Taï-goun avait été vivement blâmé par le conseil des ministres, sorte de conseil des Dix qui, en fait, gouverne actuellement le Japon et les deux Empereurs, d’avoir, par une trop grande précipitation à accueillir les conditions de lord Elgin, renoncé à disputer, comme il aurait pu le faire, plusieurs concessions contraires à l’esprit de la politique de Yeddo ; en un mot, d’avoir signé avec l’Angleterre, contrairement aux véritables instructions des conseillers de la Couronne, un traité que de plus longs détails et une plus longue discussion des articles auraient pu rendre plus avantageux pour le Japon. Le Taï-goun a considéré ce blâme comme une tache pour l’honneur de son nom, pour son titre de souverain ; et, après avoir réuni sa famille, il lui a fait part des reproches sévères et, selon lui, peu mérités, que lui avaient attirés des circonstances contre lesquelles il s’était senti impuissant à lutter ; puis, fidèle à l’antique coutume, il s’est ouvert le ventre avec l’aide d’un de ses plus proches parents.

Des détails si dramatiques, si éloignés surtout des mœurs universelles du dix-neuvième siècle, donnent à la société japonaise une couleur qui, pour moi, en complète l’intérêt : aussi ai-je tenu à les consigner tels qu’ils m’avaient été donnés.

Le duel, usage séculaire au Japon, y est encore très-fréquent, et presque toujours mortel, en raison de la forme des sabres longs, effilés et tranchants, qui sont, dans toute rencontre, l’arme consacrée : l’escrime entre, d’ailleurs, dans l’éducation de tout Japonais d’une classe un peu élevée. Quant à l’armée de l’empire, elle est très-réduite comme effectif actif : tout Japonais d’un certain âge étant, en cas de guerre, appelé à prendre les armes, son chiffre peut s’élever à deux ou trois mille hommes tout au plus, pour toute la superficie du territoire ; elle fait le service de notre gendarmerie.

Il y a peu d’années encore elle n’était armée que de lances, d’arcs et d’une sorte de hallebarde assez semblable à la pertuisane du moyen âge ; mais aujourd’hui que, par le canal de la Hollande, elle a pu faire en Europe d’importants achats d’armes à feu, une partie des troupes actives est munie de carabines et même de carabines à balles coniques, dont, d’après ce qu’on nous a dit, elle se sert avec une adresse égale à celle de nos troupes européennes.

Le peuple japonais est admirablement doué ; il est ami du progrès ; il le recherche au lieu de le dédaigner par stupide orgueil comme les Chinois ; et déjà, sous le rapport industriel entre autres, il pourrait donner à nos civilisations cependant plus avancées les plus utiles enseignements. Nous avons eu ce soir une petite émeute d’intérieur. Notre bande d’espions, ne se trouvant sans doute pas suffisamment renseignée sur nos faits et gestes intimes, de la salle d’entrée où elle avait établi son campement permanent, s’était avisée d’envahir une des galeries attenantes à nos chambres ; nous lui avons fait regagner, au plus vite, son ancienne installation, avec ordre aux douze marins qui forment notre seule garde à terre de les y maintenir quand même : c’est une terrible engeance que ces Ya-kou-nynns !


6 octobre.

Je suis allé seul aujourd’hui dans la ville marchande et j’y ai fait des emplettes auxquelles, avec celle de mes ivoires anciens, j’attache le plus de prix ; j’ai arraché, dans toute la vérité du mot, et presque en luttant avec l’un de mes officiers japonais, de l’étalage d’une boutique, une liasse d’estampes coloriées, de gravures et de cartes, qui sont des plus intéressantes comme spécimens de l’art typographique et des notions géographiques du Japon. Pour les cartes spécialement, dans la crainte que les étrangers n’y puisent des indications dangereuses pour l’intégrité de l’empire, l’autorité a donné des instructions de la dernière sévérité en ce qui nous concerne ; mais le hasard a voulu que, dans mon butin de ce matin, j’aie en ma possession, et rien ne saurait m’en faire dessaisir, un plan à vol d’oiseau de la ville même d’Yeddo, plan qui, d’après mes propres investigations des lieux, est, dans sa naïveté, aussi fidèle que possible ; si, de retour en France, je publie mes notes de voyage, ce plan y trouvera certainement sa place.

J’ai pu également, cette fois, avec toute facilité du fait de mon escorte officielle, me faire une collection assez complète de manuels des sciences, des arts, des métiers au Japon ; même de recueils de caricatures. Ces petits livres, imprimés ou gravés sur bois, je ne sais encore, avec le plus grand soin, bien mieux incontestablement que les manuels semblables en usage en France, servent à l’éducation du peuple ; ils sont du plus bas prix, de la valeur de 25 à 30 centimes de notre monnaie, par conséquent à la portée de tous. Les planches y dominent sur le texte, d’après le principe adopté au Japon dans l’instruction des classes inférieures de parler aux yeux plutôt que d’occuper l’esprit ; quant aux caricatures, le gouvernement a non-seulement une tolérance sans limite, mais il leur donne même un essor qui, sous ses inspirations et entre ses mains, devient un des moyens utiles de sa politique intérieure ; à la condition toutefois de ne s’attaquer qu’à ses fonctionnaires, de quelque rang qu’ils soient, sans jamais oser monter jusqu’au souverain. Comme peinture et comme signes, l’écriture japonaise est la même que l’écriture chinoise ; pour l’alphabet japonais, je n’oserais affirmer qu’il ait les quatre-vingt mille caractères de l’alphabet chinois ; mais ce que je sais, c’est que le Japon, afin de simplifier ses rapports parlés et écrits, a composé un alphabet réduit qui en rend l’usage raisonnablement pratique.

D’après le peu que j’ai pu en voir, et faisant bien entendu la différence des mœurs comme des constitutions sociales ; faisant également celle de leur moralité que, du côté du Japon, je ne prétends pas plus patroner sous le rapport des principes que sous celui des moyens, la politique intérieure de ce petit empire est pleine de ressources habiles.

Une autre de mes remarques, mais celle-là complétement admirative, c’est le degré qu’ont atteint ici les arts et certaines branches de l’industrie. L’artiste japonais non-seulement est merveilleux à reproduire la forme, don qu’il partage, il faut le reconnaître, avec l’artiste chinois, mais il lui est infiniment supérieur sous une autre face, que je définis ainsi : c’est que l’un dessine la pensée sans jamais négliger la forme, et que l’autre ne dessine que la forme ; encore ne la prend-il le plus souvent que sous ses aspects ou disgracieux ou grotesques. La comparaison entre les deux ne peut se soutenir qu’en fait de fleurs ou d’animaux : aussi, dans la plupart des compositions japonaises, dans celles surtout qui reproduisent des légendes ou des souvenirs historiques, il règne un sentiment de mysticisme et d’élégance élevée qui rendent indiscutable sa supériorité sur les compositions chinoises en général.

Comme applications ou comme incrustations des métaux purs, tels que l’or, l’argent, le platine, ou de leurs alliages, le Japonais fait sur la laque et sur le bois un usage dont la clef est encore introuvée en Europe, et qui ferait le désespoir de nos plus habiles ouvriers, jusqu’à ce que, par l’étude et l’analyse, cette clef eût été trouvée ; mais, pour arriver à cette étude et à cette analyse, il leur faudrait avant tout des spécimens que j’appellerai sérieux ; et, jusqu’à ce jour, quelle qu’ait été la vogue qu’au siècle dernier, aux beaux jours de l’ancienne Compagnie des Indes, aient eue les produits japonais, il faut venir au Japon pour se convaincre qu’en grande généralité, les objets qui en ont été importés en Europe ne sont que des objets d’usage ordinaire, et, au point de vue de l’art, d’un ordre secondaire ; tels que des porcelaines, des potiches, des coffrets, ou de petits riens sans noms, plutôt que des objets d’art, remarquables comme composition, comme matière ou comme proportions ; capables, autrement dit, de donner de l’art japonais, envisagé dans sa sphère élevée, la haute opinion qu’il mérite. Je le répète, il faut venir au Japon pour se rendre un compte exact et vrai des choses belles, artistiques et utiles à la fois, aussi bien que des procédés simples et ingénieux que cette civilisation égoïste a réussi, depuis des siècles, à dérober à l’Occident. Jusqu’à présent, nous n’en avons eu pour ainsi dire que des échantillons inférieurs.

Les bronzes niellés d’or et d’argent, comme les ivoires, comme les bois sculptés anciens, avaient atteint, dans le passé, une perfection que ne peut égaler l’art japonais moderne ; mais encore, dans ses conditions actuelles, il est bien supérieur à l’art chinois de la même époque ; pour les bronzes spécialement, sous le rapport de la composition de la matière, de sa finesse et de son éclat.

Enfin, descendez l’échelle, et vous trouvez, chez l’ouvrier du métier le plus modeste, le plus usuel, une conscience et un fini de travail qui est le côté véritablement faible de l’industrie secondaire en Europe.


6 octobre.

Triste et longue journée : la pluie n’a cessé de tomber à torrents, et chez moi le moral subit directement l’influence du ciel.

J’ai eu cependant tantôt une conversation amusante avec un Japonais, un lettré ou plutôt un poëte que j’ai trouvé discourant littérature ancienne avec l’abbé Mermet, l’infatigable travailleur de tous les moments du jour et même de la nuit : c’est, du reste, avec de pareils hommes que nos Missions catholiques arrivent aux résultats qu’elles obtiennent : Je m’étonnais, avec notre interprète, en raison de la communauté de souche, qui n’est pas contestable, de l’antipathie et même du dégoût que les Japonais affectent pour les Chinois, sentiments qui se traduisent jusque dans leurs rapports commerciaux, et j’en cherchais les motifs, lorsque son visiteur, s’étant fait traduire notre conversation qui lui paraissait animée, s’est chargé de me répondre par le petit récit suivant, tout parfumé de senteur orientale :

« C’est vrai, les Chinois sont nos frères, car nous sommes les fils de la même mère ; mais ce ne sont en que des bâtards, et voici pourquoi :

Il y a plusieurs siècles, vivait, sur les frontières du Thibet, une femme très-jeune, très belle, mais très-dissolue de mœurs ; si dissolue, que de ses désordres, qui avaient duré nombre d’années, elle avait en de nombreux enfants, tous ou paresseux ou cruels ; puis, un jour, inspirée d’en haut et honteuse de ses fautes, elle s’était repentie, avait contracté un mariage légitime, et, de cette union, étaient issus d’autres enfants non moins nombreux ; mais ceux-ci, comme récompense divine, tous laborieux et doux.

Plus tard, tous ces enfants, les mauvais comme les bons, sont allés chercher fortune hors du sol natal. Les fils de la courtisane se sont établis dans un pays voisin nommé Tien-Hia : ce sont les Chinois ; les fils de la femme légitime ont passé la mer et ont abordé dans une île grande et riche nommée Nipon, où ils ont prospéré : ce sont les Japonais.

« Et, depuis lors, a ajouté le poëte, nous les repoussons de notre famille, comme nous les repoussons de nos côtes. »

En effet, mais, bien entendu, par d’autres motifs d’un ordre plus positif, cette fiction a des points frappants de réalité pratique : ainsi, le Japon se refuse à tout commerce avec la Chine, et c’est sous le coup des prohibitions les plus sévères, dans les conditions de livraison les plus restreintes, et sur un point unique du littoral, qu’il permet, une fois par an, à un nombre limité de jonques chinoises, de venir acheter l’excédant de ses cuivres et de ses étains ; l’esprit de monopole et d’isolement repoussant invariablement tout ce qui est étranger.

C’est la réponse que je cherchais chez notre abbé ; j’aurais dû la trouver plus tôt.

Ce soir, à sept heures, le temps s’est éclairci, et nous avons pu, du belvédère qui surmonte toute habitation japonaise, observer et admirer à notre aise la superbe comète que nous avions reconnue du mouillage de Yeddo ; elle est dans tout son éclat, et sa queue décrit une courbe qui va rejoindre celle formée par les trois étoiles de la queue de la Grande Ourse. Au calme de la ville, on voit bien que nous ne sommes pas en Chine, où, au moindre phénomène céleste, la population, stupidement effrayée, remplit l’air de ses cris et des éclats discordants du tam-tam, afin de chasser le mauvais génie qui ose se montrer. Ici, nous avons affaire à des gens de bon sens, et surtout à des gens instruits, dont la première éducation astronomique, continuée par les Hollandais, remonte aux jésuites portugais.

Le mieux se soutient chez M. de Contades ; il est très-changé ; mais il est jeune et il sera vite rétabli.

Notre interprète travaille à force aux traductions des chapitres du Traité ; le Japonais Mori-ama en fait autant.


8 octobre.

Le temps m’a permis de sortir aujourd’hui, et j’ai pris, toujours contre l’avis de mes Ya-kou-nynns, une direction opposée à celle de mes promenades habituelles, ce qui m’a conduit, et comme observation je m’en applaudis, à un quartier voisin de la mer, que je ne crois pas avoir encore abordé, bien qu’il soit peu éloigné de notre habitation. Je finirais peut-être par me ranger à l’avis du commandant d’Osery, et à douter, malgré mon optimisme, de la bienveillance égale et générale du peuple japonais à l’endroit des étrangers, si je la jugeais sur l’échantillon de ce matin ; il est vrai que j’ai dû donner dans une populace de portefaix et de marins qui encombraient des maisons de thé ; mais, en fait, toute cette populace avait fort méchante mine, l’air très-provoquant, très-insolent, et, après l’avoir regardée assez pour la peser ce qu’elle valait, je m’en suis dégagé, avec assez de peine, protégé contre ses insultes par les gens de police qui doublaient mes espions ordinaires ; voire même par ma canne, la seule arme qu’au Japon j’aie jamais portée car je ne suis pas en Chine.

Après des pourparlers sans fin entre l’abbé Mermet et nos officiers de garde, j’ai pu obtenir des échantillons des différentes monnaies d’or et d’argent du Japon ; elles sont belles de matière et jolies de formes. La monnaie d’or, de forme ovale allongée, se nomme Ko-ban, et vaut quatre Itzi-bous ; l’Itzi-bou, petite monnaie, carré long, existe en or et en argent, et vaut à peu près le tiers d’une piastre mexicaine, laquelle représente à peu près elle-même la valeur de cinq francs de France : c’est du moins à ce taux que les Japonais l’évaluent. La gravure de cette monnaie n’a pas grand relief, mais elle est fine et d’un cachet tout artistique. Les Kobans, dont le moindre comme valeur représente le chiffre de 80 francs de notre monnaie, et il y en a qui valent jusqu’à 800 francs, n’entrent jamais dans la circulation commerciale ; la possession en est même défendue, sous les peines les plus graves, à toute autre classe qu’à celles des nobles ou des fonctionnaires, et encore parmi ces pièces d’or, les plus élevées de valeur ne sortent jamais des mains des Damios qui les gardent comme monnaies à thésauriser ou à échanger entre pairs, dans des circonstances solennelles, telles que des mariages, etc. Il y a aussi des pièces de cuivre dont l’usage est limité à la basse classe : du monopole, encore et toujours du monopole !


9 octobre.

Toutes les traductions étant terminées cet après-midi, le Traité a été signé entre les parties contractantes, sans nul apparat, dans la chambre du baron Gros : il s’appellera Traité de Yeddo.

Ce soir, l’Ambassadeur a réuni à dîner les deux commandants et leurs états-majors. C’est, depuis son entrée dans la carrière diplomatique, le huitième Traité qu’il signe. C’est une carrière bien remplie.

Le Taï-goun a fait envoyer par les Commissaires au Plénipotentiaire français, à titre de présents, des rouleaux de damas brochés de fabrique indigène de divers tons, assez brillants de couleur, mais en somme inférieurs à nos tissus de Lyon. Tout modeste que soit ce cadeau de la part du Japon, ne vaut-il pas, de la part de la France, celui de douze carabines Minié, que le baron Gros a dù enlever à la salle d’armes du Laplace, afin de pouvoir répondre d’une façon quelconque à la gracieuseté impériale ? Nous continuons, on le voit, à pâtir de ce que je ne crains pas d’appeler, dans ce cas-ci, un déplorable oubli des bureaux du ministère. Les ordres sont donnés ; nous partons demain.


11 octobre.

À onze heures nous avons quitté la Bonzerie ; mais auparavant le baron Gros avait reçu de tous les employés japonais attachés à sa personne pendant son séjour à Yeddo, les prosternations d’usage. Notre drapeau, descendu du mât de pavillon ou il n’avait cessé de flotter à la porte du palais depuis notre entrée dans la ville, a repris le chemin du Laplace, porté, comme à notre débarquement, par un matelot que flanquaient deux officiers japonais devant le baron Gros cette fois à pied, accompagné de tout son personnel.

Un flot de population nous suivait ; mais les mesures avaient été prises par les autorités, et ce flot était plutôt un groupe nombreux nous escortant depuis notre résidence, qu’une foule grossissant sur notre route ; toutes les barrières des rues donnant sur celles que nous prenions avaient été fermées. Derrière ces barrières se pressait silencieuse la foule des différents quartiers que nous traversions ; pas le moindre cri, pas le moindre signe d’approbation ou de désapprobation ; une discipline de silence parfaite.

À une heure, nous avons repris possession de notre corvette, dont les hommes, rangés sur les vergues comme au départ de l’ambassadeur, l’ont également salué à son retour de cinq salves de Vive l’Empereur !

Aujourd’hui, le Traité de la France avec le Japon est conclu ; il a été négocié et signé dans Yeddo ; il est calqué sur celui de l’Angleterre, partant, il obtient les mêmes avantages que cette puissance. Le baron Gros a donc complétement rempli les instructions qu’il avait reçues, et nous allons, avant de revoir les côtes de Chine, faire notre dernière étape japonaise à Nagha-saki.


12 octobre.

À six heures du matin nous avons levé l’ancre par un temps beau mais brumeux ; hier soir il pleuvait à verse, et nous courions grand risque de ne pouvoir partir ce matin. Au départ, nous avons marché doucement, car la sortie du golfe est étroite et encore trop peu connue pour qu’il ne soit pas besoin d’un temps clair afin de bien gouverner. ― Encore deux hommes très-malades à bord, tous les deux du choléra ; le docteur les regarde comme perdus : pauvres gens, ils ne reverront pas la France !


13 octobre.

Nous marchons bien ; mais la mer devient trèsforte ; impossible d’écrire. L’un des malades est mort cette nuit. La brume nous a empêchés tout le jour de voir les côtes ; ce soir nous serons en pleine mer.


14 octobre.

Nous avons eu un triste réveil : un homme a été jeté à la mer par un coup de roulis ; on l’a entendu crier quand déjà il était à l’arrière du navire, qui filait dix nœuds, grande vitesse ; il était bien difficile de stopper ; nous marchions sous vapeur et sous voiles et la mer était des plus grosses ; encore un homme de perdu ! Il avait vingt et un ans et était l’un des meilleurs matelots du bord ; je venais de lui parler quelques moments avant sa chute, et il me causait gaiement Bretagne ; c’était un de mes pays. Cette mort si imprévue m’a fait du mal ; en pareil cas, d’ordinaire, un matelot laisse peu de regrets sur son navire ; on parle un instant de sa mort comme d’une chose malheureuse, mais à prévoir ; sur le nôtre j’ai entendu appuyer surtout sur ce que l’Amour, c’était son nom, était un très-bon matelot et qu’à bord ils sont rares ; ç’a été toute son oraison funèbre. Quelque durifiée que devienne à la longue ma sensibilité nerveuse devant certains faits, j’avoue que je ne saurai jamais me faire à de pareilles mœurs et à de pareilles façons de sentir ; ce qui du reste double aussi à mes yeux les mérites et les sacrifices de la vie de mer.


15 octobre.

Le second des hommes si malades est mort ; on l’a jeté à la mer : c’est le troisième depuis Yeddo. Cette nuit nous devons doubler le cap Van-Diemen, d’où nous ne serons plus qu’à soixante lieues de Nagha-saki. Je suis très-souffrant ce soir.

Nous avons franchi le détroit ; le temps s’est refait beau, by the head, comme disent les Anglais ; mais la mer se ressent encore du vent qui la secoue depuis quarante heures. ― Demain matin nous devons être à Nagha-saki.


16 octobre.

NAGHA-SAKI

Nous avons mouillé ce matin, à six heures, dans le fond du golfe de Nagha-saki, à deux encablures du quai de Désima, la concession hollandaise.

Le baron Gros a reçu la visite presque immédiate du consul de la station navale des Pays-Bas, M. de Kattendycke, capitaine de frégate, momentanément attaché, pour les affaires politiques, à M. Duncker-Curtius, commissaire néerlandais à Nagha-saki près la factorerie hollandaise : titre nouveau accordé à ce dernier comme récompense des services qu’il a rendus depuis quelques années. En effet, c’est lui qui récemment a traité avec la cour de Yeddo, et lui a fait accepter dans son ancien Traité avec le Japon un article additionnel de premier intérêt pour la Hollande.

Peu d’instants après l’arrivée de M. de Kattendycke, M. Duncker-Curtius s’est présenté chez le baron Gros, venant lui offrir ses services et mettre à sa disposition son habitation de Désima, offre déclinée par l’Ambassadeur, que ses habitudes de travail rendent essentiellement sédentaire.

Je reviens sur notre entrée dans le goulet du golfe de Nagha-saki. Cette entrée avait été accompagnée d’une circonstance particulière assez curieuse. D’après l’ancienne coutume et les règlements du port de Nagha-saki, il était défendu à tout navire d’arrivage d’Europe d’entrer dans le canal conduisant à ce port sans en avoir obtenu la permission préalable écrite et revêtue du cachet des autorités de la ville ; les termes de cette défense sont aussi impératifs qu’inacceptables, aujourd’hui surtout que les traités ont ouvert des relations faciles avec le Japon. C’est l’avis de se conformer aux prescriptions anciennes, que, dès notre apparition dans le canal, un officier subalterne en canot a apporté, piqué au bout d’une lance, au commandant du Laplace, et sans autre explication il a regagné la terre : le baron Gros a naturellement donné l’ordre de ne répondre qu’en passant outre.

Ce canal de Nagha-saki a deux milles de profondeur ; il est abrité de tous côtés par de hautes montagnes qui lui donnent la forme d’un long entonnoir. Ces montagnes, couvertes de bois, de villages, de cultures, et séparées l’une de l’autre par des vallées qui descendent vers le canal, forment un des panoramas les plus magnifiques que l’on puisse voir : c’est Simoda plus grandiose.

À deux heures, j’ai accompagné l’Ambassadeur dans la visite qu’il a rendue à M. Duncker-Curtius, Hollandais de forme dans toute l’acception du mot ; il est d’un abord obligeant, et parle assez facilement le français.

J’ai retrouvé chez lui M. de Kattendycke, et nous nous sommes mutuellement reconnus pour nous être déjà vus à Paris : c’est un homme du monde par excellence, fort instruit, fort aimable et, dit-on, très-capable dans son arme. Pour mon compte, au bout de quelques instants de commune causerie, je l’ai trouvé d’une cordialité qui m’a vite gagné ; aussi n’ai-je pas hésité à accepter de partager, pendant une partie de notre court séjour à Nagha-saki, sa petite maison, où, avec ses habitudes et ses idées d’Europe, il vit solitaire et, m’a-t-il dit, fort ennuyé de son exil au Japon. Je me suis rappelé l’avoir laissé, il y a six ans, à Paris, jeune et brun de cheveux, et, aujourd’hui, je le retrouve les cheveux presque complétement gris et suffisamment vieilli : c’est le sort, à ce qu’il paraît, réservé aux déportés libres soit en Chine, soit au Japon.

À côté de Yeddo, à en juger par ce que je puis en voir du pont du Laplace, Nagha-saki me fait l’effet d’un gros bourg en amphithéâtre sur le versant d’une montagne labourée de cultures de toutes sortes. Ce gros bourg a cependant, dit-on, soixante mille habitants.

Demain, je profiterai des offres de M. de Kattendycke ; je descendrai à terre, avec l’espoir d’avoir ici mes mouvements libres de tout Ya-kou-nynn.


17 octobre.

Nous avons, mouillées à nos côtés, trois frégates, deux américaines et une russe ; il ne manque qu’un navire anglais pour que les quatre grandes puissances du monde soient représentées dans la rade de Nagha-saki. La station hollandaise ne se compose que d’un brick ; car je ne compte pas un second brick sorti des chantiers de la Hollande, offert par le roi Guillaume à l’empereur du Japon, et sur lequel M. de Kattendycke a établi une école de marine pour de jeunes Japonais. Il est très-content de ses élèves, dont l’aptitude pour les sciences exactes est, à ce qu’il paraît, surprenante. M. Duncker-Curtius, comme, du reste, toute la colonie hollandaise de Nagha-saki, habite l’îlot de Désima, îlot en forme d’éventail, séparé de la terre ferme, c’est-à-dire de la ville, par un fossé maçonné de quelques mètres de largeur, sur lequel est jeté un pont unique pour communiquer avec la ville.

C’est sur cet îlot, qui, il y a quelques années encore, ne contenait qu’une vingtaine de maisons, et qui, aujourd’hui, en contient tout au plus le double, que, depuis 1616, depuis la dernière persécution et le massacre des chrétiens au Japon, la Hollande, représentée par un chef de factorerie et par quelques commis de Rotterdam ou de Dordrecht, s’est condamnée à rester on peut dire parquée sous des verrous qui, le soir et le matin, étaient rigoureusement tirés par les gouverneurs de Nagha-saki. Ce n’est que depuis trois ans que ces verrous se sont ouverts sous l’influence de traités nouveaux. Réduits à vivre ainsi séparés de leurs femmes et de leurs enfants, auxquels le gouvernement japonais interdisait l’entrée de l’empire, même à Désima, les Hollandais, colons patients, marchands habiles et tenaces, ont tout accepté par le passé, sacrifices moraux, sacrifices matériels, plutôt que d’abandonner un terrain qu’ils avaient semé et qui déjà leur avait donné de riches et abondantes récoltes.

Tout en servant leurs propres intérêts, et tout en enrichissant la mère-patrie, ils ont donc bien mérité de l’Occident, puisqu’en fait, par leur persistance autant que par la continuité de leurs bonnes relations avec le Japon, ils ont su lui en garder la clef. Aussi l’Amérique, malgré son initiative audacieuse et son esprit d’occupation ordinaires, serait, à mon avis, fort mal venue, comme elle en a la prétention, à réclamer moralement la première place dans les succès que l’Europe vient d’obtenir à Yeddo ; car c’est à la Hollande seule, je le répète, et je ne m’appuie que sur des faits, qu’appartient, selon moi, l’honneur des véritables éléments de ces mêmes succès.

Depuis ce matin je suis descendu à terre, chez M. de Kattendycke, afin de pouvoir, guidé par son obligeance, visiter la ville dans ses détails ; bien qu’après Yeddo, je compte sur très-peu de nouveau en fait de choses extérieures.

M. Duncker-Curtius, chez qui j’ai passé la soirée, et qui m’a présenté trois négociants hollandais habitant le Japon depuis plusieurs années, m’a déjà donné sur Nagha-saki, comme police, comme rapports avec les autorités et les habitants, des notions qui s’écartent peu de celles déjà recueillies à Simoda et à Yeddo. C’est, en effet, un pays trop généralement bien discipliné et réglementé pour qu’il en soit autrement.


18, 19 octobre.

D’après la conversation que j’ai eue hier chez le résident hollandais avec des hommes froids et sérieux qui connaissent tous les replis d’un terrain qu’ils pratiquent depuis des années, la prostitution au Japon a, sous certains rapports, un caractère essentiellement social : et si, d’une part, conséquence naturelle de la différence des religions, des mœurs et des institutions, ce caractère vient porter atteinte, au premier chef, aux principes élémentaires de notre code de morale civilisée, de l’autre il offre, avec les sociétés antiques, des points de rapprochement frappants : j’entre dans quelques détails.

Au Japon, par tout l’Empire, les prostituées forment une catégorie sociale, nombreuse, imposante et distincte, sur laquelle la société japonaise ne fait rien peser du mépris de nos sociétés européennes. Dès Page de six à huit ans, une fille est susceptible d’être vendue ou plutôt d’être louée, en vertu d’un contrat reconnu par la loi, à la condition, toutefois, que cette fille servira une rente à sa famille pendant la durée de l’engagement que cette dernière a contracté pour elle, et qui, en se dissolvant de plein droit, à vingt-cinq ans, la fait, à cet âge, redevenir maîtresse d’elle-même. Les prix de cette singulière rente sont cotés et strictement observés de part et d’autre.

Une fois entrée dans la maison, dont, par contrat, elle devient pour ainsi dire la chose, res propria, et dès qu’elle dénote une certaine intelligence, cette fille y reçoit une éducation aussi soignée que celle que pourrait recevoir dans sa propre famille la fille d’un riche particulier, et cette éducation ne s’étend pas seulement à l’histoire et à la littérature du pays, mais elle va souvent jusqu’aux sciences les plus abstraites, telles que les mathématiques et même l’astronomie, qui, de tout temps, a été fort prisée au Japon.

Depuis le marchand jusqu’au Damio, les Japonais fréquentent journellement les maisons de la nature de celles que je viens de citer, où, nouveaux Athéniens, ils se complaisent à causer de leurs affaires ou à disserter sur la politique et sur les lettres, pour lesquelles ils sont passionnés. Par la force des choses, ils ont donc des contacts continuels avec les femmes qu’ils y rencontrent, dont une des attributions est de réciter des poésies ou de raconter des légendes historiques, en s’accompagnant sur des instruments de musique ; le mode ionien des temps antiques. Ainsi viennent souvent à se révéler chez certaines d’entre elles un charme ou des qualités intellectuelles, qui font que, de maîtresses qu’elles pouvaient être de leurs visiteurs de tous les jours, elles en deviennent, à un moment donné, les femmes légitimes ; fait qui aujourd’hui se renouvelle fréquemment au Japon, surtout de la part de la bourgeoisie ou des marchands, bien que, par le passé, on ait vu même des Damios contracter de pareils mariages.

Dès que leur union est légitimée par la loi et qu’elles sont entrées dans leurs nouvelles familles, ces femmes prennent dans la société, qui les reçoit toujours et sans murmure, une position si nette et si respectable, que jamais la pensée ne viendra à qui que ce soit de leur faire le moindre reproche de leur passé, d’y faire même la moindre allusion ; en un mot, le mariage les purifie à tout jamais, et l’on cite, en les nommant dans les récits populaires, nombre de ces femmes qui ont offert les exemples d’une haute distinction d’esprit ou d’un rare courage, et qui ont joué un rôle important, non-seulement dans leurs familles, mais même dans les destinées de leur pays.

Tous ces détails, je puis les garantir authentiques, et j’en ajouterai un dernier, qui ne saurait que les confirmer : celui-là est tout contemporain, et, à Nagha-saki, de notoriété publique.

De 1808 à 1810, c’est-à-dire à l’époque où les Pays-Bas étaient devenus, sous le roi Louis, une annexe de l’empire français, les colonies hollandaises, Java en première ligne, durent nécessairement suivre le sort politique de la métropole. Avis de reconnaître le nouvel ordre de choses fut envoyé de Batavia à Désima qui en relevait comme ressources aussi bien que comme administration ; mais M. H. Doef, patriote ardent, le chef de ce comptoir, se refusa à cette reconnaissance pour lui et les quelques individus composant alors la colonie hollandaise au Japon ; et pendant toute la durée du régime français dans les Pays-Bas, cette résistance ne fléchit pas un seul instant, quoique le comptoir de Désima fût absolument privé de tous secours, soit en vivres, soit en argent.

C’est dans ces circonstances qu’une des maisons publiques de Nagha-saki, par sympathie pour ces voisins étrangers, si paisibles, si bonnes gens et si malheureux, prit la résolution de leur venir en aide ; et elle le fit assez largement pour que, pendant plusieurs mois, Désima lui dût en grande partie ses moyens de subsistance. Mais une fois le comptoir rendu à son ancienne aisance, grâce au port de Batavia redevenu lui-même port hollandais, l’empereur du Japon, afin de reconnaitre publiquement les services que la maison de Nagha-saki avait rendus à ses vieux alliés, lui concéda : d’abord le titre d’habitation noble, c’est-à-dire le droit d’avoir sur sa porte d’entrée des clous de bronze doré ; de plus, il lui donna en toute propriété et à perpétuité le terrain sur lequel elle se trouvait bâtie et qui, jusque-là, n’avait été qu’un terrain loué. Cette maison existe encore et a conservé, sous ses dehors nobiliaires, son application première.

Ne sont-ce pas des mœurs uniques et bien dignes d’étude que celles d’un peuple qui, à côté de l’espionnage érigé dans toutes ses classes à l’état de moyen politique et de devoir récompensé ; à côté de la prostitution non-seulement tolérée, mais acceptée et utilisée au profit de la société et de la famille, semble avoir, d’après ce que nous avons pu en deviner, des institutions pleines de sagesse et de moralité, ayant un caractère marqué d’assistance ou d’utilité publique ; telles que des maisons d’asile pour les infirmes et pour les pauvres ; telles que des monts-de-piété, détails principaux de l’édilité japonaise ? Un avenir que je crois encore éloigné pourra seul nous dévoiler, à côté de ses défauts, les vraies qualités de cette société si étrange et encore si inexpliquée.


20 octobre.

Hier M. de Kattendycke a bien voulu me montrer la ville dans tous ses détails. C’est la même ordonnance qu’à Yeddo, comme rues, comme hygiène publique, comme police municipale, avec cette différence toutefois qu’ici le Ya-kou-nynn apparent est supprimé et que l’étranger, serait-il, comme je fais l’honneur au gouvernement japonais de le supposer, toujours surveillé par l’autorité, il l’est d’une façon occulte, d’une façon décente ; qu’ici du moins il a la satisfaction de se croire entièrement libre de ses mouvements, et qu’il peut circuler partout sans entraves.

Comme je l’ai déjà noté, Nagha-saki est bâtie au pied de deux montagnes juxtaposées, couvertes non-seulement de jardins et de cultures, mais aussi de vastes cimetières dont les tombes, symétriquement alignées comme les rizières qui les avoisinent, représentent une longue suite de générations éteintes ; c’est une nécropole immense dominant la cité des vivants et l’enveloppant tout entière, comme pour lui rappeler qu’elle ne saurait lui échapper. On dit l’intérieur du pays aussi boisé et aussi riche qu’à Simoda.

J’ai accompagné le baron Gros dans la visite qu’il a faite au Bougno gouverneur de la ville. L’accueil a été des plus gracieux : on voit bien que nous quittons le Japon. Le Bougno nous a offert un goûter très-élégant, tout parfumé de fleurs, tout sucré des gâteaux les plus variés. Le palais où nous avons été reçus n’a rien de remarquable : en bois toujours, et sans nulle ornementation extérieure ; seulement, ici, un corps de garde d’une vingtaine d’hommes en défend l’entrée principale, et tous les hommes sont armés de carabines rayées, des mieux entretenues  ; sans doute un échantillon déjà arrivé des dix mille fusils que le gouvernement hollandais s’est chargé de commander en Europe pour son allié d’outre-mer.

Dans l’intérieur de la ville, je suis entré dans plusieurs temples boudhiques ; dans un, entre autres, très-vénéré, le plus curieux et le plus pompeusement construit que j’aie encore vu, même à Yeddo.

À propos d’édifices religieux, et à l’appui, du reste, de tout ce qui déjà a été écrit par les auteurs hollandais, la meilleure des autorités pour moi, j’ai trouvé sur les lieux la confirmation de ce que j’avais déjà lu chez ces mêmes auteurs, c’est que le Sintoïsme et le Boudhisme sont les deux cultes dominants au Japon. La dénomination du premier vient du mot japonais Sin qui signifie héros. C’est la religion de l’État ; elle reconnait un être suprême et une foule de génies qui dirigent les choses et les astres. Comme en Chine, il n’existe ici aucune ferveur religieuse chez la population en général, population essentiellement positive, ou politique, ou industrielle, et se préoccupant beaucoup plus d’intérêts matériels que d’intérêts religieux. Quant aux prêtres, aux Bonzes, plus qu’en Chine encore peut-être, ils forment, dans la société japonaise, une catégorie qui, d’une part, étant complétement écartée des affaires publiques, et, de l’autre, ne trouvant aucun point d’appui sur l’esprit des masses, n’inspire que peu de vénération et n’a en mains aucune autorité : aussi se réfugient-ils, les uns, dit-on, dans l’étude et la science ; les autres, et c’est la grande généralité, dans des habitudes de paresse et d’incurie morale qui en font des personnalités peu respectables.

Autrement dit, au Japon, dans les conditions actuelles de son tempérament social, les idées religieuses, depuis l’expulsion des jésuites, sont-elles étouffées complétement, ou ne font-elles que sommeiller sous le poids de la politique du gouvernement et des instincts positifs et satisfaits de la population ? c’est là une question à laquelle, quant à présent, nul ne serait en mesure de répondre d’une façon certaine ; mais mon opinion personnelle est que, gouverné, conseillé et réglementé comme il l’est, à la complète satisfaction de tous ses besoins matériels ; n’ayant d’ailleurs encore ressenti aucun des appétits nouveaux que vont nécessairement éveiller chez lui ses futurs contacts avec des civilisations plus avancées que la sienne, et, peut-être, à ce titre, pour lui, plus dangereuses, le peuple japonais n’éprouve, dans le présent, aucune tendance aux nouveautés, qu’elles s’appellent politique ou qu’elles s’appellent religion. Sous ce dernier rapport principalement, il resterait certainement froid aujourd’hui, si même, soldat discipliné de ses gouvernants, il ne devenait pas, à un moment donné, en face des innovations, agressif et militant.

Le temps n’est donc pas encore venu, dans l’intérêt du Christianisme, de tenter de réveiller un ordre d’idées que près de deux siècles d’isolement et d’indifférence semblent avoir sinon compromis à tout jamais, du moins temporairement effacé ; et il est sage à nos derniers Traités de l’avoir compris.


21 octobre.

J’ai fait aujourd’hui mes adieux à la colonie de Désima : jamais je n’oublierai le cordial accueil que j’y ai reçu ; ces adieux, je les fais aussi au Japon, et demain, à huit heures, nous reprenons la route de la Chine ; je voudrais déjà pouvoir dire, de la France.


Je n’ai pas voulu consigner dans ce journal les quelques notions que, pendant mon séjour à Yeddo et à Nagha-saki, j’ai pu recueillir aussi bien sur l’autorité souveraine, envisagée dans ses attributions et dans son exercice, que sur les rouages du mécanisme politique et administratif du Japon ; car ces notions sont ou si volontairement confuses, ou si entièrement conformes à celles des auteurs hollandais anciens et modernes, que, si j’avais pris un autre parti, il aurait fallu me jeter dans l’hypothèse, ou me borner au rôle de simple compilateur.

En effet, la politique du Japon nous a fait et tâchera de nous faire encore, aussi longtemps que cela sera en son pouvoir, un secret de ses ressorts, de ses moyens et de ses ressources véritables : aussi, pour ma part, je suis convaincu que, jusqu’à présent, nous n’avons pu en saisir que quelques rares formules, quelques rares applications extérieures ; et que ce n’est que par des inductions, fondées autant sur les révélations d’un passé moins fermé que le présent, que sur le caractère d’immobilité inhérent aux sociétés orientales, qu’il nous est permis de supposer, mais non d’affirmer, que le Japon est aujourd’hui ce qu’il était il y a un siècle, sous le rapport de ses institutions comme sous celui de ses mœurs politiques.

FIN.