Nouvel Organum/Texte entier

La bibliothèque libre.
Nouvel Organum
ou règles véritables pour l'interprétation de la Nature
Traduction par F. Riaux.
2
Charpentier.

GRANDE RESTAURATION

DES SCIENCES.



DEUXIÈME PARTIE.



NOUVEL ORGANUM[1],
ou
RÈGLES VÉRITABLES POUR l’INTERPRÉTATION DE LA NATURE.

(NOVUM ORGANUM.)



PRÉFACE.

Une des plus puissantes causes qui aient arrêté les progrès des sciences et de la philosophie, est la témérité de ceux qu’une excessive confiance dans leur esprit, ou l’ambition et le désir de se distinguer, ont portés à dogmatiser sur la nature comme sur un sujet suffisamment approfondi. La vigueur même d’esprit et la force d’éloquence qui les mettaient en état d’accréditer leurs opinions, ne les rendaient que plus capables d’éteindre dans leurs disciples toute ardeur pour de nouvelles recherches ; et s’ils ont été utiles par les productions de leur propre génie, ils ont été cent fois plus nuisibles en énervant les autres génies ou les détournant de leur vraie direction. Quant à ceux qui, tenant la route opposée, affirmaient qu’on ne peut rien savoir avec certitude, cette opinion décourageante où les fit tomber soit leur aversion pour les anciens sophistes, soit l’incertitude ou flottait leur esprit, soit encore une certaine surabondance d’idées et de sciences mal digérées, ils l’appuyaient sans doute par des raisons qu’il serait injuste de mépriser, mais ils n’ont pas su la déduire des vrais principes. Entraînés par la passion et l'envie de briller, ils dépassèrent le but. Les philosophes des premiers temps de la Grèce, dont les ouvrages sont perdus, furent les seuls qui surent garder un sage milieu entre la jactance affirmative des premiers, et la désespérante acatalepsie[2] des derniers. Tout en se plaignant sans cesse de la difficulté des recherches, de l'obscurité des choses, tout en donnant de fréquents signes d’impatience, et en rongeant pour ainsi dire leur frein, ils n’ont pas laissé de s’occuper vivement de leur dessein et de s’attacher à l'étude de la nature avec une sorte d’opiniâtreté, pensant avec raison que, pour terminer cette question même, et savoir enfin si l’on peut en effet savoir quelque chose, il fallait, au lieu de disputer sur ce point, le décider par l'expérience. Encore ceux-là même s’abandonnaient trop à l’impétuosité naturelle de leur entendement, sans aucune règle fixe qui le dirigeât ou le contînt, s’imaginant que, pour pénétrer dans les secrets de la nature, il suffisait de méditer avec obstination, de tourner pour ainsi dire son esprit dans tous les sens, et de le maintenir dans une agitation perpétuelle.

Quant à notre méthode, autant elle est difficile à suivre, autant elle est facile à exposer. Il s’agit, en effet, d’établir des degrés de certitude, de donner de l’appui aux sens par une réduction des objets, mais en rejetant presque tout le produit des premières opérations de l’esprit qui suivent immédiatement les sensations, la route nouvelle et sûre que notre dessein est de tracer à l’entendement humain devant commencer aux perceptions des sens. Et c’était sans doute ce qu’avaient aussi en vue ces anciens philosophes, qui faisaient jouer un si grand rôle à la dialectique. Par le soin même avec lequel ils traitaient cette science, il paraît qu’ils y cherchaient des secours pour l’entendement, tenant pour suspects sa marche native et son mouvement spontané. Mais ce remède, ils l’appliquaient trop tard, déjà l’esprit était dépravé par une infinité de mauvaises habitudes, tout rempli de simples ouï-dire, tout infecté de doctrines mensongères, et obsédé par mille fantômes[3] déjà tout était perdu. Ainsi les régles de la dialectique, appliquées tardivement, et ne rétablissant pas les choses, servent plutôt à fixer les erreurs qu’à découvrir la vérité. Reste donc une seule ressource, un seul moyen de guérison : c’est de recommencer tout ce travail de l’entendement humain, de ne jamais l’abandonner à lui-même, mais de s’emparer de lui dès le commencement, de le diriger à chaque pas, et, pour tout dire, de ne le faire travailler qu’à force de machines. Certes, si les hommes eussent voulu exécuter tous les travaux mécaniques à l’aide de leurs seules mains, ils n’auraient pu mouvoir que de fort petites masses, et ils n’auraient fait en ce genre rien de grand. Mais faisons ici une courte pause pour contempler dans cet exemple même, comme dans un miroir fidèle, la vanité de nos prétentions et l’inutilité de nos efforts. Supposons qu’on eût dessein de transporter un obélisque d’une grandeur extraordinaire pour servir de décoration à un triomphe ou à quelque autre fête de ce genre, et que ceux qui auraient entrepris ce travail voulussent l’exécuter avec leurs seules mains ; un spectateur de sang-froid ne les prendrait-il pas pour une troupe d’insensés ? Que si, augmentant le nombre des ouvriers, ils espéraient par ce seul moyen venir à bout de leur dessein, ne lui sembleraient-ils pas encore plus fous ? Si encore, faisant un choix dans cette multitude et renvoyant les plus faibles pour n’employer que les plus vigoureux, ils se flattaient d’avoir tout fait par ce choix, ne lui sembleraient-ils pas au comble de la folie ? Enfin, si, non contents de tout cela, et recourant à l’art de la gymnastique, ils ordonnaient que chaque ouvrier eût à ne se présenter au travail qu’après avoir enduit ses bras, ses mains et tous ses muscles de ces substances onctueuses dont les athlètes faisaient usage autrefois, et suivi exactement le régime qu’on leur prescrivait, ce spectateur, plus étonné que jamais, ne finirait-il pas par s’écrier : « Voilà des gens qui extravaguent avec une sorte de prudence et de méthode ! Que de peine perdue !... » Eh bien ! c’est avec un zèle aussi extravagant et avec des efforts aussi impuissants que les hommes s’attroupent pour exécuter les travaux intellectuels, attendant tout, soit de la multitude et de l’accord des esprits, soit de la pénétration et de la supériorité du génie ; ou encore pour donner à leur esprit plus de nerf et de ressort, recourant à la dialectique, sorte d’art très-analogue à celui des athlètes. Mais cependant, quels que soient le zèle et les efforts qu’ils déploient, on ne peut disconvenir que c’est leur entendement tout nu qu’ils mettent en œuvre. Or il est de toute évidence que, dans toute opération qu’exécute la main de l’homme, si on n’a recours aux instruments et aux machines, on ne pourra ni tendre les forces des individus, ni les faire s’appuyer mutuellement. Aussi[4], d’après tout ce qui précede, nous établirons deux points sur lesquels nous voulons attirer l’attention complète des hommes, de peur qu’ils n'y songent pas eux-mêmes. Le premier, c’est qu’un destin heureux, du moins nous l’estimons tel, fasse en sorte que, pour éteindre les contradictions et apaiser l’orgueil des esprits, nous conservions intact aux anciens l’honneur et le respect qui leur est dû, et que cependant nous puissions accomplir notre dessein, et recueillir le fruit de notre modeste ambition. Car, si nous proclamons que notre méthode pour résoudre les problèmes qui ont occupé les anciens est préférable a la leur, nous ne pouvons empêcher, quelle que soit l’habileté de nos expressions, que cela ne donne lieu a des comparaisons et a des disputes au sujet de leur génie et de leur supériorité, non que ce soient la choses illicites ou nouvelles (pourquoi, en effet, n’aurions-nous pas le droit comme tout le monde de critiquer et d’indiquer les erreurs qu’ils auraient établies ou accréditées ?), mais seulement dans de certaines limites encore nos faibles forces ne nous permettraient-elles guère de soutenir cette discussion. Mais, comme notre but est d’ouvrir a l’entendement une route entièrement nouvelle, que les anciens n’ont ni explorée ni même connue, cela donne une face toute différente a nos prétentions, il n’y a plus lieu a s’enflammer, nous ne prétendons qu’au rôle de guide, ce qui assurément n’est pas viser a une grande autorité, et ce qui suppose plus de bonheur que de talent et de supériorité. Voilà pour ce qui concerne le rôle que nous avons a jouer personnellement, voici pour les choses elles-mêmes.

Notre dessein n’est nullement de déposséder la philosophie aujourd’hui en honneur, ou toute autre actuellement existante ou à exister qui pourrait être ou plus exacte ou plus complète, nous n’empêchons pas que les philosophies reçues ne servent à fournir un sujet aux disputes, un texte aux entretiens, ou des méthodes abréviatives et des facilités de toute espèce dans les affaires et dans les différentes professions. Nous devons même déclarer que la philosophie que nous proposons ne serait pas d’un grand service dans le commerce ordinaire de la vie. Ce n’est pas un objet qui soit comme sous la main et que tous puissent saisir aisément. Elle ne flatte point l’esprit humain en se mariant aux préjugés dont il est rempli, elle ne s’abaissera point a la portée des esprits ordinaires, et ils ne la pourront saisir que par ses effets et son utilité.

Ainsi, pour montrer une égale faveur a ces deux espèces de philosophies, et ménager les intérêts de l’une et de l’autre, distinguons deux sources différentes de philosophie et deux départements des sciences, ainsi que deux tribus ou familles de philosophes et de contemplatifs, familles qui ne sont nullement étrangères l’une a l’autre, encore moins ennemies par état, mais au contraire intéressées à resserrer par des secours mutuels les liens naturels qui les unissent, et a former entre elles une sorte de confédération. En un mot, distinguons un art de cultiver les sciences et un art de les inventer. S’il se trouve des personnes à qui le premier paraisse préférable et plaise davantage, soit par sa marche prompte et facile, soit à cause du fréquent usage dont il peut être dans la vie ordinaire, soit enfin parce qu’un défaut de vigueur dans l’esprit les rend incapables de saisir et d’embrasser dans toute son étendue cette seconde philosophie plus vaste et plus difficile (motif qui sera probablement celui du plus grand nombre), nous faisons des vœux pour eux, et leur souhaitons les plus heureux succès, les laissant libres de suivre le parti qu’ils ont pris. Mais s’il existe un mortel courageux qui ait un vrai désir, non de rester comme cloué aux découvertes déjà faites et d’en faire simplement usage, mais d’ajouter lui-même a ces inventions, non de l’emporter sur un adversaire par sa dextérité dans la dispute, mais de vaincre la nature même des œuvres, un homme, dis-je, qui ne perde point de temps a entasser d’imposantes vraisemblances, mais qui soit jaloux d’acquérir une véritable science, une science certaine, et qui se démontre elle-même par ses œuvres, celui-là, nous le reconnaissons pour un légitime enfant de la science, qu’il daigne se joindre à nous, et que, laissant derrière lui cette facile entrée des routes de la nature, route si longtemps battue par la multitude, il ose pénétrer avec nous jusqu’aux parties les plus reculées. Et pour mieux faire entendre notre pensée, et rendre les idées plus familières en y attachant des noms, appelons l’une de tes deux routes ou méthodes anticipations de l’esprit, et l’autre, interprétation de la nature, noms par lesquels nous les distinguons ordinairement[5].

Voilà à quoi il faut tendre sans cesse. Quant à nous, nous avons voulu (et nous avons mis a cela tous nos soins) que tout ce que nous croirions devoir mettre en avant fût non-seulement vrai en soi, mais aussi pût se faire jour sans gêne et sans violence dans l’esprit des hommes, quoique occupés d’autres intérêts, et quelque éloignés qu’ils fussent de notre sujet. Toutefois, quand nous traitons une matière aussi importante que l’est une restauration des études et des sciences, nous devons exiger de tous ceux qui, soit pour obéir à leur propre sentiment, soit pressés par l’autorité de la foule, soit convaincus par les formes de notre démonstration, qui ont acquis aujourd’hui toute l’autorité de décisions judiciaires, voudront se former ou énoncer une opinion sur un tel sujet, de vouloir bien aussi ne pas se flatter d’être en état de le faire après s’en être occupés seulement en passant, et au milieu d’autres affaires. Il est juste qu’avant tout ils connaissent le sujet a fond, qu’ils essaient à marcher peu à peu par la voie que nous avons décrite, frayée, assurée, qu’ils s’habituent, à la subtilité d’attention requise dans de semblables expériences ; qu’ils corrigent enfin, par des efforts légitimes, et tous faits à propos, les mauvaises habitudes profondément

enracinées dans l’esprit, et c’est alors seulement que, s’ils veulent exercer leur jugement, il pourra être en leur pouvoir de le faire.
NOUVEL ORGANUM


rédigé en aphorismes.




APHORISMES


SUR L’INTERPRÉTATION DE LA NATURE
ET LE RÈGNE DE L’HOMME




LIVRE PREMIER.


I. L’homme, interprète et ministre de la nature, n’étend ses connaissances et son action qu’à mesure qu’il découvre l’ordre naturel des choses, soit par l’observation, soit par la réflexion ; il ne sait et ne peut rien de plus.

II. La main seule et l’entendement abandonné à lui-même n’ont qu’un pouvoir très-limité ; ce sont les instruments, et les autres genres de secours qui font presque tout, secours et instruments non moins nécessaires à l’esprit qu’à la main ; et de même que les instruments de la main excitent ou règlent son mouvement, les instruments de l’esprit l’aident à saisir la vérité ou à éviter l’erreur.

III. La science et la puissance humaine se correspondent dans tous les points et vont au même but ; c’est l’ignorance où nous sommes de la cause qui nous prive de l’effet ; car on ne peut vaincre la nature qu’en lui obéissant ; et ce qui était principe, effet ou cause dans la théorie, devient règle, but ou moyen dans la pratique.

IV. Approcher ou écarter les uns des autres les corps naturels, c’est à quoi se réduit toute la puissance de l’homme ; tout le reste, la nature l’opère à l’intérieur et hors de notre vue.

V. Les seuls hommes qui se mêlent d’étudier la nature, ce sont tout au plus le mécanicien, le mathématicien, le médecin, l’alchimiste et le magicien ; mais tous, du moins jusqu’ici, avec aussi peu de succès que de vraie méthode.

VI. Il serait insensé, et même contradictoire, de penser que ce qui n’a jamais été exécuté puisse l’être autrement que par des moyens qui n’ont pas encore été tentés.

VII. Au premier coup d’œil jeté sur les livres, les laboratoires et les ateliers, les productions de l’esprit et de la main de l’homme paraissent innombrables. Mais toute cette variété se réduit à une subtilité recherchée, et à des dérivations de ce qui frappe le plus la vue, et non à de nombreux axiomes.

VIII. Je dis plus : tous ces moyens imaginés jusqu’ici sont bien plutôt dus au hasard et à la routine, qu’aux sciences et à la méthode. Car ces sciences prétendues, dont nous sommes en possession, ne sont tout au plus que d’ingénieuses combinaisons de choses connues depuis longtemps, et non de nouvelles méthodes d’invention ou des indications de nouveaux moyens.

IX. Au fond, les sources et les causes de tous les abus qui se sont introduits dans les sciences se réduisent à une seule, à celle-ci : c’est précisément parce qu’on admire et qu’on vante les forces de l’esprit humain qu’on ne pense point à lui procurer de vrais secours.

X. La subtilité des opérations de la nature surpasse infiniment celle des sens et de l’entendement, en sorte que toutes ces brillantes spéculations et toutes ces explications dont on est si fier ne sont qu’un art d’extravaguer méthodiquement ; et si elles en imposent, c’est que personne encore n’a fait cette remarque.

XI. Comme les sciences que nous possédons ne contribuent en rien à l’invention des moyens, la logique reçue n’est pas moins inutile à l’invention des sciences.

XII. Cette logique, dont l’usage n’est qu’un abus, sert beaucoup moins à faciliter la recherche de la vérité, qu’à fixer les erreurs qui ont pour base les notions vulgaires ; elle est plus nuisible qu’utile.

XIII. Le syllogisme n’est d’aucun usage pour inventer ou vérifier les premiers principes des sciences. Ce serait en vain qu’on voudrait l’employer pour les axiomes moyens[6] ; c’est un instrument trop faible et trop grossier pour pénétrer dans les profondeurs de la nature. Aussi voit-on qu’il peut tout sur les opinions, et rien sur les choses mêmes.

XIV. Le syllogisme est composé de propositions, les propositions le sont de mots, et les mots sont en quelque manière les étiquettes des choses. Que si les notions mêmes, qui sont comme la base de l’édifice, sont confuses et extraites des choses au hasard, tout ce qu’on bâtit ensuite sur un tel fondement ne peut avoir de solidité. Il ne reste donc d’espérance que dans la véritable induction.

XV. Rien de plus faux ou de plus hasardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique, telles que celles de substance, de qualité, d’action, de passion, et la notion même de l’être. Encore moins peut-on faire fonds sur les notions de densité et de raréfaction, de pesanteur et de légèreté, d’humidité et de sécheresse, de génération et de corruption, d’attraction et de répulsion, d’élément et de matière, de forme, ni sur une infinité d’autres semblables, toutes notions fantastiques et mal déterminées.

XVI. Les notions des espèces du dernier ordre, comme celles de l’homme, du chien, du pigeon, et les perceptions immédiates des sens, comme celles du chaud, du froid, du blanc, du noir, sont beaucoup moins trompeuses ; encore ces dernières mêmes deviennent-elles souvent confuses et incertaines, par différentes causes, telles que : la nature variable de la matière, l’enchaînement de toutes les parties de la nature, et la prodigieuse complication de tous les sujets. Mais toutes les autres notions dont on a fait usage jusqu’ici sont autant d’erreurs ; aucune n’a été extraite de l’observation et de l’expérience par la méthode convenable.

XVII. Même licence et même aberration dans la manière de former et d’établir les axiomes, que dans celle d’abstraire les notions ; et l’erreur est dans les propositions mêmes qu’on qualifie ordinairement de principes, et qui toutes sont le produit de l’induction vulgaire ; mais elle est beaucoup plus grande dans les axiomes et les propositions d’ordre inférieur qu’on déduit par le moyen du syllogisme.

XVIII. Ce qu’on a jusqu’ici inventé dans les sciences est presque entièrement subordonné aux notions vulgaires, ou s’en éloigne bien peu ; mais veut-on pénétrer jusqu’aux parties les plus reculées et les plus secrètes de la nature, il faut extraire de l’observation et former, soit les notions, soit les principes, par une méthode plus exacte et plus certaine ; en un mot, apprendre à mieux diriger tout le travail de l’entendement humain.

XIX. Il peut y avoir et il y a en effet deux voies ou méthodes pour découvrir la vérité. L’une, partant des sensations et des faits particuliers, s’élance du premier saut jusqu’aux principes les plus généraux ; puis se reposant sur ces principes comme sur autant de vérités inébranlables, elle en déduit les axiomes moyens ou les y rapporte pour les juger ; c’est celle-ci qu’on suit ordinairement. L’autre part aussi des sensations et des faits particuliers ; mais s’élevant avec lenteur par une marche graduelle et sans franchir aucun degré, elle n’arrive que bien tard aux propositions les plus générales ; cette dernière méthode est la véritable, mais personne ne l’a encore tentée[7].

XX. L’entendement abandonné à lui-même suit précisément la même marche que lorsqu’il est dirigé par la dialectique ; car l’esprit humain brûle d’arriver aux principes généraux pour s’y reposer ; puis après s’y être un peu arrêté, il dédaigne l’expérience. Mais la plus grande partie du mal doit être imputée à la dialectique, qui nourrit l’orgueil humain par le vain étalage et le faste des disputes.

XXI. L’entendement abandonné à lui-même dans un homme judicieux, patient et circonspect, surtout lorsqu’il n’est arrêté par aucune prévention née des opinions reçues, fait quelques pas dans cette autre route qui est la vraie, mais il y avance bien peu ; l’entendement, s’il n’est sans cesse aidé et dirigé, étant sujet à mille inconséquences, et tout à fait incapable par lui-même de pénétrer dans les obscurités de la nature.

XXII. L’une et l’autre méthode, partant également des sensations et des choses particulières, se reposent dans les plus générales, mais avec cette différence immense que l’une ne fait qu’effleurer l’expérience et y toucher pour ainsi dire en courant, au lieu que l’autre s’y arrête autant qu’il le faut et avec méthode. De plus, la première établit de prime-saut je ne sais quelles généralités abstraites, vagues et inutiles, au lieu que la dernière s’élève par degrés aux principes réels et avoués de la nature.

XXIII. Ce n’est pas une légère différence que celle qui se trouve entre les fantômes de l’esprit humain et les idées de l’esprit divin, je veux dire entre certaines opinions frivoles et les vraies marques, les vraies caractères empreints dans les créatures, quand on sait les voir telles qu’elles sont.

XXIV. Il ne faut pas s’imaginer que des principes établis par la simple argumentation puissent être jamais d’un grand usage pour inventer des moyens réels et effectifs, la subtilité de la nature surpassant infiniment celle des arguments ; mais les principes extraits des faits particuliers avec ordre et avec méthode conduisent aisément à de nouveaux faits particuliers, et c’est ainsi qu’ils rendent les sciences actives.

XXV. D’où ont découlé les principes sur lesquels on se fonde aujourd’hui ? D’une poignée de petites expériences, d’un fort petit nombre de faits très familiers, d’observations triviales ; et comme ces principes sont, pour ainsi dire, taillés à la mesure de ces faits, il n’est pas étonnant qu’ils ne puissent conduire à de nouveaux faits. Que si par hasard quelque fait contradictoire[8], qu’on n’avait pas d’abord aperçu, se présente tout à coup, on sauve le principe à l’aide de quelque frivole distinction, au lieu qu’il aurait fallu corriger d’abord le principe même.

XXVI, Ce produit de la raison humaine, dont nous faisons usage pour raisonner sur les opérations de la nature, nous l’appelons anticipations de la nature ; attendu que ce n’est qu’une production fortuite et prématurée. Mais les autres connaissances que nous tirons des choses observées et analysées avec méthode ; nous les appelons interprétations de la nature.

XXVII. Les anticipations n’ont que trop de force pour extorquer notre assentiment ; car, après tout ; si les hommes, étant tous atteints de la même folie, extravaguaient précisément de la même manière, ils pourraient encore s’entendre assez bien.

XXVIII. Je dis plus ; les anticipations subjuguent plus aisément notre raison que ne le font les interprétations de la nature, les premières n’étant extraites que d’une poignée de cette sorte de faits qu’on rencontre à chaque instant, que l’entendement reconnaît aussitôt et dont l’imagination est déjà pleine ; au lieu que, les interprétations étant formées de notions prises çà et là, extrêmement différentes et fort éloignées ; soit les unes des autres, soit des idées communes, ne peuvent aussi promptement frapper notre esprit ; et les opinions qui en résultent, ne se mariant pas aussi aisément aux opinions reçues, semblent étranges, malsonnantes, et sont comme autant d’articles de foi.

XXIX. Les anticipations et la dialectique sont assez utiles dans les sciences qui ont pour base les opinions et les maximes reçues, vu qu’alors il s’agit plus de subjuguer les esprits que les choses mêmes.

XXX. Quand tous les esprits de toutes les nations et de tous les siècles, concertant leurs travaux et se transmettant réciproquement leurs découvertes, formeraient une sorte de coalition, les sciences n’en feraient pas de plus grands progrès par le seul moyen des anticipations ; car lorsque les erreurs sont radicales et ont eu lieu dans la première digestion de l’esprit, quelque remède qu’on applique ensuite, et quelque parfaites que puissent être les fonctions ultérieures, elles ne corrigent point le vice contracté dans les premières voies.

XXXI. En vain se flatterait-on de pouvoir faire de grands progrès dans les sciences, en entassant, en greffant le neuf sur le vieux ; il faut reprendre tout l’édifice par ses fondements, si l’on ne veut tourner perpétuellement dans le même cercle, en avançant tout au plus de quelques pas.

XXXII. Rendons aux anciens auteurs l’honneur qui leur est dû ; car il ne s’agit pas ici de comparer les esprits ou les talents, mais seulement les méthodes ; et quant à nous, notre dessein n’est pas de prendre ici le rôle de juge, mais seulement celui de guide.

XXXIII. Disons-le ouvertement ; on ne peut, par le moyen des anticipations, c’est-à-dire des opinions reçues, juger sainement de notre méthode, ni de ce qui a été inventé en la suivant ; car on ne peut exiger que nous nous en rapportions au jugement de ce qui est soi-même appelé en jugement.

XXXIV. Ce que nous proposons ici n’est même pas trop facile à exposer ; car on ne comprend ce qui est entièrement nouveau que par analogie avec ce qui est déjà connu.

XXXV. Borgia, parlant de l’expédition des Français en Italie[9], disait : qu’ils étaient venus la craie en main pour marquer leurs étapes, et non l’épée au poing pour faire une invasion. Il en est de même de notre méthode ; nous voulons qu’elle s’insinue doucement dans les esprits les mieux disposés à la recevoir, et les plus capables de la saisir ; qu’elle s’y fasse jour peu à peu, et sans violence ; car dès que nous ne sommes d’accord ni sur les principes, ni sur les notions, ni même sur la forme des démonstrations, les réfutations ne peuvent plus avoir lieu.

XXXVI. Reste donc une seule méthode à employer, méthode fort simple ; c’est, quant à nous, de mener les hommes aux faits mêmes, pour leur en faire suivre l’ordre et l’enchaînement ; mais eux, de leur côté, il faut aussi qu’ils s’imposent la loi d’abjurer pour un temps toutes leurs notions, et de se familiariser avec les choses mêmes.

XXXVII. La méthode des philosophes qui soutenaient le dogme de l’acatalepsie est, dans les commencements, presque parallèle à la nôtre, mais sur la fin elles s’écartent prodigieusement l’une de l’autre, et elles sont même opposées : car eux ; affirmant absolument, et sans restriction, qu’on ne peut rien savoir, ôtent ainsi aux sens et à l’entendement toute autorité ; au lieu que nous, qui disons seulement qu’on ne peut, par la méthode reçue, acquérir de grandes connaissances sur la nature, nous proposons une autre méthode, dont le but est de chercher et de procurer sans cesse des secours aux sens et à l’entendement.

XXXVIII. Non-seulement les fantômes et les notions fausses qui ont déjà pris pied dans l’entendement humain, et y ont jeté de si profondes racines, obséderont tellement les esprits que la vérité aura peine à s’y faire jour ; mais, le passage une fois ouvert, ils accourront de nouveau dans la restauration des sciences, et feront encore obstacle, si les hommes ne sont bien avertis de s’en défier et de prendre contre eux toutes sortes de précautions.

XXXIX. Ces fantômes qui obsèdent l’esprit humain, nous avons cru devoir (pour nous faire mieux entendre) les distinguer par les quatre dénominations suivantes : la première espèce, ce sont les fantômes de race ; la seconde, les fantômes de l’antre ; la troisième, les fantômes de la place publique ; la quatrième, les fantômes de théâtre.

XL. Quoique le plus sûr moyen pour bannir à perpétuité tous ces fantômes soit de ne former les notions et les axiomes que d’après les règles de la véritable induction, l’indication de ces fantômes ne laisse pas d’être d’une grande utilité ; car la doctrine qui a pour objet ces fantômes est à l’interprétation de la nature ce que la doctrine qui a pour objet les sophismes est à la dialectique ordinaire.

XLI. Les fantômes de race ont leur source dans la nature même de l’homme ; c’est un mal inhérent à la race humaine, un vrai mal de famille, car rien n’est plus dénué de fondement que ce principe[10] : « Le sens humain est la mesure de toutes les choses. » Il faut dire au contraire que toutes les perceptions, soit des sens, soit de l’esprit, ne sont que des relations à l’homme, et non des relations à l’univers. L’entendement humain, semblable à un miroir faux, fléchissant les rayons qui jaillissent des objets, et mêlant sa propre nature à celle des choses, gâte, tord, pour ainsi dire, et défigure toutes les images qu’il réfléchit.

XLII. Les fantômes de l’antre sont ceux de l’homme individuel ; car, outre les aberrations de la nature humaine prise en général, chaque homme a une sorte de caverne, d’antre individuel, qui rompt et corrompt la lumière naturelle, en vertu de différentes causes, telles que : la nature propre et particulière de chaque individu, l’éducation, les conversations, les lectures, les sociétés, l’autorité des personnes qu’on admire et qu’on respecte, enfin la diversité des impressions que peuvent faire les mêmes choses, selon qu’elles rencontrent un esprit préoccupé et déjà vivement affecté par d’autres objets, ou qu’elles trouvent un esprit tranquille et reposé ; en sorte que, rien n’étant plus inégal, plus variable, plus irrégulier que la disposition naturelle de l’esprit humain, considéré dans les divers individus, ses opérations spontanées sont presque entièrement le produit du hasard. Et c’est ce qui a donné lieu à cette observation si juste d’Héraclite : « Les hommes vont cherchant les sciences dans leurs petits mondes particuliers, et non dans le monde universel, c’est-à-dire dans le monde commun à tous. »

XLIII. Il est aussi des fantômes de convention et de société que nous appelons fantômes de la place publique, et dont la source est la communication qui s’établit entre les différentes familles du genre humain. C’est à ce commerce même, et aux associations de toute espèce, que fait allusion le nom par lequel nous les désignons, car les hommes s’associent par les discours ; et les noms qu’on impose aux différents objets d’échange, on les proportionne à l’intelligence des moindres esprits. De là tant de nomenclatures inexactes, d’expressions impropres qui font obstacle aux opérations de l’esprit : et c’est en vain que les savants, pour prévenir ou lever les équivoques, multiplient les définitions et les explications ; rien de plus insuffisant qu’un tel remède ; quoi qu’ils puissent faire, ces mots font violence à l’entendement, et troublent tout en précipitant les hommes dans de stériles et innombrables disputes.

XLIV. Il est enfin des fantômes originaires des dogmes dont les diverses philosophies sont composées, et qui, de là, sont venus s’établir dans les esprits. Ces derniers, nous les appelons fantômes de théâtre : car tous ces systèmes de philosophie, qui ont été successivement inventés et adoptés, sont comme autant de pièces de théâtre que les divers philosophes ont mises au jour, et sont venus jouer chacun à leur tour ; pièces qui présentent à nos regards autant de mondes imaginaires et vraiment faits pour la scène. Nous ne parlons pas seulement ici des opinions philosophiques et des sectes qui ont régné autrefois, mais en général de toutes celles qui ont pu ou peuvent encore exister, attendu qu’il est encore assez facile de composer une infinité d’autres pièces du même genre, les erreurs les plus opposées ayant presque toujours des causes semblables. Et, ce que nous disons, il ne faut pas l’entendre seulement des systèmes pris en totalité, mais même d’une infinité de principes et d’axiomes reçus dans les sciences ; principes que la crédulité, en les adoptant sans examen et les transmettant de bouche en bouche, a accrédités. Mais nous allons traiter plus amplement et plus en détail de ces diverses espèces de fantômes, afin d’en garantir plus sûrement l’esprit humain.

XLV. L’entendement humain, en vertu de sa constitution naturelle, n’est que trop porté à supposer dans les choses plus d’uniformité, d’ordre et de régularité qu’il ne s’y en trouve en effet ; et quoiqu’il y ait dans la nature une infinité de choses extrêmement différentes de toutes les autres, et uniques en leur espèce, il ne laisse pas d’imaginer un parallélisme, des analogies, des correspondances et des rapports qui n’ont aucune réalité. De là cette supposition chimérique que tous les corps célestes décrivent des cercles parfaits, espèce de conte physique qu’on n’a adopté qu’en rejetant tout à fait les lignes spirales et les dragons (aux noms près, qu’on a conservés) ; de là aussi celle du feu élémentaire et de sa forme orbiculaire, laquelle n’a été introduite que pour faire, en quelque manière, la partie carrée (le quadrille) avec les trois autres éléments qui tombent sous le sens. On a été encore plus loin[11] ; on a imaginé je ne sais quelle proportion ou progression décuple, qu’on attribue à ce qu’on appelle les éléments, supposant que leur densité va croissant dans ce rapport, et mille autres rêves de cette espèce. Or, les inconvénients de cette promptitude à faire des suppositions ne se font pas seulement sentir dans les opinions, mais même dans les notions simples et élémentaires : elle falsifie tout.

XLVI. L’entendement, une fois familiarisé avec certaines idées qui lui plaisent, soit comme généralement reçues, soit comme agréables en elles-mêmes, s’y attache obstinément ; il ramène tout à ces idées de prédilection ; il veut que tout s’accorde avec elles ; il les fait juge de tout ; et les faits qui contredisent ces opinions favorites ont beau se présenter en foule, ils ne peuvent les ébranler dans son esprit ; ou il n’aperçoit point ces faits, ou il les dédaigne, ou il s’en débarrasse à l’aide de quelques frivoles distinctions, ne souffrant jamais qu’on manque de respect à ces premières maximes qu’il s’est faites. Elles sont pour lui comme sacrées et inviolables ; genre de préjugés qui a les plus pernicieuses conséquences. C’était donc une réponse fort judicieuse que celle de cet ancien qui, voyant suspendus dans un temple des portraits de navigateurs qui, ayant fait un vœu durant la tempête, s’en étaient acquittés après avoir échappé au naufrage, et pressé par cette question de certains dévots : « Hé bien, reconnaissez-vous actuellement qu’il y a des dieux ? » répondit sans hésiter : « À la bonne heure ! Mais montrez-nous aussi les portraits de ceux qui, ayant fait un vœu, n’ont pas laissé de périr. » Il en faut dire autant de toutes les opinions ou pratiques superstitieuses, telles que les rêves de l’astrologie judiciaire, les interprétations de songes, les présages, les némésis[12] et autres. Les hommes infatués de ces chimères ont grand soin de remarquer les événements qui cadrent avec la prédiction ; mais quand la prophétie tombe à faux, ce qui arrive le plus souvent, ils ne daignent pas même y faire attention. Ce genre de préjugés serpente et s’insinue encore plus subtilement dans les sciences et la philosophie ; là, ce dont on est une fois engoué tire tout à soi et donne sa teinte à tout le reste, même à ce qui en soi-même a plus de vérité et de solidité. Je dis plus : abstraction faite de cet engouement et de ces puériles préventions, c’est une illusion propre et inhérente à l’esprit humain d’être plus affecté et plus entraîné par les preuves affirmatives que par les négatives, quoique, suivant la raison, il dût se prêter également aux unes et aux autres. On peut même tenir pour certain qu’au contraire, lorsqu’il est question d’établir ou de vérifier un axiome, l’exemple négatif a beaucoup plus de poids.

XLVII. Ce qui remue le plus fortement l’entendement humain, c’est ce que l’esprit conçoit aisément et qui le frappe aussitôt ; en un mot, ce qui se lie aisément aux idées dont l’imagination est déjà remplie et même enflée. Quant aux autres idées, par l’effet naturel d’une prévention dont il ne s’aperçoit pas lui-même. Il les façonne, il les suppose tout à fait semblables à celles dont il a l’esprit obsédé : mais faut-il passer rapidement de ces idées si familières à des faits très-éloignés et très-différents de ceux qu’il connaît, genre de faits qui sont, pour les axiomes, comme l’épreuve du feu ; l’esprit ne se traîne plus qu’avec peine, et ne peut franchir cette grande distance, à moins qu’on ne lui fasse violence à cet égard, et qu’il n’y soit forcé par la plus impérieuse nécessité.

XLVIII. L’entendement humain ne sait point s’arrêter et semble haïr le repos ; il veut aller toujours en avant, et trop souvent c’est en vain qu’il le veut. Par exemple, on a beau vouloir imaginer les extrémités de l’univers, on n’en peut venir à bout ; et quelques limites qu’on y veuille supposer, on conçoit toujours quelque chose au delà. Il n’est pas plus facile d’imaginer comment l’éternité a pu s’écouler jusqu’à ce jour ; car cette distinction qu’on fait ordinairement d’un infini a parte ante, et d’un infini a parte post, est tout à fait insoutenable. De cette double opposition il s’ensuivrait qu’il existe un infini plus grand qu’un autre infini, que l’infini peut s’épuiser, qu’il tend au fini, etc. Telle est aussi la subtile recherche qui a pour objet la divisibilité de certaines lignes à l’infini, recherche qui fait bien sentir à l’esprit sa faiblesse. Mais cette faiblesse se fait sentir d’une manière tout autrement préjudiciable dans la recherche des causes : car, quoique les faits les plus généraux de la nature doivent seulement être constatés, et donnés comme tels, et que la cause en soit insaisissable, néanmoins l’entendement humain, qui ne sait point s’arrêter, demande encore quelque chose de plus connu pour les expliquer ; mais alors, pour avoir voulu aller trop loin, il retombe dans ce qui le touche de trop près, dans les causes finales, qui tiennent infiniment plus à la nature de l’homme qu’à celle de l’univers. C’est de cette source qu’ont découlé tant de préjugés dont la philosophie est infectée ; et c’est également le propre d’un esprit superficiel et peu philosophique de demander la cause des faits les plus généraux, et de ne rien faire pour connaître celle des faits inférieurs et subordonnés à ceux-là.

XLIX. L’œil de l’entendement humain n’est point un œil sec, mais au contraire un œil humecté par les passions et la volonté ; ce qui enfante des sciences arbitraires et toutes de fantaisie, car plus l’homme souhaite qu’une opinion soit vraie, plus il la croit aisément. Il rejette donc les choses difficiles parce qu’il se lasse bientôt d’étudier, les opinions modérées parce qu’elles rétrécissent le cercle de ses espérances, les profondeurs de la nature parce que la superstition lui interdit ces sortes de recherches, la lumière de l’expérience par mépris, par orgueil, et de peur de paraître occuper son esprit de choses basses et périssables, les paradoxes parce qu’il redoute l’opinion du grand nombre. Enfin c’est en mille manières, quelquefois imperceptibles, que les passions modifient l’entendement humain, en teignent, pour ainsi dire, et en pénètrent toute la substance.

L. Mais le plus grand obstacle et la plus grande aberration de l’entendement humain a pour cause la stupeur, l’incompétence et les illusions des sens. Nous sommes constitués de manière que les choses qui frappent immédiatement nos sens l’emportent dans notre esprit sur celles qui ne les frappent que médiatement, quoique ces dernières méritent la préférence. Ainsi, dès que notre œil est en défaut, toutes nos réflexions cessent à l’instant ; on n’observe que peu ou point les choses invisibles. Aussi toutes les actions si diversifiées qu’exercent les esprits renfermes dans les corps tangibles ont-elles échappé aux hommes, et leur sont-elles entièrement inconnues, car lorsque quelque transformation imperceptible a lieu dans les parties de composés assez grossiers (genre de changement qu’on désigne communément par le mot d’altération, quoiqu’au fond ce ne soit qu’un mouvement de transport qui a lieu dans les plus petites parties), la manière dont s’opère ce changement est également inconnue. Cependant, si ces deux sujets là ne sont bien éclaircis et mis dans le plus grand jour, ne nous flattons pas qu’il soit possible de faire rien de grand dans la nature, quant à l’exécution. Et ce n’est pas toute la nature de l’air commun, et de toutes les substances dont la densité est encore moindre (et combien n’en est-il pas), cette nature, dis-je, n’est pas mieux connue, car le sens est par soi-même quelque chose de bien faible, de bien trompeur, et tous les instruments que nous employons, soit pour aiguiser nos sens, soit pour en étendre la portée, ne remplissent qu’imparfaitement ce double objet. Mais toute véritable interprétation de la nature ne peut s’effectuer qu’à l’aide d’observations et d’expériences convenables et appropriées à ce dessein, le sens ne doit être fait juge que de l’expérience, et l’expérience seule doit juger de la nature de la chose même.

LI. L’entendement humain, en vertu de sa nature propre, est porté aux abstractions, il est enclin à regarder comme constant et immuable ce qui n’est que passager. Mais, au lieu d’abstraire la nature, il vaut mieux la disséquer, à l’exemple de Démocrite et de ses disciples, école qui a su beaucoup mieux que toutes les autres y pénétrer et l’approfondir. Le sujet auquel il faut principalement s’attacher, c’est la matière même, ainsi que ses différentes textures, et ses transformations. C’est sur l’acte pur, et sur la loi de l’acte ou du mouvement, qu’il faut fixer toute son attention, car les formes ne sont que des productions de l’esprit humain, de vraies fictions, a moins qu’on ne veuille donner ce nom de formes aux lois mêmes de l’acte.

LII. Tels sont les préjugés que nous comprenons sous cette dénomination, fantômes de race, lesquels ont pour cause, ou l’égalité de la substance de l’esprit humain, ou sa préoccupation, ou ses étroites limites, ou sa turbulence, ou l’influence des passions, ou l’incompétence des sens, ou enfin la manière dont nous sommes affectés par les objets.

LIII. Les fantômes de l’antre ont leur source dans la nature propre de l’âme et du corps de chaque individu. Il faut compter aussi pour quelque chose l’éducation, l’habitude, et une infinité d’autres causes ou de circonstances fortuites. Ce genre de fantômes se divise en un grand nombre d’espèces. Cependant nous ne parlerons ici que de celles qui exigent le plus de précautions, et qui ont le plus de force pour altérer la pureté de l’entendement.

LIV. La plupart des hommes ont une prédilection marquée pour telles ou telles sciences et spéculations particulières, soit parce qu’ils se flattent d’y jouer le rôle d’inventeurs, soit parce qu’ils y ont déjà fait des études pénibles et se sont ainsi familiarisés avec ces genres. Or, quand les hommes de ce caractère viennent à se tourner vers la philosophie et les sujets les plus généraux, ils les tordent pour ainsi dire et les moulent sur ces premières imaginations. C’est ce qu’on observe surtout dans Aristote ; qui a assujetti toute sa philosophie à sa logique, et cela au point de la rendre toute contentieuse et presque inutile. Quant aux chimistes, d’un petit nombre d’expériences faites à l’aide de leurs fourneaux, ils ont bâti je ne sais quelle philosophie toute fantastique, et qui n’embrasse qu’un objet très limité. Il n’est pas jusqu’à Gilbert[13] qui, après s’être long-temps fatigué dans la recherche de la nature et des propriétés de l’aimant, a forgé aussitôt un système de philosophie tout à fait analogue à son sujet favori.

LV. La différence la plus caractéristique et la plus radicale qu’on observe entre les esprits, par rapport à la philosophie et aux sciences, c’est celle-ci : les uns ont plus de force et d’aptitude pour observer les différences des choses, les autres pour saisir les analogies. Les esprits qui ont de la pénétration et de la tenue, appuyant davantage sur chaque objet et s’y attachant plus constamment, sont par cela même plus en état d’y démêler les nuances les plus légères ; les génies qui ont plus d’étendue, d’élévation et d’essor n’en sont que plus capables de saisir les analogies les plus imperceptibles, de généraliser leurs idées, et de les réunir en un seul corps. Ces deux sortes d’esprit donnent aisément dans l’excès, en voulant, ou percevoir des infiniment petits, ou embrasser de vastes chimères.

LVI. Il est des esprits qui s’extasient devant l’antiquité, d’autres sont amoureux de leur siècle et embrassent toutes les nouveautés ; il en est peu qui soient de tempérament à garder quelque mesure, et à tenir le juste milieu entre ces deux extrêmes : arracher ce que les anciens ont planté de meilleur, ou dédaigner ce que les modernes proposent de plus utile. Ces prédilections font un tort infini aux sciences et à la philosophie, et c’est plutôt prendre parti pour les anciens ou les modernes que les juger. Si jamais on parvient à découvrir la vérité, ce ne sera pas au bonheur particulier de tel temps ou de tel autre, chose tout à fait variable, qu’on devra un si grand avantage, mais à la seule lumière de la nature et de l’expérience, lumière éternelle. Renonçons donc une fois à toutes ces partialités, de peur quelles ne subjuguent notre entendement et n’asservissent nos opinions.

LVII. Les méditations sur la nature et sur les corps considérés dans leur état de simplicité, semblent briser l’entendement et le morceler comme le sujet qu’il considère. Au contraire les méditations sur la nature et sur les corps envisagés dans leur état de composition et dans leur configuration, étonnent l’esprit et détendent ses ressorts. C’est ce qu’on aperçoit au premier coup d’œil en comparant l’école de Leucippe et de Démocrite avec les autres. La première est toujours tellement perdue dans les atomes qu’elle en oublie les ensembles ; les autres écoles, tout occupées à considérer les assemblages, restent si étonnées à cette vue qu’elles en deviennent incapables de saisir ce que la nature a de simple et d’élémentaire. Il faut se partager entre ces deux espèces de méditations et les faire se succéder alternativement, afin que l’entendement acquière tout à la fois de la pénétration et de l’étendue, afin aussi d’éviter les inconvénients dont nous venons de parler, et les fantômes dont ils sont la source.

LVIII. Sachons donc user de ces sages précautions pour bannir à jamais les fantômes de l’antre, qui ont pour principe, ou la prédominance de certains goûts, ou un penchant excessif à composer ou à diviser, ou la prédilection pour certains siècles, ou enfin les trop grandes ou les trop petites dimensions des objets que l’on considère. Généralement parlant, tout homme qui étudie la nature doit tenir pour suspect tout ce qui flatte son entendement et fixe trop son attention. Plus un tel goût est vif, et plus il faut redoubler de précautions pour maintenir l’entendement dans toute sa pureté et son impartialité.

LIX. Mais de tous les fantômes les plus incommodes sont les fantômes de la place publique, lesquels, à la faveur de l’alliance des mots avec les idées, se sont insinués dans l’entendement. Les hommes s’imaginent que leur raison commande aux mots ; mais qu’ils sachent que les mots, se retournant pour ainsi dire contre l’entendement, lui rendent les erreurs qu’ils en ont reçues : et telle est la principale cause qui rend sophistiques et inactives les sciences et la philosophie. Dans l’imposition des noms, on a égaré le plus souvent un peu d’intelligence du vulgaire. À l’aide de ces signes, on ne divise les objets que par des traits grossiers et sensibles pour les vues les plus faibles. Mais survient-il un esprit plus pénétrant ou un observateur plus exact qui veuille changer ces divisions, les mots s’y opposent à grand bruit. Qu’arrive-t-il de là ? Que les plus grandes et les plus imposantes disputes des savants dégénèrent presque toujours en disputes de mots ; discussions par lesquelles il vaudrait mieux commencer, en imitant à cet égard la sage coutume des mathématiciens, et qu’on pourrait peut-être terminer par des définitions prises dans la nature et dans les choses matérielles. Encore ce remède même serait-il insuffisant, car les définitions elles-mêmes sont aussi composées de mots ; et ces derniers ayant également besoin d’être définis, les mots enfanteraient d’autres mots sans fin et sans terme : de sorte qu’il faut toujours en revenir aux faits particuliers, à leur suite et à leur enchaînement, comme nous le montrerons bientôt quand nous traiterons de la manière de former les notions et les axiomes. Les fantômes que les mots introduisent dans l’esprit humain sont de deux espèces : ce sont des noms de choses qui n’existent point, car de même qu’il y a des choses qui manquent de noms parce qu’on ne les a pas encore aperçues ou suffisamment observées, il y a aussi des noms qui manquent de choses qu’ils puissent désigner, parce que ces choses-là n’existent que dans la seule imagination qui les suppose ; ce sont des noms de choses qui existent réellement, mais confus, mal déterminés, n’ayant rien de fixe, et ne désignant que des notions hasardées. Il faut ranger dans la première classe la fortune, le premier mobile, les orbites des planètes, l’élément du feu, et cent autres dénominations semblables et sans objet réel, auxquelles des théories fausses ou hasardées ont donné cours. Mais cette sorte de fantômes est facile à bannir, car on peut, en abjurant une bonne foi et en biffant pour ainsi dire toutes les théories, s’en défaire et les expulser pour toujours.

Mais une autre espèce de préjugés plus compliqués et plus profondément enracinés, ce sont ceux qui ont pour principe des abstractions inexactes ou hasardées. Choisissez tel mot que vous voudrez, par exemple celui d’humidité, et voyez actuellement si toutes les significations qui lui donne sont bien d’accord entre elles. Tout bien examiné, vous trouverez que ce mot humidité n’est qu’un signe confus d’actions diverses qui n’ont rien de fixe, rien de commun, et qu’il est impossible de ramener à une seule idée générale, à un seul chef ; car dans la langue commune il signifie, et ce qui se répand aisément autour d’un autre corps, et ce qui est en soi indéterminable et n’a point de consistance, et ce qui cède aisément selon toutes les directions, et ce qui est aisé à diviser, à disperser, et ce qui se réunit ou se rassemble aisément, et ce qui est très fluide, très mobile. Il signifie encore ce qui adhère aisément à un autre corps et le mouille, enfin ce qui passe aisément de l’état de solide à l’état de fluide ; en un mot, ce qui se liquéfie aisément. Actuellement s’agit-il d’employer ce mot et de l’appliquer à quelques sujets, si vous préférez telle de ces significations si différentes, la flamme sera humide, ou bien prenez telle autre, l’air ne le sera pas ; une autre encore, et la poussière très fine sera humide ; telle autre enfin, et le verre même en poudre le sera ; en sorte qu’il est aisé de voir que cette notion-là est tirée de celle de l’eau tout au plus et de quelques autres liquides fort communs, sans qu’on ait pris la peine de la vérifier et de suivre quelques méthodes en faisant l’abstraction qu’elle suppose.

Cette inexactitude et cette aberration des nomenclatures a ses degrés. L’espèce de mots la moins vicieuse, ce sont les noms de substances particulières, surtout ceux des espèces inférieures et bien déduites. La notion de craie et celle de limon, par exemple, peuvent passer pour bonnes : celle de terre est mauvaise. Des notions encore pires, ce sont celles de certaines actions, comme celles-ci engendrer, corrompre, altérer. Les pires de toutes sont celles des qualités excepté les objets immédiats des sens, telles que pesanteur, légèreté, ténuité, densité, etc. Cependant il faut convenir que, parmi ces notions, il peut s’en trouver qui soient un peu meilleures que les autres, celles, par exemple, dont les objets tombent fréquemment sous la perception des sens.

LXI. Quant aux fantômes de théâtre, ils ne sont point innés, et ce n’est point clandestinement qu’ils se sont insinués dans l’entendement ; mais étant partis des théories fantastiques et des fausses méthodes de démonstration, ils y ont pour ainsi dire fait leur entrée en plein jour et publiquement. Or, ces théories et ces méthodes, entreprendre ici de les réfuter, ce serait oublier ce que nous avons dit a ce sujet, et tomber en contradiction avec nous-même, car dès que nous ne sommes pas d’accord sur les principes ni sur les formes de démonstration, il n’y a plus moyen d’argumenter. Quoi qu’il en soit, rendons aux anciens l’honneur qui leur est dû, et puisse cette déférence contribuer au succès de notre entreprise Au fond nous ne leur ôtons rien, puisqu’il ne s’agit entre eux et nous que de la méthode. Car, on l’a dit souvent, « un boiteux qui est dans le vrai chemin devance aisément un bon coureur qui est hors de la route ; » à quoi l’on peut ajouter que, plus celui qui est hors de la route est léger à la course, et plus il s’égare.

Au reste notre méthode d’invention laisse bien peu d’avantage à la pénétration et à la vigueur des esprits, on peut dire même qu’elle les rend tous presque égaux ; car lorsqu’il est question de tracer une ligne bien droite, ou de décrire un cercle parfait, si l’on s’en fie à sa main seule ; il faut que cette main-là soit bien sûre et bien exercée : au lieu que si l’on fait usage d’une règle ou d’un compas, alors l’adresse devient tout à fait ou presque inutile ; il en est absolument de même de notre méthode. Or, quoique les réfutations proprement dites ne puissent avoir lieu ici, nous ne laisserons pas de faire en passant quelques observations sur ces sectes ou ces théories fausses ou hasardées. Peu après nous indiquerons les signes. extérieurs auxquels on peut reconnaître qu’elles sont mal constituées, et nous viendrons enfin aux causes d’un si durable, si unanime et si pernicieux accord dans l’erreur, afin qu’ensuite la vérité fasse jour dans les esprits avec moins de violence et que l’entendement humain consente plus aisément à se laisser délivrer et pour ainsi dire purger de tous ses fantômes.

LXII. Les fantômes de théâtre, ou de théorie, sont déjà presque innombrables ; cependant leur nombre peut croître encore, et c’est ce qui arrivera peut-être un jour : car si les esprits, durant tant de siècles, n’eussent pas toujours été presque uniquement occupés de religion et de théologie, et que les gouvernements eux-mêmes, surtout dans les monarchies, n’eussent pas témoigné une si grande aversion pour les nouveautés de ce genre, et même pour toutes les spéculations qui tendent indirectement au même but, aversion telle que, si quelques écrivains s’en occupent encore de notre temps, ce n’est qu’aux risques et au détriment de leur fortuné qu’ils osent le faire, trop assurés d’être en le faisant, non-seulement frustrés des récompenses auxquelles ils pourraient prétendre, mais même sans cesse exposés à l’envie ou au mépris ; sans ces obstacles, dis je, nul doute que de nos jours on n’eut vu naître une infinité de sectes et de systèmes philosophiques semblables à ceux qu’on vit autrefois, dans la Grèce, se multiplier et se diversifier si prodigieusement. Car de même que sur les phénomènes céleste on peut imaginer différents systèmes du monde, on peut aussi, sur les phénomènes qui sont l’objet de la philosophie, bâtir une infinité de dogmes. Or, ces pièces que les philosophes viennent ainsi jouer successivement ressemblent fort à celles qui paraissent sur le théâtre des poètes ; elles sont plus artistiquement composées et plus agréables que les narrations simplement historiques, parce que, tous les objets qu’elles représentent sur la scène, elles les font paraître tels qu’on souhaiterait qu’ils fussent.

En général, quand il s’agit de rassembler des matériaux pour la philosophie, ou il y a peu à prendre on prend beaucoup, et où il y aurait beaucoup à prendre si l’on voulait on prend fort peu, en sorte que, soit qu’on prenne d’une part ou de l’autre, le corps d’expérience et d’histoire naturelle sur lequel on veut asseoir la philosophie forme une base trop étroite. La tourbe des philosophes rationnels se contente d’effleurer l’expérience, puisant ça et quelques observations triviales sans avoir pris la peine de les constater, de les analyser, de les peser ; puis ils s’imaginent qu’il ne leur reste plus autre chose à faire qu’à tourner leur esprit dans tous les sens et à rêver à l’aventure.

Il est une autre espèce de philosophes qui, s’attachant à un petit nombre d’expériences, n’y ont à la vérité épargné ni temps ni soins, mais ils ont osé entreprendre de former, avec ce peu de matériaux, des théories complètes, tordant tout le reste avec un art merveilleux et le ramenant à ce peu qu’ils savaient

Vient enfin la troisième classe ce sont ceux qui mêlent dans leur physique la théologie et les traditions consacrées par la foi et par la vénération publique, il en est même qui ont porté l’extravagance jusqu’au point de vouloir tirer les sciences directement des esprits et des génies. En sorte que la tige des erreurs et de la fausse philosophie se partage en trois branches, savoir la branche sophistique, l’empirique et la superstitieuse

LXIII. Cherchons-nous un exemple de la première espèce, nous en trouvons un très-frappant dans Aristote, qui a corrompu sa philosophie naturelle par sa dialectique. Ne l’a-t-on pas vu bâtir un monde avec ses catégories, expliquer l’origine de l’âme humaine (cette substance de si noble extraction) par les mots de seconde intention, trancher de même la question qui a pour objet le dense et le rare (c’est-à-dire les deux qualités en vertu desquelles un corps prend de plus grandes ou de plus petites dimensions), et se tirer d’affaire par cette froide distinction de l’acte et de la puissance, soutenir qu’il y a dans chaque corps un mouvement propre et unique, et que s’il participe de quelque autre mouvement, ce dernier est produit par une cause extérieure, assertions auxquelles il en joint une infinité d’autres, imposante la nature même ses opinions comme autant de lois, et plus jaloux, en toute question, d’imaginer des moyens pour n’être jamais court et alléguer toujours quelque chose de positif, du moins en paroles, que de pénétrer dans la nature intime des choses et de saisir la vérité ! C’est ce dont on sera encore mieux convaincu en comparant sa philosophie avec la plupart de celles qui furent célébrés chez les Grecs car du moins l’on trouve dans ces dernières des hypothèses plus supportables, telles que les homéoméries d’Anaxagore, les atomes de Leucippe et de Démocrite, le ciel et la terre de Parménide, la discorde et l’amitié d’Empédocle, la résolution des corps dans la nature indifférente du feu, et leur retour à l’état de corps dense, comme le veut Héraclite[14]. Or, dans toutes ces opinions-là on voit une certaine teinte de physique, on y reconnaît quelque peu de la nature et de l’expérience, cela sans le corps et la matière, au lieu que la physique d’Aristote n’est qu’un fracas de termes de dialectique, et cette dialectique, il l’a remaniée dans sa métaphysique sous un nom plus imposant et pour paraître s’attacher plus aux choses mêmes qu’à leurs noms. Que si dans ses livres sur les animaux, dans ses Problèmes et dans quelques autres traités, il est souvent question de l’expérience, il ne faut pas s’en laisser imposer par le petit nombre de faits qu’on y trouve ; ses opinions étaient fixées d’avance. Et ne croyez pas qu’il eût commencé par consulter l’expérience, comme il l’aurait dû, pour établir ensuite ses principes et ses décisions ; mais au contraire, après avoir tendu arbitrairement ses décrets, il tord l’expérience, il la moule sur ses opinions et l’en rend esclave, en sorte qu’à ce titre il mérite encore plus de reproches que ses modernes sectateurs je veux parler des scolastiques, qui ont entièrement abandonné l’expérience.

LXIV. Mais la philosophie empirique enfante des opinions encore plus étranges et plus monstrueuses que la philosophie raisonneuse et sophistique, car ce n’est rien moins qu’à la lumière des notions vulgaires qu’elle ose marcher, lumière qui, toute faible et toute superficielle qu’elle est, ne laisse pas d’être en quelque manière universelle, et d’éclairer un grand nombre d’objets, ce n’est pas, dis-je, sur ce fondement assez solide qu’elle s’établit, mais sur la base étroite d’un petit nombre d’expériences, et telle est la faible lueur dont elle se contente. Aussi ce genre de systèmes qui semblent si probables et si approchant de la certitude a ceux qui rebattent continuellement ce petit nombre d’expériences qui les appuient, et qui en ont l’imagination frappée, paraissent-ils a tout autre incroyables et vides de sens. C’est ce dont on voit un exemple frappant dans les chimistes et leurs dogmes ; car, de nos jours, il serait peut-être difficile d’en trouver ailleurs, si ce n’est peut-être dans la philosophie de Gilbert. Mais ce n’est point une raison pour négliger toute espèce de précaution à cet égard ; car nous prévoyons déjà et pouvons prédire que si les hommes, éveillés par nos avertissements, s’appliquent sérieusement à l’expérience en bannissant toutes les doctrines sophistiques, alors enfin, par l’effet de la précipitation naturelle à l’entendement, et de son penchant à s’élancer du premier vol aux propositions générales et aux principes des choses, il est à craindre qu’on ne voie ces esprits systématiques se multiplier. Or, cet inconvénient que nous prévoyons de si loin, notre devoir était de tout faire pour le prévenir.

LXV. Mais cette dépravation de la philosophie, qui résulte de son mélange avec la théologie et les opinions superstitieuses, étend bien autrement ses ravages, et attaque, ou les théories tout entières, ou leurs parties, l’entendement humain n’étant pas moins susceptible des impressions de l’imagination que de celles des notions vulgaires. Une philosophie contentieuse et sophistique enlace l’entendement ; mais cet autre genre de philosophie fantastique, enflée, et en quelque manière poétique, le flatte davantage. Car, si la volonté de l’homme est ambitieuse, l’entendement humain a aussi son ambition, et c’est ce qu’on observe surtout dans les génies profonds et élevés.

L’exemple le plus éclatant en ce genre parmi les Grecs, c’est la philosophie de Pythagore, qui à la vérité était alliée à une superstition grossière, choquante et sensible pour les moindres yeux. Mais une superstition moins facile à apercevoir, et par cela même plus dangereuse, c’est celle de Platon et de son école. On la retrouve encore dans certaines parties des autres systèmes de philosophie ; on y introduit je ne sais quelles formes abstraites, des causes finales, des causes premières, en parlant à peine des causes secondes ou moyennes, et une infinité d’autres suppositions de cette espèce. C’est de tous les abus celui qui exige les plus grandes précautions ; car il n’est rien de plus pernicieux que l’apothéose des erreurs, et c’est un vrai fléau pour l’entendement que cet hommage rendu à des chimères imposantes. Certains philosophes parmi les modernes se sont tellement livrés à leur engouement pour ces puérilités, qu’ils ont fait mille efforts pour établir la physique sur le premier livre de la Genèse, sur celui de Job, et sur les autres livres sacrés, ce qui est (s’il est permis d’employer le langage des saintes écritures) chercher les choses mortes parmi les vivantes. Et l’on doit faire d’autant plus d’efforts pour préserver les esprits de cette manie, que ce mélange indiscret des choses humaines avec les choses divines n’enfante pas seulement une philosophie fantastique et imaginaire, mais de plus l’hérésie. Ainsi rien de plus salutaire que la circonspection en traitant de tels sujets, et c’est assez de rendre à la foi ce qui appartient à la foi.

LXVI. Voilà ce que nous avions à dire sur cette autorité qu’usurpent des philosophies fondées, ou sur les notions vulgaires, ou sur un petit nombre d’observations et d’expériences, ou enfin sur des opinions superstitieuses. Parlons maintenant du choix peu judicieux de la matière même sur laquelle travaillent les esprits, surtout dans la philosophie naturelle. L’entendement est quelquefois infecté de certaines préventions qui viennent uniquement de ce qu’étant trop familiarisé, avec certains procédés, certaines manipulations des arts mécaniques où l’on voit les corps prendre successivement cent formes différentes par voie de combinaison ou de séparation, il est ainsi porté à imaginer que la nature fait quelque chose de semblable dans la totalité de l’univers. De là cette chimérique hypothèse des quatre éléments et de leur concours auquel on attribuait la formation des corps naturels. Au contraire, lorsque l’homme envisage la nature comme libre dans ses opérations, il tombe souvent dans l’hypothèse de la réalité des espèces, soit d’animaux, de végétaux ou de minéraux, ce qui ne mène que trop aisément à cette autre supposition ; qu’il existe des formes originelles de toutes choses, des moules primitifs que la nature tend à reproduire sans cesse, et que tout ce qui s’en éloigne vient des aberrations de la nature, ou des obstacles qu’elle rencontre dans le cours de ses opérations, ou du conflit des espèces diverses, ou de la transplantation de la greffe d’une espèce sur l’autre. Or, c’est de la première de ces deux suppositions qu’est née l’hypothèse des qualités primaires ou élémentaires, et c’est à la seconde que nous devons celle des qualités occultes et des vertus spécifiques, deux inventions qui ne sont au fond que deux simplifications du travail de l’esprit, simplifications sur lesquelles il se repose, et qui le détournent de l’acquisition de connaissances plus solides. Mais les médecins ont travaillé avec plus de fruit en observant les qualités et les actions secondaires, telles que l’attraction, la répulsion, l’atténuation, l’incrassation, la dilatation, l’astriction, la discussion, la maturation et autres semblables. Et si, trop séduits par les deux espèces de simplifications dont je viens de parler, je veux dire les qualités élémentaires et les vertus spécifiques, ils n’eussent sophistiqué leurs excellentes observations sur les qualités secondaires, en s’efforçant de les ramener aux qualités primaires et de prouver qu’elles n’en sont que des combinaisons délicates et incommensurables, ou en n’étendant pas ces premières observations par d’autres observations de même genre, encore plus exactes et plus réitérées, jusqu’aux qualités du troisième et quatrième ordre, au lieu de s’arrêter à moitié chemin, comme ils l’ont fait, ils auraient pu tirer un tout autre parti de ces excellentes vues, qui les auraient menés fort loin de ce côté-là. Et les propriétés de ce genre (je ne dis pas précisément les mêmes, mais seulement des propriétés analogues), ce n’est pas assez de les remarquer dans les remèdes administrés au corps humain, il faut aussi les observer dans les autres corps naturels et dans leurs variations.

Mais une omission encore plus nuisible, c’est qu’on recherche et que l’on contemple les principes constituants des choses, ce dont elles sont faites, et non leurs principes moteurs, par lesquels elles sont faites. Les premiers, en effet, servent dans les discussions, et les seconds quand on veut produire. Et il ne faut pas attacher tant d’importance aux distinctions vulgaires introduites dans la philosophie naturelle pour différencier les actions et les mouvements, telles que celles de génération, de corruption, d’augmentation, de diminution, d’altération, de transport ; car voici à peu près ce que signifient ces dénominations. Selon eux, si un corps change seulement de lieu sans éprouver d’autre changement, c’est un mouvement de transport ; si, le lieu et l’espèce demeurant les mêmes, la qualité seule est changée, c’est une altération ; mais si, par l’effet du changement, la masse ou la quantité de matière ne demeurent pas les mêmes, alors c’est un mouvement d’augmentation ou de diminution. Enfin si la variation va jusqu’à changer l’espèce même et la substance du sujet, et qu’il en résulte une transformation, c’est une génération et une corruption. Mais qu’est-ce que tout cela, sinon des distinctions populaires qui sont loin de pénétrer dans la nature intime des choses ! Ce ne sont tout au plus que des mesures ou des périodes, et non des espèces de mouvement ; elles indiquent le combien, et non le comment ou le pourquoi. Ils ne parlent ni de l’appétit naturel des corps, ni des secrets mouvements de leurs parties. Mais voici tout ce qu’ils font. Lorsque ce mouvement dont nous parlons occasionne dans l’extérieur du sujet quelque changement grossier et très-sensible, ils en tirent leurs divisions. De plus, veulent-ils donner quelques indications sur les causes des mouvements et les ranger sous quelques divisions, ils se contentent de cette puérile distinction de mouvement naturel et de mouvement violent, distinction originaire elle-même d’une notion vulgaire et triviale. Car un mouvement, quelque violent qu’il puisse être, n’en est pas moins naturel ; et, s’il a lieu, c’est parce que la cause efficiente fait agir la nature d’une autre manière tout aussi naturelle que la précédente.

Mais si, laissant de côté ces grossières distinctions, on nous disait qu’il existe dans les corps un appétit naturel pour leur contact mutuel, et en vertu duquel ils ne souffrent pas que, l’unité ou la continuité de la nature étant interrompue et coupée, le vide ait lieu ; ou bien encore, si l’on disait que tous les corps tendent à rentrer dans leurs limites naturelles, de manière que si l’on vient à les porter en deçà de ces limites par la compression, ou en delà par la distension, ils font effort aussitôt pour recouvrer leurs premières dimensions et le volume qui leur est propre ; ou enfin, si l’on disait qu’il existe aussi dans les corps une tendance à se réunir à la masse de leurs congénères ou analogues, tendance en vertu de laquelle les corps denses se portent vers le globe terrestre, et les corps rares ou ténus vers la circonférence des cieux ; si l’on disait cela, on indiquerait des mouvements physiques et très-réels. Quant aux autres dont nous parlions plus haut, nous disons que ce sont des mouvements purement logiques et scolastiques, comme il est facile de s’en assurer par la comparaison même que nous venons d’en faire.

Un autre abus non moins dangereux, c’est que, dans les recherches philosophiques, on va toujours s’élançant jusqu’aux principes des choses, jusqu’aux degrés extrêmes de la nature, quoique toute véritable utilité et toute puissance dans l’exécution ne puisse résulter que de la connaissance des choses moyennes. Mais qu’arrive-t-il de là ? qu’on ne cesse d’abstraire la nature (de substituer aux êtres réels de simples abstractions) ; jusqu’à ce qu’on soit arrivé à une matière purement potentielle et destituée de toute forme déterminée, ou qu’on ne cesse de diviser la nature jusqu’à ce qu’on soit arrivé aux atomes ; toutes choses qui, même en les supposant vraies, ne contribueraient presque en rien à adoucir la condition humaine.

LXVII. Il faut aussi préserver l’entendement de la précipitation à accorder ou à refuser son assentiment ; ce sont les excès en ce genre qui semblent fixer les fantômes, et qui les perpétuent au point qu’il devient impossible de les bannir.

Ce genre d’excès se divise en deux espèces : l’un est propre à ceux qui, en prononçant trop aisément, rendent les sciences dogmatiques et magistrales ; l’autre l’est à ceux qui, en introduisant l’acatalepsie, amènent ainsi des spéculations vagues, sans fin et sans terme. Le premier de ces deux excès dégrade l’entendement, l’autre l’énerve, car la philosophie d’Aristote, à l’exemple des sultans qui, en montant sur le trône, égorgent d’abord tous leurs frères, commence par exterminer toutes les autres philosophies à force de réfutations et d’assauts, puis le maître prononce sur chaque sujet. À ces questions qu’il a ainsi tranchées, il en substitue d’autres arbitrairement, et les décide d’un seul mot, afin que tout paraisse certain et comme arrête, méthode qu’on n’a que trop suivie dans les philosophies qui ont succédé à celle-là, et qui n’est aujourd’hui que trop en vogue.

Quant à l’école de Platon, qui a introduit l’acatalepsie, ce fut d’abord par ironie, comme en se jouant, et en haine des anciens sophistes, tels que Protagoras, Hippias et quelques autres, qui tous ne craignaient rien tant que de paraître douter de quelque chose, mais ensuite la nouvelle Académie en fit un dogme, et la soutint ex professo manière de philosopher qui est sans doute plus honnête et plus raisonnable que la hardiesse à prononcer décisivement, vu d’ailleurs qu’ils alléguaient pour leur défense qu’ils ne répandaient aucun nuage sur les objets, comme l’ont fait Pyrrhon et les sceptiques, que, s’ils ne voyaient rien qu’ils pussent tenir pour absolument vrai, ils avaient du moins des probabilités sur lesquelles ils pouvaient régler leurs opinions et leur conduite. Cependant, quand une fois l’esprit humain a désespéré de la vérité, il ne se peut que toutes les études ne deviennent languissantes, d’où il arrive que, incapable de se soutenir dans la route d’une sévère philosophie, on s’en détourne pour se jeter dans des dissertations agréables, et se promener, pour ainsi dire, dans les sujets divers. Au reste qu’on se rappelle ce que nous avons dit au commencement, et ce que nous ne perdons jamais de vue qu’il ne s’agit pas de déroger à l’autorité des sens ou de l’entendement, mais seulement de secourir leur faiblesse.

LXVIII. En voilà assez sur les différents genres de fantômes et sur leur appareil. Ces fantômes, il faut, par une résolution constante et solennelle, y renoncer, les adjurer, en délivrer l’entendement, l’en purger, car la seule route ouverte à l’homme pour régner sur la nature, empire auquel il ne peut s’élever que par les sciences, n’est autre que la route même qui conduit au royaume des cieux, royaume où l’on ne peut entrer que sous l’humble rôle d’un enfant.

LXIX. Mais les fausses méthodes de démonstration sont comme les citadelles, les forts des fantômes, l’effet de celles qu’enseigne la dialectique ordinaire est presque toujours de rendre le monde entier esclave de la pensée humaine, et la pensée humaine esclave des mots. Les démonstrations sont en quelque sorte des sciences et des philosophies en puissance, car telles ces démonstrations, telles aussi les spéculations et les théories qui en dérivent. Or rien de plus illusoire et de plus insuffisant dans sa totalité que la méthode par laquelle on veut ordinairement nous conduire des sensations et des faits particuliers aux axiomes et aux conclusions. Cette méthode se divise en quatre parties, auxquelles répondent autant de vices qui leur sont propres. D’abord, les impressions mêmes des sens sont vicieuses, car, ou les sens nous refusent leur secours, ou ils nous trompent, mais on peut remédier à leur défaut par des substitutions, et à leurs illusions par des rectifications. En second lieu, rien de plus irrégulier que la manière dont on extrait les notions des impressions des sens, rien de plus vague et de plus confus que ces notions qu’il faudrait déterminer et limiter avec plus d’exactitude. En troisième lieu, cette sorte d’induction qui procède par voie de simple énumération et qui en déduit les principes des sciences, sans la précaution d’employer les exclusions de faits non concluants et d’analyser suffisamment la nature, celle-là est vicieuse. En dernier lieu, cette méthode d’invention et de démonstration qui consiste à établir d’abord les principes généraux, à y appliquer ensuite les axiomes moyens pour établir ces derniers ; cette méthode, dis je, est la mère de toutes les erreurs, c’est un vrai fléau pour toutes les sciences. Mais ce même sujet que nous avons déjà touché en passant, nous le traiterons plus amplement lorsqu’après avoir achevé cette espèce d’expiation ou de purification, nous exposerons la vraie méthode à suivre dans l’interprétation de la nature[15].

LXX. Mais la meilleure de toutes les démonstrations, c’est sans contredit l’expérience, pourvu qu’on ne s’attache qu’au fait même qu’on a sous les yeux, car si, se hâtant d’appliquer les résultats des premières observations aux sujets qui paraissent analogues aux sujets observés, on ne fait pas cette application avec un certain ordre et une certaine méthode, rien au monde de plus trompeur. Mais la méthode expérimentale qu’on suit de nos jours est tout à fait aveugle et stupide. Aussi, comme ces physiciens vont errants dans des routes incertaines, ne prenant conseil que de l’occasion, ils ne font que tournoyer dans un cercle immense d’objets, et, en avançant fort peu, on les voit tantôt, prenant courage, hâter leur marche, tantôt se lasser et s’arrêter. Mais ce qu’ils cherchaient d’abord, ils ont beau le trouver, ils trouvent toujours quelque autre chose à chercher. Le plus souvent ils ne font qu’effleurer les faits et les observer comme en se jouant, ou tout au plus ils varieront un peu quelque expérience connue, mais si leurs premières tentatives ne sont pas heureuses, ils se dégoûtent aussitôt et abandonnent la recherche commencée. Que si par hasard il s’en trouve un, qui s’adonne sérieusement à l’expérience et qui fasse preuve de constance et d’activité, vous le verrez s’attacher a une seule espèce de faits, et y rester, pour ainsi dire, cloué, comme Gilbert à l’aimant et les chimistes à l’or. Cette manière de procéder est aussi peu judicieuse qu’étroite et mesquine, car en vain espérerait-on découvrir la nature d’une chose dans cette chose même, il faut généraliser la recherche, et l’étendre aux choses communes.

Si quelquefois même ils prennent la tâche d’établir sur l’expérience certains principes et quelque ombre de science, vous les voyez, toujours emportés par une ardeur indiscrète, se détourner de la route avant le temps et courir à la pratique, non pas seulement pour en recueillir les fruits, mais pour se saisir d’abord de quelque opération nouvelle, comme d’un gage et d’une sorte d’assurance de l’utilité de leurs travaux ultérieurs, c’est quelquefois aussi pour se faire valoir aux yeux des autres et attacher l’estime publique à leurs occupations. Qu’arrive-t-il de là ? qu’à l’exemple d’Atalante, se détournant de la droite route et s’arrêtant pour ramasser la pomme d’or, ils laissent ainsi échapper la victoire. Or, dans la vraie carrière de l’expérience, si l’on veut en étendre les limites par des découvertes, il faut prendre pour modèle la divine sagesse et l’ordre qu’elle a suivi dans ses ouvrages, car nous voyons que le premier jour Dieu ne créa que la lumière, qu’il consacra ce jour tout entier à ce seul ouvrage et ne daigna s’abaisser a aucune œuvre matérielle et grossière. C’est ainsi qu’il faut, rassemblant une multitude de faits de toute espèce, tâcher d’abord d’en extraire la connaissance des causes et des axiomes vrais il faut, en un mot, s’attacher d’abord aux expériences lumineuses, et non aux expériences fructueuses. Les axiomes, une fois bien saisis et solidement établis, fournissent à la pratique de nouveaux moyens, non d’une manière étroite, mais largement, ils traînent après eux des multitudes et comme des armées de nouveaux procédés. Mais remettons à un autre temps ce que nous avons à dire sur les routes de l’expérience, routes qui ne sont pas moins embarrassées, pas moins barrées que celle de l’art de juger. C’est assez pour le présent d’avoir porté nos regards sur la méthode expérimentale vulgaire, et d’avoir fait sentir combien ce genre de démonstration est vicieux. Déjà l’ordre de notre sujet exige que nous traitions actuellement des signes dont nous parlions il n’y a qu’un instant, et par lesquels on peut s’assurer du triste état des sciences et de la philosophie. Nous y ajouterons quelques observations sur les causes d’un phénomène qui, au premier coup d’œil, paraît étrange et presque incroyable ; car la connaissance des signes prépare l’assentiment, mais, les causes une fois clairement exposées, le miracle s’évanouit deux discussions préliminaires qui aideront singulièrement à extirper de l’entendement tous les fantômes avec plus de douceur et de facilité.

LXXI. Les sciences que nous possédons aujourd’hui nous sont presque entièrement venues des Grecs car ce que les auteurs romains, arabes, ou encore plus modernes, ont pu y ajouter, n’est pas d’un grand volume ou d’un grand prix, et quelles que puissent être ces additions, il est toujours certain qu’elles ont pour base ce que les Grecs avaient inventé. Or cette sagesse de Grecs sentait son étalage de professeur, et se délayait dans de verbeuses disputes, genre d’occupation le plus préjudiciable à la recherche de la vérité. Ainsi le nom de sophiste, que ceux qui se qualifiaient eux-mêmes de philosophes renvoyaient par mépris aux anciens rhéteurs, tels que Gorgias, Protagoras, Hippias, Polus, etc., on peut dire qu’il convient a toute cette classe d’hommes, et qu’il faut le donner aussi à Platon, à Aristote, à Zénon, à Épicure, à Theophraste, et à leurs successeurs Chrysippe, Carnéades, etc. Je ne vois entre eux qu’une seule différence : les premiers n’étaient qu’une troupe vagabonde et mercenaire, ils couraient de ville en ville, étalant partout leur prétendue sagesse et la faisant chèrement payer. La conduite des derniers était plus noble et plus généreuse, ils avaient un domicile fixe, ils ouvraient des écoles et philosophaient gratis. Néanmoins les philosophes des deux espèces, bien que différents à certains égards, avaient cela de commun, qu’ils tenaient école et étaient tous disputeurs. Tous fondaient certaines sectes, introduisaient des espèces d’hérésies philosophiques et les défendaient avec chaleur, en sorte qu’on peut appliquer à toutes ces doctrines sans exception ce mot assez heureux que le jeune Denys adressait au seul Platon « Ce sont propos de vieillards oisifs à de jeunes ignorants ». Mais ces autres philosophes plus anciens parmi les Grecs, Empédocle, Anaxagore, Leucippe, Démocrite, Parménide, Héraclite, Xénophane, Philolaus (car nous ne daignons pas y joindre Pythagore, le tenant pour trop superstitieux), ceux-là, dis-je, n’ouvraient point d’école (du moins nous ne connaissons aucun fait qui le prouve), mais ils philosophaient dans un plus grand silence, s’appliquant à la recherche de la vérité avec plus de sévérité et de simplicité, je veux dire avec moins de faste et d’affectation, conduite qui nous paraît beaucoup plus sage. Malheureusement leurs ouvrages ont été à la longue étouffés par des écrits plus frivoles, qui, s’accommodant mieux à la faible intelligence et aux passions du vulgaire, font plus aisément fortune, le temps, semblable à un fleuve, charriant jusqu’à nous les opinions légères et comme enflées, mais coulant à fond celles qui ont plus de poids et de solidité. Cependant ceux-ci même n’étaient pas entièrement exempts du vice de leur nation. Ils furent aussi quelque peu entachés de la vanité et de l’ambition de fonder une secte ; ils attachaient encore trop de prix aux applaudissements de la multitude. Or, sitôt qu’on s’écarte de la vraie route pour courir après un objet si futile, il faut désespérer de la découverte de la vérité. Nous ne devons pas non plus passer sous silence le jugement ou plutôt la prophétie de certain prêtre égyptien touchant les Grecs « Vous êtes toujours enfants, vous autres Grecs, disait-il, et vous n’avez ni l’antiquité de la science, ni la science de l’antiquité. » En effet, l’on peut bien, appliquant aux Grecs ce qui caractérise les enfants, dire d’eux qu’ils avaient une langue fort volubile pour babiller, mais qu’ils étaient inhabiles à la génération, et leur sagesse paraît non moins stérile en effets que féconde en paroles. Ainsi les signes tirés de l’origine et de la race de la philosophie aujourd’hui en vogue, ne sont rien moins que bons.

LXXII. Or, si les indications que fournit la considération du lieu et de la nation ne valent rien, les signes qu’on peut tirer du temps et des époques ne valent guère mieux. Rien de plus étroit et de plus borné que la connaissance qu’on avait alors soit des temps, soit de l’étendue de l’univers, genre d’ignorance le pire de tous, surtout pour qui ne fait fonds que sur l’expérience, car on n’avait pas même une histoire de mille années qui méritât ce nom, tout se réduisait à des fables et à d’incertaines relations sur l’antiquité. Et une preuve que les anciens ne connaissaient que la moindre partie de l’univers, c’est qu’ils comprenaient indistinctement sous le nom de Scythes tous les Hyperboréens, et sous celui de Celtes tous les Occidentaux. En Afrique, on ne connaissait rien au delà de la frontière d’Éthiopie, en Asie, rien au delà du Gange, encore moins connaissait-on les différentes contrées du Nouveau-Monde, pas même par ouï-dire ou d’après des relations certaines et constantes. Que dis-je ! plusieurs climats, des zones tout entières, où vivent et respirent une infinité de nations, leur étaient tellement inconnues qu’ils les avaient déclarées inhabitables. Quant aux excursions de Démocrite, de Platon et de Pythagore, on les vantait comme quelque chose de fameux, tandis que c’étaient des espèces de promenades dans les faubourgs ; au lieu que de notre temps la plus grande partie du Nouveau-Monde a été découverte, tout le contour de l’ancien est connu, et la masse des expériences ou des observations s’est accrue à l’infini. Si donc nous voulions, à l’imitation des astrologues, tirer quelque pronostic de l’heure de la naissance et de la génération de ces anciennes philosophies, ces signes ne nous annonceraient rien de grand à leur sujet.

LXXIII. Mais de tous les signes qui peuvent nous mettre en état d’apprécier ces doctrines, le plus certain et le plus sensible, ce sont leurs fruits ; car les fruits et les œuvres sont comme les garants et les cautions de la vérité des théories. Or, quels fruits ont portés ces spéculations philosophiques des Grecs, et leurs dérivations dans les sciences particulières ? À peine, durant le cours de tant de siècles, peut-on citer une seule expérience tendant à adoucir la condition humaine, et dont on puisse se croire vraiment redevable à toutes ces spéculations et à tous ces dogmes philosophiques. Et c’est ce que Celse avoue avec autant d’ingénuité que de jugement : « Il ne faut pas croire, dit-il, que les remèdes qu’emploie la médecine aient été déduits méthodiquement de la connaissance des causes ou des principes de la philosophie, et n’en aient été que les conséquences pratiques ; mais, par une marche toute contraire, ces pratiques furent d’abord inventées, puis on se mit à raisonner sur tout cela, on se mêla de chercher les causes, on osa les assigner. » Il n’est donc pas étonnant que chez les Égyptiens, nation qui consacrait par des honneurs publics, et rangeait parmi les dieux, les inventeurs de choses utiles, on trouvât plus d’effigies d’animaux que d’images humaines ; attendu que les animaux, guidés par le seul instinct naturel, ont mis les hommes sur la voie d’une infinité d’inventions utiles : au lieu que les hommes ont eu beau raisonner et entasser les arguments, ils n’ont fait, par ce stérile moyen, que peu ou point de vraies découvertes.

Cependant l’industrie des chimistes n’a pas laissé de produire quelques fruits ; mais ce fut au hasard, comme en passant, et, en variant jusqu’à un certain point leurs expériences, à peu près, comme le font ordinairement les artisans, et non d’après les vrais principes de leur art ou à la lumière de quelque théorie, car celle qu’ils ont imaginée tend plutôt à troubler la pratique qu’à l’aider. Il n’est pas jusqu’à ceux qui étaient versés dans ce qu’on appelle la magie naturelle qui n’aient inventé quelque peu, mais toutes inventions frivoles et tenant fort de l’imposture. Nous dirons encore à ce sujet que le principe de religion qui veut que la foi se manifeste par les œuvres s’applique fort bien à la philosophie. Il faut la juger par ses fruits, et, si elle est stérile, la rejeter comme inutile, surtout lorsqu’au lieu de raisins et d’olives, qu’elle devrait donner, elle ne produit, à force de disputes et de débats, que des épines et des chardons.

LXXIV. Il faut aussi tirer quelques indications de l’accroissement et du progrès des sciences et des philosophies, car celles qui ont leur fondement dans la nature même croissent et se perfectionnent, quant à celles qui n’ont d’autre base que l’opinion, elles varient tout au plus, mais elles ne croissent point. Que si ces doctrines dont nous parlons, et qui, dans leur état actuel, sont comme autant de plantes séparées de leurs racines, eussent été enracinées dans la nature même, et de manière à pouvoir en tirer toute leur substance, les eût-on vues (comme cela n’est que trop arrivé) demeurer l’espace de deux mille ans presque dans le même état, et ne prendre aucun accroissement sensible, ou plutôt fleurir dans leurs premiers inventeurs, et ne faire ensuite que décliner ? Nous voyons pourtant que dans les arts mécaniques, qui ont pour base la nature même et sont éclairés par la lumière de l’expérience, les choses prennent un cours tout opposé car ces derniers arts (tant qu’ils sont en vogue) sont comme pénétrés d’un esprit vivifiant qui les fait végéter et croître sans interruption, d’abord grossiers, puis plus commodes, ils se perfectionnent ensuite et vont toujours en croissant.

LXXV. Il est encore un autre signe à considérer, si toutefois il faut donner ce nom de signe à ce qu’on devrait plutôt regarder comme un témoignage, et comme le plus valide de tous les témoignages, je veux parler de l’aveu formel des auteurs et des maîtres qui sont aujourd’hui le plus suivis, car ceux-là même, qui prononcent sur toutes choses avec tant de confiance, ne laissent pas, de temps à autre et lorsqu’ils sont plus capables d’examen, de changer de langage et de se répandre aussi en plaintes sur la subtilité des opérations de la nature, sur l’obscurité des choses et la faiblesse de l’esprit humain. S’ils s’en tenaient à cet aveu, ils pourraient peut-être décourager les esprits les plus timides. Quant à ceux qui ont plus d’élan et de confiance en leurs propres forces, ces plaintes ne feraient qu’éveiller encore plus leur émulation et les exciter à redoubler d’efforts pour avancer plus rapidement dans la carrière des découvertes. Mais ce n’est pas assez pour eux que d’avouer leur propre ignorance ; il faut encore que tout ce qu’eux ou leurs maîtres n’ont pu découvrir ou exécuter, ils le relèguent hors des limites du possible, et, comme s’ils raisonnaient d’après les principes de l’art, qu’ils le déclarent formellement impossible dans la théorie ou la pratique, tournant ainsi, par un orgueil et une envie démesurés, le sentiment qu’ils ont du néant de leurs inventions en calomnie contre la nature, et en découragement pour les autres. De là cette nouvelle académie qui soutint ex professo le dogme de l’acatalepsie, et condamna ainsi le genre humain à des ténèbres éternelles. De là aussi cette opinion que la découverte des formes ou des vraies différences des choses (qui ne sont au fond que les lois de l’acte pur) est absolument impossible. De là encore ces opinions reçues dans la partie pratique des sciences, que la chaleur du soleil et celle du feu artificiel sont de natures essentiellement différentes, ce qui tend à ôter aux hommes tout espoir de pouvoir exécuter, par le moyen du feu artificiel, rien de semblable à ce qu’opère la nature. De là enfin cet autre préjugé, que la seule espèce d’œuvre qui soit au pouvoir de l’homme, c’est la composition, mais que la mixtion ne peut être l’œuvre que de la seule nature C’est ainsi qu’on parle ordinairement, de peur apparemment que les hommes ne se flattent de pouvoir, par les seules ressources de l’art, opérer la génération ou la transformation des corps naturels. Ainsi les hommes, une fois bien avertis par ce signe, souffriront sans peine qu’on leur conseille de ne point commettre leur fortune ni leurs entreprises avec des opinions non-seulement désespérantes, mais qui semblent même vouées pour jamais au désespoir.

LXXVI. Un signe que nous ne devons pas non plus oublier, c’est cette perpétuelle mésintelligence et diversité d’opinions qui régnait entre les anciens philosophes, soit d’individu à individu, soit d’école à école, diversité qui montre assez que la route qui devait conduire des sens à l’entendement n’avait pas été trop bien tracée, puisque cette matière propre de la philosophie, je veux dire la nature même des choses, s’était ainsi comme ramifiée et partagée en tant d’erreurs différentes. Et quoique de nos jours ces dissensions et ces diversités d’opinions sur les principes mêmes et sur le corps entier de la philosophie soient pour la plupart éteintes, néanmoins il reste encore une infinité de questions et de controverses sur les parties de la philosophie. Il est donc hors de doute qu’on ne trouve rien de certain et de solide soit dans le fond même des philosophies, soit dans la forme des démonstrations.

LXXVII. Quant à ce que pensent certaines personnes que la cause de cette approbation si universelle dont paraît jouir depuis tant d’années la philosophie d’Aristote, c’est que, dès qu’elle eut paru, toutes les autres tombèrent en désuétude et disparurent, que, dans les siècles suivants, n’ayant pu rien découvrir de meilleur, on s’en tint a celle-la, en sorte qu’elle a eu pour elle et les anciens et les modernes, cette assertion ne doit pas nous arrêter En premier lieu, ce qu’on dit de la cessation des anciennes philosophies après la publication des œuvres d’Aristote est faux car long-temps après, savoir, du temps de Cicéron, et même dans les siècles ultérieurs, les ouvrages des anciens philosophes existaient encore, mais depuis, les barbares ayant inondé l’empire romain, et la science humaine ayant pour ainsi dire fait naufrage, alors enfin la philosophie d’Aristote et celle de Platon telles que des planches moins compactes et plus légères, se soutinrent sur les îlots du temps. Et, pour peu qu’on y regarde de plus près, on s’apercevra aisément que ce consentement unanime n’est qu’un signe trompeur. La véritable unanimité est celle qui règne entre des hommes qui, dans toute la liberté de leur jugement et après un mûr examen, tombent d’accord sur les mêmes points, mais comme cette multitude d’hommes, qui semblent être tous du même sentiment sur la philosophie d’Aristote, ne s’accordent ainsi que par l’effet d’un même préjugé et d’une même déférence pour une autorité qui les subjugue tous, c’est plutôt un assujettissement commun, une coalition d’esclaves, qu’un vrai consentement. D’ailleurs, quand ce prétendu consentement serait aussi réel et aussi universel qu’on le dit, tant s’en faut qu’une telle unanimité doive être tenue pour une véritable et solide autorité, qu’au contraire il fait naître une violente présomption en faveur du sentiment opposé, et dans les choses intellectuelles, c’est de tous les signes le plus suspect. Il faut toutefois en excepter les questions de théologie et de politique, où le droit de suffrage doit subsister, car au fond rien ne plaît au grand nombre que ce qui flatte l’imagination et enlace l’entendement en se liant aux notions vulgaires, comme nous l’avons déjà fait entendre. Ainsi, ce mot si connu que Phocion appliquait aux mœurs s’applique également bien aux opinions philosophiques « Lorsque la multitude, disait-il, est d’accord avec vous et vous applaudit, ayez soin aussitôt de vous bien examiner vous-même, afin de voir si, soit dans vos discours ou dans vos actions, il ne vous serait pas échappé quelque sottise. » Cette unanimité est donc un fort mauvais signe. Ainsi, concluons en général que les signes qui peuvent nous mettre en état de juger de la vérité et de la solidité des doctrines ne nous annoncent rien de bon par rapport aux philosophies en vogue de nos jours, soit qu’on en juge par leur origine, par leurs fruits, par leurs progrès, par l’aveu des inventeurs ou des maîtres, ou même par l’approbation universelle dont elles semblent jouir. C’est désormais un point hors de doute.

LXXVIII. Il est temps de montrer par quelles causes, non moins puissantes que multipliées les nations se sont attachées durant tant de siècles à ces différentes espèces d’erreurs et de préjugés. Ces causes une fois bien connues, on cessera d’être étonné que les vues exposées dans cet ouvrage se soient présentées si tard à l’esprit de quelque mortel, on admirera seulement qu’un homme, quel qu’il puisse être, ait pu s’aviser le premier de penser à tout cela. Aussi est-ce ce que nous regardons nous-même plutôt comme l’effet d’un certain bonheur que comme la preuve d’un talent supérieur, c’est plutôt un fruit du temps qu’une production du génie.

Or, en premier lieu, pour peu qu’on arrête son attention sur ce grand nombre de siècles et qu’on se fasse une juste idée de cette durée, on la verra se réduire à bien peu d’années. En effet, de vingt-cinq siècles, espace de temps où la science et la mémoire des hommes se trouvent presque entièrement circonscrites, à peine en peut-on détacher et marquer six qui aient été vraiment productifs pour les sciences, et favorables à leur accroissement, car le temps, ainsi que l’espace, à ses déserts et ses solitudes. À proprement parler, les sciences n’ont eu que trois révolutions ou périodes : la première chez les Grecs, la seconde chez les Romains, la troisième chez nous, je veux dire chez les Européens occidentaux, périodes à chacune desquelles on ne peut guère attribuer que deux siècles. Les temps intermédiaires ont été des saisons défavorables pour les sciences et où elles n’ont eu qu’une bien mauvaise récolte, soit pour la quantité, soit pour la qualité, car il est assez inutile de parler des Arabes et des scolastiques, qui, par leurs innombrables et énormes volumes, sont plutôt parvenus à écraser les sciences qu’à en augmenter le poids. Ainsi, c’est avec raison que nous attribuons la lenteur du progrès des sciences à la brièveté des époques qui leur ont été favorables.

LXXIX. Au second rang se présente une cause qui dans tous les temps et dans tous les lieux est d’une grande influence. Cette cause est que dans les temps mêmes où les lettres et les talents de toute espèce ont fleuri le plus, ou ont été cultivés jusqu’à un certain point, la philosophie naturelle n’a eu en partage que la moindre partie de l’industrie des hommes. Cette science si négligée doit pourtant être regardée comme la mère de toutes les autres, car une fois que les sciences et les arts sont séparés de cette science primaire, qui est comme leur racine, on peut bien ensuite les polir et les façonner pour l’usage, mais on a beau faire alors, ils ne croissent plus. Or il est constant que, depuis l’époque le christianisme eut été adopte et fut, pour ainsi dire, parvenu à son point de maturité, le plus grand nombre des esprits distingués s’appliquèrent à la théologie. Aussi n’avait-on pas manqué d’encourager ce genre d’études par les récompenses les plus magnifiques, et par une infinité de secours de toute espèce. C’est donc cette étude de prédilection qui a occupé toute la troisième période, je veux parler de celle qui appartient à l’Europe occidentale, genre d’étude qui devait d’autant plus prévaloir qu’à peu près vers le même temps les lettres commencèrent à refleurir et les controverses sur la religion à se multiplier. Mais à l’époque précédente, durant la période qui appartient aux Romains, la morale, qui parmi les païens tenait lieu de théologie, était le principal sujet de méditation des philosophes. Ce n’est pas tout les plus grands esprits de ce temps-là se jetaient dans les affaires et dans les professions actives, à cause de la vaste étendue de l’empire romain, dont l’administration exigeait le concours d’un grand nombre d’hommes éclairés. Mais l’âge la philosophie naturelle paraît avoir fleuri chez les Grecs se réduit à une période de très courte durée, car les sept philosophes connus dans des temps plus reculés sous le nom de Sages s’appliquèrent tous, Thalès excepté, à la morale et à la politique. Dans les temps ultérieurs, lorsque Socrate eut, pour ainsi dire, obligé la philosophie de descendre des cieux sur la terre, la morale prévalut encore davantage et détourna les esprits de l’étude de la philosophie naturelle

Mais cette période même l’on s’attachait avec ardeur à l’étude de la nature fut bientôt infectée de l’esprit de contradiction et de la fureur d’innover en matière d’opinion, qui la rendirent inutile au progrès de la véritable science. Ainsi la philosophie naturelle ayant été si négligée et arrêtée par de si grands obstacles durant ces trois périodes, il n’y a pas lieu de s’étonner que les hommes y aient fait si peu de progrès, eux qui étaient alors occupés de tout autre chose.

LXXX. À ces considérations, ajoutez que, parmi ceux-là même qui se sont appliqués à la philosophie naturelle, cette science a rarement trouvé, surtout de nos jours, un individu qui disposât de tout son temps, un homme tout entier. Tout au plus me citerez-vous les élucubrations de tel moine dans sa cellule, ou de tel gentilhomme dans son petit manoir, mais la philosophie n’était plus alors qu’une sorte de passage, de pont pour aller à d’autres sciences. En un mot, cette auguste mère de toutes les sciences, on l’a indignement rabaissée au vil office de servante, on en a fait un aide de la médecine et des mathématiques, on l’a abandonnée à la jeunesse sans expérience, afin que ces esprits novices, d’abord pénétrés et en quelque manière imbibes de cette science comme d’une première teinture, en fussent mieux disposés pour en recevoir quelque autre. Cependant en vain se flatterait-on de faire, dans les sciences en général, et surtout dans leur partie pratique, des progrès sensibles tant que la philosophie naturelle ne sera pas appliquée aux sciences particulières, et que les sciences particulières à leur tour ne seront pas ramenées à la philosophie naturelle. C’est faute de cette liaison et de ces rapprochements que l’astronomie, l’optique, la musique, un grand nombre d’arts mécaniques, la médecine elle-même, et (ce qu’on n’aurait peut-être jamais cru) la morale, la politique et la logique n’ont presque point de profondeur, qu’elles s’arrêtent à la superficie des choses et à la variété des objets ; car une fois que toutes ces sciences sont ainsi dispersées et établies chacune à part, la philosophie naturelle cesse de les nourrir. C’était pourtant cette seule science qui en puisant aux vraies sources, savoir, dans l’exacte observation des mouvements célestes, de la marche des rayons lumineux, des sons, de la texture et du mécanisme des corps, des affections de l’âme et des perceptions de l’entendement ; c’était elle seule, dis-je, qui pouvait ainsi leur donner de la substance, les faire végéter plus vigoureusement et croître plus rapidement. Il n’est donc nullement étonnant que les sciences aient cessé de prendre de l’accroissement, puisqu’elles sont séparées de leur racine.

LXXXI. Veut-on connaître une autre cause du peu de progrès des sciences, la voici : il est impossible de marcher droit dans la carrière tant que la borne sera mal posée et la fin mal déterminée. Quelle est donc la vraie borne des sciences et leur véritable fin ? C’est d’enrichir la vie humaine de découvertes réelles, c’est-à-dire de nouveaux moyens. Mais le troupeau des gens d’étude pense à tout autre chose : il est tout mercenaire ; ce sont tous hommes de louage, tous gens occupés à faire leur montre. Si, par hasard, vous rencontrez quelque homme de lettres ou artiste d’un esprit plus pénétrant et avide de gloire, qui s’occupe sérieusement de quelque découverte, malheur à lui ! Ce ne sera qu’aux dépens de sa fortune. Mais tant s’en faut que le plus grand nombre se propose vraiment pour but d’augmenter la masse des sciences et des arts, que, de cette masse qui est déjà sous leur main, ils ne tirent tout au plus que ce qui peut être de quelque usage dans leur profession, ou qui peut servir à augmenter leur fortune, à étendre leur réputation ou à leur procurer tout autre avantage de cette espèce. Si encore, dans une si grande multitude, il s’en trouve un seul qui ait pour la science une affection sincère et qui l’aime pour elle-même, vous le verrez plutôt occupé à varier le sujet de ses méditations et à se promener, pour ainsi dire, dans les différentes sciences, qu’à s’attacher constamment à la recherche de la vérité en suivant une méthode sévère et rigoureuse. Si enfin vous en trouvez par hasard un seul qui soit capable de cette tenue et de celle sévérité, eh bien ! Cet homme-là même cherchera tout au plus de ces vérités qui peuvent contenter l’esprit par l’indication des causes et l’explication d’effets déjà connus, non de ces vérités qui enfantent des effets nouveaux et qui entourent les axiomes d’une lumière nouvelle. Ainsi, la borne des sciences étant mal posée, il n’est pas surprenant que, dans les études subordonnées à cette fin, il soit résulté une si grande aberration.

LXXXII. Que la fin des sciences soit mal déterminée et la borne mal posée, c’est ce dont on ne peut douter ; mais, fût-elle mieux posée, la route qu’on a choisie pour aller au but n’en serait pas moins absolument fausse et tout à fait inaccessible. Est-il rien de plus étrange, pour tout homme capable de juger sainement des choses, que de voir qu’aucun mortel jusqu’ici n’ait pris soin, n’ait eu à cœur de tracer pour l’entendement une route qui partit des sens et de l’expérience, et qu’on ait abandonné le tout aux obscurités des traditions, ou encore aux alternatives et au tournoiement de la dispute et de l’argumentation, ou encore aux fluctuations et aux détours sans fin d’une expérience fortuite, vague et confuse ? Que tout homme de sens, arrêtant son attention sur ce sujet, se demande quelle est la marche que suivent la plupart des hommes lorsqu’ils entreprennent quelque recherche et veulent jouer le rôle d’inventeurs ; la première chose qui va se présenter à son esprit, c’est cette marche grossière, destituée de toute méthode, qui leur est si familière. Or voici comment s’y prend tout homme qui a la prétention de faire des découvertes : il va d’abord feuilletant toutes sortes de livres, et compilant tout ce qui a été écrit sur le sujet qui l’occupe ; puis il ajoute à tout cela le produit de ses propres méditations ; enfin il met sa cervelle à la torture, sollicite avec chaleur son propre esprit, et invoque, pour ainsi dire, son génie, afin qu’il rende des oracles ; mais rien de moins solide et de plus hasardé que ces prétendues inventions qui n’ont pour base que de pures opinions.

Tel autre appelle à son secours la dialectique, qui, au nom près, n’a rien de commun avec ce que nous avons en vue ; car les préceptes d’invention qu’elle donne n’ont nullement pour objet l’invention des principes et des axiomes principaux, qui sont comme la substance des arts, mais seulement l’invention de ces autres principes qui paraissent conformes à ces premiers. Aussi, quand elle a affaire à ces hommes d’une curiosité importune qui la serrent de trop près et l’interpellent en lui demandant une méthode pour établir ou inventer de vrais principes, c’est-à-dire des axiomes du premier ordre, ne manque-t-elle pas de les payer d’une réponse fort connue en les renvoyant à chaque art, avec injonction de lui prêter, pour ainsi dire, serment, et de lui faire hommage-lige.

Reste donc l’expérience pure, qui, lorsqu’elle se présente d’elle-même, prend le nom de hasard, et, lorsqu’elle a été cherchée, retient le nom même d’expérience. Mais ce genre d’expérience n’est autre chose, comme on le dit communément, qu’une sorte de balai sans lien, qu’un pur tâtonnement semblable à celui d’un homme qui, s’étant égaré la nuit, va tâtonnant de tous côtés pour retrouver son chemin. Mieux eût valu attendre le jour ou allumer un flambeau, et penser ensuite à se mettre en route. Au contraire, l’ordre véritable de l’expérience veut que l’on commence par allumer son flambeau, dont elle se sert ensuite pour montrer le chemin, en partant, non de l’expérience vague et faite après coup, mais de l’expérience bien digérée, bien ordonnée ; puis elle en extrait les axiomes, et de ces axiomes une fois solidement établis elle déduit de nouvelles expériences, sachant assez que le Verbe divin lui-même, lorsqu’il travailla sur la masse immense des êtres, ne le fit pas sans ordre et sans méthode.

Si donc la science humaine a mal fourni sa carrière, que les hommes cessent de s’en étonner ; elle s’était totalement écartée de la vraie route ; elle avait entièrement abandonné, déserté l’expérience ; ou elle ne faisait qu’y tournoyer, que s’y embarrasser, comme dans un labyrinthe ; au lieu que la véritable méthode conduit, à travers les forêts sombres de l’expérience, par un sentier bien droit, et toujours le même, au pays découvert des axiomes.

LXXXIII. Cette mauvaise habitude, que nous voulons détruire, s’est fortifiée par une opinion, ou plutôt par une manière d’apprécier les choses désormais invétérée, mais où il n’entre pas moins d’orgueil que d’ignorance. Eh ! N’est-ce pas, s’écrient-ils, rabaisser la majesté de l’esprit humain que de vouloir le tenir si longtemps attaché à de grossières expériences, à tous ces détails minutieux, à ces objets soumis à l’empire des sens et aussi limités que la matière dont ils sont composés ? Les vérités de cet ordre, ajoutent-ils, exigent de pénibles recherches, elles n’ont rien qui élève l’âme quand on les médite ; elles donnent aux discours je ne sais quoi de sec et de rustique ; elles sont d’un assez mince produit dans la pratique ; leur multitude est infinie, et elles sont d’une extrême ténuité. À la longue, tel a été l’effet de ces discours qu’enfin la véritable route n’est pas seulement abandonnée, mais même interceptée, fermée, et l’on ne se contente pas de négliger, de mal diriger l’expérience, on fait pis, on la dédaigne.

LXXXIV Une autre cause qui a fait obstacle aux progrès que les hommes auraient pu faire dans les sciences, et qui les a, pour ainsi dire, cloués à la même place, comme s’ils étaient enchantés, c’est ce profond respect qu’ils ont d’abord pour l’antiquité, puis pour l’autorité de ces personnages qu’ils regardent comme de grands maîtres en philosophie, enfin pour l’opinion publique, mais ce dernier point a déjà été traité.

Quant à l’antiquité, l’opinion qu’ils s’en forment, faute d’y avoir suffisamment pensé, est tout à fait superficielle et n’est guère conforme au sens naturel du mot auquel ils l’appliquent. C’est à la vieillesse du monde et à son âge mûr qu’il faut attacher ce nom d’antiquité or, la vieillesse du monde, c’est le temps même où nous vivons, et non celui où vivaient les anciens, et qui était sa jeunesse. À la vérité, le temps où ils ont vécu est le plus ancien par rapport à nous, mais, par rapport au monde, ce temps était nouveau or, de même que, lorsqu’on a besoin de trouver dans quelque individu une grande connaissance des choses humaines et une certaine maturité de jugement, on cherchera plutôt l’une et l’autre dans un vieillard que dans un jeune homme, connaissant assez l’avantage que donnent au premier sa longue expérience, le grand nombre et la diversité des choses qu’il a vues, oui dire ou pensées lui-même, c’est ainsi, et par la même raison, que si notre siècle, connaissant mieux ses forces, avait le courage de les éprouver et la volonté de les augmenter en les exerçant, on aurait lieu d’en attendre de plus grandes choses que de l’antiquité, où l’on cherche ses modèles car le monde étant plus âgé, la masse des expériences et des observations s’est accrue à l’infini.

Et ce qu’il faut encore compter pour quelque chose, c’est que, par le moyen des navigations et des voyages de long cours qui se sont si fort multipliés de notre temps, on a découvert dans la nature et observe une infinité de choses qui peuvent répandre une nouvelle lumière sur la philosophie. De plus, ne serait-ce pas une honte pour le genre humain d’avoir découvert de nos jours dans le monde matériel tant de contrées, de terres et de mers, et d’astres, et de souffrir en même temps que les limites du monde intellectuel fussent resserrées dans le cercle étroit des découvertes de l’antiquité.

Quant à ce qui regarde ces inventeurs, quelle plus grande pusillanimité que d’accorder à de tels auteurs une infinité de prérogatives, en frustrant de ses droits le temps, auteur des auteurs mêmes, et a ce titre, vraie source de toute autorité car ce n’est pas sans raison qu’on a dit : « La vérité est fille du temps et non de l’autorité. » Ainsi, l’esprit humain étant comme fasciné par cette excessive déférence pour l’antiquité, les grands maîtres et l’opinion publique, doit-on encore être étonné que les hommes, liés par cet assujettissement comme par une sorte de maléfice, soient devenus incapables de consulter la nature même, et de se familiariser avec ses opérations ?

LXXXV. Ce n’est pas seulement l’admiration et la déférence pour l’antiquité, l’autorité et l’opinion publique qui ont porté les hommes à se reposer ainsi sur les découvertes déjà faites ; c’est encore l’admiration pour les œuvres de la main humaine, et à cet égard le genre humain semble être dans l’abondance. En effet, si l’on se représente l’inépuisable variété et l’appareil pompeux de tous les procédés que les arts mécaniques ont introduits et comme entassés pour multiplier à l’infini les douceurs et les commodités de la vie, frappé de ce spectacle on sera plus disposé à admirer l’opulence humaine qu’on n’aura le sentiment de l’indigence commune, ne s’apercevant pas que ces premières observations des hommes et ces primitives opérations de la nature, qui sont comme le premier mobile, comme l’âme de tout cela, ne sont pas en fort grand nombre ; que pour faire de telles découvertes il n’a pas fallu fouiller bien avant, et que tout le reste n’est que le fruit de la patience et le produit d’une certaine subtilité ou régularité dans les mouvements de la main ou des instruments. Par exemple, s’il est un genre d’exécution qui exige de la précision, de l’exactitude et de l’adresse, c’est certainement la construction des horloges, qui, par leurs rouages, semblent imiter les mouvements célestes, et, par leur mouvement alternatif et régulier, le pouls des animaux. Eh bien ! Ces machines si ingénieuses tiennent tout au plus à un ou deux principes puisés dans la nature.

Que si l’on tourne son attention vers ce qu’il peut y avoir de plus ingénieux et de plus délié dans les arts libéraux, ou même dans les procédés par le moyen desquels, dans les arts mécaniques, on fait prendre aux corps naturels mille formes différentes ; si l’on examine bien toutes ces inventions, par exemple, quant aux arts de la première espèce, la découverte des mouvements célestes dans l’astronomie, celle des accords dans la musique, et, dans l’art grammatical, l’invention des lettres alphabétiques, qui ne sont pas encore en usage à la Chine ; ou que, dans les arts mécaniques, on considère les gestes de Bacchus et de Cérès, c’est-à-dire la préparation du vin, de la cervoise et des différentes sortes de pain ou de pâtisserie, enfin toutes les douceurs qu’ont pu nous procurer tous les raffinements de l’art du cuisinier et du distillateur ; qu’après avoir bien considéré tout cela, on songe combien de temps on a consumé pour porter toutes ces inventions au degré de perfection où nous les voyons (je dis de perfection, parce que tous les procédés de cette espèce, si l’on en excepte ceux des distillations, étaient connus des anciens), et, comme nous l’avons déjà remarqué par rapport aux horloges, combien peu d’observations et de principes pris dans la nature elles supposent, qu’on se dise combien toutes ces petites découvertes étaient aisées à faire en profitant d’une infinité d’occasions fortuites qui s’offrent toujours, ou de toutes les idées fugitives qui se présentent d’elles-mêmes à l’esprit ; qu’on pèse, dis-je, avec soin toutes ces considérations, et bientôt, perdant cette admiration qu’avaient excitée à la première vue ces faciles découvertes, on ne pourra plus que déplorer la condition humaine en voyant cette disette d’inventions utiles et la stérilité de l’esprit humain durant tant de siècles. Or, observez que toutes ces inventions mêmes dont nous parlons ici ont de beaucoup précédé la philosophie et les arts qui ne se rapportent qu’a l’esprit ; on peut dire même qu’à l’époque où sont nées ces sciences rationnelles et dogmatiques, l’invention des procédés utiles a pris fin.

Que si des ateliers on passe aux bibliothèques, on sera d’abord frappé d’admiration à la vue de cette immensité de livres de toute espèce qu’on y a entassés ; puis, venant à regarder ces livres de plus près, à bien examiner et les sujets qu’on y traite et la manière dont ils sont traités, en un mot tout leur contenu, on sera frappé d’étonnement en sens contraire, en s’assurant par soi-même que tous ces volumes se réduisent à d’éternelles répétitions des mêmes pensées. Et en voyant les hommes dire et redire, faire et refaire toujours les mêmes choses, de l’admiration qu’excitait au premier coup d’œil cette apparente abondance l’on passera à un étonnement plus grand encore à la vue de l’indigence réelle qu’elle couvre, et l’on sentira enfin combien est pauvre et misérable cette prétendue science qui a jusqu’ici occupé les esprits et s’en est comme emparée.

Que si, daignant abaisser son esprit à la considération de choses plus curieuses qu’importantes, on passe aux travaux des alchimistes, on ne saura trop s’ils doivent être un objet de compassion ou de risée. En effet, l’alchimiste se berce d’éternelles et chimériques espérances. Lorsque ses premières tentatives ne sont point heureuses, il n’en accuse que ses propres erreurs et ne s’en prend qu’à lui-même, c’est qu’il n’aura pas bien compris les termes de l’art ou les expressions particulières des auteurs. Puis il va écoutant tous les contes qu’on lui fait à ce sujet, et prêtant l’oreille à tous les petits secrets qu’on lui promet ; ou bien ce sera peut-être que, dans les minutieux-détails de ses manipulations, il se sera quelque peu écarté du vrai procédé ; un grain ou une seconde de plus ou de moins, il tenait tout ; et le voilà répétant mille et mille fois les mêmes essais sans jamais se lasser. Si, chemin faisant, et parmi les hasards de expérience, il rencontre quelque fait dont la physionomie soit un peu nouvelle et qui lui paraisse de quelque utilité, il s’en saisit aussitôt comme d’un gage et d’un garant de tout le reste. Son imagination se repaît de cette petite découverte ; il la vante, il l’exagère, en tous lieux il en fait un grand étalage, et ce léger succès, lui faisant concevoir les plus hautes espérances, l’encourage à continuer. Cependant l’on ne peut disconvenir que les alchimistes n’aient inventé bien des choses, et que nous ne leur devions même plus d’une découverte utile. Mais c’est à eux surtout que s’applique avec beaucoup de justesse la fable de ce vieillard qui, en léguant à ses enfants un prétendu trésor enfoui dans sa vigne, ajouta qu’il ne se rappelait pas bien l’endroit où il l’avait caché, mais qu’en cherchant avec un peu de constance ils le trouveraient. Le père mort, les voilà fouillant partout dans la vigne et remuant la terre en mille endroits. À la vérité ils ne trouvèrent point d’or, mais en récompense, par l’effet naturel d’une meilleure culture ; la vendange suivante fut très abondante.

Quant aux hommes infatués de la magie naturelle, qui veulent tout expliquer par de prétendues sympathies et par d’impuissantes conjectures, ils ont imaginé une infinité de propriétés occultes et d’opérations merveilleuses ; et si parfois ils produisent quelque chose, ce seront des choses-qui pourront étonner par leur nouveauté plutôt que des pratiques vraiment utiles. Mais dans la magie superstitieuse, s’il est besoin de parler aussi de celle-là, il faut surtout observer qu’il est certains sujets d’un genre déterminé et limité où les arts, enfants de la curiosité et de la superstition, ont pu quelque chose ou su faire quelque illusion, dans tous les temps, chez toutes les nations et même dans toutes les religions. Ainsi, laissant de côté toutes les pratiques de cette espèce, nous dirons qu’il ne faut pas s’étonner si l’idée qu’on se forme de son opulence peut amener l’indigence.

LXXXVI. Mais cette admiration si puérile et si peu fondée, dont on est frappé pour les sciences et les arts s’est fort accrue par le manège et l’artifice de ceux qui se mêlent de les transmettre et de les enseigner. Dans ces traités-là, à la composition desquels président presque toujours l’ambition et le désir de se faire valoir, on les figure, on les taille et même on les déguise, de manière que, lorsque ensuite on vient à les produire en public, il semble qu’il n’y manque plus rien, et que l’auteur ait été jusqu’au bout. À en juger par leurs méthodes et leurs fastueuses divisions, on serait porté à croire que l’auteur a en effet embrassé tout ce qui pouvait faire partie du sujet, et qu’il ne reste plus rien à dire après lui ; et quoique tous ces membres de division soient mal remplis et comme autant de bourses vides, néanmoins, au jugement des esprits vulgaires, le tout a la forme et le tour d’une science complète. Les premiers, les plus anciens philosophes, qui s’attachaient aussi à la recherche de la vérité, travaillaient de meilleure foi et sous de plus heureux auspices. Les connaissances qu’ils avaient acquises par leurs observations et leurs méditations sur la nature, et qu’ils avaient dessein de conserver pour en faire usage au besoin, ils les semaient sans prétention dans des aphorismes, c’est-à-dire qu’ils les résumaient sous la forme de sentences courtes, détachées, et tout à fait dégagées des liens de la méthode. Ils ne se donnaient point l’air d’embrasser l’art en entier, et ne s’en piquaient nullement. Mais, pour peu qu’on réfléchisse sur la marche tout opposée que les auteurs suivent aujourd’hui, on cessera de s’étonner que les élèves ne pensent plus à faire de nouvelles recherches dans des sciences que ces maîtres, par le prestige de leurs méthodes, font regarder comme complètes et parvenues au plus haut point de perfection.

LXXXVII. Cette haute réputation et cette autorité dont jouissent les productions des anciens, il faut, en partie, l’imputer à la vanité et au peu de consistance de ceux d’entre les modernes qui ont proposé quelques nouveautés, surtout dans la partie pratique de la philosophie naturelle ; car il n’a paru que trop de charlatans et de songes creux, en partie dupes de leur propre enthousiasme et en partie fripons, qui ont fait au genre humain de si magnifiques promesses qu’ils l’en ont fatigué, telles que prolongation de la vie humaine, retard de la vieillesse, prompte cessation des douleurs, moyens pour corriger les défauts naturels, illusions faites aux sens, secrets pour lier les affections ou les exciter au besoin, exaltation de facultés intellectuelles, transmutations de substances, recette pour fortifier et multiplier à volonté les mouvements, autre pour produire dans l’air des impressions et des altérations marquées, autres encore pour dériver à son gré les influences des corps célestes et les procurer à qui l’on veut ; prédiction des choses futures, représentation des choses absentes et éloignées, révélation des choses cachées ; voilà ce qu’ils promenaient, et cent autres merveilles de cette nature, faisant de ces promesses un étalage et un trafic. Mais ce serait peu risquer de se tromper, et apprécier assez bien ces grands prometteurs, que de dire qu’il y a aussi loin de leur charlatanisme à la véritable science que des exploits d’Alexandre ou de Jules-César à ceux d’amaris de Gaule ou d’Arthur de Bretagne : car nous voyons, dans l’histoire, de grands capitaines dont les exploits réels surpassent infiniment ceux qu’on attribue faussement à ces héros obscurs de romans ; toutes choses qu’ils ont exécutées par des moyens qui n’étaient nullement fabuleux ni miraculeux. Cependant, quoique la vérité de l’histoire soit souvent altérée par des fables, ce n’est pas une raison pour lui refuser la croyance qu’elle mérite lorsqu’elle ne dit que la vérité. Mais, en attendant, on ne doit plus être étonné que tous les imposteurs qui ont tenté des opérations de la nature de celles que nous venons de dénombrer aient fait naître un violent préjugé contre toutes les nouveautés de ce genre, et que le dégoût général qu’ont inspiré leur charlatanisme et leur excessive vanité intimide encore aujourd’hui tout mortel courageux qui serait tenté d’entreprendre quelque chose de semblable.

LXXXVIII. Mais ce qui a porté encore plus de préjudice aux sciences, c’est la pusillanimité de ceux qui les cultivent et l’étroite mesure ou le peu d’utilité de la tâche qu’ils s’imposent à eux-mêmes ; et cette pusillanimité n’est pas entièrement exempte de morgue et d’arrogance.

D’abord, une excuse que ne manquent pas de se ménager dans chaque art ceux qui le professent, c’est de tirer de sa faiblesse même un prétexte pour calomnier la nature, et, ce à quoi leur art ne peut atteindre, de le déclarer, d’après ces prétendues règles, absolument impossible. Or cet art-là, selon toute apparence, ne perdra pas son procès, attendu qu’il est ici juge et partie. Et cette philosophie aussi, sur laquelle nous nous reposons, fomente et caresse, pour ainsi dire, certaines opinions dont le but, pour peu qu’on y regarde d’un peu près, paraît être de persuader qu’on ne doit attendre de l’art ou de l’industrie humaine rien de grand, rien de vraiment puissant, rien, en un mot, qui signale l’empire de l’homme sur la nature. Tel est l’esprit de leur assertion sur la différence essentielle qu’ils supposent entre la chaleur des astres et celle du feu artificiel, sur la mixtion, etc., comme nous l’avons déjà observé. Mais, pour peu que nous y regardions de près, nous reconnaîtrons que tous ces discours de mauvaise foi tendent à circonscrire la puissance humaine ; que ce n’est qu’un artifice pour jeter les esprits dans le découragement, et non-seulement pour les décourager, mais même pour trancher d’un seul coup tous les nerfs de l’industrie, et la porter à renoncer même à la faible ressource des heureux hasards de l’expérience : car, au fond, quel peut être leur but, sinon de persuader qu’il ne manque plus rien à leur art, et qu’il est suffisamment perfectionné, donnant tout à la gloriole et s’efforçant, avec une coupable adresse, de faire accroire que ce qui n’a point encore été trouvé ou compris est introuvable ou incompréhensible ! Que si quelqu’un d’entre eux, s’évertuant un peu plus, a la noble ambition de s’illustrer par quelque découverte, vous le verrez presque toujours ne s’attacher qu’à un seul genre d’invention très-borné, et ne rien chercher au delà ; ce sera, par exemple, la nature de l’aimant, ou la cause du flux et reflux de la mer, ou le vrai système céleste, ou d’autres sujets de cette nature qui leur paraissent avoir je ne sais quoi de mystérieux et n’avoir pas été approfondis avec succès. Est-il rien cependant de moins judicieux que de rechercher la nature (l’essence) d’une chose dans cette chose même, quoiqu’il soit aisé de voir que telle nature, qui dans certains sujets paraît mystérieuse et enveloppée, se développe et se manifeste dans d’autres, où elle est très sensible et comme palpable ; qu’ici elle étonne, et là n’excite pas même l’attention ? Telle est la nature de la consistance, qu’on ne daigne pas considérer dans le bois ou la pierre, et que dans ces substances on s’imagine expliquer par ce mot de solide, au lieu de faire à ce sujet une recherche expresse sur la tendance de ces corps à éviter la séparation de leurs parties et la solution de leur continuité ; tandis qu’on la remarque seulement dans les bulles qui se forment à la surface de l’eau et où la cause la plus cachée semble plus digne d’attirer les regards du génie : bulles qui s’enveloppent de certaines pellicules, et qui affectent d’une manière assez curieuse une figure hémisphérique, en sorte qu’elles évitent ainsi un instant la solution de continuité.

Or, la nature de ces choses mêmes, qui dans certains corps semble cachée, devenant sensible dans d’autres, au point d’en paraître commune et triviale, il est clair que cette nature ne se laissera jamais apercevoir tant que l’on bornera ses expériences et ses méditations aux sujets de la première espèce. Généralement parlant, pour obtenir parmi nous le titre d’inventeur, c’est assez de décorer les choses inventées depuis longtemps, de leur donner une forme plus élégante et un certain tour, ou encore d’en faire une application plus commode aux usages de la vie, ou même de les exécuter dans des dimensions extraordinaires, soit plus grandes, soit plus petites. Ainsi cessons d’être étonnés qu’on ne voie point se produire au grand jour des inventions plus nobles et plus dignes du genre humain. Eh ! en peut-il être autrement dans un temps où l’on voit les hommes s’attacher avec une ardeur puérile à je ne sais quelles entreprises petites et mesquines, et, ce qui est pis encore, s’imaginer, quand ils y réussissent, avoir poursuivi ou atteint quelque chose de vraiment grand ?

LXXXIX. Mais ce qu’il ne faut pas non plus oublier, c’est que la philosophie naturelle, dans tous les temps, a eu en tête un adversaire fort tracassier et fort pointilleux. Cet ennemi, c’est la superstition, c’est le zele aveugle et immodéré pour la religion. Car nous voyons d’abord que, chez les Grecs, ceux qui les premiers se hasardèrent à assigner les causes naturelles de la foudre et des tempêtes furent, sous ce prétexte, accusés d’impiété et d’irrévérence envers les dieux ; et nous voyons aussi que les premiers pères de l’Église ne firent pas un meilleur accueil à ceux qui, d’après des démonstrations très-certaines et qu’aucun homme de sens n’oserait combattre aujourd’hui, soutenaient que la terre est de figure sphérique, et qu’en conséquence il doit y avoir des antipodes.

Nous pouvons même dire que de nos jours on s’expose plus que jamais en avançant de telles assertions sur la nature. La faute en est aux sommes et aux méthodes des théologiens scolastiques, qui ont assez bien rédigé la théologie (eu égard du moins à ce qu’ils pouvaient en ce genre), l’ayant réunie en un seul corps et réduite en art ; d’où il est résulté que la philosophie contentieuse et épineuse d’Arislote s’est mêlée beaucoup plus qu’il n’aurait fallu au corps de la religion. Il est un autre genre d’ouvrages tendant au même but, mais par une autre voie ; ce sont les dissertations de ceux qui n’ont pas craint de déduire des principes et des autorités des philosophes la vérité de la religion chrétienne, et qui ont prétendu, en l’appuyant sur une telle base, lui donner plus de solidité, célébrant avec autant de pompe et de solennité qu’un mariage légitime l’union illicite de la foi et des sens, chatouillant les esprits par l’agréable variété des matières ou des expressions, et alliant toutefois les choses divines avec les choses humaines, deux sortes de sujets peu faits pour se trouver ensemble dans un même ouvrage. Or, observez que, dans tous ces écrits où l’on mêle la théologie avec la philosophie, on ne fait entrer que ce qui appartient à la philosophie reçue depuis long-temps. Quant aux découvertes nouvelles et aux améliorations, non-seulement on les en exclut, mais même on les en bannit expressément. Enfin, vous reconnaîtrez que l’impéritie de certains théologiens a presque entièrement fermé l’accès à toute philosophie, même corrigée. Les uns, d’assez bonne foi, craignent un peu que ces recherches si approfondies ne passent les limites prescrites par la discrétion et la prudence, et cette crainte vient de ce que, traduisant a leur manière et tordant indignement les passages de l’Écriture-Sainte qui ont pour objet les divins mystères seulement, et ne s’adressant qu’a ceux qui veulent scruter les secrets de Dieu même, ils appliquent ces passages aux mystères de la nature qu’il n’est point défendu de vouloir penetrer, et qui ne sont point sous l’interdit d’autres, plus rusés et qui y pensent à plus d’une fois, trouvent au bout de leurs calculs que si les causes et les moyens restaient inconnus, il serait plus aisé de tout mettre sous la main et sous la verge divine, disposition qui, selon eux, importe fort à la religion, mais tenir un tel langage c’est vouloir gratifier Dieu par le mensonge. D’autres encore craindraient que par la force de l’exemple les mouvements et les innovations qui pourraient avoir lieu dans la philosophie ne se communiquassent à la religion, et ne finissent par y occasionner une révolution D’autres enfin semblent craindre qu’au bout de toutes ces recherches sur la nature on ne rencontre tôt ou tard quelque fait ou quelque principe qui vienne à renverser la religion, ou du moins à l’ebranler, surtout dans l’esprit des Ignorants Mais ces deux dernières craintes ont je ne sais quoi qui ressemble a la manière de raisonner des animaux. Il semble que ces gens-la dans le plus secret de leurs pensées, doutent un peu de la vérité de la religion et de l’empire de la foi sur les sens, et voilà sans doute pourquoi la recherche des vérités qui ont pour objet les opérations de la nature leur paraît si dangereuse. Mais aux yeux de tout homme qui a sur ce sujet des idees saines, la philosophie naturelle est, après la parole de Dieu, le préservatif le plus sûr contre la superstition et l’aliment de la foi le mieux éprouvé. Ainsi c’est avec raison qu’on la donne à la religion comme la suivante la plus fidèle qu’elle puisse avoir, l’une manifestant la volonté de Dieu et l’autre sa puissance. Un personnage sans doute qui ne s’abusait pas lui-même, c’est celui qui a dit « Vous vous abusez, Ignorant les Écritures et la puissance d’un Dieu, » manant ainsi et unissant par un lien indissoluble l’information sur la volonté de Dieu à la contemplation des effets de sa puissance.Au reste, doit-on s’étonner de voir les progrès de la philosophie arrêtés lorsqu’on voit la religion passer ainsi et etre comme entrainée du côté oppose par l’imprudence et le zele inconsidéré de certaines gens ? Et ce n’est pas tout, dans les coutumes et les institutions des écoles, des académies, des collèges et autres établissements de ce genre destinés a la cullure des sciences, et où les savans vivent rassemblés, les leçons et les exercices sont disposés de manière que ce serait un grand hasard s’il venait en tête a quelqu’un de méditer sur un sujet nouveau. Si tel d’entre eux a le courage d’user sur ce point de toute la liberté de son jugement, ce fardeau qu’il s’imposera, il le portera seul, qu’il ne s’attende a aucun secours de la part de ceux avec qui il vit. Que s’il résiste au dégoût que doit naturellement lui inspirer un tel isolement, qu’il sache encore que cette activité et ce courage ne seront pas un léger obstacle à sa fortune dans cette sorte d’etablissement. Toutes les études sont resserrées dans les écrits de certains auteurs, tous les esprits y sont comme emprisonnés, et ces auteurs classiques, si quelqu’un ose s’écarter un peu de leurs opinions, à l’instant tous s’elevent contre lui, c’est un homme turbulent, un novateur, un brouillon. Il est pourtant une différence infime entre les arts et les affaires publiques. Une révolution politique et une lumiere nouvelle ne font pas, à beaucoup près, courir les memes risques, car si, dans l’état politique, un changement, même en mieux, ne laisse pas d’inquiéter, c’est à cause des troubles qu’il excite ordinairement, vu que le gouvernement repose principalement sur l’autorité, sur l’assentiment public, sur la renommée et I’opinion, au lieu que dans les sciences et les arts, ainsi que dans les mines d’où l’on tire les métaux, tout doit retentir du bruit que font les travailleurs. Du moins, ce serait ainsi que les choses iraient, pour peu qu’on suivît les principes de la droite raison, mais, dans la réalité, il s’en faut beaucoup qu’elles marchent ainsi, l’effet ordinaire de cette administration et de ce gouvernement des sciences, dont il est ici question, étant d’en arrêter plus fortement tous les progrès.

XCI Mais quand cette jalousie qui arrête leurs accroissements viendrait a s’éteindre, n’est-ce pas encore assez que tout effort et toute industrie en ce genre demeurent sans récompense ' car malheureusement la faculté d’avancer les sciences et le prix qui leur est dû ne se trouvent pas dans les memes mains. Les talents nécessaires pour leur faire faire de rapides progrès sont le lot des grands genies, mais le prix et les émoluments sont au pouvoir du peuple ou des grands, c’est-à-dire de gens dont les lumières sont rarement au-dessus du mediocre. Non-seulement de tels progrès demeurent sans récompense, mais même ceux qui les font ne sont rien moins qu’assures de l’estime publique. Des ventes neuves et grandes sont au-dessus de l’intelligence du commun des hommes, et trop aisément renversées, éteintes par le vent des opinions vulgaires. Devons-nous donc être étonnés que ce qui est sans honneur soit aussi sans succès ? XCII. De tous les obstacles qui empêchent les hommes de former dans les sciences de nouvelles entreprises et d’y prendre pour ainsi dire de nouvelles tâches, le plus puissant est la facilité même avec laquelle ils désespèrent du succès et supposent que toute grande découverte est impossible, car c’est principalement en ce point que les hommes judicieux et sévères manquent de confiance et de courage, considérant a toute heure les obscurités de la nature, la courte durée de la vie, les illusions des sens, la faiblesse du jugement humain et cent autres semblables inconvénients Vains efforts, pensent-ils, dans les révolutions de ce monde et dans ses différents âges, les sciences ont leur flux et leur reflux, on les voit, tantôt croître et fleurir, tantôt décliner et se flétrir, de maniére cependant qu’apres être parvenues a un certain degré suprême ou maximum elles ne vont jamais au delà. Aussi, lorsque vient à paraître quelqu’un qui ose promettre de plus grandes choses ou les espérer, sa généreuse hardiesse est-elle taxée de présomption et imputée à défaut de maturité Dans les entreprises de cette nature, dit-on alors, le commencement est flatteur, le milieu épineux, la fin humiliante Et comme c’est dans l’esprit des hommes, graves et judicieux que tombent le plus souvent ces pensées si décourageantes, il est trop vrai que nous devons être attentifs sur nous-mêmes, de peur que, séduits par un objet très-beau sans doute et très-grand en lui-même, nous ne venions à relâcher de la sévérité de notre jugement. Voyons quelle espérance peut nous luire, et de quel côté se montre cette lumière. Rejetons cette fausse lueur d’espoir ; mais ce qui peut avoir en soi plus de solidité, lâchons de le bien discuter et de le bien peser. Il est même bon d’appeler a notre discussion cette sorte de prudence par laquelle on se gouverne ordinairement dans les affaires ; science qui se fait une règle de la défiance, et, dans les choses humaines, suppose toujours le pire. C’est donc de nos espérances que nous allons parler, car nous ne sommes rien moins que de simples prometteurs ; nous ne dressons point d’embûches aux esprits, mais nous conduisons les hommes de leur bon gré et comme par la main. Nous serons, il est vrai, plus à portée de remédier à ce découragement, qui fait obstacle aux progrès des sciences, quand nous en serons au detail des expériences et des observations, surtout a nos tables d’invention, digérées et ordonnées avec le plus grand soin (tables qui appartiennent à la seconde, ou plutôt à la quatrième partie de notre Restauration des sciences, attendu que ces faits et cette méthode ne sont rien moins que de simples espérances, mais eu quelque manière la chose même) : Néanmoins, afin de ne rien précipiter, fidèle au plan que nous nous sommes fait, nous continuerons à préparer les esprits ; préparation dont les motifs d’espérance que nous allons exposer ne sont point la moindre partie : car, ces motifs ôtés, tout ce que nous pourrions dire sur ce sujet servirait plutôt à affliger les hommes en pure perte, c’est-à-dire à les forcer de rabattre prodigieusement du prix excessif qu’ils attachent à ce qu’ils possèdent déjà, et à les en dégoûter, à leur faire apercevoir et sentir plus vivement le malheur trop réel de leur condition, qu’à ranimer leur courage et à aiguillonner leur industrie par rapport à l’expérience. Il est donc temps d’exposer les conjectures et les probabilités sur lesquelles nous fondons nos espérances. En quoi nous suivrons l’exemple de Christophe Colomb, qui, avant d’entreprendre sa navigation fameuse dans l’océan Atlantique, commença par proposer les raisons d’après lesquelles il se flattait de découvrir de nouvelles terres et un nouveau continent ; raisons qui, ayant été d’abord rejetées, mais ensuite confirmées par l’expérience, furent ainsi le principe et la source des plus grandes choses.

XCIII. C’est dans Dieu même que nous devons chercher notre premier motif d’espérance ; car l’objet auquel nous aspirons n’étant pas moins que le plus grand des biens, il est clair qu’il ne faut le chercher qu’en Dieu seul, vrai principe de tout bien et source de toute vraie lumière. Or, dans les opérations divines, les commencements, quelque faibles qu’ils puissent paraître, ont néanmoins toujours un effet certain, et ce qui a été dit des choses spirituelles, que « le règne de Dieu arrive sans qu’on s’en aperçoive, » a également lieu dans toute grande opération de la divine providence ; tout y marche sans bruit, s’y fait sans qu’on le sente, et l’œuvre est entièrement exécutée avant que les hommes se soient persuadés qu’elle se faisait ou qu’ils y aient fait attention. Il ne faut pas non plus oublier cette prophétie de Daniel, touchant les derniers temps de la durée du monde : « Grand nombre d’homme passeront, et la science se multipliera ; » prophétie dont le sens manifeste est qu’il est arrêté dans les destinées, c’est-à-dire dans les décrets de la divine providence, que cette découverte des régions inconnues, qui par tant de navigation de long cours est déjà totalement accomplie ou s’accomplit actuellement même ; que cette découverle, dis-je, et les grands, progrès dans les sciences auront lieu à la même époque. XCIV. Vient ensuite le puissant motif d’espérance qui se tire de la connaissance des erreurs du temps passé et des tentatives inutiles faites jusqu’ici. Quelle plus sage représentation que celle qu’adressait à ses concitoyens certain politique au sujet de leur mauvaise administration ? « Ce qui est pour vous, ô Athéniens[16] un sujet d’affliction et de désespoir quand vous tournez vos regards vers le passé, deviendra, sitôt que vous les tournerez vers l’avenir, un motif de consolation et d’espérance car si, ayant rempli tous vos devoirs et usé de toutes vos ressources, vous n’eussiez pu néanmoins réparer vos pertes multipliées, ce serait alors seulement que, n’ayant plus même l’espoir d’un mieux et que vos maux étant désormais sans remède, vous auriez tout lieu de perdre entièrement courage et de désespérer ainsi de la république, mais comme vous ne pouvez justement attribuer à la seule force des choses et au seul ascendant irrésistible des circonstances, les malheurs trop réels qui vous abattent, et ne devez les imputer qu’à vos propres fautes, cette considération même est ce qui doit vous remplir de confiance et vous faire espérer qu’en évitant ces fautes ou en les réparant vous vous élèverez de nouveau à cet état de splendeur et de force dont vous êtes déchus. » De même, si durant tant de siècles les hommes, ayant suivi constamment dans la culture des sciences la vraie route de l’invention, n’y eussent fait aucun progrès, ce serait alors présomption et témérité que d’espérer pouvoir en reculer les limites. Mais les hommes s’étant mépris dans le choix de la route même, et ayant consumé toute leur activité dans les sujets qui devaient le moins les occuper, il s’ensuit que le fort de la difficulté n’est point dans les choses mêmes et ne dépend point des causes sur lesquelles nous n’ayons aucune prise, mais qu’elle est seulement dans l’esprit humain, dans l’usage et l’application qu’on en fait ordinairement, inconvénient qui n’est rien moins que sans remède. Il est donc utile d’exposer les fautes commises ; car autant il y a eu d’erreurs dans le passé, autant nous reste-t-il de motifs d’espérance. Or, ce sujet que nous allons traiter, nous l’avons déjà légèrement touché. Cependant nous croyons devoir le reprendre, mais en peu de mois, dans un style simple et sans art.

XCV. Les philosophes qui se sont mêlés de traiter les sciences se partageaient en deux classes, les empiriques et les dogmatiques. L’empirique, semblable à la fourmi, se contente d’amasser et de consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique, tel que l’araignée, ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance. L’abeille garde le milieu, elle tire la matière première des fleurs des champs et des jardins, puis, par un art qui leur est propre, elle la travaille et la digère. La vraie philosophie fait quelque chose de semblable. Elle ne se repose pas uniquement ni même principalement sur les forces naturelles de l’esprit humain, et, cette matière qu’elle tire de l’histoire naturelle, elle ne la jette pas dans la mémoire telle qu’elle l’a puisée dans ces deux sources ; mais, après l’avoir aussi travaillée et digérée, elle la met en magasin. Ainsi notre plus grande ressource et celle dont nous devons tout espérer, c’est l’étroite alliance de ces deux facultés, l’expérimentale et la rationnelle, union qui n’a point encore été formée.

XCVI. On ne trouve nulle part d’histoire naturelle parfaitement pure. Toutes celles que nous avons sont infectées de préjugés et sophistiquées, à savoir, dans l’école d’Aristote, par la logique ; dans la première école de Platon, par la théologie naturelle ; dans la seconde école du même philosophe, dans celles de Proclus et de quelques autres, par les mathématiques, science qui doit non engendrer, commencer la philosophie naturelle, mais seulement la terminer. Cependant, avec une histoire naturelle pure et sans mélange, nous devons attendre quelque chose de mieux.

XCVII. Il n’a point encore paru de mortel d’un esprit assez ferme et assez constant pour s’imposer la loi d’effacer entièrement de sa mémoire toutes les théories et les notions communes, pour recommencer tout et appliquer de nouveau aux faits particuliers son entendement bien aplani et, pour ainsi dire, tout ras. Aussi, cette philosophie, que nous tenons de la seule raison humaine abandonnée à elle-même, n’est-elle qu’un amas, qu’un fatras composé du produit de la crédulité, du hasard et des notions que nous avons sucées avec le lait.

Mais s’il paraissait un homme d’un âge mûr qui, avec des sens bien constitués et un esprit purifié de toute prévention, appliquât de nouveau son entendement à l’expérience, ah ! ce serait de cet homme-là qu’il faudrait tout espérer. Or, c’est en quoi nous osons nous-même aspirer à la fortune d’Alexandre-le-Grand. Et qu’on aille pas pour cela nous taxer de vanité avant d’avoir vu la fin discours dont le but propre est de bannir toute vanité. Car c’était ainsi que s’exprimait Eschine en parlant du grand Alexandre et de ses exploits : « Certes, cette vie que nous vivons n’a rien de mortel, nous sommes nés pour que la postérité raconte de nous des prodiges. » Il semble que cet orateur regardait les exploits d’Alexandre comme autant de miracles. Mais dans les siècles suivants parut Tite-Live, qui sut mieux expliquer et apprécier ce miracle prétendu lorsqu’il dit, au sujet d’Alexandre, « qu’au fond il n’eut d’autre mérite que celui d’avoir méprisé courageusement un vain épouvantail » Nous pressentons que la postérité, portant de notre entreprise un semblable jugement, dira de nous « qu’au fond nous n’avons rien fait de vraiment grand, mais que ce qui paraissait tel aux autres nous l’avons un peu moins estimé. » Mais, comme nous l’avons dit tant de fois, notre unique espérance est dans la régénération des sciences, c’est à dire qu’il faut les recomposer et les tirer de l’expérience avec un ordre fixe et bien marqué. Or que d’autres mortels aient exécuté une telle entreprise ou y aient même pensé, c’est ce que personne, je crois, n’oserait assurer.

XCVIII. Quant à l’expérience, sujet dont il est temps de s’occuper sérieusement, elle est encore sans fondements parmi nous, ou n’en a que de bien faibles. Les expériences et les observations qu’on a rassemblées jusqu’ici ne répondent, ni pour le nombre, ni pour le choix, ni pour la certitude, à un dessein tel que celui de procurer à l’entendement de sûres et amples informations, et sont, à tous égards, insuffisantes. Les savants, classe d’hommes crédules et indolents, ont prêté l’oreille trop aisément à des contes populaires, ont adopté trop aisément de simples ouï-dire d’expérience, et n’ont pas craint d’employer de tels matériaux, soit pour établir, soit pour confirmer leur philosophie, donnant à ces relations si incertaines le poids d’un valide témoignage. Tels seraient des hommes d’État qui voudraient gouverner un empire, non sur des lettres et des relations d’ambassadeurs ou autres députés dignes de foi, mais sur des bruits de ville, de triviales anecdotes, et qui régleraient toutes leurs affaires sur de telles informations. Tel est aussi le genre d’administration qu’on a introduit en philosophie par rapport à l’expérience. Cette histoire naturelle sur laquelle on se fonde, je n’y vois rien d’observé avec la méthode convenable, rien de vérifié avec une sage défiance, rien de compté, de pesé, de mesuré. Or quand l’observation est vague et sans ces déterminations, l’information n’est rien moins que sûre. Ces reproches pourront paraître étranges, et ces plaintes quelque peu injustes à tel qui, considérant qu’un aussi grand homme qu’Aristote, aidé de toute la puissance d’un prince tel qu’Alexandre, a composé une histoire des animaux fort exacte ; que d’autres depuis, avec plus d’exactitude encore, quoique avec moins de fracas, y ont beaucoup ajouté ; que d’autres enfin ont écrit des histoires et des relations fort détaillées sur les plantes, les métaux et les fossiles, se laisserait éblouir par ces imposantes collections. Mais ce serait perdre de vue notre but principal et saisir assez mal notre pensée ; car autre est la méthode qui convient à une histoire naturelle composée pour elle-même, autre la marche qu’on doit suivre dans celle dont le but est de procurer un entendement de suffisantes informations et de donner une base à la philosophie. Ces deux sortes d’histoires, déjà si différentes à une infinité d’autres égards, différent encore en ce point, que la première se borne à une simple description des diverses espèces de corps qu’offre la nature, et ne dit rien de ce grand nombre d’expériences que fournissent les arts mécaniques. Dans les relations ordinaires d’homme à homme, la plus sûre méthode pour découvrir le naturel et les secrets sentiments de chaque individu est de l’observer dans les moments de trouble et de vive émotion. Il en est de même des mystères de la nature, elle laisse plus aisément échapper son secret lorsqu’elle est tourmentée et comme torturée par l’art que lorsqu’on l’abandonne à son cours ordinaire, la laissant dans toute sa liberté. Quand l’histoire naturelle, qui est la base et le fondement de l’édifice, sera plus ample et d’un meilleur choix, ce sera alors seulement qu’on pourra espérer beaucoup de la philosophie naturelle, sans une telle collection, toute espérance serait vaine.

XCIX. Dans la collection de faits qu’on a tirée des arts mécaniques et qui semble si riche, nous découvrons, nous, une grande pauvreté par rapport a cette sorte de faits qui peuvent procurer à l’entendement les meilleures informations. L’artisan ne se soucie guere de la recherche de la vente, il ne tend son esprit et n’etend la main que sur ce qui peut. Un être de quelque service dans sa profession. Le seul temps ou l’espérance de voir les sciences avancer à grands pas pourra passer pour bien fondée, sera celui l’on aura l’attention de joindre et d’agréger à l’histoire naturelle une infinité d’expériences qui, bien que n’étant par elles-mêmes d’aucun usage, ne laissent pas d’êtres nécessaires pour la découverte des causes et des axiomes, expériences que nous qualifions ordinairement de lumineuses, pour les distinguer de celles que nous désignons par le nom de fructueuses, car une propriété admirable qui caractérise celles de la première espèce, c’est de ne jamais tromper l’attente. En effet, comme ce n’est pas pour exécuter telle opération qu’on en fait usage, mais pour découvrir la cause naturelle de tel phénomène, le résultat, quel qu’il puisse être, menait toujours un but, puisqu’il satisfait à la question et la termine.

C. Or ce n’est pas assez de rassembler un plus grand nombre d’expériences, et de les choisir avec plus de soin qu’on ne l’a fait jusqu’ici, il faut encore suivre une tout autre méthode, un tout autre ordre, une tout autre marche pour continuer ces observations et les multiplier. Car l’expérience vague, et qui n’a d’autre guide qu’elle-même, n’est qu’un pur tâtonnement, et sert plutôt à étonner les hommes qu’à les éclairer, mais lorsqu’elle ne marchera plus qu’à la lumière d’une méthode sûre et fixe, par degrés et pour ainsi dire pas à pas, ce sera alors véritablement qu’on pourra esperer de faire d’utiles découvertes.

CI. Quand les matériaux d’une histoire naturelle expérimentale, et telle que l’exige la fonction propre à l’entendement, ou, si l’on veut, au philosophe, quand, dis-je, de tels matériaux auront été rassemblés et seront sous notre main, il ne faudra pas pour cela permettre à l’entendement de travailler sur cette matière en vertu de son mouvement spontané en un mot, de mémoire, car ce serait vouloir, par la seule puissance de la mémoire, égaler et surpasser tous les nombres d’un livre d’éphémérides. Cependant jusqu’ici, dans l’invention, on a toujours fait jouer un plus grand rôle à la simple méditation qu’à l’écriture, et l’on n’a point encore fait d’expérience lettrée. Mais la seule invention qui doive être approuvée, c’est l’invention par écrit, et cette dernière méthode une fois passée en usage, espérons tout de l’expérience enfin devenue lettrée.

CII. De plus, comme les détails et les faits particuliers forment une multitude innombrable, que ces faits, epars et répandus sur un grand espace, partagent excessivement l’attention, causent à l’esprit une sorte de tiraillement en tous sens, et le jettent dans la confusion, on aura tout à craindre de ses écarts, de sa légèreté naturelle et de sa disposition à voltiger, à moins que, par le moyen de tables d’invention d’un bon choix, d’une judicieuse distribution, et comme vivantes, on ne sache assembler et coordonner tous les faits appartenant au sujet de la recherche dont on s’occupe, et qu’ensuite on n’applique l’esprit à ces tables ainsi préparées et digérées, qui sont destinées à lui prêter secours.

CIII. Mais, quand la masse des faits aura été en quelque manière mise sous nos yeux avec l’ordre et la méthode convenables, gardons-nous encore de passer tout d’un coup à la recherche des causes, ou, si nous le faisons, de nous trop reposer sur ce premier résultat. Nul doute, à la vérité, que si les expériences nées de tous les arts, puis rassemblées et rédigées comme nous venons de le dire, étaient mises sous les yeux mêmes d’un homme seul et soumises à son jugement, il ne pût, par la simple translation de ces expériences d’un art dans l’autre, faire par ce moyen une infinité de découvertes avantageuses et de présents utiles à la vie humaine, surtout à l’aide de la méthode expérimentale que nous désignons par le nom d’expérience lettrées. Cependant on ne doit pas trop faire fonds sur cette ressource, mais esperer beaucoup plus de cette lumière nouvelle qui jaillira des axiomes extraits des faits particuliers par la vraie méthode, et qui ensuite indiqueront de nouveaux faits, car la route l’on marche guidé par cette méthode n’est point un terrain uni, mais un terrain inégal l’on va tantôt en montant, tantôt en descendant : on monte des faits aux axiomes, puis on redescend des axiomes à la pratique.

CIV. Cependant il faut se garder de permettre à l’entendement de sauter, de voler, pour ainsi dire, des faits particuliers aux axiomes qui en sont les plus éloignés, et que j’appellerai généralissimes, tels que sont ceux qu’on nomme ordinairement les principes des arts et de toutes choses, de les regarder aussitôt comme autant de vérités immuables, et de s’en servir pour établir les axiomes moyens, ce qui serait en effet très-expéditif. Et c’est ce qu’on a fait jusqu’ici, l’entendement n’y étant que trop porté par son impétuosité naturelle et étant d’ailleurs de longue main accoutumé, dressé à cela même par les démonstrations syllogistiques. Mais on pourra espérer beaucoup des sciences lorsque, par la véritable échelle, c’est-à-dire par des degrés continus, sans interruption, sans vide, on aura monter des faits particuliers aux axiomes du dernier ordre, de ceux-ci aux axiomes moyens, lesquels s’élèvent peu à peu les uns au-dessus des autres, pour arriver enfin aux plus généraux de tous. Car les axiomes du dernier ordre ne diffèrent que bien peu de l’expérience toute pure. Mais les axiomes suprêmes ou généralissimes (je parle ici des seuls que nous ayons) sont purement idéaux, ce ne sont que de pures abstractions, n’ayant ni réalité ni solidité. Les vrais axiomes, les axiomes solides et comme vivants, ce sont les axiomes moyens, sur lesquels reposent toutes les espérances et toute la fortune réelle du genre humain. C’est sur ceux- que s’appuient aussi les axiomes généralissimes, et par ce mot nous n’entendons pas simplement des principes abstraits, mais des principes vraiment limités par des axiomes moyens.

Ainsi, ce qu’il faut pour ainsi dire attacher à l’entendement, ce ne sont point des ailes, mais au contraire du plomb, un poids qui comprime son essor. Mais c’est une précaution qu’on a jusqu’ici négligée ; et quand on l’aura prise, alors enfin on pourra se promettre des sciences quelque chose de mieux.

CV. Lorsqu’il s’agit d’établir un axiome, il faut employer une forme d’induction tout autre que celle qui a été jusqu’ici en usage ; et cela non-seulement pour découvrir et démontrer ce qu’on nomme communément les principes, mais pour établir aussi les axiomes du dernier ordre et les axiomes moyens tous, en un mot. Car cette sorte d’induction qui procède par voie de simple énumération n’est qu’une méthode d’enfants, qui ne mène qu’à des conclusions précaires, et qui court les plus grands risques de la part du premier exemple contradictoire qui peut se présenter ; en général, elle prononce d’après un trop petit nombre de faits, et seulement de cette sorte de faits qu’on rencontre à chaque instant. Mais l’induction vraiment utile dans l’invention ou la démonstration des sciences et des arts fait un choix parmi les observations et les expériences ; dégageant de la masse, par des exclusions et des rejections convenables, les faits non concluants ; puis ; après avoir établi un nombre suffisant de propositions, elle s’arrête enfin aux affirmatives et s’en tient à ces dernières. Or, c’est ce qui n’a point encore été fait ni même tenté ; si ce n’est peut-être par le seul Platon, qui, pour analyser et vérifier les définitions et les idées, emploie jusqu’à un certain point cette induction. Mais pour qu’on tire de cette dernière forme d’induction ou de démonstration une science bonne et légitime, nous serons obligé de recourir à beaucoup de moyens dont aucun mortel ne s’est encore avisé ; en sorte qu’elle exige encore plus de peine et de soins qu’on n’en a pris relativement au syllogisme. Or, cette même induction, ce n’est pas seulement pour découvrir ou démontrer les axiomes qu’il faut y avoir recours, mais encore pour déterminer les notions ; et c’est assurément sur cette induction que se fondent nos plus grandes espérances.

CVI. Dans la confection d’un axiome, à l’aide de cette induction, il est une sorte d’examen, d’épreuve à laquelle il faut le soumettre ; il faut voir, dis-je, si cet axiome qu’on établit est bien ajusté à la mesure des faits dont il est tiré, s’il n’a pas plus d’ampleur et de latitude ; et au cas qu’il déborde en effet cette masse de faits, il faut voir s’il ne serait pas en état de justifier cet excès d’étendue en indiquant de nouveaux faits qui seraient comme une garantie, une caution de ce surplus ; et cela pour ne pas rester uniquement attaché à des choses inutiles ; puis de peur que, voulant saisir trop de choses à la fois, nous n’embrassions que des formes abstraites, c’est-à-dire que des ombres, et non des choses solides, réelles et déterminées. Lorsqu’on se sera suffisamment familiarisé avec cette méthode, alors enfin un puissant motif de plus fondera nos espérances.

CVII. Il est nécessaire de résumer et de rappeler aussi en ce lieu ce que nous avons dit plus haut sur la nécessité d’étendre la philosophie naturelle aux sciences particulières, et réciproquement de ramener ces dernières à la philosophie naturelle ; afin que le corps des sciences ne soit point mutilé, et qu’il ne se forme entre elles aucun schisme : sans ces rapprochements et cette liaison, il y a beaucoup moins de progrès à espérer. CVIII. Telles étaient les indications que nous avions à donner sur les moyens de guérir le désespoir et de faire renaître l’espérance en bannissant à jamais les erreurs du temps passé ou en les corrigeant. Voyons actuellement s’il ne nous reste point encore quelque autre motif d’espérance. Le premier qui se présente, c’est celui-ci : si une infinité de choses utiles ont pu se présenter aux hommes, quoiqu’ils ne les cherchassent pas, qu’ils fussent occupés de tout autre chose, et qu’ils les aient rencontrées comme par hasard, qui peut douter que s’ils les cherchaient à dessein et s’ils procédaient avec méthode et une certaine suite, non par élans et par sauts, ils ne fissent beaucoup plus de découvertes ; car bien qu’il puisse arriver deux ou trois fois que tel rencontre enfin par hasard ce qui lui avait échappé lorsqu’il le cherchait avec effort et de dessein prémédité, cependant, à considérer la totalité des événements, c’est le contraire qui doit arriver. Ainsi, veut-on faire des découvertes, et en plus grand nombre et plus utiles, et à de moindres intervalles de temps, c’est ce qu’on doit naturellement attendre plutôt de la raison, d’une industrieuse activité, d’une judicieuse méthode, que du hasard, de l’instinct des animaux, et d’autres causes semblables qui ont été jusqu’ici la source de la plupart des inventions.

CIX. Un autre motif qui pourrait faire naître encore quelque espérance, c’est que bien des choses, déjà connues, sont de telle nature qu’avant qu’elles fussent découvertes il était difficile d’en avoir même le simple soupçon. Que dis-je ! on les eût regardées comme impossibles, méprisées comme telles ; car les hommes jugent ordinairement des choses nouvelles par comparaison avec les anciennes, auxquelles il les assimilent, et d’après leur imagination, qui en est toute remplie, tout imbue : conjectures d’autant plus trompeuses que la plupart de ces découvertes qui dérivent des sources mêmes des choses n’en découlent point par les ruisseaux ordinaires et connus.

Par exemple, si quelqu’un, avant l’invention de la poudre à canon et de l’artillerie, eût parlé ainsi : « On a inventé une machine par le moyen de laquelle on peut, de la plus grande distance, ébranler, renverser même les murs les plus épais et ruiner quelque fortification que ce puisse être, » on eût d’abord pensé à ces machines de guerre qui sont animées par des poids ou des ressorts, par exemple à quelque nouvelle espèce de bélier, et l’on eût pris peine à imaginer une infinité de moyens pour en augmenter la force et en rendre les coups plus fréquents. Mais cette espèce de vent ou de souffle igné, cette substance qui se dilate et se débande avec tant de violence et de promptitude, on se fût d’autant moins avisé d’y penser qu’on n’en connaissait aucun exemple, qu’on n’avait aucune analogie qui put y conduire, si ce n’est peut-être les tremblements de terre et la foudre, deux phénomènes qu’on eût rejetés bien loin de sa pensée, les regardant comme deux grands secrets de la nature et deux opérations inimitables.

De même si, avant la découverte de la soie, quelqu’un eût tenu un tel discours  : « On a découvert une certaine espèce de fil dont on peut faire toutes sortes de meubles et de vêtements, fil beaucoup plus fin que tous ceux qu’on fait avec le lin ou la lame, et qui pourtant a beaucoup plus de force, de moelleux et d’éclat. » Mais d’imaginer qu’un chétif vermisseau puisse fabriquer un tel fil et le fournir en si grande quantité, enfin, que ce travail se renouvelle tous les ans qui s’en fût jamais avisé ? Que si, de plus, la même personne eût hasardé quelques détails plus positifs sur ce ver même, on l’eût tournée en ridicule et prétendu qu’elle voulait parler de quelque nouvelle espèce d’araignée qui filait ainsi et à laquelle elle aurait rêvé.

De même si, avant l’invention de la boussole, quelqu’un eût dit qu’on avait inventé un instrument à l’aide duquel on pouvait distinguer et déterminer avec exactitude les pôles de la sphère céleste et les différentes situations des astres, on se serait d’abord imaginé qu’il ne s’agissait que de certains instruments d’astronomie construits avec plus d’exactitude et de précision. À force de tourmenter son imagination, on eût trouvé mille moyens pour arriver à ce but, mais qu’il fut possible de découvrir une telle espèce de corps dont le mouvement s’accordât si bien avec celui des corps célestes, et qui ne fût pas lui-même un corps céleste, mais seulement une substance pierreuse et métallique, cétait ce qui eût semblé tout à fait incroyable. Ces découvertes pourtant avaient long-temps échappé aux hommes, et ce n’est point à la philosophie ou aux sciences de raisonnement qu’on les doit, mais au hasard, à l’occasion, et, comme nous l’avons déjà dit, elles sont si hétérogènes et si éloignées de tout ce qui était déjà connu qu’aucune espèce de prénotion et danalogie ne pouvait y conduire.

Il y a donc tout lieu d’espérer que la nature renferme encore dans son sein une infinité d’autres secrets qui n’ont aucune analogie avec les propriétés déjà connues, mais qui sont tout à fait hors des voies de l’imagination. Nul doute qu’elles ne se fassent jour à travers le labyrinthe des siècles, et que tôt ou tard elles ne se produisent à la lumière, comme celles qui les ont précédées ont paru dans leur temps, mais par la route que nous traçons, on pourrait les rencontrer beaucoup plus tôt, sur le champ même, les saisir toutes ensemble et avant le temps.

CX. Mais on aperçoit telles autres découvertes qui sont de nature à faire croire que le genre humain peut manquer les plus belles inventions faute de voir ce qui est, pour ainsi dire, à ses pieds, et passer outre sans le remarquer : car, après tout, ces inventions de la poudre à canon, de la boussole, de la soie, du sucre et du papier avaient nécessairement des relations quelconques à certaines propriétés naturelles ; mais on ne peut disconvenir que l’art de l’imprimerie était quelque chose d’assez facile à imaginer, et presque sous la main. Néanmoins, faute d’avoir considéré que, si les caractères typographiques sont plus difficiles à arranger que les lettres à tracer par le seul mouvement de la main, il y a pourtant entre ces deux espèces de caractères cette différence essentielle qu’à l’aide des caractères typographiques une fois placés on tire en fort peu de temps une infinité de copies, au lieu que l’écriture à la main n’en fournit qu’une seule ; faute aussi d’avoir compris qu’il est possible de donner à l’encre un tel degré de consistance qu’en cessant d’être coulante elle puisse encore teindre, sans compter l’attention de tourner les caractères en haut et d’imprimer en dessus : c’est pourtant, dis-je, faute de ces considérations si simples que tant de siècles ont été privés d’une invention si utile, et qui contribue si puissamment à la propagation des sciences.

L’esprit humain, dans cette carrière des inventions, est presque toujours si gauche et si mal disposé qu’il commence par se défier de ses propres forces, et bientôt après se méprise lui-même. Avant que certaines choses aient été découvertes, la possibilité d’une telle invention lui semble incroyable ; mais sont-elles inventées, il lui semble au contraire incroyable qu’elles aient pu si long-temps échapper aux hommes. Or, c’est cette inconséquence même qui est pour nous une raison d’espérer qu’il reste encore une infinité de découvertes à faire soit en saisissant certaines propriétés encore inconnues, soit en transportant d’un genre dans l’autre et en appliquant, à l’aide de cette méthode expérimentale que nous désignons sous le nom d’expérience lettrée, les propriétés déjà connues.

CXI. Voici encore un autre motif d’espérance qu’il ne faut pas oublier. Que les hommes daignent songer à l’énorme dépense de génie, de temps, de facultés, de moyens de toute espèce qu’ils ont faite jusqu’ici, le tout pour des études sans prix et sans utilité ; qu’ils considèrent de plus que, si de telles études eussent été mieux dirigées et tournées vers des objets plus solides, il n’est point de difficultés qu’ils n’eussent pu surmonter ainsi. Nous ne pouvons nous dispenser d’ajouter ici cette réflexion, étant forcé d’avouer que le projet d’une histoire naturelle et expérimentale ayant toutes les conditions nécessaires, et telle que nous l’embrassons dans notre pensée, est une entreprise vraiment grande, pénible, dispendieuse, et presque royale.

CXII. Cependant il ne faut pas se laisser trop effrayer par la multitude des faits, qui au fond serait plutôt pour nous un nouveau motif d’espérance, car les phénomènes particuliers de la nature et des arts, une fois éloignés des yeux du corps et détachés, par abstraction, de la masse des choses, ne se présentent plus aux yeux de l’esprit comme une poignée. Enfin, cette route-ci a du moins un terme et est presque à côté de nous, au lieu que l’autre est sans issue et l’on s’y embarrasse de plus en plus. Les hommes n’ont encore fait dans l’expérience que de très-courtes pauses, ils n’ont fait que l’effleurer, ils ont perdu un temps infini dans de simples méditations, et dans les pures opérations de leur esprit. Mais s’il existait parmi nous un seul homme qui fût en état de répondre avec justesse sur le fait de la nature, la découverte des causes et l’invention des axiomes seraient l’affaire d’un petit nombre d’années.

CXIII. Nous pensons qu’on pourrait encore trouver quelque motif d’espérance dans l’exemple que nous donnons nous-même, et ce n’est pas par vanité que nous parlons ainsi, mais, ce que nous disons, il est utile de le dire. Si donc quelqu’un manque de confiance et de courage, qu’il jette les yeux sur moi, un des hommes de mon temps les plus occupés des affaires publiques, d’une santé quelquefois chancelante (ce qui entraîne avec soi une grande perte de temps), qui dans cette entreprise marche le premier et ne suis les traces de qui que ce soit, qui ne communique à aucun mortel ces nouvelles idées, et qui pourtant, ayant eu le courage de soumettre mon esprit aux choses et d’entrer dans la véritable route, n’ai pas laissé, je pense, d’y faire quelques pas que toutes ces circonstances, dis-je, mûrement pesées, il considère ce que pourraient, dirigés par les indications mêmes que nous venons de donner, un certain nombre d’hommes jouissant de tout le loisir nécessaire et concertant leurs travaux, surtout le temps même, le temps seul, et dans une route qui n’est pas uniquement accessible pour tels ou tels individus d’élite, comme la méthode rationnelle dont nous avons parlé, mais qui l’est pour tous, et où tous les travaux, toutes les tâches, principalement celles dont l’objet est de rassembler des expériences, pourraient être d’abord sagement distribuées, puis réunies pour concourir à un même but. Quand les hommes, las enfin de faire tous précisément les mêmes choses, auront su partager entre eux tout le travail, ce sera alors seulement qu’ils commenceront à connaître leurs forces et ce que peuvent ces forces réunies.

CXIV. Enfin, quoique nos espérances, par rapport à ce nouveau continent scientifique, soient encore bien faibles, cependant notre sentiment est qu’il faut absolument en venir à l’essai, sous peine de mériter le reproche de lâcheté, car ici il y a moins de risque à échouer qu’à ne pas essayer. En n’essayant point, on est sûr de perdre le plus grand de tous les biens, et en échouant, que perdrait-on au fond ? tout au plus un peu de peine et de temps. Au reste, d’après ce que nous avons dit et même ce que nous n’avons pas dit, il nous semble que les plus puissants motifs d’espérance se trouvent ici, je ne dis pas seulement pour un homme ardent à faire des tentatives, mais je dirai aussi pour un homme prudent, circonspect, et à qui il n’est pas facile d’en imposer.

CXV Nous avons désormais exposé les différents motifs capables de mettre fin au découragement, qui, de tous les obstacles aux progrès des sciences, est le plus puissant. Notre dessein n’est pas non plus de nous étendre davantage sur les signes et les causes des erreurs et de l’ignorance qui ont pris pied, et nous devons d’autant plus nous borner à ce que nous avons dit sur ce sujet que les autres causes plus cachées que le vulgaire n’aperçoit pas, et dont il ne peut juger, doivent être rapportées à notre analyse des fantômes de l’esprit humain.

Ici se termine également la partie destructive de notre restauration, laquelle comprend trois sortes de critiques, savoir censure de la raison native de l’homme, censure des formes de démonstration, et censure des doctrines, théories ou philosophies reçues. Cette triple censure a été telle qu’elle devait être, nous y avons procédé par la seule voie des signes et de l’évidence des causes ; car, n’étant d’accord avec les autres ni sur les principes, ni sur les formes de démonstration, nous ne pouvions employer aucun autre genre de réfutation.

Ainsi, il est temps de passer à l’art même et à la vraie manière d’interpréter la nature, cependant quelques observations préliminaires ne seront pas inutiles. Comme notre but, dans ce premier livre d’aphorismes, est de préparer les esprits non-seulement à bien entendre, mais même à adopter, à goûter ce qui doit suivre, l’entendement étant désormais débarrassé de préjugés et devenu, pour ainsi dire, une table rase, il reste à maintenir les esprits dans la bonne disposition nous les avons mis et dans une sorte d’aspect favorable à l’égard de ce que nous allons proposer, car, outre cette sorte de prévention qui a pour cause un préjuge ancien et invétéré, ce qui pourrait encore fortifier cette prévention ce serait la fausse idée qu’on pourrait se faire de ce que nous avons en vue. Ainsi nous tâcherons, dans ce qui suit, de donner une idée juste et précise de notre objet, mais seulement une idée provisoire qui pourra suffire jusqu’à ce qu’on ait une pleine connaissance de la chose même.

CXVI. La première demande que nous ayons à faire, c’est qu’on ne s’imagine point qu’à l’exemple des anciens Grecs ou de certains modernes, tels que Telesio, Patrizzi, Severin[17], nous ayons l’ambitieux projet de fonder une secte en philosophie, ce n’est nullement notre dessein, nous pensons même que les opinions abstraites de tel ou tel philosophe sur la nature et sur les principes des choses importent fort peu au bonheur du genre humain. Nul doute qu’on ne puisse, en suivant les traces des anciens, ressusciter une infinité de systèmes de cette espèce, ou en imaginer de nouveaux tirés de son propre fonds, comme on peut inventer une infinité de systèmes astronomiques qui, quoique fort différents les uns des autres, ne laisseront pas de s’accorder tous assez bien avec les phénomènes célestes.

Nous attachons fort peu de prix à toutes les inventions de ce genre, les regardant comme autant de pures suppositions et de conjectures aussi inutiles que hasardées. Au contraire notre ferme résolution est d’essayer si l’on ne pourrait pas asseoir sur des fondements plus solides la puissance et la grandeur de l’homme, et reculer les limites de son empire sur la nature. Uniquement occupé de ce dessein, quoique nous ayons nous-même, sur différents sujets, des observations, des expériences ou des découvertes qui nous semblent plus réelles et plus solides que toutes celles de ces esprits systématiques, et que nous avons rassemblées dans la cinquième partie de notre Restauration, cependant nous ne voulons hasarder aucune théorie générale et complété, persuadé qu’il n’est pas encore temps. D’ailleurs nous n’espérons pas que notre vie se prolonge assez pour nous laisser le temps d’achever la sixième partie, ou serait exposée la philosophie que nous aurions découverte, en suivant constamment la véritable méthode dans l’interprétation de la nature. Ce sera encore assez pour nous de nous rendre utile dans les parties intermédiaires, d’y faire preuve d’une sage défiance de nous-même, et, en attendant, de jeter à la postérité quelques semences de vérités plus pures, et de n’avoir épargné aucun soin pour ébaucher une aussi grande entreprise.

CXVII. Par la même raison que nous ne sommes point fondateur de secte, nous ne sommes non plus ni donneur ni prometteur de procédés particuliers, de petites recettes. Il est toutefois ici deux objections qu’on voudra peut-être tourner contre nous, qui parlons si souvent de pratique, d’exécution, et qui rebattons sans cesse ce sujet-. Nous-même, nous dira-t-on, donnez-nous donc quelque nouveau moyen d’une utilité frappante, et qui soit une sorte de garantie de vos promesses. Notre méthode, répondrons-nous, notre véritable marche (comme nous l’avons si clairement, si souvent dit, et comme nous aimons à le redire) n’est rien moins que d’extraire des procédés déjà connus d’autres procédés, des expériences déjà faites d’autres expériences, à la manière des empiriques ; mais de déduire d’abord des expériences et des procédés déjà connus les causes et les axiomes, puis, de ces axiomes et de ces causes, de nouvelles expériences et de nouveaux procédés, seule marche qui convienne à de légitimes interprètes de la nature.

Et quoique dans ces tables d’invention (dont est composée la quatrième partie de notre Restauration) ainsi que parmi ces faits particuliers qui nous servent d’exemples (dans la seconde), enfin parmi ces observations que nous avons fait entrer dans notre histoire naturelle (et qui forment la troisième partie), il soit facile, avec un peu de pénétration et d’intelligence, d’apercevoir un assez grand nombre d’indications de procédés utiles et de pratiques importantes, cependant, nous le confessons ingénument, cette histoire naturelle qui est entre nos mains, soit que nous l’ayons puisée dans les livres ou que nous la devions à nos propres recherches, ne nous paraît ni assez complète ni assez vérifiée pour suffire ou aider a une légitime interprétation de la nature.

Si quelqu’un, pour ne s’être encore familiarisé qu’avec la seule expérience, se sent plus de goût, d’aptitude et de sagacité pour cette recherche des procédés nouveaux, nous lui abandonnons volontiers cette sorte d’industrie, il peut, s’il lui plaît, dans notre histoire et dans nos tables, glaner en passant bien des observations et des vues utiles, s’en saisir pour les appliquer aussitôt à la pratique, et s’en contenter comme d’une acquisition provisoire et d’une sorte de gage, en attendant que nos ressources soient plus multipliées. Pour nous, qui tendons à un plus grand but, nous condamnons tout délai, toute pause prématurée dans des applications de cette nature, les regardant comme les pommes d’Atalante, auxquelles nous les comparons si souvent, car nous, peu susceptible de ce puéril empressement, ce n’est point après des pommes d’or que nous courons, mais, mettant tout dans la victoire, et voulant que l’art remporte sur la nature le prix de la course, au lieu de nous hâter de cueillir de la mousse ou de moissonner le blé avant qu’il soit mûr nous attendons une véritable moisson et dans son temps.

CXVIII. Il est encore une autre objection qu’on ne manquera pas de nous faire. En lisant attentivement notre histoire naturelle et nos tables d’invention, et venant à rencontrer parmi les expériences mêmes quelques faits moins certains que les autres et même absolument faux, on se dira peut-être que nos découvertes ne sont appuyées que sur des fondements et des principes de même nature ; mais, au fond, ces petites erreurs ne doivent point nous arrêter, et dans les commencements elles sont inévitables. C’est à peu près comme si, dans un ouvrage manuscrit ou imprimé, une lettre ou deux par hasard se trouvaient mal placées ; cela n’arrêterait guère un lecteur exercé, le sentiment corrigeant aisément ces petites fautes. C’est dans le même esprit qu’on doit se dire que si certaines observations fausses ou douteuses se sont d’abord glissées dans l’histoire naturelle, parce qu’y ayant ajouté foi trop aisément on n’a pas eu la précaution de les vérifier, cet inconvénient est d’autant plus léger que, redressé peu de temps après par la connaissance des causes et des axiomes, on est à même d’effacer ou de corriger ces petites erreurs. Il faut convenir pourtant que si, dans une histoire naturelle, ces fautes étaient considérables, fréquentes, continuelles, il n’y aurait ni art assez puissant, ni génie assez heureux pour les corriger entièrement. Si donc, dans notre histoire naturelle, vérifiée et rédigée avec tant de soin, de scrupule, je dirais presque de religion, il s’est glissé quelque peu d’erreur ou d’inexactitude, que faut-il donc penser de l’histoire naturelle ordinaire qui, en comparaison de la nôtre, a été composée avec tant de négligence et de crédulité, ou de la philosophie et des sciences fondées sur ces sables mouvants ? Ainsi ces légères erreurs de notre histoire naturelle ne doivent point inquiéter.

CXIX. On rencontrera aussi dans notre histoire naturelle, et parmi les expériences qui en font partie, bien des choses dont les unes paraîtront communes et de peu d’importance, d’autres basses même et grossières, d’autres enfin trop subtiles, purement spéculatives et de fort peu d’usage, tous objets qui, ainsi envisagés, pourront détourner les hommes de leurs études en ce genre, et à la longue les en dégoûter.

Quant aux observations qui paraissent triviales, que les hommes réfléchissent à leur conduite habituelle : lorsqu’ils rencontrent des faits rares, ils veulent absolument les expliquer en les rapportant et les assimilant aux faits les plus communs ; quant à ces faits si communs, ils ne sont point du tout curieux d’en connaître les causes, mais ils les admettent purement et simplement comme autant de points accordés et convenus.

Aussi ne cherchent-ils jamais les causes ni de la pesanteur, ni du mouvement de rotation des corps célestes, ni de la chaleur, ni du froid, ni de la lumière, ni de la dureté, ni de la mollesse, ni de la ténuité, ni de la densité, ni de la liquidité, ni de la solidité, ni de la nature des corps animés ou inanimés, ni de celle des parties similaires ou dissimilaires, ni enfin de celle du corps organisé mais ils admettent tout cela comme autant de vérités évidentes et généralement reçues, se contentant de disputer et de porter un jugement sur les autres phénomènes qui sont moins fréquents et moins familiers.

Pour nous, n’ignorant pas qu’il est impossible de porter un jugement sur les choses rares et remarquables, et qu’on ne peut encore moins faire de vraies découvertes sans avoir au préalable cherché et trouvé les causes des choses plus communes et les causes de ces causes ; nous sommes en conséquence obligé de donner place dans notre histoire a des choses très vulgaire. Nous voyons même que rien n’a plus nui à la philosophie que cette disposition naturelle qui fait que les choses fréquentes et familières n’ont pas le pouvoir d’éveiller et de fixer l’attention des hommes, et qu’ils les regardent comme en passant, peu curieux d’en connaître les causes ; en sorte qu’on a beaucoup moins souvent besoin de les exciter à s’instruire de ce qu’ils ignorent qu’à fixer leur attention sur les choses connues.

CXX. Quant aux objets qu’on traite de vils et de bas, objets pourtant auxquels Pline veut qu’on commence par rendre hommage, ils ne méritent pas moins que les plus brillants et les plus précieux de trouver place dans une histoire naturelle, et cette histoire ne contracte pour cela aucune souillure ; de même que le soleil pénètre dans les cloaques ainsi que dans les palais, et n’en est point souillé. Pour nous, notre dessein n’étant point d’élever une sorte de pyramide bu de fastueux monuments à l’orgueil de l’homme ; mais de jeter dans son esprit les fondements d’un temple consacré à l’utilité commune et bâti sur le modèle de l’univers même ; quelque objet que nous puissions décrire, nous ne faisons en cela que copier fidèlement l’original : car tout ce qui est digne de l’existence est aussi digne de la science, qui est l’image de la réalité. Or les plus vils objets existent tout aussi réellement que les plus nobles. Disons plus : de même que de certaines matières putrides, telles que le musc et la civette, s’exhalent des odeurs très-suaves, de même c’est souvent des objets les plus vils et les plus repoussants que jaillit la lumière la plus pure et que découlent les connaissances les plus exactes. Mais en voilà beaucoup trop sur ce sujet, un dégoût de cette espèce n’étant pardonnable qu’à des femmes ou à des enfants.

CXXI. Mais il se présente une autre objection qui demande un peu plus de discussion. Telles observations et telles vues que nous avons insérées dans notre histoire naturelle, offertes à un esprit vulgaire, et même à toute espèce d’esprits trop accoutumés aux sciences reçues, pourront paraître d’une subtilité recherchée, et plus curieuses qu’utiles. Aussi est-ce à cette objection que nous avons d’abord répondu, et que nous allons répondre encore. Or, cette réponse, la voici : ce que nous cherchons dans les commencements et seulement pour un temps, ce sont les expériences lumineuses, et non les expériences fructueuses, imitant en cela, comme nous l’avons dit aussi, la marche de l’auteur des choses, qui le premier jour de la création ne produisit que la lumière, consacra à cette œuvre ce jour tout entier, et ne s’abaissa à aucun ouvrage grossier.

Qu’on ne dise donc plus que ces observations si fines ne sont d’aucun usage ; autant vaudrait, de ce que la lumière n’est point un corps solide ou composée d’une substance grossière, inférer qu’elle est inutile. Disons au contraire que la connaissance des natures simples, bien analysées et bien définies, est semblable à la lumière ; qu’en nous frayant la route dans les profondeurs de la pratique, et nous montrant les sources des principes les plus lumineux, elle embrasse ainsi, par une certaine puissance qui lui est propre, et traîne après soi des multitudes et comme des légions de procédés utiles et de nouveaux moyens, quoiqu’en elle-même elle ne soit pas d’un fort grand usage. De même les lettres de l’alphabet, prises en elles-mêmes et considérées une à une, ne signifient rien et sont presque inutiles, ce sont elles pourtant qui composent tout l’appareil du discours ; elles en sont les éléments, et comme la matière première. C’est encore ainsi que les semences des choses, dont l’action est si puissante, ne sont d’aucune utilité, sinon au moment où, déployant cette action, elles opèrent le développement des corps. Enfin, quand les rayons de la lumière elle-même sont dispersés ; si l’on ne sait les réunirent, on ne jouit point de ses heureux effets.

Si l’on est choqué de ces subtilités spéculatives, que dira-t-on des scolastiques qui se sont si étrangement infatués de subtilités d’une tout autre espèce ; lesquelles, loin d’avoir une base dans la nature et la réalité des choses, étaient toutes dans les mots ou dans des notions vulgaires (ce qui ne vaut guère mieux), et destituées de toute utilité, non-seulement dans les principes, mais même dans les conséquences ? Ce n’était rien moins que des subtilités de la nature de celles dont nous parlons ici, et qui, n’étant à la vérité d’aucun usage pour le moment, sont pour la suite d’une utilité infinie. Au reste que les hommes tiennent pour certain que toute analyse très-exacte, et toute discussion très approfondie, qui n’a lieu qu’après la découverte des axiomes ne vient qu’après coup, et qu’il est alors fort tard ; que le véritable ou du moins le principal temps où ces observations si fines sont nécessaires, c’est lorsqu’il s’agit de peser l’expérience et d’en extraire les axiomes ; mais ceux qui se complaisent dans cet autre genre de subtilités voudraient aussi embrasser, saisir la nature ; mais, quoi qu’ils puissent faire, elle leur échappe, et l’on peut appliquer à la nature ce qu’on a dit de l’occasion et de la fortune, qu’elle est chevelue par-devant et chauve par-derrière.

Enfin, à ce dédain que témoignent certaines gens pour les choses très communes, ou basses, ou trop subtiles et inutiles dans le principe, dans l’histoire naturelle, c’est assez d’opposer le mot de cette vieille à un prince superbe[18] qui rejetait dédaigneusement sa requête, la jugeant au-dessous de la majesté souveraine : « Cesse donc d’être roi, » dit-elle. Et en effet il n’est pas douteux que cet empire sur la nature dépend beaucoup de ces détails qui paraissent si minutieux, et sans lesquels on ne peut ni obtenir ni bien exercer cet empire.

CXXII. N’est-il pas étrange, nous dira-t-on encore, et même choquant, de vous voir ainsi écarter, jeter de côté les sciences et leurs inventeurs, tous à la fois, d’un seul coup, et cela sans vous appuyer de l’autorité d’un seul ancien, mais avec vos seules forces et seul de votre parti ?

Nous n’ignorons pas, répondrons-nous, que si nous eussions voulu procéder avec moins de candeur et de sincérité, il ne nous eût pas été fort difficile de trouver, ou dans les temps si anciens qui précédèrent la période des Grecs, temps où les sciences florissaient peut-être davantage, mais dans un plus grand silence, qu’à l’époque où elles tombèrent, pour ainsi dire, dans les trompettes et dans les flûtes des Grecs, ou bien encore quelque philosophe parmi ces Grecs mêmes, auquel nous pourrions attribuer nos opinions ; du moins quant à certaines parties, et tirer quelque gloire de cette association avec eux ; à peu près comme ces hommes nouveaux qui se forgent une noblesse en se faisant descendre de je ne sais quelles familles anciennes et illustres ; à la faveur de généalogies qu’ils savent fabriquer pour leur compte. Pour nous ; qui, nous appuyant sur la seule évidence des choses, rejetons toute fiction et tout artifice de cette nature, nous pensons qu’il n’importe pas plus au succès réel de notre entreprise de savoir si ce qu’on pourra découvrir par la suite était connu des anciens, et si, en vertu de la vicissitude naturelle des choses et des révolutions du temps, les sciences sont actuellement à leur lever ou à leur coucher, qu’il n’importe aux hommes de savoir si le Nouveau-Monde ne serait pas cette Atlantide dont parlent les anciens, ou s’il vient d’être découvert pour la première fois ; car, lorsqu’on veut faire des découvertes, c’est dans la lumière de la nature qu’il faut les chercher, et non dans les ténèbres de l’antiquité.

Quant à l’étendue de cette critique qui embrasse toutes les philosophies à la fois ; pour peu qu’on s’en fasse une juste idée, l’on sentira aisément qu’elle est mieux fondée et plus modérée que si elle n’attaquait qu’une partie de ces systèmes : car si les erreurs n’eussent pas été enracinées dans les notions mêmes, la partie la plus saine des inventions en ce genre eût nécessairement un peu rectifié la plus mauvaise ; mais ces erreurs étant fondamentales et de telle nature que ; les fautes à imputer aux hommes, ce sont beaucoup moins les faux jugements et les méprises que les négligences et la totale omission des opérations nécessaires, on ne doit plus s’étonner qu’ils n’aient pu atteindre à un but auquel ils ne tendaient pas, exécuter ce qu’ils n’avaient pas même tenté, fournir une carrière où ils n’étaient point entrés.

Ce que notre entreprise peut avoir de nouveau et d’extraordinaire ne doit pas non plus étonner. Si un homme, se reposant sur la justesse de son coup d’oeil et la sûreté de sa main, se vantait de pouvoir, sans le secours d’aucun instrument, tracer une ligne plus droite et décrire un cercle plus exact que tout autre ne le pourrait de la même manière, on pourrait dire que son intention serait de faire comparaison de son adresse avec celle d’autrui ; mais s’il se vantait seulement de pouvoir, à l’aide d’une règle et d’un compas, tracer cette ligne et ce cercle avec plus d’exactitude que tout autre ne le pourrait avec l’œil et la main seuls, alors il se vanterait bien peu. Or, les observations que nous ajoutons ici ne regardent pas seulement les premières tentatives, les premiers pas que nous faisons nous-même, elles s’appliquent également à ceux qui doivent continuer ce que nous commençons, car notre méthode d’invention dans les sciences rend tous les esprits presque égaux et laisse bien peu d’avantage à la supériorité du génie. Ainsi, nos découvertes en ce genre (comme nous l’avons souvent dit) sont plutôt l’effet d’un certain bonheur qu’une preuve de talent, et plutôt un fruit du temps qu’une production du génie, vu qu’à certains égards il n’y a pas moins de hasard dans les pensées de l’homme que dans ses œuvres et dans ses actions.

CXXIII Ainsi nous dirons de nous ce que disait de lui-même, assez plaisamment, un orateur d’Athènes[19] : « Il est impossible, ô Athéniens disait-il, que deux orateurs, dont l’un boit du vin et l’autre ne boit que de l’eau, soient précisément du même avis. » Or les autres hommes, tant anciens que modernes, n’ont bu dans les sciences qu’une liqueur crue et semblable à une eau qui découlerait naturellement de l’esprit humain, ou qu’ils en tiraient à l’aide de la dialectique, à peu près comme celle qu’on tue d’un puits à l’aide de certaines roues ; mais nous, nous buvons et nous offrons, en leur portant une santé, une liqueur extraite de raisins bien mûrs et cueillis à temps, choisis avec soin, puis suffisamment foulés, enfin clarifiés et purifiés dans un vase convenable. Ainsi nous ne pouvons, eux et nous, être parfaitement d’accord.

CXXIV. On ne manquera pas non plus de tourner contre nous certaine objection que nous faisons aux autres touchant le but ou la fin des sciences, et l’on dira que celle que nous marquons n’est pas la plus utile, la véritable. La pure contemplation de la vérité, ajoutera-t-on, est une occupation qui semble plus noble et plus relevée que l’exécution la plus utile et la plus grande ; ce séjour si long et si inquiet dans l’expérience, dans la matière, dans cette multitude immense et si diversifiée de faits particuliers, tient, pour ainsi dire, l’esprit attaché à la terre, ou plutôt le précipite dans un abîme de troubles et de confusions, et il le tire de l’état de calme et de sérénité que lui procure la philosophie abstraite, et qui semble approcher davantage de celui de la divinité. Cette objection est tout à fait conforme à notre propre sentiment. Cette fois, enfin, nous sommes d’accord ce qu’ils entendent par la comparaison de ces deux états, et ce qu’ils désirent, est précisément ce que nous avons en vue, et ce que nous voulons faire avant tout, car, au fond, quel est notre but ? C’est de tracer dans l’esprit humain une image, une copie de l’univers, mais de l’univers tel qu’il est, et non tel que l’imagine celui-ci ou celui-là, d’après les suggestions de sa propre et seule raison. Or, ce but, il est impossible d’y arriver si l’on ne sait analyser l’univers, le disséquer, pour ainsi dire, et en faire la plus exacte anatomie. Quant à ces petits mondes imaginaires, et signes du grand, que l’imagination humaine a tracés dans les philosophies, nous déclarons sans détour qu’il faut les effacer entièrement. Que les hommes conçoivent donc une fois (et c’est ce que nous avons déjà dit) quelle différence infinie se trouve entre les fantômes de l’entendement humain et les idées de l’entendement divin. Les premiers ne sont autre chose que des abstractions purement arbitraires, au lieu que les dernières sont les vrais caractères du Créateur de toutes choses, tels qu’il les a gravés et déterminés dans la matière, en lignes vraies, correctes et déliées. Ainsi, en ce genre comme en tant d’autres, la vérité et l’utilité ne sont qu’une seule et même chose, et si l’exécution, la pratique doit être plus estimée que la simple spéculation, ce n’est pas en tant qu’elle multiplie les commodités de la vie, mais en tant que ces utiles applications de la théorie sont comme autant de gages ou de garants de la vérité.

CXXV. Au fond, nous dira-t-on peut-être encore, tout votre travail se réduit à refaire ce qui a déjà été fait ; les anciens eux-mêmes suivirent la route que vous suivez, et selon toute apparence, après toute cette mise dehors et tout ce fracas, vous finirez par retomber dans quelques-uns de ces systèmes philosophiques qui eurent cours autrefois. Eux aussi, ajoutera-t-on, ils commençaient par se pourvoir d’un grand nombre d’expériences et d’observations particulières, puis, les ayant rangées par ordre de matière et placées sous leurs divisions respectives, ils en tiraient leurs théories philosophiques et leurs traités pratiques, enfin, le sujet bien approfondi, ils osaient prononcer et déclarer leur sentiment. Cependant ils jetaient çà et là dans leurs écrits quelques exemples soit pour éclaircir les matières, soit pour faire goûter leurs opinions. Mais de publier leur recueil de notes, leurs codicilles, leur calepin, c’était ce qu’ils jugeaient aussi inutile que rebutant, en quoi ils imitaient ce qui se pratique ordinairement dans la construction des édifices, car lorsqu’un édifice est achevé on fait disparaître la charpente et toutes les machines. Cette conjecture, répondrons-nous, peut être fondée, et il est à croire qu’ils ne s’y sont pas pris autrement. Mais, a moins qu’on n’ait oublié ce que nous avons dit tant de fois, on trouvera aisément une réponse à cette objection, car nous-même nous avons assez montré ce que c’était que cette méthode de recherche et d’invention des anciens, et d’ailleurs n’est-elle pas assez visible dans leurs écrits ? méthode, après tout, qui n’était autre que celle-ci : d’un certain nombre d’exemples et de faits particuliers auxquels ils mêlaient quelques notions communes et peut-être aussi quelques-unes des opinions alors reçues, surtout de celles qui avaient le plus de cours, ils s’élançaient du premier vol jusqu’aux conclusions les plus générales, c’est-à-dire jusqu’aux principes des sciences, puis, regardant ces principes hasardés comme autant de vérités fixes et immuables, ils s’en servaient pour déduire et prouver, à l’aide des moyens, les propositions inférieures dont ils composaient ensuite le corps de leur théorie ; enfin, s’ils rencontraient quelques exemples ou faits particuliers qui combattissent leurs assertions, d’un tour de main ils se débarrassaient de cette difficulté, soit à l’aide de certaines distinctions, soit en expliquant leurs règles mêmes, soit enfin en écartant ces faits par quelques grossières exceptions. Quant aux causes des faits particuliers qui ne leur faisaient point obstacle, ils les moulaient à grand’peine sur ces principes, et ne les abandonnaient point qu’ils n’en fussent venus à bout. Mais cette histoire naturelle et cette collection d’expériences qui leur servait de base n’était rien moins que ce qu’elle aurait dû être, et cette promptitude à s’élancer aux principes les plus généraux est précisément ce qui a tout perdu.

CXXVI. Peut-être encore tous les soins que nous nous donnons pour empêcher les hommes de prononcer avec tant de précipitation, en posant d’abord des principes fixes, et pour les engager à ne le faire qu’au moment où ayant passé, comme ils le devaient, par les degrés intermédiaires, ils seront enfin arrivés aux principes les plus généraux ; cette sollicitude, dis-je, pourra faire penser que nous avons en vue certaine suspension de jugement et que nous voulons ramener la science à l’acatalepsie ; ce n’est point du tout à l' acatalepsie que nous tendons, mais à l' eucatalepsie[20]. Notre dessein n’est point de déroger à l’autorité des sens, mais de les aider ; ni de mépriser l’entendement, mais de le diriger. Et après tout ne vaut-il pas mieux, tout en ne se croyant pas suffisamment instruit, en savoir assez, que de s’imaginer savoir absolument tout et d’ignorer pourtant tout ce qu’il faudrait savoir ?

CXXVII. Quelqu’un pourra douter encore (car ce sera ici plutôt un léger doute qu’une véritable objection) si notre dessein est de perfectionner seulement la philosophie naturelle par notre méthode, ou d’appliquer également cette méthode aux autres sciences ; telles que la logique, la morale et la politique. Or, ce que nous avons dit jusqu’ici doit s’entendre généralement de toutes les sciences, et de même que la logique ordinaire, qui gouverne tout par le syllogisme, ne s’applique pas seulement aux sciences naturelles, mais à toutes les sciences sans exception, de même notre méthode, qui procède par l'induction, les embrasse toutes. Car notre plan n’est pas moins de composer une histoire et de dresser des tables d’invention, soit sur la colère, la crainte, la honte et autres affections de cette nature, soit sur les faits et les exemples tirés de la politique, soit enfin sur les opérations de l’esprit, sur la mémoire, sur les facultés de composer et de diviser, de juger, et autres semblables, que sur le chaud et le froid, ou sur la lumière, la végétation et autres sujets de ce genre. Cependant, comme, après avoir préparé et rédigé notre histoire naturelle, la méthode d’interprétation que nous suivons n’a pas simplement pour objet les mouvements et les opérations de l’esprit, c’est-à-dire la logique vulgaire, mais la nature même des choses, nous dirigeons l’entendement de manière qu’il puisse s’appliquer aux phénomènes et aux opérations de la nature par divers moyens appropriés aux différents sujets, et c’est par cette raison qu’en exposant cette méthode d’interprétation nous donnons divers préceptes sur la manière d’appliquer jusqu’à un certain point la méthode d’invention à la nature et aux qualités particulières du sujet, qui est l’objet de la recherche actuelle.

CXXVIII. Il serait injuste de nous soupçonner d’avoir conçu le dessein de décréditer et de ruiner dans l’opinion publique la philosophie, les sciences et les arts aujourd’hui en vogue, on doit penser, au contraire, que nous saisissons avec plaisir tout ce qui peut contribuer à les mettre en usage, a les faire valoir, à les accréditer. Nous n’empêchons nullement qu’ils ne fournissent une matière aux entretiens, des ornements aux discours, un texte aux professeurs, enfin qu’ils ne servent à multiplier les ressources et les commodités dans la vie ordinaire. Ce sera, si l’on veut, une monnaie qui aura cours parmi les hommes, à raison de la valeur qu’y attache l’opinion publique. Nous disons plus, nous déclarons sans détour que cet autre genre de connaissances dont il s’agit ici remplirait assez mal ces différents objets, vu qu’il nous paraît tout à fait impossible de les abaisser à la portée des esprits ordinaires autrement que par l’exécution et les effets ostensibles. Cette affection, cette bonne volonté envers les sciences reçues est un sentiment dont nous faisons sincèrement profession, et ceux de nos écrits qui ont déjà paru, surtout notre ouvrage sur l’accroissement et la dignité des sciences en feront foi. Il serait donc inutile désormais de chercher à en convaincre par de simples discours, ce qui ne nous empêchera pas de donner sur ce sujet un dernier avertissement, savoir qu’en se tenant aux méthodes aujourd’hui en usage on ne doit espérer des progrès fort sensibles ni dans la théorie, ni dans la propagation des sciences, encore moins pourrait-on en tirer des applications suffisantes pour étendre beaucoup la pratique.

CXXIX. Reste à dire quelques mots sur l’utilité et l’importance de la fin que nous nous proposons. Si nous avions dit en commençant ce que nous allons dire maintenant, cela n’eut paru qu’un simple vœu. Mais comme nous avons déjà montré de puissants motifs d’espérance et dissipé les préjugés contraires, ce qu’il nous reste à dire en aura plus de poids. De plus, si nous prétendions tout perfectionner, tout achever, en un mot, tout faire, sans appeler les autres à partager nos travaux et les inviter à s’associer avec nous, nous nous garderions encore d’entamer ce sujet, de peur qu’un tel langage ne parût tendre qu’à donner une haute idée de notre entreprise et à nous faire valoir. Mais comme désormais nous ne devons plus épargner aucun moyen pour aiguillonner l’industrie des autres et animer leur courage, nous devons par la même raison mettre sous les yeux du lecteur certaines vérités tendant à ce but.

Nous voyons d’abord que les découvertes utiles, les belles inventions sont ce qui tient le premier rang parmi les actions humaines et tel fut sur ce point le jugement de la plus haute antiquité, qui décerna aux grands inventeurs les honneurs de l’apothéose. Quant à ceux qui n’avaient bien mérité de leurs concitoyens que par des services politiques, tels que les fondateurs de villes ou d’empires, les législateurs, ceux qui avaient délivré leur patrie de quelque grande calamité ou qui avaient chassé les tyrans, et autres semblables bienfaiteurs, on ne leur conférait que le titre de héros. Or, pour peu qu’on sache faire une juste estimation des services de ces deux genres, on ne trouvera rien de plus judicieux que cette différence dans les honneurs que leur décernait l’antiquité. Car les bienfaits des inventeurs peuvent s’étendre au genre humain tout entier, mais les services politiques sont bornés à certaines nations et à certains lieux, ces derniers ne s’étendent pas au delà de quelques siècles, au lieu que les premiers sont d’éternels bienfaits. Ajoutez que les innovations politiques, même en mieux, ne marchent guère sans troubles et sans violence, au lieu que les inventions gratifient les uns sans nuire aux autres et font ressentir leur douce influence sans affliger qui que ce soit, on peut même regarder les inventions comme autant de créations et d’imitations des œuvres divines, et c’est ce que sentait parfaitement le poète qui a dit :

Primæ frugiferos foetus mortalibus ægris
Dididerunt quondam præclaro nomine Athenæ,
Et recreaverunt vitum, legesque rogarunt[21]

On peut aussi observer relativement à Salomon que ce prince, pouvant tirer vanité de sa couronne, de ses trésors, de la magnificence de ses monuments, de sa garde redoutable, de ses nombreux domestiques, de sa flotte, enfin de la célébrité de son nom et de cette haute admiration qu’il excitait parmi ses contemporains, n’attachait pourtant aucune gloire aux avantages de cette nature, comme il le témoigne lui-même en déclarant que la gloire de Dieu est de cacher son secret, et la gloire du roi de découvrir ce secret.

Qu’on daigne aussi envisager la différence infinie qu’on peut observer pour la manière de vivre entre les habitants de telles parties de l’Europe des plus civilisées et ceux de la région la plus sauvage, la plus barbare du Nouveau-Monde ; cette différence bien considérée, l’on sentira plus que jamais que, si l’on peut dire avec vérité que tel homme est comme un dieu par rapport à tel autre homme, ce n’est pas seulement à cause des secours que l’homme procure quelquefois à ses semblables, et des bienfaits qu’il répand sur eux, mais aussi à raison de la différence des situations. Or, ce qui fait cela, ce n’est certainement ni le climat, ni le sol, ni la constitution physique ; ce sont les arts.

Il est bon aussi d’arrêter un instant sa pensée sur la force, sur l’étonnante influence et les conséquences infinies de certaines inventions ; et cette influence, je n’en vois point d’exemple plus sensible et plus frappant que ces trois choses qui étaient inconnues aux anciens, et dont l’origine, quoique très moderne, n’en est pas moins obscure et sans éclat : je veux parler de l’art de l’imprimerie, de la poudre à canon, et de la boussole. Car ces trois inventions ont changé la face du globe terrestre et produit trois grandes révolutions ; la première dans les lettres, la seconde dans l’art militaire, la troisième dans la navigation ; révolutions dont se sont ensuivis une infinité de changements de toute espèce, et dont l’effet a été tel qu’il n’est point d’empire, de secte ni d’astre qui paraisse avoir eu autant d’ascendant, qui ait pour ainsi dire exercé une si grande influence sur les choses humaines.

Il ne sera pas non plus inutile de distinguer trois espèces et comme trois degrés d’ambition dans les âmes humaines. Au dernier rang on peut mettre ceux qui ne sont jaloux que d’étendre leur propre puissance dans leur patrie, genre d’ambition qui a quelque chose d’ignoble et de bas. Un peu au-dessus sont ceux qui aspirent a étendre l’empire et la puissance de leur patrie sur les autres nations, ce qui dénote plus de noblesse, mais non plus de désintéressement. Mais s’il se trouve un mortel qui n’ait d’autre ambition que celle d’étendre l’empire et la puissance du genre humain tout entier sur l’immensité des choses, cette ambition (si toutefois on doit lui donner ce nom) est plus pure, plus noble et plus auguste que toutes les autres, or l’empire de l’homme sur les choses n’a d’autre base que les arts et les sciences, car on ne peut commander à la nature qu’en lui obéissant. Et ce n’est pas tout, si l’utilité de telle invention particulière a bien pu exciter l’admiration et la reconnaissance des hommes au point de regarder tout mortel qui a pu bien mériter du genre humain par quelque découverte de cette nature comme un être supérieur à l’humanité, quelle plus haute idée n’auront-ils pas de celui qui aura inventé un moyen qui rend toutes les autres inventions plus promptes et plus faciles ! Cependant, s’il faut dire la vérité tout entière, de même que, malgré les continuelles obligations que nous avons à la lumière, sans laquelle nous ne pourrions ni diriger notre marche, ni exercer les différents arts, ni même nous distinguer les uns des autres, néanmoins la simple vision de la lumière est quelque chose de plus beau et de plus grand que toutes les utilités que nous en tirons, il est également hors de doute que la simple contemplation des choses, vues précisément telles qu’elles sont, sans aucune teinte de superstition ni d’imposture, sans erreur et sans confusion, a en soi plus de grandeur et de dignité que tout le fruit réel des inventions.

Enfin, si l’on nous objectait la dépravation des arts et des sciences, par exemple, cette multitude de moyens qu’ils fournissent au luxe et à la malignité humaine, cette objection ne devrait point nous ébranler, car on en pourrait dire autant de tous les biens de ce monde, tels que le génie, le courage, la force, la beauté, les richesses et la lumière même. Laissons le genre humain recouvrer ses droits sur la nature, droits dont l’a doué la munificence divine et qui, a ce titre, lui sont bien acquis, mettons-le à même de le faire en lui rendant sa puissance, et alors la droite raison, la vraie religion lui apprendront à en faire un bon usage.

CXXX. Mais il est temps d’exposer l’art même d’interpréter la nature, et quoique nous puissions peut-être nous flatter d’avoir fait entrer dans cet exposé des préceptes très-vrais et très-utiles, cependant nous ne le croyons pas d’une nécessité si absolue qu’on ne puisse rien faire sans ce secours. Nous ne prétendons pas non plus avoir porté l’art à sa perfection. Car notre sentiment sur ce point est que, si les hommes, ayant sous leur main une histoire naturelle et expérimentale assez complète, étaient tout à leur objet, et pouvaient gagner sur eux-mêmes deux grands points, l’un de se défaire de toutes les opinions reçues, l’autre de contenir leur esprit dans les commencements, afin de l’empêcher de s’élancer de prime-saut aux principes les plus généraux, ou à ceux qui les avoisinent, il arriverait, par la force propre et naturelle de l’esprit, et sans autre art, qu’ils retomberaient dans notre méthode même d’interprétation, vu que, les obstacles une fois levés, cette méthode est la marche véritable et spontanée de l’entendement humain. Cependant nos préceptes ne seront pas inutiles, et la marche de l’esprit en sera plus facile et plus ferme.

Nous n’avons garde non plus de prétendre qu’on n’y puisse rien ajouter. Mais au contraire, nous qui considérons l’esprit humain, non-seulement quant aux facultés qui lui sont propres, mais aussi en tant qu’il s’applique et s’unit aux choses, nous devons dire hardiment qu’avec les inventions croîtra proportionnellement l’art même d’inventer.


LIVRE DEUXIÈME.

I. Créer une nature nouvelle dans un corps donné, ou bien produire des natures nouvelles et les y introduire, tel est le résultat et le but de la puissance humaine. Quant à la découverte de la forme de la nature donnée, de sa vraie différence, de sa nature naturante, ou enfin de sa source d’émanation (car nous ne trouvons sous notre main que ces termes-la qui indiquent à peu près ce que nous avons en vue), celle découverte, dis-je, est l’œuvre propre et le but de la science humaine. Or, à ces deux buts primaires sont subordonnés deux buts secondaires et de moindre importance, savoir au premier, la transformation des corps concrets d’une espèce en une autre espèce, dans les limites du possible, au second, la découverte à faire dans toute génération et tout mouvement au progrès cache qui s’opère par une cause évidente, dans une matière connue jusqu’à ce que sa forme s’y trouve, depuis l’instant ou ces causes commencent à agir jusqu’à a celui ou la forme est introduite et aussi la découverte de la texture cachée des corps considérés dans l’état de repos et abstraction faite de leurs mouvements.


II S’il pouvait rester quelque doute sur le triste état des sciences aujourd’hui en vogue, certaines maximes fort connues en feraient foi, car c’est une maxime recue et très-fondée que la véritable science est celle qui a pour base la connaissance des causes. On distingue aussi avec raison quatre sortes de causes, savoir la matiere, la forme, l’efficient, et la fin. Mais quant à la cause finale, tant s’en faut qu’il soit utile de la considérer fréquemment dans les sciences, que c’est cette considération même qui les a le plus sophistiquées, si on excepte celle qui a pour objet les actions humaines. En second lieu, la découverte des formes est regardée comme impossible. Quant aux causes matérielles et efficientes, je veux parler des causes éloignées de l’une et de l’autre espèce, les seules que l’on cherche aujourd’hui et dont on se contente trop aisément, sans envisager le progrès cache vers la forme, ce sont toutes notions peu approfondies, tout à fait superficielles et insuffisantes pour parvenir à une science réelle, à une science.

1 Voici comment M.Bouillet dans son édition latine de Bacon (II p 483) explique les quatre termes techniques qui sont employés dans cet aphorisme « ces quatre termes nature forme progrès caché (latens processus) texture cachée (latens schematismus) qui se rencontrent très souvent dans les ouvrages de Bacon, sont comme la clef de toute sa doctrine physique. Une nature c’est une propriété, une qualité quelconque d’une substance comme par exemple la chaleur, la couleur, la blancheur, etc… La forme d’une nature ou d’une propriété c est la condition essentielle de l’existence de cette propriété. Le principe d’on elle découle principe que l’on détermine en assignant la propriété plus générale dont celle-ci n’est qu’une modification ou une limitation. Une telle condition est la loi de la production de cette propriété. Le progrès caché c’est la série des opérations internes par le quelles une substance passe d un état à un autre sous l’action d’une


?


? dont on a pu voir la première application mais dont l’opération ultérieure échappe à l’observation. La texture cachée c’est l’arrangement caché des dernières molécules, la constitution intime d’un corps, constitution en vertu de laquelle un corps est par exemple plus ou moins dense, solide ou liquide, etc… Aux mots latens schematismus, Bacon ajoute quiescenlium, et non un motu pour faire comprendre que le schematismus ne désigne que la manière d’être des substances considérées dans la simple disposition de leurs molécules et soustraire son corps de de tout mouvement. Voyez pour la forme l’aphorisme 5 du ler livre et les apli 2, 3 et 7 du 2ème livre pour le progrès caché les apli 5 et 6 et pour la texture cachée apli 7 —M.Bouillet dit encore (d’abord p483) et Bacon n’entend pas exactement par loi ce qu on entend aujourd’hui l’expression générale d’un phénomène constant dans la nature il emploie ce mol dans son sens propre pour une prescription, prescription qui ordonne soit à la nature soit à l’air de remplir telle condi— tion pour produire tel effet prescription qui peut être formulée comme une loi sous la forme impérative et qui peut avoir ses paragraphes si pour l’exprimer il ne suffit pas d’indiquer une seule condition essentielle mais qu’il en faille énumérer plusieurs. LD vraiment active. Mais en parlant ainsi nous sommes loin d’oublier que nous avons eu soin plus haut de relever et de corriger l’erreur ou tombe souvent l’esprit humain en déférant aux formes le principal rôle dans l’essence[22], car, quoiqu’à proprement parler il n’existe dans la nature que des corps individuels, opérant par des actes purs et individuels aussi, en vertu d’une certaine loi, néanmoins dans les sciences la recherche, l’invention et l’explication de cette loi est une vraie base tant pour la théorie que pour la pratique. C’est à cette loi-la, et à ses paragraphes, que nous attachons le nom de forme, que nous employons d’autant plus volontiers qu’il est usité et familier.

III Ne connaître la cause de telle ou telle nature (par exemple, de la blancheur ou de la chaleur) que dans certains sujets, c’est n’avoir qu’une science imparfaite, et n’être en état de produire tel effet que dans certaines matières choisies parmi celles qui en sont le plus susceptibles, c’est également n’avoir qu’une puissance imparfaite. Disons plus si l’on ne connaît que les causes matérielles et efficientes, sortes de causes variables et passagères qui ne sont, à proprement parler, que de simples véhicules, des causes qui amènent la forme dans certains sujets seulement, on pourra tout au plus obtenir quelques résultats nouveaux dans une matière analogue, jusqu’à un certain point, à celles sur lesquelles on a déjà opéré et d’ailleurs suffisamment préparée, mais les bornes que la nature a plantées plus profondément, on n’aura pas le pouvoir de les reculer. Mais s’il existe un mortel qui connaisse les formes, c’est cet homme seul qui peut se flatter d’embrasser les lois générales de la nature et de la voir parfaitement une, même dans les matières les plus dissemblables. Aussi, à la faveur de cette connaissance, ce qui na jamais été exécuté, ce que ni les vicissitudes de la nature, ni les expériences les plus ingénieuses, ni le hasard même n’eussent jamais réalisé, et ce dont on n’eût jamais soupçonné la possibilité, il pourra et le découvrir et l’effectuer. Ainsi de la découverte des formes découle la science vraie, et la pratique éclairée.

IV Quoique la route qui mène l’homme à la puissance et celle qui le conduit à la science soient très-voisines et presque la même, cependant, vu l’habitude aussi invétérée que pernicieuse il est de demeurer attaché a de puériles abstractions, il nous paraît infiniment plus sûr de commencer la restauration et de reprendre les

LIVRE DEUXIÈME

sciences par les fondements qui touchent de plus près à l'éxécution, afin que la pratique détermine, sanctionne, pour ainsi dire, la théorie, en lui imprimant son propre caractère. Voyons donc, en supposant qu’on voulût introduire une nouvelle nature dans un corps donné, quel genre de précepte, de direction, de conséquence pratique on préférerait. Et, ce précepte, tâchons de l’énoncer avec toute la clarté possible.


Par exemple, supposons qu’un homme voulût donner à l’argent la couleur jaune de l’or, ou augmenter considérablement sa pesanteur spécifique ( sans déroger toutefois aux lois de la matière ), ou encore rendre transparente une pierre opaque, ou rendre le verre malléable, ou enfin faire végéter un corps non végétant ; voyons, dis-je, quel précepte, quelle règle cet homme souhaiterait qu’on lui donnât. Il souhaiterait certainement qu’on lui indiquât un procédé dont le succès fût infaillible et qui ne trompât jamais son attente. En second lieu, il voudrait que la marche qui lui serait prescrite ne le mît point trop a l’étroit en l’astreignant a certains moyens ou procédés particuliers ; car il se pourrait qu’il n’eût pas actuellement ces moyens en sa disposition, ni la facilité de se les procurer, et si par hasard, outre les moyens particuliers qu’on lui aurait prescrits, il en existait d’autres suffisant pour produire une telle nature et qui fussent en sa disposition ou à sa portée, ces moyens-la, étant exclus par ce précepte trop limité, lui deviendraient inutiles. En troisième lieu, il souhaiterait que le procédé qu’on lui indiquerait fût moins difficile que l’opération même qui serait le sujet de sa recherche ; en un mot, qu’on lui indiquât quelque chose qui touchât de plus près à la pratique. Si donc nous résumons en peu de mots toutes les conditions que doit réunir le précepte exact et complet, nous trouverons qu’elles se réduisent aux trois suivantes certitude, liberté et facilité, relativement à la pratique.


Or l’invention d’un tel précepte et la découverte de la véritable forme ne sont qu’une seule et même chose En effet, la forme d’une nature quelconque est telle que, cette forme étant supposée, la nature donnée s’ensuit infailliblement. .Ainsi, partout ou la nature donnée est présente, cette forme est présente aussi, elle l’affirme universellement, et elle se trouve dans tous les sujets ou se trouve cette nature. Par la même raison, cette forme est telle que, des qu’elle est ôtée d’un sujet, la nature donnée disparaît infailliblement. Ainsi, partout ou la nature donnée est absente, cette forme est absente aussi, elle la nie universellement, et elle ne se trouve que dans les sujets doués de cette nature. Enfin, la table forme doit être telle qu’elle déduise la nature donnée de quelque source de l’essence qui se trouve dans un plus grand nombre de sujets, et qui soit (comme on le dit ordinairement) plus connue de la nature, que la forme elle-même Ainsi, pour exprimer nettement et correctement l’axiome vrai et complet qui se rapporte à la science, on doit l’énoncer ainsi ; « Il faut trouver une autre nature qui soit conversible avec la nature donnée, et qui cependant soit la limitation d’une nature plus connue qui doit être son véritable genre. » Or ces deux préceptes, l’un théorique, l’autre pratique, ne sont au fond qu’une seule et même chose ; car ce qu’il y a de plus utile dans la pratique est aussi ce qu’il y a de plus vrai dans la théorie. V. Le précepte ou axiome qui a pour objet la transformation des corps se subdivise en deux autres, dont le premier envisage chaque corps comme un assemblage, une combinaison de natures simples. C’est ainsi qu’en observant en détail toutes les qualités concourantes dans l’or, on trouve qu’il est de couleur jaune, fort pesant, et de telle pesanteur spécifique, malléable ou ductile à tel degré ; qu’il n’est pas volatil ; qu’au feu il souffre peu de déchet ; qu’étant dissous il devient fluide à tel degré ; qu’il est dissoluble par tels menstrues et par tels procédés ; et il en faut dire autant de toutes les autres natures réunies dans l’or. Ainsi, tout axiome de ce genre se déduit de la considération des formes des natures simples. En effet, qui connait les formes et les procédés nécessaires et suffisants pour produire à volonté la couleur jaune, la grande pesanteur spécifique, la ductilité, la fixité, la fluidité, la dissolubilité, etc., et connait de plus la manière de produire ces qualités à différents degrés, verra les moyens et prendra les mesures nécessaires pour réunir toutes ces qualités dans tel ou tel corps, d’où s’ensuivra sa transformation en or. Cette manière d’opérer est la première, la grande méthode ; car produire telle nature simple, ou en produire plusieurs, c’est au fond la même chose, si ce n’est que, lorsqu’il s’agit d’en produire plusieurs à la fois, on est, quant à l’exécution, plus gêné, plus à l’étroit, vu la difficulté de réunir dans un même sujet tant de natures différentes 1. Lassalle explique ainsi cette phrase en note : « La forme doit être telle qu’elle déduise la manière d’être en question de quelque autre manière d’être réelle, plus commune dans la nature et plus générale que cette forme elle-même. » M. Bouillet [Oeuvre de Bacon., II, p. 486} pense que, dans ce passage et les suivants, Bacon veut dire que « l’explication d’un fait se trouve, non dans une vaine abstraction, dans une qualité occulte inventée tout exprès pour se tirer d’affaire, et qui n’est qu’une ridicule pétition de principe, mais dans l’indication d’un autre fait réel en lui-même, et déjà connu d’ailleurs, dont celle-ci n’est qu’une conséquence.» ED. qui ne se marient pas toujours aisément ensemble, sinon par les voies ordinaires et fréquentées de la nature. Quoi qu’il en soit, nous devons dire que la manière d’opérer qui envisage les natures simples, même dans un corps concret, procédé d’après la considération de ce qu’il y a d’éternel, d’immuable et d’universel dans la nature, qu’elle agrandit prodigieusement les voies de la puissante lumière, et son avantage à cet égard est si grand, que, dans l’état actuel des sciences, les hommes auraient peine à s’en faire une idée. Le deuxième genre d’axiomes (qui dépend de la découverte du progrès caché, ne procède plus par la considération des natures simples, mais par l’observation des corps concrets et tels qu’ils se trouvent dans la nature abandonnée à son cours ordinaire. Supposons, par exemple, que l’objet de la recherche soit de savoir par quels principes ou premières causes, de quelle manière, par quelle espèce d’action progressive s’opère la génération de l’or, de tout autre métal ou de la pierre, à prendre l’une ou l’autre de ces substances depuis ses premières menstrues ou rudiments jusqu’à l’état de mine parfaite, ou encore par quelle sorte d’action graduelle et continue se forme l’herbe, à partir des premières concrétions des sucs dans le sein de la terre ou de son état de semence jusqu’au moment où la plante est entièrement formée, sans oublier toutes les suites de mouvements, tous les efforts graduels et continus par lesquels la nature conduit son œuvre jusqu’a la fin, il en est de même de la génération des animaux observée et décrite dans la totalité de son cours, depuis l’instant où ils s’accouplent jusqu’à celui où ils mettent bas, et, en un mot, de tous les autres corps. En effet, la recherche dont nous parlons n’a pas simplement pour objet la génération des corps, mais aussi les autres mouvements et les autres opérations de la nature. Par exemple, pour connaître toute cette suite non interrompue d’actions, tout ce progrès caché et continu d’où résulte I'alimentation, à partir du moment ou l’animal reçoit l’aliment jusqu’à celui de la parfaite assimilation, et, de même, s’il s’agit du mouvement volontaire dans les animaux, il faut prendre depuis les impressions reçues par l’imagination et les efforts continus de l’esprit, jusqu’aux mouvements des muscles fléchisseurs ou extenseurs il en faut dire autant du mouvement développé de la langue, des lèvres, et des autres instruments de la parole, jusqu’à l’émission des sons articulés , car ces sortes de recherches se rapportent aussi aux natures concrètes ou combinées ensemble et considérées dans cet état d'agrégation mais alors on les envisage comme des habitudes. particulières, spéciales de la nature, non comme des lois générales et fondamentales qui constituent les formes. Cependant, il faut l’avouer, cette seconde méthode étant plus expéditive, plus à notre portée, nous laisse plus d’espérance de succès que la première. Or la partie active, qui répond à cette partie spéculative, peut bien étendre les opérations de l’homme de celles qu’on observe ordinairement dans la nature à celles qui les avoisinent, ou tout au plus à d’autres qui ne s’éloignent pas beaucoup de ces dernières ; mais toute opération profonde et radicale sur les corps naturels dépend des axiomes du premier ordre. Je dirai plus lorsque, l’exécution n’étant pas au pouvoir de l’homme, il est forcé de se contenter de la simple connaissance, comme dans toute recherche sur les corps célestes (car il n’est pas donné à l’homme de pouvoir agir sur les corps célestes, les changer ou les transformer), alors la recherche du fait même, de la simple vérité ou réalité de la chose, ne se rapporte pas moins que la connaissance des causes et des correspondances d’actions à ces axiomes primaires et universels qui ont pour objet les natures simples, telles que la nature de rotation spontanée, celle de l’attraction ou vertu magnétique, et autres semblables, qui sont bien plus communes que les corps célestes eux-mêmes, car, tant qu’on ne connaîtra pas bien la nature de la rotation spontanée, en vain espérerait-on se mettre en état, de décider quelle est la cause du mouvement diurne ; si c’est la révolution de la terre sur elle-même, ou le mouvement des cieux. VI Ce que nous entendons par le progrès caché est tout autre chose que ce qu’imagineront d’abord les hommes, abusés comme ils le sont par certaines préventions, car ce que nous désignons par ces mots, ce ne sont rien moins que certaines mesures, certains signes, certaines graduations ou échelles d’action visibles dans les corps, mais une action tout à fait continue et considérée dans toute sa continuité, qui échappe presque entièrement aux sens. Par exemple, dans toute génération et transformation de corps, il faut tâcher de démêler ce qui s’exhale et se perd d’avec ce qui reste ou vient du dehors, ce qui se dilate d’avec ce qui se contracte, ce qui s’unit d’avec ce qui se sépare, ce qui est continu d’avec ce qui est entrecoupé, ce qui donne l’impulsion d’avec ce qui gêne ou empêche le mouvement, ce qui domine d’avec ce qui est dominé, et une infinité d’autres différences de cette nature. Et ces différences, ces circonstances, ce n’est pas seulement dans la génération ou la transformation des corps qu’il faut lâcher de les déterminer, mais, de plus, dans toutes les autres espèces d’allitération et de mouvements, il faut tâcher de distinguer ce qui précède et ce qui suit, ce qui a plus de vitesse ou de lenteur, d’activité ou d’inertie, ce qui imprime le mouvement et ce qui le règle, etc. Toutes différences mal déterminées et même tout à fait négligées dans les sciences reçues, qui sont comme une étoffe grossière tissu par l'inexpérience, car toute action naturelle s’exécutant par parties infiniment petites, ou du moins si petites qu’elles échappent aux sens, en vain se flatterait-on de pouvoir gouverner la nature et transformer le produit de ces opérations avant d’avoir bien saisi et bien marqué toutes ces différences. VII. La recherche et la découverte de la texture cachée des différents corps est un objet tout aussi neuf que la découverte du progrès caché et de la forme. Nous ne sommes encore qu’à l’entrée du sanctuaire de la nature, et nous ne savons pas nous ouvrir un passage pour pénétrer dans l'intérieur ; cependant en vain se flatterait-on de pouvoir, avec succès et à propos, douer d’une nouvelle nature un corps donné ou le transformer en un corps d’une autre espèce, si au préalable on n’a une parfaite connaissance de la manière de transformer ou d’altérer les corps. Autrement on tombera dans des procédés insuffisants, inexacts, ou tout au moins difficiles et nullement appropriés à la nature du corps sur lequel on veut opérer, ainsi il faut encore frayer la route vers ce dernier but. Ce n’est pas sans raison qu’on s’est attaché avec tant d’ardeur et de constance a l’anatomie des corps organiques, tels que ceux de l’homme et des animaux, genre d’observations aussi utiles que délicates, et judicieuse méthode pour approfondir la nature. Cependant, ce genre d’anatomie n’envisage que des objets visibles, sensibles, et n’est applicable qu’aux corps organiques. Enfin, de tels objets sont comme sous la main, une telle étude est bien facile en comparaison de cet autre genre d’anatomie qui a pour objet la texture cachée dans les différents corps qu’on regarde comme similaires, surtout dans les corps d’une espèce déterminée et dans leurs parties, comme dans le fer, la pierre, etc. ; ainsi que dans les parties similaires de la plante ou de l’animal, telles que la racine, la feuille, la fleur, la chair, le sang, les os, etc. On peut dire même que, sur ce dernier point, les hommes n’ont manqué ni d’intelligence ni d’activité, car c’est à ce but même que tend le soin avec lequel les chimistes analysent les corps similaires, par le moyen des distillations et des différents procédés de décomposition, afin que, par la réunion des parties homogènes, l’hétérogénéité du composé devienne plus sensible. Rien de plus nécessaire que de telles analyses, et elles remplissent en partie notre objet. Cependant, trop souvent cette méthode même est trompeuse, car il est une infinité de natures qu’on s’imagine n’avoir fait que séparer des autres, supposant qu’elles existaient dans le corps mixte avant sa décomposition, mais qui, dans le fait, ont été produites par le feu même ou les autres agents de décomposition. Mais ce ne serait encore là que la moindre partie du travail nécessaire pour découvrir la texture cachée dans un composé quelconque ; texture qui est trop subtile et trop profonde, et que le feu ne peut que changer ou détruire, loin de la rendre plus sensible. Ainsi, cette analyse et cette décomposition des corps, ce n’est point à l’aide du feu qu’il faut la faire, mais à l’aide de la raison et de la véritable induction, par le moyen de certaines expériences auxiliaires, par la comparaison de ces corps avec d’autres, en ramenant enfin leurs propriétés composées aux natures simples et à leurs formes qui sont combinées et entrelacées dans les composés. En un mot, il faut, en quelque manière, quitter Vulcain pour Minerve, pour peu qu’on ait à cœur de rendre sensible, de placer dans une vive lumière la vraie structure ou texture des corps ; texture d’où dépend toute qualité secrète, ou, pour nous servir d’une expression fort usitée, toute propriété spécifique. C’est de cette même source que découle la véritable règle de toute puissante altération ou transformation. Par exemple, il faut, dans chaque corps, déterminer tout, ce qu’il y a, soit d’esprit, soit d’essence tangible ; puis, quant à cet esprit même, s’assurer s’il est en grande ou en petite quantité, dans l’état de dilatation ou de contraction, délié ou épais, s’il tient plus de la nature de l’air ou de celle du feu, s’il est actif ou inerte, faible ou vigoureux, dans l’état progressif ou rétrograde, continu ou entrecoupé, en harmonie ou en conflit avec tout ce qui l’environne, etc. Il faut analyser de même l’essence du corps tangible, qui n’est pas susceptible d’un moindre nombre de différences que l’esprit ; il faut, dis-je, analyser sa texture et l’éplucher, pour ainsi dire, fibre à fibre. Ce n’est pas tout ; la manière dont cet esprit est logé et répandu dans la masse du corps proposé, ses pores, ses conduits, ses cellules, ses ébauches et ses tentatives de corps organique, voilà aussi ce qui doit être le sujet de la même recherche ; mais dans cette recherche même et dans celle de toute texture cachée, la lumière la plus vive, la vraie lumière, c’est celle qui jaillit des axiomes du premier ordre ; c’est celle-là seule qui, dans une analyse aussi fine et aussi difficile, peut dissiper tous les nuages et éclairer toutes les parties du sujet. l. Esprit ici veut dire la partie volatile des corps, que Bacon distingue de leur partie tangible. ED.

VIII Et nous n’irons pas pour cela nous perdre dans les atomes, dont l’existence suppose le vide et une matière immuable (deux hypothèses absolument fausses), mais notre marche ne nous conduira qu’aux particules véritables de la matière et telles que nous les trouvons dans la nature. Il ne faut pas non plus se laisser trop aisément rebuter par les difficultés d’une analyse si délicate et si détaillée, mais au contraire se bien persuader que plus, dans ce genre d’étude, on tourne son attention vers les natures simples, plus aussi tout s’éclaircit et s’aplanit, puisqu’alors on passe du composé au simple, de l’incommensurable au commensurable, des raisons sourdes aux raisons déterminables, des notions vagues et indéfinies aux notions définies et certaines, comme on fait lorsqu’en apprenant à lire on épelle, ou lorsqu’en étudiant un concerto on le décompose en ses tons élémentaires, car l’étude de la nature marche fort bien lorsque la partie physique, en finissant, vient tomber dans les mathématiques. Il ne faut pas non plus avoir peur des grands nombres ni des fractions, dans tout problème qu’on ne peut résoudre qu’à l’aide des nombres, il est aussi aisé de poser ou de concevoir un million qu’une unité, ou un millième qu’un entier.

IX Des deux genres d’axiomes ou de principes que nous avons posés ci-dessus se tire la vraie division des sciences et de la philosophie[23], en attachant à ceux d’entre les termes reçus qui rendent le moins mal notre pensée la signification précise que nous y attachons nous-mêmes en sorte que la recherche des formes qui sont, quant à leur marche et à leur loi, éternelles et immuables, constitue la métaphysique, et la recherche tant des causes matérielles et efficientes que du progrès caché et de la texture secrète (lesquelles choses ont trait au cours ordinaire de la nature, et non à ses lois fondamentales et éternelles) constitue la physique. À ces deux parties théoriques sont subordonnées deux parties pratiques, savoir à la physique la mécanique, et à la métaphysique la magie (en prenant ce nom dans le sens philosophique), parce qu’elle ouvre à l’homme des routes plus spacieuses et l’élève à un plus grand empire sur la nature.

X Ainsi, le but de la véritable science étant désormais bien fixé, il faut passer aux préceptes, et cela sans troubler ni renverser l’ordre naturel.

Or les indications qui doivent nous diriger dans l’interprétation de la nature comprennent en tout deux parties. Le but de la première est de déduire ou extraire de l’expérience les axiomes, et celui de la seconde, de déduire et de faire dériver de ces axiomes de nouvelles expériences.

La première partie se subdivise en trois autres, qu’on peut regarder comme trois espèces de services ; savoir : service pour les sens, service pour la mémoire, enfin service pour l’esprit ou la raison.

En effet, la première chose dont il faut se pourvoir, c’est une histoire naturelle et expérimentale d’un bon choix et assez complète ; ce qui est la vraie base de tout l’édifice, car il ne s’agit nullement ici d’imaginer et de deviner, mais de découvrir, de voir ce que la nature fait ou laisse faire.

Or les matériaux de l’histoire naturelle et expérimentale sont si variés et si épars que l'entendement, excessivement partagé et comme tiraillé en tout sens par cette multitude confuse d’objets, finira par s’y perdre, si on ne l’arrête, pour ainsi dire, pour les faire comparaître devant lui dans l’ordre convenable. Ainsi, il faut dresser des tables ou coordinations d’exemples disposées de telle manière que l’entendement puisse travailler dessus avec facilité.

Mais, ces tables fussent-elles très-bien rédigées, l’entendement abandonné à lui-même et opérant par son seul mouvement naturel n’en est pas moins incompétent et inhabile à la confection des axiomes, si l’on n’a soin de lui donner des directions et de l’appui. Ainsi, en troisième lieu, il faut faire usage de la vraie induction, qui est la clef même de l'interprétation. Nous traiterons d’abord ce dernier sujet ; puis, en suivant l’ordre rétrograde, nous passerons aux autres parties.

XI. La recherche des formes procède ainsi : sur une nature donnée on commence par soumettre à l’intelligence la série de tous les exemples connus qui s’appliquent à cette même nature, quoiqu’elle existe dans des matières dissemblables. Cette collection de faits doit s’exécuter d’une manière historique; et pour cela il ne faut pas mettre trop de précipitation dans l’adoption des faits, et il est besoin de beaucoup de sagacité dans ce premier choix. Supposons qu’il s’agisse d’une recherche sur la forme de la chaleur.

EXEMPLES SE TROUVE LA NATURE DE LA CHALEUR.

1° Les rayons du soleil, surtout l’été et à midi.

2° Les rayons du soleil réfléchis et concentrés ou réunis, comme ils le sont entre les montagnes ou par des murs, mais plus encore par les miroirs brûlants.

3° Les météores ignés. 4° Les foudre brûlantes.

5° Les éruptions des volcans, je veux dire les flammes qui s’élancent avec un bruit terrible des cavités des montagnes, etc.

6° Toute espèce de flamme.

7° Tous les solides enflammés.

8° Les bains naturels d’eaux chaudes.

9° Les liquides bouillants ou chauffés.

10° Les vapeurs, et les exhalaisons chaudes ; l’air lui-même, qui est susceptible d’une chaleur très-forte et en quelque manière furieuse lorsqu’il se trouve renfermé, comme dans les fourneaux à réverbère.

11° Certaines températures chaudes, et sèches qui ont pour unique cause la constitution actuelle de l’air, indépendamment de la saison.

12° L’air souterrain ou renfermé dans certaines cavernes, surtout durant l’hiver.

13° Tous les corps velus, comme la laine, la peau des animaux, le duvet ou les plumes des oiseaux, ont une certaine tiédeur.

14° Tous les corps, tant solides que fluides, soit denses, soit rares (tels que l’air même), approchés du feu pendant quelque temps.

15° Les étincelles tirées des cailloux et de l’acier par une forte percussion.

16° Tout corps frotté avec force, comme la pierre, le bois, le drap, etc., en sorte qu’on voit quelque fois les timons et les essieux des roues prendre feu, et que les Indiens occidentaux étaient dans l’usage d’allumer du feu par le simple frottement.

17° Les herbes vertes et humides, serrées en certaine quantité, et pressées ou foulées, comme les roses dans leur corbeille, et cela au point qu’assez souvent le foin serré trop humide prend feu spontanément.

18° La chaux vive arrosée d’eau.

19° Le fer, lorsqu’étant mis dans l’eau-forte et dans un vaisseau de verre il commence à se dissoudre, et cela sans qu’il soit besoin de l’approcher du feu, etc. Il en est de même d’une dissolution d’étain, mais alors la chaleur a moins d’intensité.

20° Les animaux, surtout leurs parties intérieures, et en tout temps, quoique dans les insectes dont le corps a trop peu de volume cette chaleur ne soit pas sensible au tact.

21° Le fumier de cheval et tous les excréments récents d’animaux.

22° L’huile de soufre et l’huile de vitriol produisent sur le linge des effets très analogues à ceux de la chaleur ; elles le brûlent. 23° L’huile d’origan, et autres du même genre, produisent un effet semblable en brûlant la partie osseuse des dents.

24° L’esprit-de-vin, bien rectifié et d’une grande force, a aussi une action semblable à celle de la chaleur, et si semblable que si on y jette un blanc d’œuf il se durcit et devient d’un blanc mat, à peu près comme celui d’un œuf cuit. Si l’on y jette du pain, il se torréfie (se grille) et se revêt d’une croûte comme le pain rôti.

25° Les plantes aromatiques et de nature chaude, comme l’estragon, le cresson alénois lorsqu’il est vieux, etc., quoique ces plantes, soit entières, soit pulvérisées, ne soient point chaudes au tact ; cependant, lorsqu’on les mâche pendant quelque temps, elles excitent dans la langue et le palais une certaine sensation de chaleur, elles semblent brûler.

26° Le fort vinaigre et tous les acides appliqués aux parties du corps dépouillées de l’épiderme, comme aux yeux, à la langue ou à quelque autre partie blessée et où la peau est enlevée, occasionnent un genre de douleur peu différente de celle qu’exciterait la chaleur même.

27° Les froids très-âpres occasionnent aussi une certaine sensation assez analogue à celle d’une brûlure :

Nam Boreæ penetrabile frigus aduvil[24].

28° Et ainsi des autres.

XII. En second lieu il faut présenter à l’entendement, et comme en parallèle, des exemples tirés de sujets qui soient privés de la nature donnée ; car la forme, comme nous l’avons dit, ne doit pas moins se trouver absente de tous les sujets où la nature donnée ne se trouve pas, que présente dans tous ceux où se trouve cette nature. Mais s’il fallait faire l’énumération complète de tous les sujets de cette espèce, elle serait infinie.

Ainsi il faut accoupler les exemples négatifs avec les affirmatifs, et ne considérer les privations que dans les seuls sujets qui ont le plus d’analogie avec les autres sujets où la nature donnée est présente et sensible. Nous appellerons cette seconde table, table de déclinaison ou d’absence dans les analogues.

EXEMPLES D'ANALOGUES NE SE TROUVE PAS LA NATURE DE LA CHALEUR.

Exemple négatif ou subjonctif (correspondant au 1er exemple affirmatif). On ne trouve pas que les rayons de la lune, des étoiles ou des comètes aient aucune chaleur sensible au tact ; il y a plus, c’est dans les pleines lunes qu’on observe les froids les plus âpres. Cependant l’on croit communément que les plus grandes étoiles fixes, lorsque le soleil est en conjonction avec elles, augmentent considérablement la chaleur de cet astre, et c’est en effet ce qu’on observe lorsqu’il est dans le signe du Lion et durant les jours caniculaires.

2° (corresp. au 2e affirm.). Les rayons du soleil ne produisent aucune chaleur sensible dans ce qu’on appelle la moyenne région de l’air ; et ce froid qui y règne, on l’explique assez bien en disant que cette région n’est assez proche ni du corps même du soleil d’où émanent les rayons, ni de la terre qui les réfléchit ; et ce qui appuie cette explication, c’est ce qu’on observe au sommet des hautes montagnes, qui sont en tout temps couvertes de neige à moins qu’elles ne soient prodigieusement élevées ; je dis prodigieusement, parce qu’on ne trouve jamais de neige ni sur le sommet proprement dit du pic de Ténériffe, ni sur celui des Andes du Pérou, les neiges n’occupant que la partie moyenne de leur penchant et ne s’étendant que jusqu’à une certaine hauteur. De plus, on s’est assuré que, sur ces mêmes sommets, l’air n’est nullement froid ; mais il est si rare, si ténu, si âcre sur les Andes, qu’il pique les yeux et les blesse par cette excessive acrimonie. Il irrite aussi l’orifice de l’estomac, et excite le vomissement. De plus, les anciens ont observé qu’au sommet de l’Olympe l’extrême ténuité de l’air obligeait ceux qui y montaient de se munir d’éponges imbibées d’eau et de vinaigre qu’ils approchaient de temps en temps de leur bouche et de leurs narines, cet air si rare ne suffisant plus à la respiration. On rapporte aussi que, sur ce même sommet, où il n’y avait jamais ni pluie, ni neige, ni vent, il régnait un calme si parfait que certaines lettres que les sacrificateurs traçaient avec leur doigt dans la cendre des sacrifices, sur l’autel de Jupiter, subsistaient jusqu’à l’année suivante sans s’effacer et même sans qu’on y aperçût le moindre changement. Aujourd’hui encore les voyageurs qui montent jusqu’au sommet du pic de Ténériffe n’y vont que de nuit, jamais de jour ; et peu après le lever du soleil leurs guides les avertissent et les pressent même de descendre, de peur apparemment que cet air si ténu ne dissolve leurs esprits et ne les suffoque.

3° (corresp. au 2e affirm.). Il faut que, dans les régions situées près des cercles polaires, la chaleur résultante de la réflexion du soleil soit bien faible et ait bien peu d’action ; car des Flamands qui hivernaient dans la Nouvelle-Zemble et attendaient que leur navire fut débarrassé des glaces énormes qui le tenaient comme bloque, voyant au commencement de juillet leur espérance entièrement frustrée, prirent le parti d’abandonner le bâtiment et de se hasarder dans leur chaloupe. Ainsi, il paraît que les rayons du soleil n’ont pas beaucoup de force, même sur une terre unie, et les rayons réfléchis n’en ont guère davantage, a moins qu’ils ne soient multipliés et réunis par quelque cause ou circonstance. Et c’est ce qui arrive lorsque le soleil approche du zénith, car alors les angles que les rayons réfléchis font avec les rayons incidents étant plus aigus, les rayons des deux espèces s’approchent, se serrent davantage, au lieu que, dans les grandes obliquités du soleil, ces angles étant fort obtus, les lignes des rayons des deux espèces sont plus distantes les unes des autres. Au reste, il faut observer qu’il est beaucoup d’effets dus aux rayons du soleil ou à la simple chaleur qui ne sont nullement proportionnés au degré de finesse de notre tact, en sorte que, par rapport a nous, ces effets ne vont pas jusqu’à produire une chaleur sensible, mais que par rapport aux autres corps, ils ne laissent pas d’imiter tous les effets de la chaleur.

4 (corresp au 2e affirm ) Il serait bon de tenter l’expérience suivante : construisez un miroir d’une figure toute contraire a celle qu’on donne ordinairement aux miroirs brûlants, placez-le entre la main et les rayons du soleil, et voyez s’il diminue la chaleur produite par les rayons solaires, comme le miroir brûlant l’augmente et lui donne plus d’intensité. Car il est évident, pour qui connaît la marche des rayons solaires, que, selon que ce miroir est construit dans une densité inégale par rapport a son milieu et a ses côtés, les images paraissent plus diffusés et plus grandes, ou plus resserrées et plus petites. Ainsi il faut faire les mêmes observations par rapport à la chaleur.

5 (corresp au 2e affirm) Mais voici une expérience qui demande encore plus d’exactitude, il faut voir si, a 1 aide d’un miroir brûlant d’une grande force et construit avec le plus grand soin, on ne pourrait pas réunir les rayons de la lune au point de produire tout au moins un très-faible degré de chaleur, et comme il pourrait arriver que ce degré de chaleur fut trop faible pour être sensible au tact, il faudrait alors recourir aux verres qui indiquent la température chaude ou froide de l’air en sorte que les rayons de la lune, réunis à l’aide du miroir brûlant, fussent projetés sur la surface d’un verre de cette espèce, et alors voir s’il en résulterait quelque faible degré de chaleur qui fit baisser l’eau.

6 (corrsp au 2e affirm) Il faudrait voir aussi quel effet produirait un miroir brûlant éprouve sur un genre de chaleur qui ne LIVRE DEUXIÈME, 97

fût point rayonnante ou lumineuse ; par exemple, sur celle du fer ou de la pierre simplement chauffés et non ardents, ou encore sur l’eau chaude ou tout autre corps ayant les mêmes conditions, et s’assurer si cette espèce de chaleur est augmentée par un tel miroir, comme l’est celle qui vient des rayons solaires.

7 [corresp. au 2e affirm.). Il faut encore éprouver le miroir brûlant par rapport à la flamme ordinaire.

8 (corresp. au 3e affirm.). On ne voit pas que les comètes (si toutefois on est fondé à les ranger dans la classe des météores) aient le pouvoir d’augmenter constamment, ou d’une manière bien sensible, les chaleurs dans l'année de leur apparition. On a pourtant observé qu'elles occasionnent souvent des sécheresses. De plus, les poutres ou colonnes lumineuses, les tourbillons de feu et autres semblables phénomènes, paraissent plutôt l’hiver que l’été, et surtout lorsque le froid est très-àpre, mais sec ; les foudres, les éclairs et le tonnerre sont assez rares en hiver ; leur temps est celui des grandes chaleurs. On croit communément que le météore connu sous lo nom d’étoile qui file a plutôt pour cause une matière visqueuse qui s'allume et brille un instant, que toute autre substance susceptible d’une chaleur un peu forte ; mais c’est un point qui ne peut être éclairci que par des observations plus exactes.

9 (corresp. au 4e affirm.]. Il y a des éclairs qui donnent une lumière très-vive, mais qui ne brûlent point ; ceux de ce genre ne sont jamais accompagnés de tonnerre.

10 (corresp. au 5e affirm.). Il paraît qu’il peut y avoir des éruptions de flammes ou des volcans dans les pays froids aussi bien que dans les pays chauds, comme le prouvent ceux de l'Islande et du Groenland. On voit aussi que les arbres des premières contrées sont quelquefois plus résineux, plus imprégnés de poix et plus inflammables que ceux des dernières, comme on en trouve des exemples dans le sapin, le pin et autres arbres de cette espèce. Mais dans quelle situation, dans quelle espèce de sol, ces éruptions ont-elles lieu le plus ordinairement ? voilà ce qu’il faudrait savoir pour pouvoir joindre ici à y affirmative une négative ; et c’est une recherche dont on ne s'est pas encore assez occupé pour être en état de satisfaire à ces questions.

11 (corresp. au 6e affirm.). Toute espèce de flamme, sans exception, est chaude, l'est perpétuellement, et l'est plus ou moins. Mais à cet exemple affirmatif il est tout à fait impossible d'en accoupler un négatif. On a cependant observé que cette sorte de lumière ou

1. Ce sont les thermomètres, nouveaux alors ; peut-être même Bacon avait-il inventé le thermomètre à air qu’il décrit dans l’aph. 13, § 38. ED. II 9

9S NOUVEL ORGANUM.

de lueur connue sous le nom de feu follet, et qui donne quelquefois contre un mur, n’a qu'un très-faible degré de chaleur, peut-être un degré de chaleur égal à celui de la flamme de l'esprit-de-vin, qui est douce et tranquille. Une espèce de flamme encore plus douce, c'est celle qui, au rapport de certains historiens graves et dignes de foi, a paru quelquefois autour de la tête et de la chevelure de jeunes garçons ou de jeunes filles ; flamme qui ne brûlait nullement cette chevelure, et qui ne faisait que voltiger tout autour en tremblotant mollement et comme en la léchant. Mais un fait bien constaté, c’est celui d’un cheval faisant route de nuit, par un temps chaud et sec, et suant beaucoup, autour duquel parut une certaine lumière, sans aucune chaleur sensible. De plus, il y a quelques années (fait très-connu et qui a presque passé pour un prodige), le fichu de certaine fille très-jeune encore, un peu secoué ou frotté, paraissait lumineux ; ce qui pouvait venir de l'alun ou des autres sels dont le mouchoir était imprégné, qui y adhéraient superficiellement, s'y étaient comme incrustés et étaient brisés par le frottement. Un autre fait qui n’est pas douteux, c'est que toute espèce de sucre, soit candi, soit ordinaire, pourvu toutefois qu’il soit un peu dur, étant rompu dans l'obscurité ou gratté avec un couteau, jette des étincelles. De même l'eau de mer, battue par les rames, et durant la nuit, paraît étincelante. Disons plus : durant certaines tempêtes, et la nuit aussi, l'écume de la mer, fortement agitée, paraît toute lumineuse ; genre de lumière auquel les Espagnols donnent le nom de poumon marin. Quant à l'espèce de flamme connue des anciens navigateurs sous le nom de Castor et Pollux, et connue aussi des modernes sous celui de feu Saint-Elme, on ne s'est pas encore assuré par l'observation du degré de chaleur qu'elle peut avoir.

12 (corresp. au 7e affirm.). Tout corps fortement échauffé par le feu et poussé jusqu'au rouge ou jusqu'à l'incandescence, mais sans flamme, est perpétuellement chaud ; et à cette affirmative ne répond aucune négative. Mais ce qui en approche beaucoup, c'est l'exemple du bois pourri qui la nuit paraît lumineux ; et cependant n’a aucune chaleur sensible au tact. Il en est de même des écailles de poisson lorsqu'elles se putréfient ; en les touchant, on n'y trouve aucune chaleur sensible. Il en faut dire autant des vers luisants et de l'espèce de mouche connue en Italie sous le nom de luciole.

13 (corresp. au 8e affirm.). Quant aux eaux des bains chauds naturels, il faudrait savoir dans quelles sortes de lieux, dans quelles espèces de terrains elles coulent ordinairement ; mais c'est ce dont on n'a pas encore assez pris soin de s'assurer. Ainsi il n’y a pas non plus ici de négative.

14° (corresp. au 9e affirm.). Aux liquides très-chauds on peut accoupler, pour exemple négatif, ces liquides mêmes, lorsqu’ils sont dans leur état naturel. En effet, on ne trouve aucun liquide tangible qui soit naturellement chaud et qui demeure tel constamment. Mais la chaleur n’y est que passagère, purement accidentelle et de surérogation ; en sorte que les substances qui n’ont qu’une chaleur potentielle et sensible seulement par ses effets, comme l’esprit-de-vin, les huiles essentielles de plantes aromatiques, extraites par les procédés chimiques, et même l’esprit de vitriol (l’acide vitriolique), l’esprit de soufre (l’acide sulfureux), et autres substances semblables, qui brillent lorsqu’on leur laisse le temps d’agir, paraissent froids au premier contact. Or, l’eau des bains naturels, séparée de sa source et reçue dans un vase, se refroidit précisément comme celle qui a été échauffée par le moyen du feu. Il est vrai pourtant que les corps huileux paraissent un peu moins froids au tact que les corps aqueux. Par exemple l’huile est moins froide que l’eau, et la soie moins que le linge. Mais il faut renvoyer ces observations à la table des degrés du froid.

15° (corresp. au 10e affirm.). De même, à l’exemple affirmatif de la vapeur chaude, répond pour négative cette vapeur même considérée dans son état naturel et telle qu’on la trouve le plus ordinairement. Car les vapeurs qui s’exhalent des corps huileux, quoique très-inflammables, n’ont aucune chaleur sensible au tact, si ce n’est au moment même où elles s’exhalent du corps chaud.

16° (corresp. au 10e affirm.). De même encore, à l’air chaud répond pour négative cet air même envisagé dans son état naturel. Car nous ne trouvons ici-bas d’autre air chaud que celui qui a été ou renfermé ou soumis à un frottement violent, ou manifestement échauffé par les rayons du soleil, par le feu artificiel ou par tout autre corps chaud.

17° (corresp. au 11e affirm.). Nous trouvons ici pour négative les températures accidentelles qui sont plus froides qu’elles ne devraient l’être, eu égard à la saison ; températures qui, près de notre globe, ont pour cause les vents d’est ou de nord, comme les températures contraires ont pour cause un vent de sud ou d’ouest. On observe de plus que ces températures si douces sont accompagnées d’une certaine disposition a la pluie, et qu’au contraire les températures froides le sont d’une disposition à la gelée.

18° (corresp. au 12e affirm.). Ici l’exemple négatif sera l’air renfermé dans les souterrains durant l’été. Car, en premier lieu, si l’on demande quelle est, par rapport au froid et au chaud, la nature de l’air considéré en lui-même, cette question fait naître des doutes assez fondés. En effet, quant à la chaleur qu’on observe dans l’air en certains temps, il la doit manifestement à l’impression des corps célestes, et quant au froid qu’on y observe aussi, il peut avoir pour cause l’expiration de la terre Enfin, le froid qui rogne dans la partie de l’atmosphère qu’on appelle la moyenne région a pour cause les vapeurs froides et les neiges, en sorte que l’air extérieur et atmosphérique ne peut nullement servir à porter un jugement décisif sur cette question de la nature de l’air On en jugera mieux par des observations et des expériences sur l’air renferme. Mais, pour ôter toute équivoque, il faut que le vaisseau où l’on renferme cet air soit de telle figure et de telle matière qu’on puisse être assure que ce n’est pas ce vaisseau même qui, par sa force propre et particulière, communique à l’air qu’il contient un certain degré de chaleur ou de froid, qu’il ne livre pas aisément passage à l’air extérieur et n’en puisse recevoir les impressions. Ainsi servez-vous, pour cette expérience, d’un pot de terre, bouchez-le bien exactement a l’aide d’un cuir mis en plusieurs doubles, et tenez cet air ainsi exactement renfermé pendant trois ou quatre jours, après quoi, pour décider le point en question, ayant ouvert ce vase, portez-y tout à coup la main, ou un thermomètre avec son échelle divisée très-exactement.

49o (corresp au 13e affirm) Il est une autre question qu’on peut faire sur ce même sujet, celle tiédeur qu’on observe dans la laine, dans les peaux d’animaux, dans les plumes et autres semblables corps, vient-elle d’un faible degré de chaleur inhérent a ces substances, en tant qu’elles sont comme des excrétions d’animaux, ou aurait-elle pour cause une certaine substance grasse et huileuse qui par sa nature aurait de l’affinité avec la tiédeur ? ou enfin viendrait-elle seulement de ce que l’air y est renfermé et disséminé, comme nous l’avons dit dans l’article procèdent ? Car il parait que tout air dont on intercepte la communication avec l’air extérieur contracte un faible degré de chaleur Ainsi il faut choisir pour ses observations des corps filandreux, des tissus de Im et non de lame, de plume ou de soie, toutes substances qui sont des excrétions d’animaux. Il n’est pas non plus inutile d’observer que toutes les poudres, qui contiennent très-certainement un air disséminé, sont moins froides au tact que les masses dont elles sont tirées. Nous pensons, par la même raison, que toute espèce d’écume (en qualité de composé qui contient aussi de l’air) est moins froide que la liqueur même ou elle s’est formée.

20 (corresp au 14e affirm) Celui-ci n’a point de négative, car nous ne connaissons aucun corps, soit tangible, soit aeriforme, qui Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/101 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/102 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/103 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/104 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/105 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/106 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/107 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/108 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/109 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/110 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/111 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/112 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/113 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/114 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/115 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/116 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/117 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/118 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/119 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/120 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/121 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/122 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/123 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/124 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/125 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/126 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/127 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/128 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/129 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/130 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/131 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/132 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/133 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/134 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/135 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/136 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/137 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/138 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/139 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/140 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/141 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/142 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/143 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/144 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/145 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/146 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/147 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/148 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/149 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/150 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/151 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/152 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/153 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/154 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/155 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/156 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/157 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/158 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/159 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/160 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/161 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/162 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/163 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/164 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/165 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/166 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/167 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/168 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/169 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/170 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/171 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/172 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/173 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/174 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/175 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/176 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/177 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/178 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/179 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/180 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/181 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/182 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/183 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/184 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/185 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/186 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/187 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/188 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/189 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/190 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/191 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/192 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/193 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/194 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/195 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/196 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/197 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/198 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/199 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/200 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/201 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/202 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/203 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/204 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/205 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/206 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/207 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/208 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/209 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/210 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/211 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/212 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/213 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/214 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/215 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/216 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/217 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/218 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/219 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/220 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/221 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/222 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/223 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/224 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/225 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/226 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/227 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/228 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/229 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/230 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/231 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/232 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/233 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/234 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/235 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/236

ESSAIS
DE MORALE ET DE POLITIQUE[25].



1. — De la vérité.


Qu’est-ce que la vérité ? Disait Pilate ironiquement et sans vouloir entendre la réponse. On ne voit que trop de gens qui se plaisent dans une sorte de vertige, et qui, regardant comme un esclavage la nécessité d’avoir des opinions et des principes fixes, veulent jouir d’une entière liberté dans leurs pensées ainsi que dans leurs actions. Cette secte de philosophes qui faisaient profession de douter de tout, est éteinte depuis longtemps, mais on trouve encore assez d’esprits vagues et incertains qui semblent être atteints de la même manie, mais sans avoir autant de nerf et de substance que ces anciens sceptiques. Cependant, ce qui a accrédité et consacré tant de mensonges, ce ne sont ni les difficultés qu’il faut surmonter pour découvrir la vérité, mais le travail opiniâtre qu’exige cette recherche, ni cette espèce de joug qu’elle semble imposer à l’esprit quand on l’a trouvée, mais un amour naturel, quoique dépravé, pour le mensonge. Même parmi les philosophes les plus modernes de l’école grecque, il en est un qui s’est spécialement occupé de cette question, et qui a, en vain, cherché pourquoi les hommes ont une prédilection si marquée pour le mensonge, lorsqu’il ne leur procure ni plaisir, comme ceux des poètes, ni profit, comme ceux des marchands, mais semblent l’aimer pour lui-même. Pour moi, je dirais de même, qu’un jour trop éclatant est moins favorable aux illusions du théâtre que la lumière plus faible des bougies et des flambeaux. De même, la vérité dans tout son éclat est aussi moins favorable aux prestiges, à l’étalage et à la pompe théâtrale de ce monde que sa lumière un peu adoucie par le mensonge. La vérité, toute précieuse qu’elle parait, n’a peut-être qu’un prix comparable à celui d’une perle que le grand jour fait valoir, et non égal à celui d’un brillant ou d’une escarboucle qui joue davantage aux lumières. Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux qu’un peu de fiction alliée avec la vérité ne fasse toujours plaisir. Ôter des âmes humaines les vaines opinions, les fausses estimations, les fantômes séduisants et toutes ces chimériques espérances dont elles se paissent, ce serait peut-être les livrer à l’ennui, au dégoût, à la mélancolie et au découragement. Un des plus grands docteurs de l’Église (dont la sévérité nous paraît toutefois un peu outrée) qualifie la poésie de vin des démons, parce que les illusions dont elle remplit l’imagination occasionnent une sorte d’ivresse, et cependant la poésie n’est encore que l’ombre du mensonge. Mais le mensonge vraiment nuisible, ce n’est pas celui qui effleure l’esprit humain et qui ne fait, pour ainsi dire, qu’y passer, mais celui qui y pénètre plus profondément et qui s’y fixe, en un mot celui dont nous pallions d’abord. Quelque idée que les hommes puissent se faire du vrai et du faux dans la dépravation de leurs jugements et de leurs affections, la vérité, qui est seule juge d’elle-même, nous apprend que la recherche, la connaissance et le sentiment de la vérité, qui en sont comme le désir, la vue et la jouissance, sont le plus grand bien qui puisse être accordé à l’homme. La première chose que Dieu créa dans les jours de la formation de l’univers ce fut la lumière des sens, et la dernière, celle de la raison mais son œuvre perpétuelle, œuvre propre au jour du sabbat, c’est l’illumination même de l’esprit humain. D’abord il répandit la lumière sur la surface de la matière ou du chaos, puis sur la face de l’homme qu’il venait de former, enfin il répand éternellement la lumière la plus pure et la plus vive dans les âmes des élus Lucrèce, ce poète qui a su donner quelque relief à la dernière et à la plus dégradante de toutes les sectes, n’a pas laissé de dire avec l’élégance qui lui est propre « Un plaisir assez doux, c’est celui d’un homme qui, du haut d’un rocher ou il est tranquillement assis, contemple un vaisseau battu par la tempête. C’en est un également doux de voir d’une tour élevée deux armées se livrant bataille dans une vaste plaine, et la victoire incertaine passant de l’une à l’autre alternativement. Mais il n’est point de plaisir comparable à celui du sage qui, des hauteurs de la vérité (hauteurs qu’aucune autre ne commande et où règne perpétuellement un air aussi pur que serein), abaisse ces tranquilles regards sur les opinions mensongères et les tempêtes des passions humaines, » pourvu toutefois, devait-il ajouter, qu’un tel spectacle n’excite en nous qu’une indulgente commisération et non l’orgueil ou le dédain. Certes, tout mortel qui, animé du feu divin de la charité et reposant sur le sein de la Providence, n’a d’autre pôle, d’autre pivot que la vérité, à de ce monde un avant-goût de la céleste béatitude.

Actuellement, si nous passons de la vérité philosophique ou théologique à la vérité pratique, ou plutôt à la bonne foi et à la sincérité dans les affaires, nous ne pourrons douter (et c’est une maxime incontestable pour ceux même qui s’en écartent à chaque instant) qu’une conduite franche et toujours droite ne soit ce qui donne le plus d’élévation et de dignité à la nature humaine, et que la fausseté dans le commerce de la vie ne soit semblable à ces métaux vils qu’on allie avec l’or, et qui, en le rendant plus facile à travailler, en diminuent la valeur. Toutes ces voies obliques et tortueuses assimilent l’homme au serpent qui rampe parce qu’il ne sait pas marcher. Il n’est point de vice plus honteux et plus dégradant que celui de la perfidie, ni de rôle plus humiliant que celui d’un menteur ou d’un fourbe pris sur le fait. Aussi Montaigne, cherchant la raison pour laquelle un démenti est un si grand affront, résout ainsi cette question avec son discernement ordinaire « Si l’on y fait bien attention, dit-il, qu’est-ce qu’un menteur, sinon un homme couard à l’endroit des hommes et brave à l’endroit de Dieu ? » En effet, mentir n’est-ce pas braver Dieu même et plier lâchement devant les hommes ? Enfin, pour donner une juste idée de l’énormité des crimes tenant du mensonge et de la fausseté, disons que ce vice, en comblant la mesure des iniquités humaines, sera comme la trompette qui appellera sur les hommes le jugement de Dieu, car il est écrit que le Sauveur du monde, à son dernier avènement, ne trouvera plus de bonne foi sur la terre.


II — De la mort.


Les hommes craignent la mort comme les enfants craignent les ténèbres ; et ce qui renforce l’analogie, les terreurs de la première espèce sont aussi augmentées dans les hommes faits par ces contes effrayants dont on les berce. Nul doute que de profondes méditations sur la mort, envisagée comme conséquence du péché originel et comme passage a une autre vie, ne soient une occupation pieuse et utile au salut, mais la crainte de la mort, envisagée comme un tribut qu’il faut payer à la nature, n’est qu’une faiblesse. Et même dans les méditations religieuses sur ce sujet, il entre quelquefois de la superstition et de la puérilité. Par exemple, dans un de ces livres que les moines méditent pour se préparer à la mort, on lit ce qui suit : « Si la plus légère blessure faite au doigt peut causer de si vives douleurs, quel horrible supplice doit-ce être que la mort, qui est la corruption ou la dissolution du corps tout entier ». Conclusion pitoyable, attendu que la fracture ou la dislocation d’un seul membre cause de plus grandes douleurs que la mort même, les parties les plus essentielles à la vie n’étant pas les plus sensibles. C’est donc Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/240 ou le dénouement de la vie. » Il est aussi naturel de mourir que de naître, et l’homme naissant souffre peut-être plus que l’homme mourant. Celui qui meurt au milieu d’un grand dessein dont il est profondément occupé ne sent pas plus la mort que le guerrier qui est frappé mortellement dans la chaleur d’un combat. L’avantage propre de tout grand bien auquel on aspire et qui remplit l’âme est d’ôter le sentiment de la douleur et de la mort même. Mais heureux, mille fois heureux celui qui, ayant atteint à un objet vraiment digne de ses espérances et de son attente, peut en mourant chanter comme Siméon : « Nune dimittis, » etc. Un autre avantage de la mort, c’est d’ouvrir au grand homme mourant le temple de mémoire en éteignant tout à fait l’envie. « Ce même homme que tous envient, dit Horace ; sitôt qu’il aura fermé les yeux, tous l’aimeront.


III. — De l’unité du sentiment dans l’Église chrétienne.


La religion étant le principal lien de la société humaine, il est à souhaiter pour cette société que la religion elle-même soit resserrée par l’étroit lien de la véritable unité. Les dimensions et les schismes en matière de religion étaient un fléau inconnu aux païens. La raison de cette différence est que le paganisme était plutôt composé de rites et de cérémonies relatives au culte des dieux que de dogmes positifs et d’une croyance fixe ; car on devine assez ce que pouvait être cette foi des païens dont l’Église n’avait pour docteurs et pour apôtres que des poètes. Mais l’Écriture-Sainte, en parlant des attributs du vrai Dieu, dit de lui que c’est un Dieu jaloux, Aussi son culte ne souffre-t-il ni mélange ni alliage. Nous croyons donc pouvoir nous permettre un petit nombre de réflexions sur cet important sujet de l’unité de l’Église, et nous tâcherons de faire des réponses satisfaisantes à ces trois questions : Quels seraient les fruits de cette unité ? Quelles en sont les vraies limites ? Enfin par quels moyens pourrait-on la rétablir ?

Quant aux fruits de cette unité, outre qu’elle serait agréable à Dieu (ce qui doit être la fin dernière et le but de tous les buts), elle procurerait deux avantages principaux, dont l’un regarde ceux qui sont encore aujourd’hui hors de l’Église, et l’autre est propre à ceux qui se trouvent déjà dans son sein. À l’égard du premier de tous les scandales possibles, les plus grands et les plus manifestes sont sans contredit les schismes et les hérésies ; scandales pires que celui même qui naît de la corruption des mœurs : car il en est à cet égard du corps spirituel de l’Église comme du corps humain, où une blessure et une solution de continuité est souvent un mal plus dangereux que la corruption des humeurs, en sorte qu’il n’est point de cause plus puissante pour éloigner de l’Église ceux qui sont hors de son sein et pour en bannir ceux qui s’y trouvent déjà que les atteintes données à l’unité. Ainsi, quand les sentiments étant excessivement partagés on entend l’un crier : « Le voilà dans le désert, » et l’autre dire : « Non, non, le voici dans le sanctuaire, » c’est-à-dire quand les uns cherchent le Christ dans les conciliabules des hérétiques, et les autres sur la face extérieure de l’Église, alors on doit avoir l’oreille perpétuellement frappée de ces paroles des saintes écritures « Gardez-vous de sortir. » L’apôtre des gentils, dont le ministère et la vocation étaient spécialement consacrés à introduire dans l’Église ceux qui se trouvaient hors de son sein, s’exprimait ainsi en parlant aux fidèles. « Si un païen ou tout autre infidèle, entrant dans votre Église, vous entendait parler ainsi différentes langues, que penserait-il de vous ? Ne vous prendrait-il pas pour autant d’inserisés ? » Certes, les athées ne sont pas moins scandalisés lorsqu’ils sont étourdis par le fracas des disputes et des controverses sur la religion. Voila ce qui les éloigne de l’Église et les porte a tourner en ridicule les choses saintes. Quoiqu’un sujet aussi sérieux que celui-ci semble exclure toute espece de badinage, je ne puis m’empêcher de rapporter ici un trait de ce genre qui peut donner une juste idée des mauvais effets de ces disputes théologiques. Un plaisant de profession a inséré dans le catalogue d’une bibliothèque imaginaire un livre portant pour titre. « Cabrioles et singeries des hérétiques. » En effet, il n’est point de secte qui n’ait quelque attitude ridicule et quelque singerie qui lui soit propre et qui la caractérise, extravagance qui, en choquant les hommes charnels ou les politiques dépravés, excite leur mépris et les enhardit à tourner en ridicule les saints mystères.

À l’égard de ceux qui se trouvent déjà dans le sein de l’Église, les fruits qu’ils peuvent retirer de son unité sont tous compris dans ce seul mot la paix, ce qui renferme une infinité de biens, car elle établit et affermit la foi, elle allume le feu divin de la charité. De plus, la paix de l’Église semble distiller dans les consciences mêmes et y faire régner cette sérénité qui règne au dehors. Enfin elle engage ceux qui se contenteraient d’écrire ou de lire des controverses et des ouvrages polémiques à tourner leur attention vers des traités qui respirent la piété et l’humilité Quant aux limites de l’unité, il importe avant tout de les bien placer. Or on peut à cet égard donner dans deux excès opposés, car les uns, animés d’un faux zèle, semblent repousser toute parole tendant a une pacification. « Eh quoi ! Jehu est-il un homme de

paix ? Qu’y a-t-il de commun entre la paix et toi ? Viens et suis moi. » La paix n’est rien moins que le but des hommes de ce caractère ; il ne s’agit pour eux que de faire prédominer telle opinion et telle secte qui la soutient. D’autres, au contraire, semblables aux Laodicéens, plus tièdes sur l’article de la religion et s’imaginant qu’on pourrait, à l’aide de certains tempéraments, de certaines propositions moyennes et participant des opinions contraires, concilier avec dextérité les points en apparence les plus contradictoires, semblent ainsi vouloir se porter pour arbitres entre Dieu et homme. Mais il faut éviter également ces deux extrêmes, but auquel on parviendrait en expliquant, en déterminant d’une manière nette et in- telligible pour tous en quoi précisément consiste cette alliance dont le Sauveur a stipulé lui-même les conditions par ces deux sentences ou clauses, qui à la première vue semblent contradictoires : « Celui qui n’est pas avec nous est contre nous, celui qui n’est pas contre nous est avec nous, » c’est-à-dire si l’on avait soin de séparer et de bien distinguer les points fondamentaux et essentiels de la religion d’avec ceux qui ne doivent être regardés que comme des opinions vraisemblables et de simples vues ayant pour objet l’ordre et la discipline de l’Église. Tel de nos lecteurs sera tenté de croire que nous ne faisons ici que remanier un sujet trivial, rebattu, et proposer inutilement des choses déjà exécutées ; mais ce serait une erreur : car, ces distinctions si nécessaires, si on les eût faites avec plus d’impartialité, elle auraient été plus généralement adoptées. J’essaierai seulement de donner sur cet important sujet quelques vues proportionnées à ma faible intelligence. Il est doux espèces de controverses qui peuvent déchirer le sein de l’Église et qu’il faut éviter également ; l’une a lieu lorsque le point qui est le sujet de la dispute, étant frivole et de peu d’importance, ne mérite pas qu’on s’échauffe comme on le fait en le discutant, la dispute n’ayant alors pour principe que l’esprit de contradiction ; car, à la vérité, comme l’un des pères de l’Église l’a observé, la tunique du Christ était sans couture, mais le vêtement de l’Église était bigarré de différentes couleurs ; et il donne à ce sujet le précepte suivant : « Qu’il y ait de la variété dans ce vêtement, mais sans déchirure ; car l’unité et l’uniformité sont deux choses trés-différentes. » L’autre genre de controverse a lieu lorsque . le point qui est le sujet de la discussion étant de plus grande importance, on l’obscurcit à force de subtilités, en sorte que dans les arguments allégués de part et d’autre on trouve plus d’esprit et d’adresse que de substance et de solidité. Souvent un homme qui a de la pénétration et du jugement, entendant deux ignorants disputer avec chaleur, s’aperçoit bientôt qu’ils sont du fond du même avis et qu’ils ne différent que par les expressions, quoique ces deux hommes, abandonnes à eux-mêmes, ne puissent parvenir à s’accorder à l’aide d’une bonne définition. Or, si, maigre la très légère différence qui peut se trouver entre les jugements humains, un homme peut avoir assez d’avantage a cet égard sur d’autres hommes pour faire sur eux une telle observation, il est naturel de penser que Dieu, qui du haut des cieux scrute tous les cœurs et lit dans tous les esprits, voit encore plus souvent une même opinion dans deux assertions ou les hommes, dont le jugement est si faible, croient voir deux opinions différentes, et qu’il daigne accepter l’une et l’autre également Saint-Paul nous donne une très juste idée des controverses de ce genre et de leurs effets, par l’avertissement et le precepte qu’il offre a ce même sujet. Évitez, dit-il, ce profane néologisme qui donne lieu a tant d’altercations, et ces vaines disputes de mots qui usurpent le nom de science. Les hommes se créent a eux-mêmes des oppositions et des sujets de dispute où il n’y en a point, disputes qui n’ont d’autre source que cette trop grande disposition à imaginer de nouveaux termes dont on fixe la signification de manière qu’au lieu d’ajuster les mots à la pensée c’est au contraire la pensée qu’on ajuste aux mots

Or il y a aussi deux especes de paix et d’unité qu’on doit regarder comme fausses l’une est celle qui a pour fondement une Ignorance implicite, car toutes les couleurs s’accordent, ou plutôt se confondent dans les ténèbres L’autre est celle qui a pour base l’assentiment direct, formel et positif a deux opinions contradictoires sur les points essentiels et fondamentaux. La vérité et l’erreur sur des points de cette nature peuvent être comparees au fer et a l’argile dont étaient composes les doigts des pieds de la statue que Nabuchodonosor vit en songe on peut bien les faire adhérer l’une à l’autre, mais il est impossible de les incorporer ensemble.

Quant aux moyens et aux dispositions dont l’unité peut être l’effet, les hommes, en s’efforçant de rétablir ou de maintenir cette unité, doivent bien prendre garde de donner atteinte aux lois de la charité ou de violer les lois fondamentales de la société humaine Il est parmi les chrétiens deux sortes d’épées l’une spirituelle et l’autre temporelle, épées dont chacune, ayant sa destination et sa place, ne doit en conséquence être employée qu’a propos a maintenir la religion, mais dans aucun cas on ne doit employer la troisième, savoir celle de Mahomet, je veux dire qu’il ne faut jamais propager la religion par la voie des ormes, ni violenter les con

sciences par de sanglantes persécutions, hors le cas d’un scandale manifeste, de blasphémés horribles ou de conspirations contre l’État combinées avec des hérésies. Beaucoup moins encore doit-on, dans les mêmes vues et sous le meme prétexte, fomenter des séditions, autoriser des conjurations, susciter des révoltés, mettre l’épée dans les mains du peuple, ou employer tout autre moyen de cette nature et tendant a la subversion de toute espèce d’ordre et de gouvernement, car tout gouvernement légitimé a été établi par Dieu même Employer ces odieux moyens, c’est heurter la première table de la loi contre la seconde, et, en considérant les hommes comme chrétiens, oublier que ces chrétiens sont des hommes. Le poète Lucrèce, ne pouvant supporter l’horrible action d’Agamemnon sacrifiant sa propro fille, s’ecrie dans son indignation « Tant la religion a pu inspirer d’atrocite’ » Mais qu’aurait-il dit du massacre de la Saint-Barthelemi, de la conspiration des Poudres, etc , si ces horribles attentats avaient été commis de son temps’. De telles horreurs l’auraient rendu cent fois plus épicurien et plus athée qu’il n’était, car, comme, dans les cas mêmes ou l’on est obligé d’employer l’épée au service de la religion, on ne doit le faire qu’avec la plus grande circonspection, c’est une mesure abominable que de mettre cette arme entre les mains de la populace. Abandonnons de tels moyens aux Anabaptistes et autres furies de cette trempe. Ce fut sans doute un grand blasphémé que celui du démon lorsqu’il dit « Je m’élèverai et je serai semblable au Très-Haut, » mais un blasphémé encore plus grand, c’est de présenter, pour ainsi dire. Dieu sur la scène et de lui faire dire « Je descendrai et je deviendrai semblable au prince des ténèbres » Serait-ce donc un sacrilège plus excusable de dégrader la cause de la religion et de s’abaisser a commettre ou a conseiller sous son nom des attentats aussi exécrables que ceux dont nous parlons, comme assassinats de princes, boucherie d’un peuple entier, subversion des États et des gouvernements, etc ’ ne serait ce pas faire, pour ainsi dire, descendre le Saint-Esprit, non sous la forme d’une colombe, mais sous celle d’un vautour ou d’un corbeau, et hisser sur le pacifique vaisseau de l’Église l’odieux pavillon qu’arborent sur leurs bâtiments des pirates et des assassins. Ainsi il est de toute nécessite que, l’Église s’armant de sa doctrine et de ses augustes décrets, les princes de leur épée, enfin les hommes éclairés du caducée de la théologie et de la philosophie morale, tous se concertent et se coalisent pour condamner et livrer a jamais au feu de l’enfer toute action de cette nature, ainsi que toute doctrine tendant à la justifier, et cest ce qu’on a déjà fait en grande partie Nul doute que, dans toute délibération sur le fait de la religion, on ne doive avoir présent à l’esprit cet avertissement et ce conseil de l’apôtre : « La colère de l’homme ne peut accomplir la justice divine. »

Nous terminerons cet article par une observation mémorable d’un des saints pères, observation qui renferme aussi un aveu très ingénu : « Ceux, dit-il, qui soutiennent qu’on doit violenter les consciences sont eux-mêmes intéressés à parler ainsi ; et ce dogme abominable n’est pour eux qu’un moyen de satisfaire leurs odieuses passions. »

IV. — De la vengeance.

La vengeance est une sorte de justice sauvage et barbare. Plus elle est naturelle, plus les lois doivent prendre peine à l’extirper. Car, à la vérité, la première injure offense la loi, mais la vengeance semble la destituer tout à fait et se mettre à sa place. Au fond, en se vengeant on n’est tout au plus que l’égal de son ennemi, au lieu qu’en lui pardonnant on se montre supérieur à lui ; pardonner, faire grâce, c’est le rôle et la prérogative d’un prince. « La vraie gloire de l’homme, a dit Salomon, c’est de mépriser les offenses. » Le passé n’est plus, il est irrévocable ; et c’est assez pour les sages que de penser au présent et à l’avenir. Ainsi, s’occuper trop du passé, c’est perdre son temps et se tourmenter inutilement. Personne ne fait une injure pour l’injure même, mais pour le plaisir, le profit ou l’honneur qu’il espère en retirer. Ainsi pourquoi m’irriterais-je contre un autre homme de ce qu’il aime plus son individu que le mien ? Mais supposons même un homme d’un mauvais naturel qui m’offense sans aucun but et par pure méchanceté ; eh bien : pourquoi m’en fâcherais-je ? C’est apparemment que cet homme est de la nature des épines et des ronces, qui piquent et égratignent parce qu’elles ne peuvent faire autrement. La sorte de vengeance la plus excusable est celle qu’on tire des injures auxquelles les lois ne remédient point ; mais alors il faut se venger avec une certaine prudence et de manière à ne pas encourir la peine portée par la loi, autrement votre ennemi aura toujours l’avantage sur vous et vous recevrez deux coups au lieu d’un. Il est des personnes qui méprisent une vengeance obscure et qui veulent que leur ennemi sache d’où lui vient le coup ; cette sorte de vengeance est certainement la plus généreuse, car alors on peut croire que, si l’offensé se venge, c’est moins pour goûter le plaisir de la vengeance, et de rendre le coup, que pour obliger l’offenseur à se repentir ; mais les coups d’une âme lâche et perfide ressemblent aux flèches tirées pendant la nuit. Certain mot de Côme de Médicis, duc de Florence, au sujet des amis perfides ou négligents, a je ne sais quoi d’austère et de désolant ; les torts de cette espèce lui semblaient impardonnables. « La loi divine, disait-il, nous commande de pardonner à nos ennemis, mais elle ne nous commande point de pardonner à nos amis. » Mais Job parlait dans un meilleur esprit lorsqu’il disait : « N’est-ce pas de la main de Dieu que nous tenons tous les biens dont nous jouissons ? Ne devons-nous pas accepter de la même main les maux que nous souffrons ? » Il en doit être de même des amis qui nous abandonnent ou nous trahissent. Tout homme qui médite une vengeance ne fait que rouvrir sa plaie, que le temps seul aurait fermée.

Les vengeances entreprises pour une cause commune sont presque toujours heureuses, comme le prouvent assez les succès des conjurations formées pour venger la mort de Jules-César, celle de Pertinax et celle de Henri III, roi de France ; mais il n’en est pas de même des vengeances particulières. Disons plus : les hommes vindicatifs, dont la destinée est semblable à celle des sorciers, commencent par faire beaucoup de malheureux et finissent par l’être eux-mêmes.

V. — De l’adversité.

Une des plus belles pensées de Sénèque, pensée d’une grandeur et d’une élévation vraiment stoïques, c’est celle-ci ; « Les biens attachés à la prospérité ne doivent exciter que nos désirs ; mais les biens propres à l’adversité doivent exciter notre admiration. » Certes, si l’on doit qualifier de miracle tout ce qui commande à la nature, c’est surtout dans l’adversité qu’on en voit. Une autre pensée encore plus haute que celle dont nous venons de parler, et même trop haute pour un païen, c’est la suivante : « Le plus grand et le plus beau spectacle, c’est de voir réunies dans un même individu la fragilité d’un homme et la sécurité d’un dieu. » Cette pensée aurait mieux figuré dans la poésie, genre auquel semblent appartenir ces sentiments si élevés ; et la vérité est que les poètes n’ont pas tout à fait négligé ce noble sujet ; car c’est cette sécurité même qui semble être figurée par une fiction assez étrange des anciens poètes, fiction qui renferme quelque mystère et qui se rapporte visiblement à une disposition de l’âme très-analogue à celle du vrai chrétien ; les poètes, dis-je, ont feint qu’Hercule, dans l’expédition entreprise pour délivrer Prométhée (qui représente la nature humaine), traversa l’Océan dans un vase d’argile : allégorie qui peint assez vivement ce courage qu’inspire le christianisme et qui met l’homme en état de cingler, dans le vaisseau d’une chair 248 ESSAIS DE MORAlE ET DE POLITIQUE fragile, sur l'ocean orageux de celle vie, et de braver les tempêtes innombrables des passions humaines. Mais, pour user d'un langage moins releve, disons simplement que la vertu propre a la prospé- rité est la tempérance, et la vertu propre a l’adversite est la force d'âme , la plus héroique des vertus morales. La prospérité est le genre de bénédiction proposé par l'ancien Testament, mais 1'adversité est celle que propose le nouveau, comme une marque plus spéciale de la faveur divine et même, dans l'ancien Testament, on voit que David joue sur sa harpe autant d’airs lugubres que d’airs joyeux , et que le pinceau du Saint-Esprit s'est beaucoup plus exerce a peindre les afflictions de Job que les éclatantes pros- pérités de Salomon. On peut observer aussi, dans les ouvrages de peinture ou de broderie, qu’un sujet gai sur un fond triste et obs- cur est plus agreable qu’un sujet triste sur un fond gai el écla- tant Or, ce que nous disons du plaisir des yeux, il faut l’appliquer aux plaisirs du cœur. La vertu a cet égard est semblable a ces sub- stances odorantes qui, étant broyees ou brulées, exhalent un par- fum plus suave, car la prospérité découvie mieux les vices, el l'ad- versité les vertus VI — De la dissimulation et de la feinte, au de l artifice La dissimulation n est qu’une fausse image de la politique ou de la prudence, car il faut avoir tout a la fois beaucoup de force dans l’esprit et dans le caractère, pour savoir quand il est a propos de dire la vérité, el pour oser alors la dire Ainsi les plus mauvais po¬ litiques, quoi qu’on en puisae dire, ce sont les plus dissimules « Livie, dit Tacite, était Ires-bien assortie a la dfexterite ou a la politique de son époux, et a la dissimulation de son fils, » cet his¬ torien attribuant, comme on le voit, 1 adresse et la vraie politique a Auguste, et la seule dissimulation a Tibere De plus, Mucius, exhortant Vespasicn a prendre les armes contre Vilellius, lui dit <i Nous n’aurons pas a lutter contre le grand discernement d’Au¬ guste , ni contre la circonspection et la profonde dissimulation de TibeLe » Les facultés qui sont le principe de 1 adresse on de la vraie politique sont trés-dillerentes de celles d’oii dépendent la re¬ serve ou la dissimulation , et les premières ne doivent point être confondues avec les dernieres Lorsqu un homme a assez de pé¬ nétration et de jugement pour discernei aisement ce qu’il doit dé¬ couvrir, ce qu’il doit cacher entièrement et ce qu’il ne doit laisser voir qu en partie, a quelles personnes et dans quelles occasions il peut s’ouvrir, genre de talent qui est proprement celui de 1 homme ci état, et que 1 acite appelle avec nison 1 art de vivre, un hon.»v Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/249 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/250 à ses adversaires et les fait accourir pour lui barrer le chemin. Le second est de s’assurer une retraite en cas de mauvais succès; car; en déclarant ouvertement ses desseins, on s’engage en quelque manière à réussir sous peine de perdre sa réputation. Le troisième est de découvrir plus aisément les desseins des autres. Lorsqu'un homme paraît s’ouvrir avec confiance, on ne lui rompt pas en visière; on le laisse avancer tant qu'il veut, et, en échange de ses discours qui paraissent libres et ingénus, on lui communique volontiers ses propres pensées. C’est ce que dit certain proverbe espagnol et un peu fripon: « Dis hardiment un mensonge, et tu arracheras une vérité; » comme s’il n’y avait pas d’autre moyen que l’artifice pour faire de telles découvertes.

Mais ces trois avantages sont balancés par trois inconvénients. Le premier est que la dissimulation et le déguisement sont des signes de crainte; ce qui, dans toute espèce d’affaires, fait manquer le but ou y fait arriver plus tard. Le second est qu’ils font naître des doutes et de l’incertitude dans l'esprit des personnes qui vous auraient secondé si vous eussiez été un peu moins couvert ou dissimulé, ce qui réduit un homme presque à lui seul et le prive de toute assistance. Le troisième inconvénient est que tout homme artificieux et dissimulé se prive ainsi de l’instrument le plus puissant et le plus nécessaire pour l’action, je veux dire du crédit et de la confiance des autres. Le meilleur tempérament et la meilieure combinaison en ce genre seraient d’avoir, avec une réputation de franchise, l’habitude du secret, la faculté de dissimuler au besoin, et même celle de feindre lorsqu’il n’y a pas d’autre expédient.

VII. — Des parents et de leurs enfants.

Cette joie si douce que les pères et les mères éprouvent à la vue de leurs enfants, ou en pensant à eux, est tout intérieure et reste cachée, ainsi que les craintes et les afflictions qu’ils ressentent à leur sujet; ils ne peuvent exprimer leurs jouissances et ils ne veulent pas découvrir leurs peines. Le plaisir de travailler pour ses enfants adoucit tous les travaux; mais aussi ils rendent les disgrâces plus amères et les chagrins plus cuisants. Ils multiplient les soins et les inquiétudes de la vie, mais en même temps ils adoucissent l’idée de la mort et la rendent moins terrible. Se perpétuer par ses enfants, par sa race, est un avantage commun à l’homme et à la brute; mais se perpétuer par sa réputation, par des services éclatants et d’utiles institutions, qui laissent un long souvenir, est une prérogative propre à l’homme. Aussi voit-on que les ouvrages les plus mémorables et les plus beaux établissements eut été faits par des hommes qui n’avaient point d’enfants et qui semblaient s’être uniquement attachés à bien exprimer l’image de leur âme ou de leur génie, image qui devait leur survivre quand celle de leur corps aurait été détruite. Ainsi les hommes qui s’occupent le plus de la postérité, ce sont ceux mêmes qui n’ont point de postérité. Ceux qui ont les premiers illustré leur famille sont ordinairement un peu trop indulgents pour leurs enfants, qu’ils considèrent non-seulement comme destinés à perpétuer leur race, mais encore comme héritiers de leurs glorieuses actions ou productions; ils les envisagent tout à la fois comme leurs enfants et comme leurs créatures.

Les pères et les mères qui ont un certain nombre d’enfants ont rarement une égale tendresse pour tous; il y a toujours quelque prédilection souvent injuste et mal placée, surtout celle des mères: de là ce mot de Salomon: « Un fils sage est pour son père un sujet de joie, mais un mauvais fils est pour sa mère un sujet de honte et d’affliction. » On observe aussi dans une nombreuse famille que le père et la mère ont plus d’égards pour les aînés, et que tel des plus jeunes fait leurs délices; au lieu que ceux qui sont au milieu sont comme oubliés, quoique assez ordinairement ils se tournent plus au bien que les autres.

L’avarice des pères ou des mères envers leurs enfants est un vice inexcusable; elle les décourage, les avilit, les excite à tromper, les porte à fréquenter de mauvaises compagnies puis, quand ils sont une fois maîtres de leur bien, ils donnent dans la crapule ou dans un luxe outré, et se jettent dans des dépenses excessives qui les ruinent en peu de temps. La conduite la plus judicieuse que les pères et les mères puissent tenir à cet égard envers leurs enfants, c’est de retenir avec plus de soin leur autorité naturelle que leur bourse. Une coutume très-imprudente des pères et des mères, des instituteurs et des domestiques, c’est de faire naître et d’entretenir entre les frères une certaine émulation qui dégénère en discorde lorsqu'ils sont dans un âge plus avancé, et trouble la paix des familles.

Les Italiens mettent peu de différence dans leur tendresse entre les fils, les neveux ou les autres proches parents; pourvu qu’ils soient du même sang qu’eux; ils ne s’embarrassent pas qu’ils soient de la ligne directe ou de la ligne collatérale. Et la vérité est que la nature n’y met pas beaucoup plus de différence; nous voyons même assez souvent tel individu qui ressemble plus à son oncle ou à tout autre de ses plus proches parents qu’à son propre père, ce qui parait dépendre d’une sorte de hasard. Il faut avoir soin de diriger de très bonne heure tout le plan de l’éducation vers l'état ou le genre de vie auquel on destine les enfants, et faire soi-même ce choix pour eux, car, dans cet âge si tendre, ils sont plus souples et plus dociles. Il n’est pas même absolument nécessaire de régler ce choix sur leurs dispositions naturelles, en supposant qu’ils réussiraient mieux dans le genre pour lequel ils ont le plus d'inclination. Cependant, lorsqu'on voit dans un enfant une aptitude et une facilité extraordinaire pour certains genres d’études, d’exercices ou d’occupations, il faut alors suivre ces indications, au lieu de contrarier la nature et le penchant qui les y porte. Mais, généralement parlant, le plus judicieux précepte à cet égard est celui-ci « Choisissez toujours le meilleur, puis l’habitude le rendra agréable et facile. »

Parmi les enfants, ce sont ordinairement les cadets qui deviennent les meilleurs sujets, mais rarement (pour ne pas dire jamais) ils réussissent lorsqu'on à en leur faveur déshérité leurs aînés.

VIII — Mariage, célibat.

Celui qui a une femme et des enfants a donné des otages à la fortune, car ce sont autant d’entraves et d’obstacles aux grandes entreprises, soit que la vertu ou le vice nous porte à ces desseins Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux que les plus beaux ouvrages et les plus utiles établissements n’aient été faits par des célibataires ou par des hommes qui, n'ayant point d’enfants, avaient pour ainsi dire épousé le bien public auquel ils avaient voué toutes leurs affections. Il semblerait toutefois, à la première vue, que ceux qui ont des enfants devraient s’occuper avec plus de sollicitude de cet avenir auquel ils doivent pour ainsi dire transmettre ces gages si chers, et l’on voit en effet assez de célibataires dont toutes les pensées se terminent à leur seul individu, et qui regardent comme une pure folie tous ces soins et toutes ces peines qu’on se donne pour un temps ou l’on ne sera plus.

Il en est d’autres qui ne regardent une femme et des enfants que comme un sujet de dépense, et, même parmi les célibataires les plus riches, il en est d'assez extravagants pour être tout glorieux de n’avoir point d’enfants, et qui se flattent d’en paraître plus riches, parce qu’ils auront peut-être entendu telle personne dire « M N est bien riche , » et telle autre personne répondre « Oui, sans doute, mais il a beaucoup d’enfants, » comme si cette circonstance diminuait d'autant sa fortune

Mais le motif qui porte le plus ordinairement au célibat, c’est ESSAIS DE MORALE ET DE POLITIQUE,

l’amour de l’indépendance. C’est ce qu’on observe surtout dans certains individus amoureux d’eux-mêmes, hypocondriaques, susceptibles, et tellement sensibles à la plus légère contrainte qu’ils seraient tentés de regarder leurs jarretières comme des chaînes. C’est parmi les célibataires qu’on trouve ordinairement les meilleurs amis, les meilleurs maîtres et les meilleurs domestiques, mais non pas les meilleurs sujets, car ils se déplacent trop aisément ; et c’est dans cette même classe qu’on voit le plus de fugitifs.

Le célibat convient aux ecclésiastiques : lorsqu’on a chez soi un étang à remplir, on ne laisse pas volontiers aller l’eau à ses voisins ; et lorsque la charité est trop occupée au logis, elle ne peut se répandre au dehors. Il est assez indifférent que les juges et les magistrats soient mariés ou non ; car si un homme de cette classe est facile à corrompre ; il aura un domestique cent fois plus avide que ne l’eût été son épouse. Quant aux soldats, je vois dans l’histoire que les généraux, en leur parlant pour les animer au combat, leur rappellent toujours le souvenir de leurs femmes et de leurs enfants. Ainsi, je serais porté à croire que le mépris du mariage parmi les Turcs est ce qui rend leurs soldats moins courageux et moins résolus.

Au reste, une femme et des enfants sont pour ainsi dire une école perpétuelle d’humanité ; et quoique, en général, les célibataires soient plus charitables que les gens mariés, parce qu’ils ont moins de dépenses à faire, d’un autre côté ils sont plus cruels, plus austères, plus durs, et plus propres à exercer l’office d’inquisiteur, parce qu’ils ont autour d’eux moins d’objets qui puissent réveiller fréquemment dans leur cœur le sentiment de la tendresse. Les individus d’un naturel grave et sérieux, qui sont aussi des hommes d’habitude et par cela même d’un caractère constant, sont ordinairement de bons maris. Aussi la fable dit-elle d’Ulysse qu’il préféra sa vieille à l’immortalité.

Trop souvent les femmes chastes, enflées du mérite de cette chasteté et fières de leur terrible vertu , sont d’un caractère revêche et intraitable. Une femme n’est ordinairement fidèle, chaste et soumise à son époux qu’autant qu’elle le croit prudent ; opinion qu’elle n’aura jamais de lui si elle s’aperçoit qu’il est jaloux. Les femmes sont les maîtresses des jeunes gens, les compagnes des hommes faits et les nourrices des vieillards ; de manière qu’on ne manque jamais de prétexte pour prendre une femme quand on a cette fantaisie. Cependant les anciens n’ont pas laissé de mettre au nombre des sages celui auquel on demandait à quel âge il fallait se marier, et qui fit cette réponse : « Quand on est jeune ESSAIS DE MORALE ET DE POLITIQUE. il n’est pas encore temps, et quand on est vieux il n’est plus temps. »

On observe trop souvent que les pires maris sont ceux qui ont les meilleures femmes, soit que le caractère habituellement difficile de leurs époux donne plus de prix aux complaisances et aux bonnes manières qu’ils ont de temps en temps pour elles, soit qu’elles fassent gloire de leur patience même ; et c’est ce qui arrive surtout lorsque ce mari devenu si insupportable est de leur propre choix, et qu’elles l’ont pris contre l’avis de leurs parents: car alors elles veulent justifier leur folie, et n’en avoir pas le démenti.

IX. — De l’envie.

De toutes les affections de l’âme, les deux seules auxquelles on attribue ordinairement le pouvoir de fasciner et d’ensorceler sont l’amour et l’envie. Ces deux passions ont également pour principe de violents désirs ; elles enfantent toutes deux une infinité d’opinions fantastiques et de suggestions extravagantes. L’une et l’autre agissent par les yeux et viennent s’y peindre ; toutes circonstances qui peuvent contribuer à la fascination, si les effets de ce genre ont quelque réalité. Nous voyons aussi que l’Écriture-Sainte appelle l’envie un œil malfaisant, et que les astrologues qualifient de mauvais aspects les malignes influences des astres. Ainsi c’est un point accordé que, dans l'instant où l’envie produit ses pernicieux effets, c’est par les yeux qu’elle agit et par une sorte d’éjaculation ou d’irradiation. On a même poussé les observations de ce genre au point de remarquer que les moments où les coups que porte l’œil d’un envieux sont les plus funestes, sont ceux où la personne enviée triomphe dans le sentiment trop vif de sa propre gloire ; ce qui aiguise , en quelque manière, les traits de l’envie ; sans compter que dans cet état d’expansion de la personne enviée, ses esprits, se portant davantage au dehors, vont pour ainsi dire au-devant du coup que l’envieux leur destine.

Mais, quoique ces observations si subtiles méritent qu’on leur donne quelque place dans le traité auquel elles appartiennent naturellement, nous les abandonnerons pour le moment, et nous tâcherons de résoudre d’une manière satisfaisante les trois questions suivantes : 1° quelles sont les personnes les plus disposées à envier les autres ? 2° quels sont les individus les plus à l’envie des autres ? 3° quelle différence doit-on mettre entre l’envie publique et l’envie particulière ? Un homme sans mérite envie toujours celui des autres, car l’âme humaine se nourrit ou de son propre bien ou du mal d’auPage:Œuvres de Bacon, II.djvu/256 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/257 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/258 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/259 ESSAIS DE MORALE ET DE POLITIQUE.
toutes les passions. C’est pourquoi l’Écriture-Sainte en a fait l’attribut propre et spécial du démon, qui va pendant la nuit semer de l’ivraie parmi le bon grain ; car l’envie ne porte ses coups que dans les ténèbres et travaille invisiblement à détériorer les meilleures choses, qui, dans la parabole dont ce passage est tiré, sont souvent figurées par le bon grain.

X. — De l’amour.
Le théâtre a de plus grandes obligations à l’amour que la vie réelle de l’homme. En effet, cette passion est le sujet le plus ordinaire des comédies et quelquefois même celui des tragédies ; mais elle cause de grands maux dans la vie ordinaire, où elle est tantôt une sirène, tantôt une furie. On doit observer que parmi les grands hommes, soit anciens, soit modernes, dont la mémoire s’est conservée, on n’en voit aucun qui se soit livré avec excès aux transports d’un amour insensé, ce qui semble prouver que les grandes âmes et les grandes affaires sont incompatibles avec cette faiblesse. Il faut toutefois en excepter Marc-Antoine et Appius le décemvir ; le premier était un homme adonné à ses plaisirs et de mœurs déréglés, mais l’autre était d’un caractère sage et austère ; ce qui semble prouver que l’amour peut non-seulement s’emparer d’un cœur où il trouve un facile accès ; mais encore se glisser furtivement dans le cœur le mieux fortifié, si l’on n’y fait bonne garde. Une des pensées les plus méprisables d’Épicure, c’est celle-ci : « Nous sommes l’un pour l’autre un théâtre assez grand ; » comme si l’homme, qui fut formé pour contempler les cieux et les objets les plus relevés, n’avait autre chose à faire que de demeurer perpétuellement à genoux devant une chétive idole, et d’ètre esclave je ne dis pas de ses appétits gloutons, comme la brute, mais du plaisir des yeux, des yeux, dis-je, destinés à de plus nobles usages. Pour juger à quels excès cette passion insensée peut porter l’homme et combien elle peut l’exciter à braver, pour ainsi dire, la nature et la réalité des choses qu’il apprécie, il suffit de considérer que l’usage perpétuel de l’hyperbole, figure presque toujours déplacée, ne convient qu’à l’amour. Or cette exagération n’est pas seulement dans les expressions des amants, elle est aussi dans leurs idées. En effet, quoi que l’on ait dit avec fondement que le flatteur par excellence et celui avec lequel s’entendent tous les petits adulateurs est notre amour-propre, cependant un amant est un flatteur cent fois pire ; car, quelque haute idée que puisse avoir de lui-mème l’homme le plus vain, elle n’approche pas de celle que l’amant a de la personne aimée. Aussi a-t-on eu raison de dire qu’il est impossible d’être en même temps amoureux et sage. Or, non seulement cette faiblesse paraît ridicule à ceux qui en voient les effets sans y être intéressés, et qui en sont (actuellement) exempts, mais elle le paraît bien davantage à la personne aimée lorsque l’amour n’est pas réciproque, car il est également vrai que l’amour est toujours payé de retour, et que ce retour est ou un amour égal ou un secret mépris raison de plus pour nous tenir en garde contre celle passion qui nous fait perdre les choses les plus désirables, et qui souvent elle-même est tout à fait en pure perte et manque son objet. Quant aux autres pertes qu’elle cause, les poètes nous en donnent une très juste idée lorsqu’ils disent que l’insensé qui donna la préférence à Hélène (à Vénus) perdit les dons de Junon et de Pallas. En effet, quiconque se livre à l’amour renonce par cela seul à la fortune et à la sagesse. Le temps cette passion a ses redoublements et, pour ainsi dire, son flux, ce sont les temps de faiblesse, par exemple, celui d’une grande prospérité ou d’une extrême adversité. Ce sont ordinairement ces deux situations (quoiqu’on n'ait pas encore appliqué cette remarque à la dernière) qui allument ou attisent ordinairement le feu de l’amour, ce qui montre assez qu’il est l’enfant de la folie. Ainsi, quand on ne peut se défendre entièrement de cette passion, il faut du moins prendre peine à la réprimer, en l’écartant avec soin de toute affaire sérieuse et de toute action importante; car si une fois elle s’y mêle, elle brouillera tout et vous fera manquer le but. Je ne vois pas trop pourquoi les guerriers sont si fort adonnés à l’amour, serait-ce par la même raison qu’ils sont adonnés au vin, et parce que les périls veulent être payés par les plaisirs.

L’amour est une affection naturelle à l’homme, il est porté par instinct à aimer ses semblables, et lorsque ce sentiment expansif ne se concentre pas sur un ou deux individus, alors, se répandant de lui-même sur un grand nombre, il devient charité, humanité, vertu, et c’est ce qu’on observe quelquefois dans les religieux. L’amour conjugal produit le genre humain, l'amitié le perfectionne, mais l’amour profane et illégitime l’avilit et le dégrade.

XI. — Des grandes places et des dignités.

Les hommes qui occupent les grandes places sont toujours esclaves, esclaves du prince ou de l’Etat, esclaves de l’opinion publique, esclaves des affaires; en sorte qu’ils ne sont maîtres ni de leurs personnes, ni de leurs actions, ni de leur temps. N’est-ce pas une étrange manie que celle de vouloir commander en perdant sa liberté, et acquérir un grand pouvoir sur les autres en renonçant à tout pouvoir sur soi-même ! On ne monte qu’avec peine à ces grands emplois; c’est-à-dire qu’on parvient par de rudes travaux à des travaux encore plus rudes, et par mille indignités à des dignités. Dans ces postes si élevés le terrain est glissant, il est difficile de s’y soutenir; et l’on n’en peut descendre que par une chute ou du moins par une éclipse, ce qui est toujours affligeant. « Quand on n’est plus ce qu’on a été, à quoi bon continuer de vivre ? ». On ne peut pas toujours se retirer quand on le veut, et souvent aussi on ne le veut pas quand on le devrait. La plupart des hommes ne peuvent endurer une vie privée, malgré l’âge et les infirmités qui demanderaient de l'ombre et du repos; en quoi ils ressemblent à ces vieux bourgeois qui, n’ayant plus assez de force pour se promener par la ville, demeurent assis à leur porte, où ils exposent leur vieillesse à la risée.

Les personnages revêtus de grands emplois ont besoin d’emprunter l’opinion des autres pour se croire heureux; car, s’ils n’en jugeaient que d’après leur propre sentiment, ils ne pourraient se croire tels. Mais lorsqu’ils songent à ce que les autres pensent d’eux, et qu’ils considèrent combien de gens voudraient être à leur place; alors, encouragés par cette opinion des autres, ils parviennent enfin à se faire accroire qu’ils sont heureux : ils le sont, en quelque manière, par ouï-dire et sur parole, quoique dans les courts moments où ils rentrent en eux-mêmes ils sentent bien qu’ils ne le sont pas; car s’ils sont les derniers à sentir leurs torts, ils sont les premiers à sentir leurs peines. Les hommes revêtus d’un grand pouvoir sont presque toujours étrangers à eux-mêmes; perdus dans le tourbillon des affaires qui leur causent de continuelles distractions, ils n’ont pas le temps de se replier sur eux-mêmes pour s’occuper de leur corps ou de leur âme.

« La mort la plus honteuse, dit Sénèque le tragique, c’est celle de l’homme qui, étant connu de tous, meurt inconnu à lui-même ».

Les grands emplois donnent indistinctement le pouvoir de faire le bien et celui de faire le mal, mais le dernier est un vrai malheur; et s’il est quelque chose de mieux de n’avoir pas la volonté de faire le mal, ce qui en approche le plus c’est de n’en avoir pas le pouvoir. Mais toute notre ambition en aspirant à une grande autorité doit être seulement d’acquérir le pouvoir de faire le bien; car de bonnes intentions, quoique fort agréables à Dieu, ne paraissent aux autres hommes que de beaux rêves quand on ne les réalise point : or on ne peut les réaliser qu’à l’aide d’un pouvoir très étendu et d’un poste très élevé, qui commande pour ainsi dire toute la place. Les mérites et les bonnes œuvres doivent être la fin dernière de toutes les actions humaines, et la conscience du bien qu’on a fait est pour l’homme le parfait repos; car si l’homme participe aux travaux de la divinité, il doit aussi participer à son repos. Il est dit que Dieu, considérant les œuvres de ses mains, vit que tout ce qu’il avait fait était bon, et qu’ensuite il se reposa.

Dans l’exercice de votre charge ayez toujours devant les yeux les meilleurs exemples, car une judicieuse imitation tient lieu d’un grand nombre de préceptes. Après avoir exercé votre emploi pendant un certain temps, considérez votre propre exemple, afin de voir si vous n’auriez pas mieux commencé que vous ne continuez. Ne négligez pas non plus les exemples de ceux d’entre vos prédécesseurs qui ont mal exercé le même emploi, non pour vous faire valoir en relevant leurs fautes, mais pour mieux apprendre à les éviter. Lorsque vous avez quelque réforme à faire, faites-la sans faste et sans ostentation; améliorez le présent sans faire la satire du passé. Ne vous contentez pas de suivre les meilleurs exemples, mais tâchez d’en donner à votre tour d’aussi bons à imiter. Tâchez de ramener toutes choses à l’esprit de leur première institution, après avoir cherché et découvert en quoi et comment elles ont dégénéré; ce que vous ferez en consultant deux espèces de temps, savoir : l’antiquité, pour connaître ce qu’il y a de meilleur; et les temps moins éloignés, pour savoir ce qui convient le mieux au vôtre.

Ayez une marche et des règles fixes, afin qu’on puisse savoir d’avance ce qu’on doit attendre de vous, mais sans vous attacher avec trop d’obstination à ces règles, qu’il est quelquefois nécessaire de plier un peu; et lorsque vous vous en écartez, montrez nettement les raisons qui vous y obligent.

Défendez courageusement les droits attachés à votre charge, mais en évitant soigneusement tout conflit de juridiction; exercez vos droits en silence, et ipso facto, au lieu de recourir à d’importunes réclamations et d’étourdir le public de vos bruyantes prétentions. Défendez également et respectez vous-même les droits attachés aux charges de vos subalternes, et croyez qu’il est plus honorable de diriger le tout que de vouloir se perdre dans cette multitude immense de petits détails qui les regardent.

Accueillez gracieusement, tâchez même d’attirer tous ceux qui peuvent vous donner d’utiles avis ou vous soulager dans l’exercice de votre charge; gardez-vous d’éloigner ceux qui vous offrent des lumières ou des secours de cette espèce, en leur faisant essuyer des rebuts et en leur faisant entendre qu’ils se mêlent de trop de choses. La lenteur, l’incivilité, la corruption et la facilité de caractère, tels sont les quatre principaux vices ou défauts dans les hommes en place. Quant à la lenteur, soyez accessible, ponctuel, expéditif; terminez une affaire avant d’en commencer une autre, et ne les entassez pas sans nécessité. À l’égard de la corruption, ne vous contentez pas de lier à cet égard vos propres mains et celles de vos domestiques ou de vos subalternes; mais liez aussi celles des solliciteurs, pour empêcher qu’ils ne fassent des offres. L’intégrité pourra produire le premier de ces deux effets; mais pour obtenir le second il faut de plus faire profession de cette intégrité, et montrer hautement l’horreur que vous inspire toute vénalité : car ce n’est pas assez d’être incorruptible, il faut de plus être connu pour tel et se garantir soigneusement du plus léger soupçon à cet égard. Ainsi, quand vous êtes obligé de changer de sentiment ou de marche, faites-le ouvertement en exposant nettement les raisons qui vous y obligent, et sans user d’artifice pour dérober ces variations à la connaissance des autres. De même, si vous témoignez pour un de vos domestiques ou de vos subalternes une prédilection trop marquée, et qui ne paraisse pas fondée sur des raisons solides, on le regardera comme la porte secrète pour introduire chez vous la corruption. Quant à la rudesse et à l’incivilité, elle n’est bonne à rien et ne peut servir qu’à mécontenter tous ceux qui ont affaire à vous. La sévérité inspire la crainte, mais l’incivilité attire la haine. Les réprimandes d’un homme en place doivent être graves sans être piquantes. À l’égard de la facilité de caractère, c’est un défaut pire que la corruption et la vénalité même. On ne peut recevoir des présents et se laisser corrompre que de temps en temps; au lieu qu’un homme qui se laisse trop aisément vaincre par l’importunité, et gagner par les petites considérations, trouve à chaque pas des difficultés qui l’arrêtent, ou le détournent du droit chemin. Salomon l’a dit : « Avoir trop d’égard aux personnes est une faiblesse criminelle; un homme de ce caractère transgressera la loi et vendra la justice pour une bouchée de pain ».

Les anciens ont eu raison de dire que la place montre l’homme; en effet une grande place montre les uns en beau, et les autres à leur désavantage. « Galba, dit Tacite, eût été, d’un consentement unanime, jugé digne de l’empire s’il n’eût jamais été empereur. Vespasien, dit-il ailleurs, est le seul qui, après être parvenu au souverain commandement, ait changé en mieux »; avec cette différence toutefois que, dans la première de ces deux observations, il ne s’agit que de la capacité pour le commandement, au lieu que l’autre regarde les mœurs et le caractère. En effet, la grandeur d’âme d’un personnage que les honneurs et les dignités ont rendu meilleur ne peut être douteuse, et un tel changement est le signe le plus certain de l’élévation de ses sentiments; car, de même qu’au physique les corps qui se trouvent hors de leur lieu naturel s’y portent avec violence, et, lorsqu’ils y sont arrivés, demeurent en repos, tant que la vertu aspire aux honneurs qui lui sont dus, elle est dans un état violent; mais lorsqu’elle est arrivée à ce poste élevé auquel elle aspirait, alors, se trouvant à sa place, elle est calme et tranquille.

On ne monte aux grandes places que par un escalier tournant; et, si l’on trouve des factions sur son chemin, il faut se pencher un peu d’un côté en montant, et lorsqu’on est au haut il faut rester au milieu, se tenir droit et garder l’équilibre.

Respectez la mémoire de votre prédécesseur, n’en parlez qu’avec estime et tendresse; si vous le déprimez, votre successeur vous payera de la même monnaie.

Si vous avez des collègues, ayez pour eux les plus grands égards, et ne craignez point de leur donner part aux affaires dont vous êtes chargé; car il vaut mieux les appeler quand ils ne s’y attendent pas, que de les exclure lorsqu’ils auraient lieu de s’attendre à être appelés.

Dans les réponses que vous donnez en particulier aux solliciteurs ou aux postulants, et dans les entretiens ordinaires, perdez un peu de vue la prérogative de votre charge, et n’affectez pas trop de dignité; faites plutôt en sorte qu’on dise de vous : « C’est un autre homme quand il est dans l’exercice de sa charge ».

XII. — De l’audace.[modifier]

L’observation que nous allons faire semble, à la première vue, convenir mieux à un rhéteur qu’à un philosophe ; cependant, envisagée par une certaine face, elle mérite l’attention des sages mêmes. « Quelle est la partie la plus essentielle à l’orateur ? demandait-on à Démosthènes — C’est l’action. — Quelle est la seconde ? — L’action. — Et la troisième ? — L’action encore. » Il ne disait rien en cela qu’il n’eut appris de sa propre expérience ; car personne ne posséda ce genre de talent à un plus haut degré que lui ; cependant la nature l’avait peu favorisé à cet égard, et il ne l’avait acquis que par un travail opiniâtre. On peut être étonné de voir ce grand homme attacher tant d’importance à cette partie de l’orateur qui peut passer pour la plus superficielle, et semble n’être tout au plus qu’un talent de comédien, la mettre au-dessus de l’invention, de l’élocution et de toutes ces autres parties qui paraissent beaucoup plus nobles ; que dis-je ! la désigner seule, comme si dans un orateur elle était le tout. Mais cette préférence n’était que très-fondée ; il entre dans la composition de la nature de l’esprit humain beaucoup plus de folie que de sagesse. En conséquence, les talents qui se rapportent à la partie folle de l’esprit, et qui la subjuguent, ont un tout autre pouvoir sur la multitude que ceux qui se rapportent à sa partie sage. L’audace est dans l’exécution, ce que l’action oratoire est dans le simple discours : elle a dans les relations civiles et politiques une influence et des effets qui tiennent du prodige. Quel est le plus puissant instrument dans les affaires? peut-on dire aussi. — L’audace. — Quel est le second ? — L’audace. — Et le troisième? — L’audace encore. Cependant l'audace, fille de l’ignorance et de la sottise, est réellement au-dessous des vrais talents ; mais elle entraîne, elle subjugue, elle ensorcelle, pour ainsi dire, les hommes sans jugement ou sans courage, qui forment le plus grand nombre ; quelquefois aussi elle subjugue les sages mêmes dans leurs moments de faiblesse et d’irrésolution ; aussi fait-elle des miracles dans un état populaire. Mais elle a moins d’influence et d’ascendant sur un prince ou un sénat, et les hommes très-audacieux réussissent mieux dans les commencements que dans la suite ; car ils promettent toujours beaucoup plus qu’ils ne peuvent tenir. Le corps politique, ainsi que le corps humain, a ses charlatans qui se mêlent aussi de le traiter. Les hommes de cette trempe entreprennent aisément de grandes cures, et ils réussissent deux ou trois fois par hasard ; mais comme leur prétendue science a peu de fond, ils échouent bientôt et perdent la vogue. Quelquefois cependant ils se sauvent en imitant le miracle de Mahomet. Cet imposteur avait promis et persuadé au peuple que, par la vertu de certaines paroles, il ferait venir vers lui une montagne, sur laquelle ensuite il prierait pour ceux qui observeraient fidèlement sa loi. Le peuple étant assemblé, Mahomet appelle la montagne et réitère plusieurs fois cet appel ; mais la montagne tardant à venir, il ne se démonte point et se tire d’affaire en disant : « Eh bien ! puisque la montagne ne veut pas venir vers Mahomet, Mahomet ira lui-même vers la montagne. » Aussi, lorsque ces hommes audacieux, après avoir fait de magnifiques promesses, se trouvent forcés de manquer honteusement de parole ; au lieu de rougir de leur sottise, ils se tirent d’affaire, comme Mahomet, à l'aide de quelque subterfuge, et vont toujours leur train. Il n’est pas douteux que les hommes de ce caractère ne soient fort ridicules aux yeux des hommes de jugement, et quelquefois même un peu aux yeux du vulgaire ; ce qui ne peut être autrement, car le vrai principe du rire et du ridicule est l’absurdité et le défaut de convenance, or qui heurte plus fréquemment toutes les lois de la convenance qu’un homme audacieux et impudent ? Rien surtout n’est plus ridicule qu’un effronté de cette espèce lorsqu’il perd toute contenance, son visage alors se démonte tout à fait et devient extrêmement difforme, ce qui n’est nullement étonnant, car dans la honte ordinaire les esprits ne sont qu’un peu agités, au lieu que dans celle d’un effronté il reste tout à fait immobile, et il est aussi interdit qu’un joueur d’échecs qu’on vient de faire échec et mat au milieu de ses pièces. Dernière observation toutefois qui conviendrait mieux à une satire qu’à un traité aussi sérieux que celui-ci.

Mais une observation qu’on ne doit pas oublier, c’est que l’audace, elle ne connaît ni périls ni inconvénients et en conséquence, elle est très dangereuse dans une délibération et n’est utile que dans l’exécution. Ainsi ces audacieux ne sont bons qu’en second et ne valent rien dans les premiers rôles, car tant qu’on délibère il est bon de voir les dangers, mais dans l’exécution il faut les perdre de vue, à moins qu’ils ne soient très imminents.

XIII. — De la bonté, soit naturelle, soit acquise.

J’entends par ce mot de bonté une affection ou un sentiment qui nous porte à souhaiter que nos semblables soient heureux, et qui a pour objet le bien général de l’humanité. C’est ce que les Grecs appelaient philanthropie, car le terme d’humanité, qu’on y a substitué dans les langues modernes, n’a ni une signification assez étendue, ni assez de force pour rendre mon idée. J’appelle simplement bonté l’habitude de faire du bien, et bonté naturelle l’inclination ou le penchant à en faire. C’est la plus noble faculté de l’âme humaine et la plus grande des vertus, elle assimile l’homme à la divinité dont elle est le principal attribut. La bonté morale répond à la charité chrétienne et n’est pas susceptible d’excès, mais seulement d’erreur et de mépris par rapport à son objet. C’est une ambition excessive qui a causé la chute des anges, et un désir excessif de savoir qui a causé celle de l’Homme, mais dans la charité il ne peut y avoir d’excès, car jamais ange ni homme ne peut courir de risques en s’y livrant tout entier. L’inclination à faire du bien la bonté dispositive est si profondément enracinée dans la nature humaine, que, lorsqu’elle ne s’exerce point envers les hommes, elle s’exerce envers les animaux comme on en voit des exemples parmi les Turcs, peuple qui, bien que cruel, pousse la sensibilité pour les bêtes mêmes jusqu’au point de faire l’aumône aux chiens et aux oiseaux, de sorte qu’au rapport du Baron de Busheck, un orfèvre vénitien courut le risque d’être lapidé par le peuple de Constantinople pour avoir mis une espèce de bâillon à un oiseau qui avait un bec extrêmement long. Cependant, cette vertu même, je veux dire la bonté, la charité, a ses erreurs et ses mépris; les Italiens ont même à ce sujet cet odieux proverbe : « Il est si bon, qu’il n’est bon à rien » et Nicolas Machiavel, un de leurs docteurs, a bien eu l’impudence d’avancer, en termes clairs et formels, que le Christianisme avait été nuisible aux hommes très bons et en avait fait la proie des hommes injustes et tyranniques. Ce qui le faisait parler ainsi, c’est qu’en effet jamais religion, loi ou secte n'a exalté la bonté ou la charité autant que l’a fait la religion chrétienne. Ainsi, pour éviter tout à la fois le scandale et le danger, il est bon de connaître les erreurs qu’un sentiment si louable en lui-même peut faire commettre. Ne négligez aucune occasion ni aucun moyen pour faire du bien aux hommes, mais sans être esclave de leurs fantaisies, ni la dupe de leur visage composé, ce qui serait pure facilité ou mollesse de caractère, c’est-à-dire une vraie faiblesse et une servitude pour les âmes honnêtes. Ne donnez pas non plus une perle au coq d’Ésope, qui préférerait un grain d’orge. Le meilleur précepte en ce genre, c’est l’exemple de Dieu même, qui fait luire son soleil et tomber sa pluie sur le juste et l’injuste indistinctement, mais qui ne dispense pas à tous en même mesure les richesses, les honneurs ou les talents. Les biens qui sont naturellement communs doivent être communiqués à tous sans distinction, mais ceux qui de leur nature sont moins communs, ne doivent être donnés qu’avec choix. Prenez garde aussi, en faisant la copie, de briser l’original, car la théologie même nous apprend que l’amour de nous-même est l’original, et que l’amour du prochain n’est que la copie. « Vends tout ce que tu as, donnes-en le produit au pauvre et suis-moi » oui, mais ne vends tout ce que tu as qu’autant que tu es bien décidé à me suivre, c'est-à-dire ne prends ce parti extrême qu’en embrassant un genre de vie tu puisses faire, avec de petits moyens, autant de bien que d’autres en feraient avec les plus grandes richesses, autrement, en voulant grossir le ruisseau tu tarirais la source. Non seulement on observe chez plusieurs individus une habitude de bonté dirigée par la raison, mais il en est aussi qui ont une inclination naturelle à faire du bien, et d’autres encore qui ont un désir naturel de nuire et qui semblent se plaire à faire le mal. Le plus faible degré de cette malignité naturelle, c'est un caractère morose, revêche, difficile, contrariant, agressif, malicieux, mais le plus marqué se décèle par l’envie et dégénère en méchanceté proprement dite. Les hommes de ce caractère se réjouissent des disgrâces et des fautes d’autrui ; c’est pour eux une sorte de fête, et ils ne manquent guère de les aggraver. Ils cherchent les malheureux dont le cœur est blessé, non comme ces chiens qui léchaient les plaies de Lazare, mais plutôt comme les mouches qui s’attachent aux parties excoriées et qui enveniment les plaies. Ce sont de vrais misanthropes qui, sans avoir dans leur jardin un arbre aussi commode que celui qu’offrait aux Athéniens certain philosophe atrabilaire, voudraient néanmoins mener pendre tous les hommes. C’est pourtant de ce bois même que se font les grandes politiques, car les hommes de cette trempe peuvent être comparés a ces bois courbes qui sont bons pour faire des vaisseaux, destinés à être violemment agités mais qui ne valent rien pour la construction des maisons qui doivent rester immobiles.

La bonté se manifeste par différentes espèces d’effets et de signes qui lui sont propres et qui la caractérisent. Par exemple, un homme civil, gracieux et empressé pour les étrangers annonce par cette conduite qu’il se croit citoyen du monde entier, que son cœur n'est point une sorte d’île séparée de toute autre terre, mais un continent qui tient à tous les autres. S’il est plein de commisération pour les infortunés, il montre que son cœur est semblable à cet arbre si précieux qui donne le baume à ceux qui le blessent. S’il pardonne aisément les offenses, c’est une preuve que son âme est tellement élevée au-dessus des injures que les traits de la malignité ne peuvent y atteindre. S’il est sensible aux plus légers services, cette délicatesse prouve qu’il regarde plutôt aux intentions des hommes qu’à leurs mains ou à leur bourse. Si enfin il s’élève au degré sublime de charité de Saint Paul, qui souhaitait d’être anathématisé en Jésus-Christ pour assurer le salut de ses frères, cet héroïque désir annonce en lui une nature toute divine et une espèce de conformité avec Jésus-Christ.

XIV. — De la noblesse

En traitant de la noblesse, nous l’envisagerons d’abord comme faisant partie d’un État, puis comme un certain genre de distinction entre les particuliers, et comme la condition d’une certaine classe de citoyens. Une monarchie où n’y a point de noblesse est un pur despotisme, une tyrannie absolue de ce genre est celle des Turcs. La noblesse tempère, délaie, pour ainsi dire, le pouvoir souverain, et détourne un peu de la famille royale les regards du Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/270 leurs vertus passe à leur postérité pour lui servir d’exemple, et que leurs vices soient pour ainsi dire ensevelis avec eux. Mais ces prérogatives mêmes que les nobles doivent a leur seule naissance, les rendent moins industrieux et moins actifs que les roturiers. Or tout homme qui manque de talents est naturellement porté à envier ceux des autres, sans compter que les nobles, étant déjà placés fort haut, ne peuvent plus s'élever beaucoup, et tout homme qui reste à la même hauteur tandis que les autres montent, s’imaginant par cela même descendre, ne peut guère se défendre du sentiment de l’envie. Mais si la noblesse est plus envieuse, elle est moins enviée, car étant naturellement destinée a jouir des honneurs, cela même la garantit de l’envie qu’on porte aux hommes nouveaux. Les rois qui, étant à même de choisir dans la noblesse de leurs États des sujets d’une grande capacité, les emploient volontiers, y gagnent beaucoup, car alors tout dans leurs affaires marche avec plus d’aisance et de célérité, les nobles trouvant presque toujours plus de soumission et d’obéissance dans le peuple, auquel ils semblent nés pour commander.


XV — Des troubles et des séditions.

Il importe aux pasteurs du peuple de bien connaître les pronostics de ces tempêtes qui peuvent s’élever dans un État, et qui sont ordinairement plus violentes quand les partis opposés qui les excitent approchent de l'égalité, à peu près par la même raison que les tempètes vers les équinoxes sont plus violentes que dans tout autre temps. Or, avant que les troubles et les séditions éclatent dans un État, certains bruits sourds et vagues, signes du mécontentement général, les présagent, comme dans la nature le vague murmure d’un vent souterrain et le sourd mugissement des flots qui commencent à se soulever annoncent la tempête.

« Souvent aussi, dit le poète, en lui découvrant les secrets mécontentements, il lui annonce que la sédition approche, souvent, en lui révélant les complots qu’on trame sourdement contre lui, il lui prédit la guerre ouverte dont il est menace »

Des libellés et des discours licencieux contre le gouvernement se multipliant rapidement et devenant publics, de fausses nouvelles tendant à blâmer ses opérations, se répandant de tous côtés et crues trop aisément, voilà des présages de troubles et de séditions. Virgile, donnant la genéalogie de la Renommée, dit qu’elle était sœur des Géants.

« Elle est sœur de Cœuré et d’Encelade, la Terre, dit-on, irritée et fécondée par la colère des immortels, l’enfanta la dernière »

Comme si ces bruits dont nous parlons ne se faisaient entendre qu’apres que la sédition est passée et n’en étaient que les restes ! Mais la vérité est qu’ils en sont ordinairement le prélude. Quoi qu’il en soit, le poète observe judicieusement qu’il n’y a d’autre différence entre les séditions et les bruits séditieux que celle qui se trouve entre le frère et la sœur, entre le mâle et la femelle, surtout lorsque le mécontentement général est porté au point que les plus justes et, les plus sages opérations du gouvernement, et celles qui devraient le plus contenter le peuple, sont prises en mauvaise part et malignement interprétées; ce qui montre que ce mécontentement est à son comble, comme l’observe Tacite lorsqu’il dit : « Le mécontentement public est si grand qu’on lui reproche également et le bien et le mal qu’il fait. » Mais, de ce que ces bruits dont nous parlons sont un présage de troubles, il ne s’ensuit point du tout qu’en prenant des mesures très sévères pour les faire cesser on préviendrait ces troubles; car souvent, lorsqu’on a le courage de les mépriser, ils tombent d’eux-mêmes, et toutes les peines qu’on se donne pour les faire cesser ne servent qu’à les rendre plus durables.

De plus, certain genre d’obéissance dont parle Tacite doit être suspect : « Ils demeuraient tous dans le devoir, dit-il, de manière toutefois qu’ils étaient plus disposés à raisonner sur les ordres du gouvernement, qu’à les exécuter. » En effet, discuter ces ordres, se dispenser par des excuses de les exécuter, ou les éluder par des plaisanteries, ce sont autant de manières de secouer le joug, autant d’essais de désobéissance, surtout lorsque ces raisonneurs qui défendent le gouvernement parlent bas et avec timidité, tandis que leurs opposés parlent haut et avec insolence.

De plus, comme l’a judicieusement observé Machiavel, lorsqu’un prince, qui devrait être le père commun de tous ses sujets, se livre trop à l’un des deux partis et penche excessivement à droite ou à gauche, il en est de son gouvernement comme d’un bateau qui, étant trop chargé d’un-côté, finit par chavirer. C’est une vérité qu’apprit à ses dépens Henri III, roi de France; car il ne se joignit d’abord à la Ligue que pour abattre plus aisément les protestants; mais ensuite cette Ligue même se tourna contre lui. Lorsque, dans la défense d’une cause, l’autorité royale n’est plus qu’une sorte d’accessoire, les sujets, croyant avoir un lien plus sacré que celui de l’obéissance qu’ils doivent au souverain, des lors le prince commence à être dépossédé de son autorité.

Quand les rebelles et les factieux parlent ou agissent ouvertement et avec audace, leur insolence annonce qu’ils ont déjà perdu tout respect pour le gouvernement, car les mouvements des grands, dans un État, doivent être subordonnés a ceux du prince, qui doit y être le premier mobile en quoi ces hautes classes doivent être semblables aux planetes qui, dans l’hypothese reçue (celle de Ptolémée), sont emportées d’un mouvement très rapide d’orient en occident, en vertu de celui de toute la sphère qu’elles sont forcées de suivre, mais qui se meuvent beaucoup plus lentement d’occident en orient, en vertu de leur mouvement propre. Ainsi, lorsque les grands, n’obéissant plus qu’à leur propre impulsion, ont un mouvement tros-violent, c’est un signe que toutes les orbites sont confondues » et que tout le système tend à sa destruction, car le respect des sujets est le don que Dieu a fait aux rois. Il est la base de leur puissance, et quelquefois il les menace de les en dépouiller « Je délierai la ceinture (le bandeau) des rois ».

Ainsi, lorsque ces quatre piliers de toute espèce de gouvernement, la religion, la justice, la prudence et le trésor public, sont ébranlés ou affaiblis, c’est alors qu’il faut recourir aux prieres pour obtenir du beau temps. Mais, terminant ici ce que nous avions à dire sur les pronostics des séditions (sujet d’ailleurs sur lequel les observations mêmes que nous allons faire répandront encore beaucoup de lumière), nous allons traiter 1o des matériaux, c’est-à-dire de l’aliment ou de la cause matérielle des séditions, 2o de leurs motifs ou de leurs causes efficientes, 3o enfin des remèdes et des préservatifs contre ce genre de calamité.

La cause matérielle des séditions est évidemment le premier objet qui doive fixer notre attention. En effet, n’est-il pas clair que le plus sûr moyen pour prévenir une sédition, autant que les circonstances le permettent, c’est d’en ôter d’abord la cause matérielle car, lorsque la matiere combustible est amassée et préparée, il serait difficile de dire d’où partira l’étincelle qui mettra le feu. Or les séditions ont deux principales causes matérielles, savoir une grande disette et de grands mécontentements (un grand nombre de nécessiteux et de mécontents), car il n’est pas douteux qu’autant il y a d’hommes ruinés ou obérés dans un État, autant il y a de votants pour la guerre civile. C’est ce que Lucain n’a pas manqué d’observer, lorsqu’avant de faire le tableau de la guerre civile des Romains, il en montre les véritables causes dans l’état même ou Rome se trouvait alors.

« De la l’usure vorace et ces intérêts qui, en s’accumulant, donnent dos ailes au temps, de la encore la foi si souvent violée, et la guerre devenue l’unique ressource pour le plus grand nombre » Cette même situation du plus grand nombre qui regarde la guerre comme son unique ressource, et qui en conséquence la souhaite, est un signe assuré et infaillible qu’un État est disposé aux troubles et aux séditions. Si ce grand nombre d’hommes ruinés, obérés et nécessiteux se trouve en même temps dans les hautes classes et parmi le bas peuple, le danger n’en est que plus grand et plus imminent ; car les pires révoltes sont celles qui viennent du ventre. Quant aux mécontentements, ils sont dans le corps politique ce que les humeurs corrompues sont dans le corps humain, leur effet ordinaire étant aussi d’exciter une chaleur excessive et d’y causer une inflammation. Mais alors le prince ou le gouvernement ne doit pas mesurer le danger sur Ia justice ou l’injustice des motifs qui ont ainsi aliéné les esprits ; ce serait supposer au peuple beaucoup plus de raison et de justice qu’il n’en a communément : trop souvent on le voit regimber contre ce, qui peut lui être utile. Encore moins doit-il juger du péril par l’importance ou la réalité des griefs tendant à soulever la multitude ; car lorsque la crainte est beaucoup plus grande que le mal, les mécontentements publics n’en sont que plus dangereux, attendu que la douleur a une mesure, au lieu que la crainte n’en a point ; sans compter que, dens les cas où l’oppression est portée à son comble, cette oppression même qui a lassé la patience du peuple lui ôte le courage et le pouvoir de résister ; mais il n’en est pas de même lorsqu’il n’a que des craintes. Le prince, ou le gouvernement, ne doit pas non plus se trop rassurer par cette seule considération que les mécontentements, qui se manifestent alors, ont eu lieu fréquemment, ou subsistent depuis longtemps sans qu’il en soit encore résulté d’inconvénient notable. Car, quoique tout nuage n’excite pas une tempête, cependant, s’il en passe beaucoup, à la fin il en viendra un qui crèvera et qui donnera du vent ; et si tous ces petits nuages qu’on méprise viennent à se réunir, la tempête, pour avoir été un peu retardée, n’en sera que plus affreuse : c’est ce que dit un proverbe espagnol : « Lorsqu’on est au bout de la corde, la plus petite force suffit pour la rompre.

Les motifs ou les causes les plus ordinaires des séditions sont les grandes et soudaines innovations par rapport à la religion, aux lois, aux coutumes antiques, etc., les infractions de privilèges et d’immunités, l’oppression générale, l’avancement des hommes sans mérite, l’instigation des puissances étrangères, l’arrivée d’une multitude d’étrangers ou une prédilection trop marquée pour quelques-uns d’entre eux, les grandes chertés, des armées licenciées tout à coup et sans précaution, des factions poussées à bout ; en un mot, tout ce qui peut irriter le peuple et coaliser un grand nombre de mécontents en leur donnant un intérêt commun.

Quant aux remèdes et aux préservatifs contre les séditions, il en est de généraux, que nous allons indiquer en masse et sans nous astreindre aux lois de la méthode. Mais, pour opérer une cure complète et radicale, il faut appliquer à chaque espèce de maladie de ce genre le remède qui lui est propre, et par conséquent faire beaucoup plus de fond sur la prudence personnelle de ceux qui gouvernent, que sur des préceptes et des règles fixes.

Le premier de tous ces remèdes ou préservatifs, c’est d’oter ou de diminuer, autant qu'il est possible, cette cause matérielle de sédition dont nous parlions plus haut, je veux dire la pauvreté, la disette qui se fait sentir dans un État. Or les moyens qui peuvent mener à ce but sont de dégager toutes les routes du commerce, de lui en ouvrir de nouvelles et d'en bien régler la balance, d'encourager les manufactures et l’industrie nationale, de bannir l’oisiveté, de mettre un frein au luxe et aux dépenses ruineuse» par des lois somptuaires, d’encourager aussi par des récompenses et des lois impartiales tout ce qui tend à la perfection de l’agriculture, de régler le prix des denrées et de toutes les choses commerciales, de modérer les taxes et les impositions, etc. Généralement parlant, il faut prendre garde aussi que la population, surtout quand les guerres ne la diminuent point, n’excède la quantité d’hommes que le royaume peut nourrir par le produit de son agriculture, de son industrie et de son commerce. Mais, pour pouvoir déterminer avec justesse la quantité de cette population, il ne suffit pas d'avoir égard au nombre absolu des têtes, car un petit nombre d'hommes qui dépensent beaucoup et qui travaillent très peu ruineraient plus promptement un État que ne le feraient un grand nombre d’hommes très laborieux et très économes. Aussi, lorsque le nombre des nobles et autres personnes de distinction est en trop grande proportion avec les classes inférieures du peuple, ils appauvrissent et épuisent l’État. Il en est de même d’un clergé très nombreux, qui, après tout, ne met rien à la masse, ainsi que les gens de lettres, et en général les gens d’étude, dont le nombre ne doit pas non plus excéder de beaucoup celui que les émoluments des professions actives qui exigent des connaissances peuvent entretenir.

Voici une autre observation qu’on ne doit pas perdre de vue une nation ne peut s’accroitre, par rapport aux richesses , qu’aux dépens des autres, attendu que, ce qu’elle gagne, il faut bien que quelqu’un le perde. Or il est trois sortes de choses qu’une nation peut vendre à une autre, savoir la matiere première ou le produit brut, le produit manufacturé, et le transport (le fret on le nolisage) Ainsi, lorsque ces trois roues principales tournent avec aisance, les richesses affluent dans le pays. Quelquefois, suivant l’expression du poète, la façon, et en général le travail, a plus de prix que la matière, je veux dire que le prix de la main-d’œuvre ou du transport excède souvent celui de la matière première, et enrichit plus promptement un État. C’est ce dont nous voyons un exemple frappant dans les habitants des Pays-Bas, dont les mines les plus riches sont au-dessus de la surface de la terre, et qui, par leur industrie, l’emportent sur toutes les autres nations
Le gouvernement doit surtout prendre des mesures pour empêcher que tout l’argent comptant du pays ne s’accumule dans un petit nombre de mains, autrement un État pourrait mourir de faim au sein de l’abondance, l’argent, ainsi que le fumier, ne fructifiant qu’autant qu’on a soin de le répandre, but auquel on parviendra en étouffant, ou du moins en réprimant ces trois monstres dévorants, l’usure, le monopole, et la manie de convertir en pâturages les champs à grain, etc.

Quant aux moyens de calmer les esprits et d’apaiser le mécontentement général, ou du moins d’en prévenir les plus dangereuses conséquences, nous observerons d’abord que chaque État est composé de deux principales classes, savoir la noblesse, et les roturiers qui forment le plus grand nombre. Quand un seul de ces deux ordres est mécontent, le danger n’est pas fort grand, les mouvements du peuple étant toujours lents et de très-courte durée lorsqu’il n’est pas poussé et dirigé par les grands, et les grands ne pouvant presque rien en ce genre si la multitude n’est disposée à se soulever d’elle-même. Mais lorsque les grands n’attendent que le mouvement de l’insurrection spontanée du bas peuple pour se déclarer eux-mêmes, c’est alors que le danger est vraiment imminent Jupiter, dit la fable, ayant appris que les dieux avaient formé le projet de le lier, se determina, d’après le conseil de Pallas, à appeler à son secours Briaree aux cent bras, allegorie dont le vrai but, comme on n’en peut douter, est de montrer aux rois combien il leur importe de ménager le peuple et de n’épargner aucun soin pour gagner son affection.

Laisser à un peuple la liberté de se plaindre et d’exhaler sa mauvaise humeur (pourvu toutefois que ces plaintes ne soient pas poussées jusqu’a l'insolence et à la menace) est encore un ménagement salutaire, car si vous repercutez les humeurs vicieuses et déterminez le sang de la blessure a couler au dedans, vous y occasionnerez des ulceres malins et de mortels aposthumes.

Il est encore un autre moyen pour ramener les esprits lorsqu’ils sont aliénés et pour assoupir les mécontentements c’est de faire jouer à Prométhée le rôle d’Épiméthée, car il n’est point de remède plus efficace. Des qu’Épiméthée, dit la fable, vit que tous les maux étaient sortis de la boîte de Pandore, il laissa tomber le couvercle, et par ce moyen l’espérance resta au fond de la boite. En effet, amuser les hommes en les berçant d’espérances, et les mener avec dextérité d’une espérance à l’autre, est le plus sùr antidote contre le poison du mécontentement, et le caractère distinctif d’un gouvernement prudent et sage est cette adresse même à endormir les sujets, en les nourrissant d’espérances lorsqu’il lui est impossible de leur procurer une satisfaction plus réelle, et de savoir gouverner les esprits de manière que, dans le cas même d’un malheur inévitable, il leur reste toujours quelque espérance d’en échapper ; ce qui n’est pas si difficile qu’on pourrait le penser, les individus ainsi que les factions étant naturellement disposés à se flatter eux-mêmes, ou du moins à affecter, pour faire parade de leur courage, les espérances qu’ils n’ont point.

Une autre méthode pour prévenir les funestes effets du mécontentement général, méthode fort connue, mais qui n’en est pas moins sûre, c’est de n’épargner aucun moyen pour empêcher que le peuple ne se porte vers quelque personnage distingué qui puisse lui servir de chef, en former, un corps régulier et diriger tous ses mouvements. J’entends par chef un homme d’une naissance illustre. Jouissant d’une grande réputation, assuré de la confiance du parti mécontent, ayant lui-même des sujets particuliers de mécontentement, et vers lequel par conséquent le peuple tourne naturellement les yeux. Lorsqu’un personnage si dangereux se trouve dans un État, il faut tout faire pour le gagner, l’engager à se rapprocher du gouvernement, et l’y attacher, non pas en passant, mais fortement et par des avantages solides qu’il ne puisse espérer du parti opposé, ou, si l’on n’y peut réussir, il faut lui opposer quelque autre sujet distingué dans le même parti, et qui puisse, en partageant avec lui la faveur populaire, balancer son influence. Généralement parlant, la méthode de diviser et de morceler, pour ainsi dire, les factions et les ligues qui se forment dans un État, en commettant les chefs les uns avec les autres, ou du moins en semant, faisant naître entre eux des défiances et des jalousies ; cette méthode, dis-je, n’est rien moins que méprisable, car si ceux qui tiennent pour le gouvernement sont divisés et luttent les uns contre les autres, tandis que les factieux agissent de concert et sont étroitement unis, tout est perdu.

J’ai aussi observé, en parcourant l’histoire, que certains mots ingénieux et piquants, que des princes ou autres personnages éminents ont laissés échapper, ont allumé des séditions. César se fit un tort irréparable par cette plaisanterie « Sylla n’était qu’un ignorant, il n’a pas su dicter, » mot qui ôta pour toujours aux Romains l’espoir qu’ils avaient de le voir tôt ou tard abdiquer la dictature. Galba se perdit par ce mot « Mon usage est de choisir des soldats, et non de les acheter, » ce qui ôta aux soldats tout espoir d’obtenir de lui le donatif ( la gratification que les empereurs romains, à leur avènement, donnaient à l’armée), il en fut de même de Probus, qui eut l’imprudence de dire « Si je vis encore quelques années, l’empire romain n’aura plus besoin de soldats, » paroles désespérantes pour son armée. On peut en dire autant de beaucoup d’autres. Ainsi les princes, dans les circonstances difficiles et en parlant sur des affaires délicates, doivent bien prendre garde à ce qu’ils disent, surtout de lâcher de ces mots extrêmement précis, qui sont comme autant de traits aigus et qui semblent dévoiler leurs secrets sentiments. Quant aux discours plus étendus, comme ils sont moins remarqués, ils ont moins d’effet et sont moins dangereux. Enfin, les princes doivent avoir toujours auprès d’eux, à tout événement, un ou plusieurs personnages distingues par leur courage ou leurs talents militaires et d’une fidélité éprouvée, pour étouffer les séditions dès le commencement. Sans cette ressource, une cour prend trop aisément l’épouvante lorsque les troubles viennent à éclater, et elle se trouve dans cette sorte de danger dont Tacite donne une si juste idée en disant « La disposition des esprits était telle que, peu d’entre eux osant commettre le dernier attentat, un plus grand nombre le souhaitaient et tous l’auraient souffert » Mais il faut que ces généraux dont nous parlons soient d’une fidélité plus assurée que ceux du parti populaire, autrement le remède serait pire que le mal.

XVI. — De Vathéisme

J’aimerais mieux croire toutes les fables de la Légende, du Thalmud et de l’Alcoran, que de croire que cette grande machine de l’univers, ou je vois un ordre si constant, marche toute seule et sans qu’une intelligence y préside. Aussi Dieu n'a-t-il jamais daigné opérer des miracles pour convaincre les athées, ses ouvrages mêmes étant une sensible et continuelle démonstration de son existence. Une philosophie superficielle fait incliner quelque peu vers l’athéisme, mais une philosophie plus profonde ramène à la connaissance d’un Dieu car, tant que l’homme dans ses contemplations n’envisage que les causes secondes qui lui semblent éparses et incohérentes, il peut s’y arrêter et n’être pas tenté de s’élever plus haut, mais, lorsqu’il considère la chaîne indissoluble qui lie ensemble toutes ces causes, leur mutuelle dépendance, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, leur étroite confédération, alors il s’élève à la connaissance du grand Être qui, étant lui-même le vrai lien de toutes les parties de l’univers, à formé ce vaste système et le maintient par sa providence L’absurdité même des opinions de la secte la plus suspecte d’athéisme est la meilleure démonstration de l’existence d’un Dieu, je veux parler de l’école de Leucippe, de Démocrite et d’Épicure, car il me paraît moins absurde de penser que quatre éléments variables, avec une cinquième essence, immuable, convenablement placée et de toute éternité, puissent se passer d’un Dieu, que d’imaginer qu’un nombre infini d’atomes ou d’éléments infiniment petits et n’ayant aucun centre déterminé vers lequel ils puissent tendre, aient pu par leur concours fortuit, et sans la direction d’une suprême intelligence, produire cet ordre admirable que nous voyons dans l’univers. Nous trouvons dans l’Écriture-Sainte ces paroles si connues « L’insensé a dit dans son cœur il n’est point de Dieu ». Remarquez qu’elle ne dit pas qu’il le pense, mais seulement qu’il se le dit à lui-même, plutôt comme une chose qu’il souhaite et qu’il tâche de se faire accroire, que comme une chose dont il soit intimement persuadé. Les seuls hommes qui osent nier l’existence de Dieu sont ceux qui croient avoir intérêt à sa non-existence, et ce qui prouve bien que l’athéisme est plus sur les lèvres qu’au fond du cœur, c’est de voir que les athées aiment tant à parler de leur opinion comme s’ils cherchaient à s’appuyer de l’approbation des autres pour s’y fortifier. On en voit même qui veulent se faire des prosélytes, et qui prêchent leur opinion avec autant d’enthousiasme et de fanatisme que des sectaires, en un mot l’athéisme à ses missionnaires ainsi que la religion, que dis-je ? Il a même ses martyrs, qui aiment mieux subir le plus affreux supplice que de se rétracter. S’ils étaient vraiment persuadés que Dieu n’existe point, son existence une fois niée, tout serait fini, et ils n’auraient plus rien à dire, à quoi bon se tourmenter ainsi pour cette opinion négative ? On a prétendu qu’Épicure dissimulait sa véritable opinion sur ce point, que, pour mettre en sûreté sa réputation et sa personne, il affirmait publiquement qu’il existait des êtres parfaitement heureux et jouissant tellement d’eux-mêmes qu’ils ne daignaient pas se mêler du gouvernement de ce monde inférieur, mais qu’au fond il ne croyait point du tout à l’existence de la divinité, et ne parlait ainsi que pour s’accommoder au temps Mais cette accusation nous paraît d’autant plus

denier de fondement que, dans ses entretiens particuliers sur ce sujet, son langage était quelquefois sublime et vraiment divin « Ce qui est vraiment profane, disait-il alors, ce n’est pas de nier les dieux du vulgaire, mais d’appliquer aux dieux les opinions de ce profane vulgaire » Platon lui-même aurait-il mieux parlé ? Et quoiqu' Épicure ait eu l’audace de nier la providence des dieux, il n’eut jamais celle de nier leur nature. Les sauvages de l’Amérique ont des noms particuliers pour désigner spécifiquement tous leurs dieux, mais ils n’en ont point qui répondent à notre mot Dieu. C’est à peu près comme si les païens n’avaient eu que ces noms de Jupiter, d’Apollon, de Mars, etc, et n’avaient pas eu celui de Deus en latin, Dios en grec, ce qui prouve que les nations les plus barbares, sans-avoir de la divinité une idée aussi entendue et aussi grande que la nôtre, en ont du moins une notion imparfaite. Ainsi les athées ont contre eux les sauvages réunis avec les plus profonds philosophes. On trouve rarement des athées réels désintéresses et purement théoriques, tels que Diagoras, Bion, Lucien, etc Peut-être encore se peut-il qu’ils le paraissent plus qu’ils ne le sont, car on sait que ceux qui combattent une religion ou une superstition reçue sont toujours accusés d’athéisme. Mais les vrais athées, ce sont les hypocrites qui manient sans cesse les choses saintes, et qui, n’ayant aucun sentiment de religion, les méprisent au fond du cœur.

L’athéisme peut avoir différentes causes 1o un trop grand partage de sentiments et les disputes sur la religion, surtout lorsqu' elles se multiplient excessivement, car, lorsqu’il n’y a que deux opinions et deux partis qui les défendent, cette opposition même donne plus de zele et de ferveur à l’un et à l’autre. Mais s’il règne une grande diversité d’opinions, cette multiplicité fait naître des doutes sur toutes et introduit l’athéisme 2o La conduite scandaleuse des prêtres, quand elle est portée au point qui faisait dire à saint Bernard « Il ne faut plus dire tel le peuple, tel le prêtre, car aujourd’hui le prêtre est cent fois pire que le peuple » 3o De fréquentes railleries sur les choses saintes, ce qui extirpe du fond des cœurs le respect du à la religion 4o Enfin les sciences et les lettres, surtout au sein de la paix et de la prospérité, car les troubles et l’adversité ramènent à la religion.

Ceux qui nient l’existence de Dieu s’efforcent d’abolir la plus noble prérogative de l’homme, car l’homme par son corps n’est que trop semblable aux brutes, et si par son âme il n’a pas quelque ressemblance avec la Divinité, ce n’est plus qu’un animal vit et méprisable. Ils ruinent aussi le vrai fondement de la magnammité, et tout ce qui peut élever la nature humaine. En effet, voyez combien un chien même a de courage et de générosité lorsqu’il se sent soutenu de son maître qui lui tient lieu d’une divinité et d’une nature supérieure, courage que certainement il n’aurait point sans cette confiance que lui inspire la présence et l’appui d’une nature meilleure que la sienne. C’est ainsi que l’homme qui se sent assuré de la protection de la divinité, et qui repose pour ainsi dire sur le sein de la divine Providence, tire de cette opinion et du sentiment qui en dérive une vigueur et une confiance à laquelle la nature humaine abandonnée à elle-même ne saurait atteindre. Ainsi l’athéisme, déjà odieux à mille égards, l’est surtout en ce qu’il prive la nature humaine du plus puissant moyen qu’elle ait pour s’élever au-dessus de sa faiblesse naturelle. Or il en est à cet égard des nations comme des individus, jamais nation n’a égale le peuple romain pour l’élévation des sentiments et la magnanimité. Écoutez Cicéron lui-même montrant la véritable source de cette grandeur d’âme

« Quoique nous soyons quelquefois un peu trop amoureux de nos institutions et de nous-mêmes, ô pères conscrits ! cependant, quelque haute idée que le peuple romain puisse avoir de sa supériorité naturelle, comme il ne l’emportait ni sur les Espagnols par le nombre, ni sur les Gaulois par la hauteur de la stature et la force du corps, ni sur les Carthaginois par la ruse, ni sur les Grecs par les sciences, les lettres et les arts, ni enfin sur les Latins et les Italiens par cet amour inné de la liberté qui semble être le caractère distinctif, l’instinct et comme l’âme de tous les habitants de cette contrée ; s’il a vaincu et surpassé en tant de choses toutes les nations connues, ce n’est donc point à ces qualités particulières qu’il a dû ses victoires et cet ascendant, mais à la seule piété, à la seule religion, à cette seule espèce de science et de sagesse qui consiste à penser et à sentir que l’univers entier est mu et gouverné par l’intelligence et la volonté suprême des dieux immortels ».

XVII — De la superstition.

Il vaut mieux n’avoir aucune idée de Dieu que d’en avoir une indigne de lui, l’un n’étant qu’ignorance ou incrédulité, au lieu que l’autre est une injure et une impiété, car on peut dire avec fondement que la superstition est injurieuse à la divinité « Certes, dit le judicieux Plutarque, j’aimerais mieux qu’on dît que Plutarque n’existe point, que d’entendre dire qu’il existe un certain homme, appelé Plutarque, qui mange tous ses enfants aussitôt après leur naissance, comme les poètes le disent de Saturne ». Et comme la superstition est plus injurieuse à Dieu que l’irréligion, elle est aussi plus dangereuse pour l'homme l’athéisme du moins lui laisse encore beaucoup d’appuis et de guides, tels que la philosophie, les sentiments de tendresse qu'inspirent la nature même, les lois, l'amour de la gloire, le désir d’une bonne réputation, toutes choses qui suffiraient pour le conduire à un certain degré de vertu morale, du moins extérieure, en supposant même qu'il soit tout-à-fait sans religion, au lieu que la superstition renverse tout ces appuis et établit dans les âmes humaines un vrai despotisme. Aussi l’athéisme n'a-t-il jamais troublé la paix des empires, car il rend les individus très prudents par rapport à ce qui les regarde eux-mêmes, et fait qu’ils ne s’occupent que de leur propre sûreté sans s’embarrasser de tout le reste. Nous voyons aussi que les temps les plus enclins à l’athéisme sont les temps de paix et de tranquillité, tels que celui d’Auguste, au lieu que la superstition a bouleversé plusieurs États en y introduisant un nouveau premier mobile qui, en imprimant son mouvement violent a toutes les sphères du gouvernement, démontait tout le système politique. Le plus habile maître en fait de superstition, c’est le peuple, car, dans tout ce qui tient aux opinions de cette nature, les sages sont forces de céder aux fous, et en renversant l'ordre naturel on ajuste tous les raisonnements aux usages établis. On peut regarder comme une observation très judicieuse celle que firent à ce sujet certains prélats du concile de Trente, assemblée la théologie scolastique joua le premier rôle. Les astronomes, disaient-ils, ont imaginé des excentriques, des épicycles, des orbites et autres machines pour expliquer les phénomènes célestes, quoiqu’ils sussent fort bien que rien de tout cela n’existait réellement. Les scolastiques, à leur exemple, ont inventé des principes très subtils, et des théorèmes fort compliqués, pour motiver ou expliquer la pratique et les usages de l'Église.

Les causes les plus ordinaires de la superstition sont les rites et les cérémonies destinés à flatter la vue et les autres sons, l’affectation de sainteté tout extérieure et toute prosaïque, une vénération excessive pour les traditions, ce qui surcharge et complique d’autant la doctrine de l’Église, le manège des prélats pour augmenter leurs richesses et leurs prérogatives, trop de facilité à se prêter aux bonnes intentions et aux vues pieuses, ce qui donne entrée aux innovations dans la doctrine et la discipline, la manie d'attribuer à la divinité les nécessités, les facultés et les passions humaines en assimilant Dieu à l’homme, ce qui mêle à la vraie doctrine une infinité d’opinions fantastiques, enfin les temps de barbarie, surtout si les peuples sont alors affligés de désastres et de calamités. La superstition, lorsqu’elle se montre sans voile, est un objet difforme et ridicule, car, de même que la ressemblance du singe avec l’homme augmente la laideur naturelle de cet animal, de même la fausse ressemblance de la superstition avec la religion ne rend la première que plus hideuse, et de même que les viandes les plus saines, lorsqu’elles se corrompent, se changent en vers, la superstition convertit la sage discipline et les coutumes les plus respectables en momeries et en observances puériles. Quelquefois aussi, à force de vouloir éviter la superstition ordinaire, on tombe, sans s’en apercevoir, dans un autre genre de superstition, et c’est ce qui arrive lorsqu’on se flatte de ne pouvoir s’égarer en s’éloignant le plus qu’il est possible de la superstition établie depuis longtemps. Ainsi, en voulant épurer la religion, il faut éviter avec soin l’inconvénient où l’on tombe par la superpurgation, je veux dire celui d’emporter le bon avec le mauvais, ce qui ne manque guère d’arriver quand le peuple est le réformateur.

XVIII — Des voyages

Les voyages en pays étrangers font durant la première jeunesse une partie de 1 éducation, et dans l’âge mùr une partie de l’expérience, mais on peut dire d’un homme qui entreprend un voj âge, avant d’avoir fait quelques progrès dans la langue du pays ou il veut aller, qu’il va à l’école et non qu’il va voyager. Je voudrais d’abord qu’un jeune homme ne voyageât que sous la direction d’un gouverneur ou d’un domestique sage et de bonnes mœurs, qui eût voyage lui-même dans le pays ou il se propose d’aller, qui en sût la langue et qui fut en état de lui indiquer d’avance quels sont dans ce même pays les objets qui mentent le plus de fixer l’attention d’un observateur, quelles liaisons plus ou moins étroites il doit y contracter, quels exercices, quelles sciences ou quel » arts y sont porteg a un certain degre de perfection, car autrement un jeune liomme voyagera pour ainsi dire les yeux bandés, et, quoique hors de chez lui, de ses foyers, il ne verra rien

N’est-il pas surprenant que dans les voyages de mer, ou l’on ne voit que le ciel et l’eau, on ait soin de tenir des journaux, et que dans les voyages de terre, ou a chaque pas s’offrent tant d’objets dignes d’attention, on prenne si rarement cette peine ? comme si les objets ou les événements qui se présentent fortuitement méritaient moins d’être consignés sur des tablettes ou dans Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/284 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/285 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/286 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/287 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/288 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/289 290 ESSAIS DE MORALE ET DE POLITIOUE. Les commerçants sont la veine porte du corps politique ; lorsqüe le commerce n’est pas florissant, ce corps peut avoir des membres robustes ; mats ses parties seront mal nourries, et il aura peu d’embonpoint. Les taxes imposées sur cette classe de citoyens sont rarement avantageuses aux revenus du souverain ; car ce qu’il peut gagner par ce moyen sur une centaine d’individus, il le reperd sur une province entière qu’il appauvrit : la masse de ces impositions ne pouvant croître qu’aux dépens de la masse totale des fonds employés dans le commerce. Les classes inférieures du peuple ne sont à craindre que dans deux cas, savoir : quand elles ont un chef puissant et renommé, ou quand on touche trop à la religion, aux anciennes coutumes, ou aux moyens dont il tire sa subsistance. Enfin, les gens de guerre sont dangereux dans un État quand, restant toujours sur pied, ils ne forment qu’un seul corps et sous un seul chef, ou lorsqu’ils sont trop accoutumés aux faveurs et gratifications ; danger dont nous voyons assez d’exemples dans les fréquentes révoltes des janissaires de Constantinople, et dans celles des gardes prétoriennes des empereurs romains. Mais quand on a l’attention de lever des hommes et de les exercer en différents lieux, en mettant à leur tête plusieurs chefs, et en ne les accoutumant pas trop à ces gratifications, on procure aussi à l’État une défense toujours subsistante et sans courir de risques. Les princes peuvent être comparés aux corps célestes ; ils font les bons elles mauvais temps ; ils reçoivent beaucoup d’hommages ; mais ils ont plus d’éclat et de majesté que de repos. Tous les pré¬ certes qu’on peut donner aux rois sont compris dans ces deux avertissements de l'Ecriture-Sainte : « Souviens-toi que tu es homme ; mais souviens-toi en même temps que tu es un dieu sur la terre » (ou le lieutenant de la divinité) ; avertissements dont l’un doit servir de frein à leur pouvoir et l’autre à leur volonté. XX. — Du conseil et des conseils d’État. La preuve la plus sensible de confiance qu’on puisse donner à un autre homme, c’est de le choisir pour son conseiller ; car, lorsqu’il confie à un autre ses biens, ses enfants, son bonheur même ou telles affaires particulières, il ne lui confie encore qu’une partie de ce qu’il a et de ce qu’il est, au lieu qu’il met sa personne même, c’est-à-dire le tout à la discrétion de ceux qu’il choisit pour ses conseillers. Mais il est juste que, de leur côté, ses conseillers soient sincères et d’une fidélité à toute épreuve. Quand un prince est assez sage pour se former un conseil de’ Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/291 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/292 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/293 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/294 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/295 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/296 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/297 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/298 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/299 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/300 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/301 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/302 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/303 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/304 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/305 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/306 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/307 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/308 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/309 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/310 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/311 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/312 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/313 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/314 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/315 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/316 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/317 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/318 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/319 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/320 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/321 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/322 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/323 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/324 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/325 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/326 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/327 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/328 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/329 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/330 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/331 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/332 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/333 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/334 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/335 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/336 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/337 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/338 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/339 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/340 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/341 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/342 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/343 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/344 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/345 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/346 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/347 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/348 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/349 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/350 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/351 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/352 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/353 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/354 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/355 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/356 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/357 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/358 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/359 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/360 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/361 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/362 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/363 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/364 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/365 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/366 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/367 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/368 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/369 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/370 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/371 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/372 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/373 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/374 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/375 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/376 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/377 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/378 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/379 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/380 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/381 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/382 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/383 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/384 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/385 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/386 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/387 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/388 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/389 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/390 DE LA SAGESSE DES ANCIENS. PRÉFACE DE L’AUTEUR. Les événements de l’antiquité la plus reculée, à l’exception toutefois de ceux qui se Irouvent consignés dans les livres saints, ont élé ensevelis dans l’oubli le plus profond. A ce silence qne l’histoire garde sur les temps primitifs ont succédé les fables des poètes, et à ces fictions les histoires qui sont entre nos mains ; en sorte que ces fables sonl comme un voile tendu entre cette antiquité si re¬ culée, dont la mémoire est entièrement effacée, et les temps ulté¬ rieurs dont l’histoire s’est conservée. La plupart de mes lecteurs sans doute s’imagineront que ce traité n’est qu’un pur jeu d’esprit et n’a pour objet que le simple amusement ; qu’en expliquant ces fables je prends les mêmes licences que les poetes ont prises en les inventant, conjecture d’autant plus naturelle que si tels eussent élé mon but et mon plan je n’aurais fait après lout qu’user de mes droits en mêlant quelquefois, par forme de distraction et de dé¬ lassement, à des recherches plus difficiles, ces explications qui sont le fruit de mes méditations et de mes lectures. Je n’ignore pas non plus combien une lelle matière’est souple et ductile, ni combien il est facile, avec un peu d’adresse el de sagacité, de controuver des analogies imaginaires, et d’attribuer avec assez de vraisemblance, aux inventeurs de ces fictions, des idées qu’ils n’ont jamais eues. Enfin je sais que les interprétations de ce genre doivent être d’au¬ tant plus suspectes qu’on a dans tous les temps abusé des facilités qu’on trouvait à cet égard ; car un assez grand nombre d’écrivains 1. Bacon dédia cet ouvrage à Robert Cecil, comte de Salisbury, Jon cousin gcrrriam par sa mère, et à l’université de Cambridge. L’édition latine contient quatre chapitres de plus que la traducUon française. Ces chapitres ont pour titres Pan, ou la nature ; Persée, ou la querre ; Denys, ou la passion, Métis, ou le t onsnl. Nous avons cru devoir les omettre parce qu’ils se trouvent déjà, et avec des déi e- loppements, les trois premiers dans le second livre du De auymentis. au chap. 13 (voyea la première série de celte édition de Bacon), et le dernier dans l’ebsai 20’) intitulé Du Conseil et des conseiîs d’Étkt. ED. Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/392 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/393 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/394 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/395 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/396 DE LA SAGESSE DES ANCIENS. I. — Cassandre, ou de l’excessive liberté dans les discours.

Cassandre, selon les poètes, fut aimée d’Apollon, et, tout en éludant les désirs de ce dieu, elle ne laissa pas d’entretenir ses espérances, jusqu’à ce qu’elle eût extorquée de lui le don de la divination (la faculté de prédire l’avenir); mais sitôt qu’elle fut en possession de ce qu’elle avait voulu obtenir par cette longue dissimulation, elle rejeta toutes ses prières et le rebuta ouvertement. Le dieu, ne pouvant révoquer le don qu’il lui avait fait, mais indigné d’avoir été joué par cette femme artificieuse, et brûlant du désir de se venger, y joignit une condition qui en fit pour elle un vrai châtiment ; car, en lui laissant la faculté de prédire avec justesse, il lui ôta celle de persuader: en sorte que, depuis cette époque, malgré la vérité de ces prédictions, personne n’y ajoutait foi; disgrâce qu’elle éprouva dans une infinité d’occasions, et surtout relativement à la ruine de sa patrie, qu’elle avait su prédire sans que personne eût daigné l’écouter ou la croire.

Cette fable parait avoir été imaginée pour montrer l’inutilité des conseils les plus sages, donnés avec une généreuse liberté, mais mal à propos et sans les ménagements nécessaires. Elle semble désigner ces individus d’un caractère âpre, difficile et opiniâtre, qui ne veulent point se soumettre à Apollon ou au dieu de l’harmonie, ne prenant ni le ton, ni le mode, ni la mesure des personnes et des choses (qui dans leurs discours ne savent régler ni leur ton ni leur style sur la disposition des auditeurs) ; en un mot, qui ne savent point chanter sur un ton pour les oreilles savantes et sur un autre ton pour les oreilles novices, qui enfin semblent ignorer qu’il est un temps pour parler et un temps pour se taire: car quoique les gens de ce caractère aient toutes les connaissances et toute l'énergie requises pour donner un conseil salutaire et courageux. Cependant, malgré tous leurs talents et tout leur zèle, comme ils manquent de la dextérité nécessaire pour manier les esprits, rarement ils réusSAGESSE DES ANCIENS

sissent à persuader ce qu’ils conseillent et ils ont peu d’aptitude pour les affaires. Ils sont même nuisibles à ceux avec qui ils se lient et dont ils se font écouter, ils hâtent la ruine de leurs amis, et alors enfin, je veux dire lorsque le mal auquel ils ont eux-mêmes contribué par la raideur et l’âpreté de leur caractère est consommé et sans remède, ils passent pour des oracles, pour de grands prophètes, pour des hommes qui ont la vue longue. C’est ce dont on vit un exemple frappant en la personne de Caton d’unique. Ce Romain prévit que la ruine de sa patrie serait l’effet de deux causes, savoir d’abord la conspiration de Cesai et de Pompée, puis leur mésintelligence. Son génie élevé vit cette catastrophe longtemps avant l’événement, et sa prédiction fût une espèce d’oracle, mais ce malheur qu’il sut prévoir de si loin, il ne sut pas le prévenir il fût même assez imprudent pour y contribuer, et son âpreté hâta la ruine de sa patrie, observation judicieuse qu’a faite Ciceron lui-même, avec cette élégance qui lui était propre « Caton, disait-il, est un personnage d’un grand sens, cependant il ne laisse pas de nuire quelquefois à la république, il nous parle comme si nous vivions dans la république de Platon, et non dans cette lie (co marc) de Romulus.

II. — Typhon, ou les révoltes

Junon, indignée de ce que Jupiter avait engendré, de lui-même et sans le concours de son épouse, Pallas, qui était sortie tout armée de son cerveau, fatigua long-temps par ses prières tous les dieux et toutes les déesses, afin qu’ils la missent aussi en état d’enfanter sans la coopération de Jupiter. Les dieux, vaincus par ses importunités, ayant consenti à sa demande, elle ébranla la terre jusque dans ses fondements, secousse qui donna naissance a Typhon, monstre d’une stature immense et de l’aspect le plus terrible, un serpent fut chargé de le nourrir. Lorsqu’il fut grand, il déclara aussitôt la guerre a Jupiter. Dans ce combat le dieu fut vaincu et tomba au pouvoir du géant, qui, l'ayant nus sur ses épaules, le porta dans une région obscure et fort éloignée, puis il lui coupa tous les nerfs des pieds et des mains et, après l’avoir ainsi mutilé, il le laissa dans ce triste état, mais ensuite Mercure eut l’adresse de dérober au géant les nerfs de Jupiter et les rendit a ce dieu Jupiter, ayant ainsi recouvre toutes ses forces, attaqua de nouveau le monstre, il le blessa d’abord d’un coup de foudre, et du sang qui coula de la blessure qu'il lui fit naquirent quantité de serpents, alors enfin il lança contre lui le mont I tnn et, l’écrasant de cette masse énorme, il le tint immobile, état ou il est encore Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/399 portent leur disgrâce avec une sage patience, ils recouvrent leurs nerfs par l’industrie et la dextérité de Mercure ; je veux dire que par de sages édits, par leur affabilité, par des discours gracieux et populaires, ils regagnent peu à peu l’affection de leurs sujets, qui ensuite payent avec joie les contributions, et c’est ainsi que l’autorité du prince reprend une nouvelle vigueur. Cependant les princes les plus prudents et les plus circonspects se gardent bien de tenter souvent la fortune en pareille circonstance et de risquer des batailles ; ils tâchent seulement de ruiner la réputation des rebelles par quelque exploit mémorable. Si cette tentative est couronnée par le succès, les rebelles étant découragés et abattus par cette grande blessure et commençant à redouter la vengeance du prince, tout le feu qui leur reste s’exhale en vains murmures, figurés dans cette fable par le sifflement des serpents. Ensuite, désespérant tout-à-fait de leur fortune et perdant entièrement courage, ils commencent à se disperser en fuyant, et alors enfin il est temps pour les rois de les écraser en jetant sur eux le mont Etna, c’est-à-dire de tomber sur eux avec toute la masse des forces du royaume.

— Les cyclopes, ou les ministres de terreur.

Les poètes ont feint que Jupiter, indigné de la barbarie et de la férocité des cyclopes, les précipita dans le Tartare et les condamna ainsi à une éternelle prison ; mais la déesse Tellus (la terre) lui persuada de les élargir et de les employer à fabriquer ses foudres. Le dieu ayant suivi ce conseil, ces cyclopes se mirent aussitôt à fabriquer des foudres et autres instruments de terreur eu travaillant sans relâche et avec un bruit menaçant. Mais dans la suite des temps Jupiter irrité contre Esculape, fils d’Apollon, parce qu’il avait ressuscité un homme par le pouvoir de son art (il cachait avec d’autant plus de soin cette colère que, n’étant excitée que par une action très-louable en elle-même et qui avait été célébrée comme elle méritait de l’être, elle lui paraissait injuste à lui-même), déchaîna contre lui, par ses secrètes instigations, les cyclopes, qui obéirent aussitôt à ses ordres et fulminèrent Esculape. Apollon tira vengeance de ce meurtre en les perçant de ses flèches sans que Jupiter s’y opposât.

Celle fable paraît désigner allégoriquement la conduite de certains rois ; car quelquefois les princes de ce caractère châtient et dépouillent de leurs emplois des ministres cruels et sanguinaires, mais ensuite, abusés par les conseils de Tellus, c’est-à-dire par des conseils peu généreux et peu honorables soit pour ceux qui les donnent, soit pour ceux qui les suivent, ils rappellent ces ministres disgraciés et les emploient dans les occasions ou ils croient avoir besoin d’exacteurs impitoyables et de sevores exécuteurs de leurs volontés Ces derniers, qui sont cruels de leur nature et de plus aigris par le souvenir de leur disgrâce, ne manquent pas d’expculer de tels ordres avec tout le zèle et toute la diligence possibles, mais comme ils manquent ordinairement de prudence et se hâtent trop d’exercer ce dangereux office pour se remettre en faveur tôt ou tard, excites par la connaissance qu’ils ont des intentions du pnnce, mais sans avoir reçu des ordres précis à ce sujet, ils se rendent coupables de quelque barbare exécution qui excite l’indignation universelle Alors les princes, pour décliner l’odieux attache a de telles actions, le rejettent sur ces ministres, les abandonnent tout a fait, et les laissent ainsi exposés au ressentiment, aux délations et a la vengeance des parents ou des amis de ceux contre lesquels ils ont exerce leur cruauté Enfin ils les livrent a la haine publique ; et alors tout le peuple applaudissant, par de bruyantes acclamations, a la conduite du prince, qui semble n’avoir d’autre but que celui de faire justice, et faisant nulle vœux pour sa prospérité, ces ministres de terreur subissent, quoiqu’un peu tard, la peine qu’ils ont méritée

IV — Narcisse, ou l'homme amoureux de lui-même.

Narcisse, suivant les poètes, devint célébre par ses grâces et sa beauté, mais l’éclat de ses avantages extérieurs était terni par de continuels dédains et par un orgueil insupportable. Ainsi, n’aimant que lui-même, il menait une vie solitaire, parcourant les forêts et ne s’adonnant qu’à la chasse avec un fort petit nombre de compagnons auxquels il tenait lieu de tout. La nymphe Écho le suivait aussi en tous lieux. Un jour, las de la chasse et poussé par sa destinée, il vint se reposer, vers le milieu du jour, près d’une fontaine dont les eaux étaient claires et limpides, y ayant aperçu sa propre image, il ne se lassait point de la considérer, et il en devint tellement amoureux que, forcé de tenir ses regards fixés sur cet objet si cher, il s’affaiblit peu à peu et tomba dans un mortel engourdissement. Après sa mort, les dieux le métamorphosèrent en cette fleur qui porte son nom, qui paraît s’épanouir au commencement du printemps et qui est consacrée aux dieux infernaux, tels que Pluton, Proserpine et les Eumenides.

Cette fable paraît avoir pour objet le tour d’esprit de ces individus qui, infatués de leur beauté ou de quelque autre avantage qu’ils doivent à la seule nature et non à leur propre industrie, s’aiment excessivement et sont pour ainsi dire amoureux d’eux-mêmes. Assez ordinairement les hommes de ce caractère n’aiment point à paraître en public et ont de l’éloignement pour les affaires, car dans la société et dans une vie plus active, ils auraient à essuyer ou des affronts, ou des négligences, toutes disgrâces qui pourraient les troubler et les décourager. Aussi menent-ils presque toujours une vie retirée, timide et solitaire, contents d’une petite société toute composée de personnes qui les cajolent, qui défèrent toujours à leur sentiment, applaudissent à tous leurs discours et sont comme leurs échos. Mais, enflés de ces continuels applaudissements, gatés par ces cajoleries et rendus presque immobiles par cette admiration qu’ils ont pour eux-mêmes, ils deviennent excessivement paresseux et tombent dans une sorte d’engourdissement qui les rend incapables de toute entreprise dont l’exécution demande un peu de vigueur et d’activité. C’est avec autant de jugement que d’élégance que les poètes ont choisi une fleur printanière pour image des individus dont nous parlons. En effet, les hommes de ce caractère ont une certaine fleur de talent et acquièrent un peu de célébrité durant leur jeunesse, mais dans l’âge mûr ils trompent l’attente de leurs admirateurs et ces grandes espérances qu’on avait conçues d’eux. C’est dans le même esprit que les poètes ont feint que cette fleur est consacrée aux dieux infernaux, les hommes atteints de cette maladie n’étant propres à rien. Or, tout ce qui de soi-même ne donne aucun fruit, mais passe et s’efface à l’instant comme la trace du vaisseau qui sillonne les ondes, était consacré par les anciens aux ombres et aux dieux infernaux.

V.— Le Styx, ou les promesses, les conventions et les traités Dans un grand nombre de fables ou de fictions poétiques, il est fait mention de ce serment unique par lequel les dieux se haient lorsqu’ils voulaient faire une promesse irrevocable. En faisant ce serment, ils n’attestaient aucune puissance celeste et ne juraient par aucun des attributs divins, mais seulement par le Styx, fleuve des enfers qui, faisant plusieurs révolutions autour du noir empire de Pluton, l’environnait comme une ceinture a plusieurs doubles Cotte formule de serment était toujours employée seule, et on ne la joignait jamais a aucune autre pour lui donner plus de force et la rendre inviolablo, car la peine decernee contro ceux qui la violaient étant celle que les dieux redoutaient le plus, savoir, celle d être exclus du banquet des dieux pendant un certain nombre d’années, elle formait une sanction suffisante Cette fable parait avoir pour objet les conventions et les traites Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/403 404 SAGESSE DES ANCIENS.

que l’affluence des biens de toute espece et le bonheur qui y sont naturellement attaches.

VI. — Endijrmon, ou le favori.

La Lune, suivant la fable, aima le berger Endymion, mais ce commerce était d’une nature singulière et tout a fait extraordinaire, car, tandis que ce berger dormait dans une certaine grotte percée par la seule nature dans les rochers de Lathmos, la Lune descendait de la sphere supérieure et s’offrait d’elle-même aux caresses do l’aimable berger endormi, puis remontait dans les cieux. Néanmoins ce sommeil et ce repos ne nuisaient pas a la fortune d’Endymion, tandis qu’il dormait, son troupeau, par le pouvoir delà déesse son amante, engraissait et multipliait a vue d’œil, en sorte qu’aucun berger du canton n’avait des troupeaux comparables aux Biens, soit pour le nombre, soit pour la beauté. Cette fable paraît destinee a donner une juste idée des inclinations, des goûts et des mœurs des souverains. car ces princes, ayant l’esprit rempli de pensées affligeantes et disposé au soupçon, n’admettent pas aisement dans leur familiarité la plus intime les personnages curieux et pénétrants dont l’âme est pour ainsi dire toujours éveillee et attaquée d’une sorte d’msomnie, mais ds préfèrent des hommes d’un caractère plus paisible, plus compla’isants, disposés a se prêter à lous leurs caprices, insouciants a l’egard des mœurs de leur maître, qui ont toujours l’air de tout ignorer, de ne s’apercevoir de nen, et qui semblent être endormis, enfin, en qui ils trouvent une deférence aveugle plutôt qu’une complaisance étudiée. C’est en faveur des hommes de ce caractère que les princes veulent bien se relâcher de leur majesté, descendre de leur hauteur, comme la lune descendait de la sphere supérieure en faveur d’Endymion, et se debarrasser de ce masque imposant qu’ils sont obligés de porter continuellement, et qui est pour eux une sorte de fardeau Enfin c’est avec eux qu’ils aiment à vivre dans la plus étroite familiarité et qu’ils croient pouvoir le faire sans danger. C’etait ce qu’on observait surtout dans Tibere-César, prince d’un caractère extrêmement difficile, qui n’avait pour favoris que des hommes qui, a la venté, connaissaient tros-bien tous ses vices, mais qui dissimulaient tette connaissance avec une sorte d’obstination et d’insensibilité, observation qu’on a faite également sur Louis XI, roi de France, prince Ires-circonspect et ires-artificieux. El ce n’est pas au hasard que les poetes, dans cette fable, font mention de cette grotte ou dormait Endymion, car assez ordinairement les favoi is de cette espece ont dans certains beux retirés des maisons de plaiVl — ENDYiMTON.

sance où ils invitent leur maître à se rendre pour se délasser en se mettant à son aise et se déchargeant tout à fait du poids de leur fortune. On doit observer aussi que la plupart de ces favoris insouciants font très-bien leurs affaires et tirent de cette familiarité du prince des avantages très-réels. Il se peut, à la vérité, que leur maître ne les élève point aux grandes dignités ; mais, comme il a pour eux une affection sincère et ne les aime pas seulement en vue de l’utilité et des services qu’il peut tirer d’eux, il verse sur eux une infinité de grâces d’une autre espèce, et par sa munificence il ne tarde pas à les enrichir.

VII — La sœur des géants, ou la Renommée.

Les géants, qui étaient enfants de la Terre, firent la guerre à Jupiter et aux autres dieux, mais ils furent vaincus et écrasés par la foudre. Puis la Terre, irritée par l’effet de la colère même des dieux, et voulant tirer vengeance de la défaite de ses fils, enfanta la Renommée, qui doit en conséquence être regardée comme leur sœur puînée et posthume, suivant cette fiction d’un poète célèbre: « La Terre, irritée par la colère des dieux, l’enfanta, dit-on, après Cée et Encelade. »

Voici quel paraît être le sens de cette fable. La Terre représente la nature séditieuse du vulgaire ou du peuple qui, étant presque toujours mécontent de ceux qui gouvernent, soupire après des innovations. Cette mauvaise disposition, lorsque l’occasion paraît favorable, enfante pour ainsi dire les rebelles et les séditieux qui trament des complots, et se coalisent pour attaquer les souverains et les détrôner. Puis, lorsque le parti insurgé est battu et la révolte étouffée, cette même nature de la populace, qui applaudit en secret aux perturbateurs des États, et qui ne peut endurer le repos, enfante des bruits séditieux, des murmures, des médisances, des plaintes et des libelles qui circulent pour décréditer le gouvernement et le rendre odieux ; en sorte que les discours et les déportements des rebelles semblent être d’une même extraction, d’une même race, et ne différer tout au plus que par le sexe, les actions étant mâles et les paroles femelles.

VIII. — Actéon et Penthée, ou l’homme trop curieux. Cette indiscrète curiosité, qui va épiant les secrets d’autrui, et qui, assez ordinairement, est peu scrupuleuse dans le choix des moyens qu’elle emploie pour les découvrir, est allégoriquement figurée dans deux fables inventées par les anciens, savoir : dans la fable d’Actéon et dans celle de Penthée. Actéon étant survenu par SAGESSE DES ANCIENS

hasard lorsque Diane était au bain, et l’ayant vue tout à fait nue, elle le métamorphosa en cerf, et il fut mis en pièces par les chiens mêmes qu’il avait nourris Penthée, voulant voir par ses propres yeux les sacrifices secrets et les orgies de Bacchus, monta sur un arbre pour satisfaire sa curiosité, en punition de laquelle il fut attaque de frénésie. Or la démence de Penthée était de telle nature que, tous les objets lui paraissant doubles, il voyait deux soleils, deux villes de Thèbes, etc, en sorte que lorsqu’il voulait aller à Thèbes il croyait voir d’un autre côté une autre ville de Thèbes, ce qui le faisait revenir sur ses pas, et trompé par cette illusion il ne faisait qu’aller et venir, monter et descendre, n’ayant plus ni de but fixe ni de repos. C’est ce que dit le poète Horace « Semblable à Penthée apercevant la troupe des Euménides, et voyant deux soleils, deux Thèbes, » etc

La première de ces deux fables a pour objet les secrets des princes, et la seconde les mystères de la religion, car ceux qui sont parvenus à découvrir les secrets des princes sans avoir été admis dans leur conseil et contre leur volonté sont assurés de leur devenir odieux. Aussi, n’ignorant pas que leur maître, indisposé contre eux, épie les occasions et cherche des prétextes pour les perdre, ils mènent une vie timide, comme les cerfs, et tout leur fait ombrage. Trop souvent aussi leurs propres domestiques, pour faire leur cour au prince, les accusent et contribuent a leur perte. Car lorsque, un homme ayant encouru la haine du prince, sa disgrâce devient publique, il trouve dans ses propres domestiques autant de traîtres qui se joignent à ses ennemis et il éprouve le sort d’Actéon. Le malheur de Penthée est d’une autre nature lorsque l’homme, prenant un essor téméraire et oubliant trop aisément sa condition de mortel, peut, du haut de la nature et de la philosophie (hauteur représentée dans cette fable par cet arbre sur lequel Penthée monta), découvrir les divins mystères, sa témérité est punie par une incertitude et une irrésolution perpétuelles, car la lumière de la nature et la lumière divine étant très-différentes, les hommes dont nous parlons croient voir deux soleils. En quoi ils ressemblent à Penthée s’imaginant voir deux villes de Thèbes, car Thèbes, dans la fable que nous expliquons, représente les buts, les fins des actions humaines, cette ville étant alors la résidence, l’asile de Penthée d’où il arrive qu’en toutes circonstances, flottant dans une incertitude et une irrésolution perpétuelles, ils ne savent de quel côté tourner leurs pas, et ne font que tournoyer ou aller et venir en s’abandonnant sans réflexion aux soudaines impulsions de leur esprit et en cédant toujours à l’impression du moment

IX — Orphée ou la philosophie

Cette fable, dont Orphée est le sujet et qui est assez connue, mais qui n’a pas encore été interprétée avec assez d’exactitude dans toutes ses parties, paraît être l’image de la philosophie prise en totalité, car tout ce qui concerne ce personnage vraiment divin, verse dans tous les genres d’harmonies, attirant et subjugant tout par la douceur de ses accords, s’applique naturellement a la philosophie. En effet, les travaux d’Orphée l’emportent sur ceux d’Hercule, comme les œuvres de la sagesse sur celles de la valeur, par l’importance, l’étendue et la durée de leurs effets.

Orphée, dit cette fable, ne pouvant se consoler de la perte d’une épouse tendrement aimée qui avait été enlevée par une mort prématurée, et se fiant au pouvoir de sa lyre, conçut le hardi dessein de descendre aux enfers pour supplier les mânes (les divinités du noir séjour) de lui rendre sa compagne, et son espérance ne fut pas trompée, car, Orphée ayant apaisé les mânes par la suave mélodie de ses chants et de sa lyre, il lui fut permis d’emmener son épouse, mais à condition qu’elle le suivrait par derrière, et qu’avant d’arriver aux limites communes du noir empire et de celui de la lumière il aurait l’attention de ne pas la regarder. Mais Orphée, vaincu par son amour et son inquiétude au moment où la condition était près d’être remplie, ayant eu l’imprudence de se retourner, son épouse fut ramenée précipitamment dans les enfers, et il la perdit pour toujours. Dès cet instant, s’abandonnant à la mélancolie et prenant toutes les femmes en aversion, il se retira dans des lieux solitaires, où, ses chants et sa lyre produisant d’aussi puissants effets que dans les enfers, il attira d’abord a lui les animaux de toute espèce, même les plus féroces en sorte que, dépouillant leur instinct, perdant leur férocité et leur avidité, le désir de l’accouplement, en un mot tous leurs appétits naturels, et subjugues par la douce mélodie de ses chants et de sa lyre, ils se rassemblaient autour de lui comme des spectateurs sur un théâtre et se tenaient ensemble paisiblement, attentifs seulement a ces sons enchanteurs. Ce ne fut pas tout, tel fut dans ces lieux le pouvoir et l’influence de la musique que les arbres et les pierres mêmes, s’ébranlant et se mettant en mouvement, vinrent se poser et se ranger autour de lui dans le plus bel ordre. Il excita par ses brillants succès l’admiration de tous ses contemporains, mais ensuite les femmes de Thrace, pleines de l’esprit du dieu Bacchus et poussées par une religieuse fureur, accourant dans ces mêmes lieux, emboucherent leur terrible cornet dont les sons rauques et celaPage:Œuvres de Bacon, II.djvu/408

ORPHEE

champs ensemencés, des arbres plantés ; travaux élégamment figurés par ces arbres et ces pierres qui viennent se poser et se ranger avec ordre autour d’Orphée. C’est encore avec beaucoup de jugement et de méthode que l'inventeur de cette fable suppose que les philosophes ne se sont occupés de la formation ou de la conservation des sociétés humaines qu’après avoir entrepris de restaurer entièrement ou de rajeunir un corps mortel, et avoir enfin manqué tout à fait le but ; car c’est une considération plus sérieuse et un sentiment plus profond de l’inévitable nécessité de mourir qui excite les hommes à aspirer avec tant d’ardeur à un autre genre d’éternité, en éternisant leur nom par des actions, des productions ou des services qui laissent un long souvenir. C’est encore avec fondement que le poète feint qu’Orphée, après avoir sans retour perdu son épouse, eut de l’aversion pour les femmes et le mariage : car les douceurs du mariage et les tendres sollicitudes attachées à la paternité sont autant d'obstacles qui détournent les hommes des hautes entreprises, et les empêchent de rendre à leur patrie ces services mémorables dont nous venons de parler ; parce qu’alors, contents de se perpétuer par leur race et leur postérité, ils sont moins jaloux de s’immortaliser par de grandes actions. Cependant, quoique les œuvres de la sagesse politique tiennent le premier rang parmi les choses humaines, leurs effets ne s’étendent que sur certaines contrées ; ils n’ont qu’une durée limitée, et, la période où leur influence est circonscrite une fois révolue, tout s’efface pour jamais ; car après que les empires, soit royaumes, soit républiques, ont fleuri et prospéré pendant un certain temps, la paix y est troublée par des révoltes, des séditions, des guerres ; au bruit des armes les lois se taisent, et, les hommes retournant à leurs inclinations dépravées, les champs sont ravagés et les villes renversées. Peu de temps après, si ces fureurs sont de quelque durée, les lettres mêmes et la philosophie sont tellement déchirées qu’il n’en reste plus que quelques fragments dispersés comme les débris d’un naufrage, et où se trouvent quelques planches sur lesquelles se sauvent un petit nombre de vérités précieuses ; et alors règne l’ignorance avec la barbarie, l’Hélicon dérobant ses eaux à la lumière et coulant sous terre. Cependant, en conséquence de la vicissitude naturelle des choses humaines, au bout d’un certain temps ces eaux se font jour encore à la surface et y coulent de nouveau, mais dans d’autres lieux et pour d’autres nations.

X. —Le Ciel, ou les origines.

Le Ciel, au rapport des poètes, était le plus ancien des dieux ; SAGESSE DES ANCIENS.
Saturne, son fils, lui coupa les parties génitales avec une faux. Ce fils eut ensuite un grand nombre d’enfants, mais il les dévorait aussitôt après leur naissance. Enfin Jupiter fut le premier qui put échapper à sa voracité. Des qu’il fut devenu grand, il précipita Saturne dans le Tartare et prit possession du trône. De plus, il coupa aussi les parties génitales à son pere, avec la même faux qui avait servi à mutiler son aïeul, et les jeta dans la mer, ce qui donna naissance a Vénus. Quelque temps après, Jupiter, étant à peine affermi sur son trône, eut à essuyer deux guerres mémorables la première contre les Titans, qu’il vainquit par le secours du Soleil, le seul d’entre eux qui fût de son parti et qui se distingua dans cette guerre ; la seconde contre les Géants, qui furent aussi défaits et dispersés par les foudres et les armes de Jupiter. Enfin, quand il eut réduit ces derniers, il régna paisiblement.
Cette fable parait être une sorte d’énigme servant d’enveloppe à un système sur l’origine des choses peu différent de l’hypothese adoptée dans la suite par Démocrite, le premier qui ait osé affirmer l’éternité de la matière et nierl’éternité du monde, en quoi il a un peu plus approché que les autres de la vérité que le Verbe divin nous a révélée, car nous lisons dans l’Ecriture-Sainte qu'avant les ouvrages des six jours la matière était encore informe et confuse.
Voici quel est le sens de cette fable. Le Ciel est cette vaste concavité qui embrasse la totalité de la matière ; Saturne est cette matière même, qui a ôté à son pere toute faculté d’engendrer ; car la quantité totale de la matière est toujours la même et n’est susceptible ni d’augmentation ni de diminution. Les agitations et les mouvements irréguliers de la matière ne produisirent d’abord que des assemblages confus, incohérents et imparfaits, ce n’étaient en core pour ainsi dire que des ébauches du monde ; mais dans la suite des temps se forma un tout plus régulier et susceptible de se maintenir dans son premier état. Ainsi la première division des temps est désignée par le règne de Saturne, et lorsque le poète dit que ce dieu dévorait tous ses enfants, ces paroles indiquent les fréquentes dissolutions des premiers assemblages et leur courte durée ; la seconde est figurée par le règne de Jupiter, qui relégua ces composés si variables et ces formes si passagères dans le Tartare, lieu dont le nom signifie trouble, agitation. Ce lien paraît être tout l'espace compris entre la région intérieure des cieux et l’interieur de la terre, espace occupe par tout ce qui est variable, fragile, mortel et corruptible!; Durant cette première génération des choses, qui eut lieu pendant le règne de Saturne, Venus ne prit point naissance : car, tant que la discorde prévalut sur la concorde dans la totalité de la matière, l’univers dut subir quelques variations dans son ensemble et dans sa structure même : générations passagères qui eurent lieu avant que Saturne fût mutilé. Mais lorsque, ce premier mode de génération cessant, cet autre mode qui s’opère par le moyen de Vénus ( c’est-à-dire par l’accouplement ) commença, la concorde, qui était alors dans toute sa force, prit tout à fait le dessus; en sorte que l’univers, qui était enfin devenu un tout régulier et durable, un système complet, n’éprouva plus de changement que dans ses parties. Cependant Saturne, quoique détrôné, mutilé et relégué, n’était pas tout à fait mort, et l’opinion de Démocrite était que le monde pouvait retomber dans l’ancien chaos, et qu’il pouvait y avoir à cet égard des espèces d’interrègnes. Le poète Lucrèce souhaite que cette confusion n’ait pas lieu de son temps.

« Puisse la fortune, qui gouverne tout, éloigner de nous cette vaste catastrophe, et le raisonnement, plutôt que l’expérience, nous prouver sa possibilité ! ».

Or, après que le système du monde, en vertu des forces qui l’animaient, eut pris un peu de consistance dans sa totalité, il ne fut pas néanmoins tout à fait exempt de confusion, car il y eut encore pendant quelque temps dans les régions célestes des mouvements très sensibles, qui furent tellement assoupis par la force victorieuse du soleil que le système du monde n’en eut pas moins de stabilité. Il y eut aussi dans les régions inférieures quelques bouleversements passagers, occasionnés par des inondations, des tempêtes, des vents, des tremblements de terre plus universels que ceux qui se font sentir de notre temps, mais quand ces désordres momentanés cessèrent aussi d’avoir lieu, alors un ordre et un calme durables régnèrent enfin dans la totalité de l’univers. Mais on peut dire, au sujet de cette fiction, que si cette fable renferme un système, réciproquement ce système renferme une fable, car nous savons (et cette vérité est un article de foi) que toutes ces hypothèses ne sont que les oracles des sens, qui depuis longtemps ont cessé de dire la vérité. L’Écriture-Sainte nous apprenant que c’est l’Être infiniment puissant et intelligent qui a créé l’ordre, le système et la matière même de l'univers.

XI. — Protée, ou la matière.

Les poètes ont feint que Protée était un pasteur au service de Neptune c’était, selon eux, un vieillard, et de plus un devin d’un ordre supérieur, qui, par sa science aussi étendue que profonde, avait mérité la qualification de trois fois grand, car il connaissait non seulement l’avenir, mais même le passé et le présent; en sorte qu’outre la divination, art où il excellait, il était en état de débrouiller le chaos des plus hautes antiquités, et de dévoiler tous les secrets de la nature. Il faisait son séjour dans une caverne immense, où il se retirait vers le milieu du jour pour y compter son troupeau d’animaux marins; après quoi il se livrait au sommeil. Ceux qui voulaient le consulter ne pouvaient tirer aucune réponse de lui qu’en le garrottant très étroitement; le vieillard alors faisait tous ses efforts pour se dégager de ses liens, et subissait une infinité de métamorphoses : il se changeait en feu, en fleuve, en différentes espèces d’animaux; mais si l’on tenait ferme, il reprenait enfin sa première et sa véritable forme.

Le sens de cette fable paraît s’appliquer aux secrets de la nature et aux différentes espèces de modes, de qualités ou de conditions de la matière; car le personnage de Protée représente la matière même, qui est dans l’univers ce qu’il y a de plus ancien après Dieu. Or la matière habite pour ainsi dire sous la concavité des cieux comme sous la voûte d’une caverne. Il est dit que Protée est serviteur et sujet de Neptune, parce que toute opération, toute distribution et tout emploi de la matière se fait principalement par le moyen des fluides. Le troupeau de Protée paraît n’être autre chose que l’image des espèces ordinaires d’animaux, de plantes et de minéraux, où la matière paraît se répandre et en quelque manière s’épuiser; en sorte qu’après avoir complètement formé ces espèces elle semble dormir, ou se reposer, et n’être plus tentée d’en former d’autres ou de préparer leur formation : voilà ce que signifie cette partie de la fable qui dit que Protée compte son troupeau et se livre ensuite au sommeil. Il est dit qu’il fait cette opération vers le midi, et non vers l’aurore ou vers le soir, c’est-à-dire dans le temps où la matière est suffisamment préparée, élaborée, et pour ainsi dire mûrie, pour former et faire éclore les espèces; temps qui tient le milieu entre celui où se forment les simples ébauches de ces espèces et celui où elles dégénèrent. Or ce temps, comme l’histoire sacrée en fait foi, fut celui même de la création; car alors, par la force de cette parole divine : « Qu’elle produise, » la matière à l’ordre du Créateur, au lieu de faire ses circuits et essais ordinaires, exécuta du premier coup l’opération finale. « Il dit et, la matière coulant à l'instant dans tous les moules en même temps, les espèces furent formées, et l’univers entier fut moulé d’un seul jet ». La fable suppose Protée dégagé de ses liens et parfaitement libre avec son troupeau, parce que l’immensité des choses, envisagée avec les structures communes et les formes ordinaires des espèces, présente la matière dans un état de parfaite liberté, et pour ainsi dire le troupeau des combinaisons les plus faciles. Mais si un ministre de la nature, éclairé et guidé par le génie, prend peine à lui faire une sorte de violence et à la tourmenter de toutes les manières, comme s’il avait le dessein formel de l’anéantir; alors la matière, résistant à toutes ces forces qu’il emploie contre elle (car elle ne peut être vraiment anéantie que par la toute-puissance divine), et faisant effort pour se dégager de ses liens, se tourne en tout sens pour s’échapper, subit les plus étranges métamorphoses, et prend successivement une infinité de formes différentes, en sorte qu’alors, après avoir parcouru toutes les combinaisons, tous les modes, tous les degrés, toutes les nuances, et en quelque manière fait le cercle, elle semble revenir à son premier état si l’on continue à lui faire violence. Or, la plus sûre méthode pour la resserrer et la lier ainsi, c’est de lui mettre pour ainsi dire des menottes, c’est-à-dire d’employer les moyens extrêmes (le maximum et le minimum dans chaque genre d’opération). Cette partie de la fable, qui suppose que Protée est devin et connaît tout à la fois le passé, le présent et l’avenir, est parfaitement conforme à la nature même de la matière; or il est évident que tout homme qui connaîtrait les passions, les appétits et les procédés primitifs de la matière (les forces primordiales et les opérations primitives et intimes de la matière) aurait par cela seul une connaissance générale et sommaire des faits passés, présents et futurs, quoiqu’une telle connaissance ne put s’étendre aux faits particuliers et individuels.

XII. — Memnon, ou l’homme précoce.

Memnon, disent les poètes, était fils de l’Aurore. Il se faisait remarquer par la beauté de ses armes ; devenu célèbre par le vent de la faveur populaire, et encouragé par les vains applaudissements de la multitude, il partit pour la guerre de Troie. Mais, comme il aspirait avec trop de précipitation et de témérité à se faire un grand nom, ayant osé combattre Achille, le plus courageux et le plus fort des Grecs, il fut vaincu et tué. Jupiter, affligé de la mort prématurée de ce guerrier, et déplorant son sort, envoya à ses funérailles une infinité d’oiseaux pour accompagner le corps et l’honorer par des chants qui avaient je ne sais quoi de lugubre et de plaintif. On lui érigea dans la suite une statue qui, lorsqu’elle était frappée des rayons du soleil, rendait aussi des sons plaintifs.

Cette fable paraît désigner les jeunes hommes de grande espéPage:Œuvres de Bacon, II.djvu/414 XIII.-TITHON.

plaisant à raconter leurs prouesses. En quoi, les uns et les autres, ressemblent aux cigales, dont toute la force est dans leur voix.

XIV.— L’amant de Junon, ou la bassesse d’âme.

Les poètes ont feint que Jupiter, pour jouir plus, paisiblement de ses amours, prit une infinité de formes différenres, comme celles de taureau, d’aigle, de cygne, de pluie d’or, mais que, pour solliciter Junon, il prit une forme très ignoble et très ridicule, savoir, celle d’un coucou mouillé par une pluie d’orage, tout tremblant et tout morfondu.

Cette fable, très ingénieuse, pénètre dans les replis les plus profonds du cœur humain; en vojci le sens : Que les hommes ne se flattent pas au point d’imaginer qu’après s’être distingués par mille preuves de talents et de vertus ils seront assurés de l'estime, générale et gagneront tous les cœurs, c’est un double avantage qu’ils n’obtiendrons qu’à raison du tour d’esprit et du caractère des personnes, dont ils rechercheront l'estime et l'affection. S’ils ont affaire à des personnes dépourvues de toutes qualités estimables et qui n’aient, que de l'orgueil joint à beaucoup de malignité (genre de caractère figuré dans cette fable, sous le caractère de Junon), qu’ils, se persuadent bien qu’ils doivent commencer par se dépouiller de tout ce qui peut leur faire honneur et leur donner du relief ; au- trement ils échoueront. Et ce n’est pas assez d’une complaisance outrée; en pareil cas, c’est de la bassesse et de l’abjection qu'il faut.

XV. — Cupidon, ou l’atome.

Ce que les différents poètes ont dit de l’Amour ne peut convenir à un seul personnage (à une seule et même divinité); cependant leurs fictions sur ce sujet ne diffèrent pas tellement les unes des autres qu’on ne puisse, pour éviter tout à la fois la confusion et la duplicité de personnages, rejeter ce qu’elles ont de différent et prendre ce qu’elles ont de commun pour l’attribuer à un seul. Certains poètes, dis-je, prétendent que l’Amour est le plus ancien de tous les dieux, et par conséquent de tous les êtres ; à l’exception du chaos, qui, selon eux, n’est pas moins ancien que lui. Or, les philosophes ou les poètes de la plus haute antiquité ne qualifient jamais le chaos de divinité. La plupart d’entre eux, en parlant de cet Amour si ancien, supposent qu’il n’eut point de père ; quelques'uns l’appellent l’œuf de la Nuit (ovum Noctis). Ce fut lui qui, en fécondant le chaos, engendra tous les dieux et tous les autres êtres. Quant à ses attributs, ils se réduisent à quatre principaux. Ils le supposent : 1° éternellement enfant, 2° aveugle, 3° nu, 4° armé d’un arc et de flèches. L’autre Amour, suivant d’autres poètes, est le plus jeune des dieux et le fils de Vénus : on lui donne tous les attributs du plus ancien, et ils se ressemblent à certains égards.

Cette fable se rapporte au berceau de la nature et remonte à l’origine des choses. L’Amour paraît n’être que l’appétit ou le stimulus de la matière, ou, pour développer un peu plus notre pensée, le mouvement naturel de l’atome. C’est cette force unique, et la plus ancienne de toutes, qui, en agissant sur la matière, forme et constitue tous les composés ; elle est absolument sans père, c’est-à-dire, sans cause, la cause d’un effet en étant pour ainsi dire le père. Or une telle force ne peut avoir aucune cause dans la nature, excepté Dieu (exception qu’il faut toujours faire) ; car, rien n’ayant existé avant cette force, elle ne peut avoir de cause productive ni être un effet, et, comme elle est ce qu’il y a de plus universel dans la nature, elle n’a pas non plus de genre ni de forme (de différence spécifique). En conséquence, quelle que puisse être cette force, elle est positive, absolument sourde (unique en son espèce et en son genre, sans corrélatifs et incomparable). De plus, s’il était possible de connaître sa nature et son mode d’action, on ne pourrait parvenir à cette double connaissance par celle de sa cause ; car étant, après Dieu, la cause de toutes les causes, elle est elle-même sans cause, et par conséquent inexplicable. Il se peut toutefois que la pensée humaine ne puisse saisir et embrasser son véritable mode. Ainsi les poètes le regardent avec raison comme l’œuf pondu par la Nuit. Ce philosophe sublime, dont les ouvrages font partie des saintes écritures, s’exprime ainsi à ce sujet : « Il a fait chaque chose pour être belle en son temps, et il a livré le monde à leurs disputes ; de manière cependant que l’homme ne découvre jamais l’œuvre que Dieu a exécutée depuis le commencement jusqu’à la fin : » car la loi sommaire de la nature, ou la force de ce Cupidon, que Dieu a imprimée lui-même dans toutes les particules de la matière, et dont l’action réitérée ou multipliée produit toute la variété des composés ; cette force, dis-je, peut frapper légèrement et effleurer tout au plus la pensée humaine, mais elle n’y pénètre que très difficilement. Le système des Grecs sur les principes matériels suppose beaucoup de pénétration et de profondeur dans leurs recherches. Quant à ces principes du mouvement d’où dépendent les générations, ils n’ont eu sur ce sujet que des idées très superficielles et peu dignes d’eux ; et c’est principalement sur le point dont il est question ici, qu’ils semblent tous être aveugles et ne faire que balbutier. Par exemple : l’opinion des péripatéticiens, qui suppose que le vrai stimulus (aiguillon ou principe du mouvement) de la matière est la privation, se réduit à des mots qui semblent désigner quelque chose, et qui dans le fait ne désignent rien du tout. Quant à ceux qui rapportent tout à Dieu, c’est avec raison qu’ils le font ; car tout doit se terminer là ; mais, au lieu de s’élever par degrés comme ils le devraient, ils sautent pour ainsi dire à la cause première. Il n’est pas douteux que la loi sommaire et unique dont toutes les autres ne sont que des cas particuliers, et qui, par son universalité, constitue la véritable unité de la nature, ne soit subordonnée à Dieu. C’est cette loi même dont nous parlions plus haut, et qui est comprise dans ce peu de mots : l’œuvre que Dieu a exécutée depuis le commencement jusqu’à la fin. Quant à Démocrite, qui remonte plus haut que tous les autres philosophes ; après avoir donné à l’atome un commencement de dimension et une figure, il ne lui attribue qu’un seul Cupidon, c’est-à-dire qu’un seul mouvement primitif et absolu, auquel il joint un mouvement relatif : car son sentiment est que tous les atomes, en vertu de leur mouvement propre, tendent à se porter vers le centre du monde ; mais que ceux qui ont plus de masse, se portant avec plus de vitesse vers ce centre et frappant ceux qui en ont moins, les déplacent, et les forcent ainsi à se mouvoir en sens contraire, c’est-à-dire vers la circonférence. Mais cette hypothèse, n’embrassant que la moindre partie des considérations nécessaires, nous paraît étroite et superficielle ; car ni le mouvement circulaire des corps célestes, ni les mouvements, soit expansifs, soit contractifs, qu’on observe dans une infinité de corps, ne peuvent être ramenés à ce principe unique, et il paraît impossible de les concilier avec un tel mouvement. Quant au mouvement de déclinaison et à la fortuite agitation de l’atome imaginés par Épicure, ce n’est qu’une supposition gratuite, une opinion aussi frivole qu’absurde, et un aveu indirect de son ignorance sur ce point. Ainsi il paraît que ce Cupidon est enveloppé d’une nuit profonde, et beaucoup plus difficile à découvrir qu’il ne serait à souhaiter. Ainsi donc, abandonnant pour le moment la recherche de sa nature, passons à celle de ses attributs. Rien de plus ingénieux que cette fiction qui suppose que Cupidon est dans une éternelle enfance ; car les composés qui ont un certain volume sont sujets à vieillir, au lieu que les premières semences des choses, les atomes, dis-je, étant infiniment petits, demeurent pour ainsi dire dans une perpétuelle enfance. C’est aussi avec d’autant plus de fondement qu’on le suppose nu, qu’aux yeux de tout homme qui se fait une juste idée des composés ils paraissent comme vêtus et masqués. À proprement parler, il Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/418 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/419 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/420 l’instant même où elles se font entendre, l’impression la plus profonde, et se perpétuent encore dans leur âme par un long souvenir.

XVII. — Dédale, ou le mécanicien.

Les anciens ont voulu représenter sous le personnage de Dédale (homme à la vérité très-ingénieux et très-inventif, mais dont la mémoire doit être en exécration) la science, l’intelligence et l’industrie des mécaniciens (des artistes ou des artisans), mais appliquée à de criminels usages ; en un mot, l’abus qu’on en peut faire, et même qu’on n’en fait que trop souvent. Ce Dédale, après avoir tué son condisciple et son émule, ayant été obligé de s’expatrier, ne laissa pas de trouver grâce devant les rois des autres contrées et d’être traité honorablement dans les villes qui lui donnèrent un asile. Il inventa et exécuta une infinité d’ouvrages mémorables, soit en l’honneur des dieux , soit pour la décoration des villes et des lieux publics ; mais cette grande réputation qu’il avait acquise, il la devait beaucoup moins à ces ouvrages estimables qu’au criminel emploi qu’il avait fait de ses talents ; car ce fut sa détestable industrie qui mit Pasiphaé à portée d’avoir un commerce charnel avec un taureau ; et ce fut à son pernicieux génie que le Minotaure, qui dévora tant d’enfants de condition libre, dut son infâme et funeste origine. Puis ce mécanicien, ne réparant un mal que par un mal plus grand, et entassant crime sur crime, imagina et exécuta le fameux labyrinthe pour la sûreté de ce monstre. Dans la suite. Dédale n’ayant pas voulu devoir uniquement sa réputation à des inventions et à des ouvrages nuisibles (en un mot, ayant voulu fournir lui-même des remèdes au mal qu’il avait fait, comme il avait précédemment fourni des instruments au crime), ce fut encore à lui qu’on dut l’ingénieuse idée de ce fil à l’aide duquel on pouvait suivre tous les détours du labyrinthe et le parcourir en entier sans s’y perdre. La justice de Minos s’attacha longtemps à poursuivre ce Dédale avec autant de diligence que de sévérité, mais toutes ses perquisitions furent inutiles ; le mécanicien trouva toujours des asiles, et échappa à toutes les poursuites de ce juge inexorable. Enfin, lorsque Dédale voulut apprendre à son fils l'art de traverser les airs en volant, celui-ci, quoique novice dans cet art, ayant voulu faire parade de son habileté, s’éleva trop haut et fut précipité dans la mer.

Voici quel paraît être le sens de cette parabole. Elle commence par une observation très judicieuse sur cette honteuse passion qu’on voit si souvent régner entre les artistes distingués par leurs talents, et qui les domine à un point étonnant ; car il n’est point de jalousie plus âpre et plus meurtrière que celle des hommes de cette classe observation suivie d’une autre destinée à montrer combien cette punition de l’exil, infligée à Dédale, était peu judicieuse et mal choisie. En effet, les artistes (les artisans et les gens de lettres) distingués sont accueillis honorablement chez presque toutes les nations, en sorte que l’exil est rarement pour eux un véritable châtiment. Car les hommes des autres professions ou conditions ne tirent pas aussi aisément parti de leurs talents hors de leur patrie ; au lieu que l’admiration qu’excitent les hommes de talent et leur renommée se propagent et s’accroissent plus aisément en pays étrangers la plupart des hommes étant naturellement portés à donner la préférence aux étrangers sur leurs concitoyens, relativement aux ouvrages et aux productions de ce genre.

Ce que cette fable dit ensuite des avantages et des inconvénients des arts mécaniques est incontestable. En effet, la vie humaine leur doit presque tout, elle leur doit tout ce qui peut contribuer à rendre la religion plus auguste, à donner au gouvernement plus de majesté et a nous procurer le nécessaire, l’utile ou l’agréable ; car c’est de leurs trésors que nous tirons tout ou presque tout pour satisfaire nos vrais et nos faux besoins. Cependant, c’est de la même source que dérivent les instruments de vice et même les instruments de mort, car, sans parler de l’art des courtisanes et de tous ces arts corrupteurs qui leur fournissent des armes, nous voyons assez combien les poisons subtils, les machines de guerre et autres fléaux de cette espèce (dont nous avons obligation au génie inventif des mécaniciens et autres physiciens) l’emportent par leurs effets meurtriers sur l’affreux Minotaure.

Le labyrinthe est un emblême très ingénieux de la nature de la mécanique prise en général. En effet les inventions et les constructions les plus ingénieuses de cette espèce peuvent être regardées comme autant de labyrinthes vu la délicatesse, la multitude, le grand nombre, la complication et l’apparente ressemblance de leurs parties, dont le jugement le plus subtil et l’œil le plus attentif ont peine à saisir les différences, assemblages ou, sans le fil de l'expérience, on court risque de se perdre. Ce n’est pas avec moins de justesse et de convenance qu’on ajoute dans cette fable que ce fut le même homme qui imagina tous les détours du labyrinthe et qui donna l'idée de ce fil à l’aide duquel on pouvait le parcourir sans s’y perdre car les arts mécaniques, ayant leurs inconvénients ainsi que leurs avantages, sont comme autant d'épées à deux tranchants qui servent tantôt à faire le mal, tantôt à y remédier ; et le mal qu'ils font quelquefois balance tellement le bien qu’ils peuvent faire que leur utilité semble se réduire à rien. Les productions nuisibles des arts et les arts eux-mêmes, lorsqu’ils sont pernicieux de leur nature, sont exposés aux poursuites de Minos, c’est-à-dire à l’animadversion des lois, qui les condamnent, les punissent et les interdisent au peuple. Cependant en dépit de toute la vigilance du gouvernement, ils trouvent toujours moyen de se cacher et de se fixer dans les lieux mêmes d’où l’on veut les bannir ; ils trouvent partout une retraite et un asile. C’est ce que Tacite lui-même observe très-judicieusement sur un sujet trés-analogue à celui-ci, je veux dire sur les mathématiciens et les tireurs d’horoscopes : « Classe d’hommes, dit-il, qu’on voudra sans cesse chasser de notre ville, et qui y restera toujours. » Cependant les arts pernicieux ou frivoles de toute espèce, qui font toujours de magnifiques promesses, ne tenant presque jamais parole, se décréditent tôt ou tard, en conséquence de leur étalage même ; et, s’il faut dire la vérité tout entière sur ce sujet, le frein des lois serait toujours insuffisant pour les réprimer, si la vanité même de ces charlatans ne désabusait tôt ou tard le vulgaire auquel ils ont d’abord fait illusion.

XVIII. — Erichthon, ou l’imposture.

Les poètes feignent que Vulcain, élanj amoureux de Minerve, tenta d’abord de la séduire, mais qu’ensuite, emporté par la force, de sa passion, il voulut lui faire violence. et que, dans cette lutte même, il répandit sa semence sur la terre ; ce qui donna naissance à Erichthon, enfant d’une forme extraordinaire : ses parties supé-. rieures étaient d’une grande beauté ; mais ses cuisses ou ses jambes, extrêmement menues, avaient la forme d’une anguille ou d’un serpent. Honteux de cette difformité et voulant en dérober la connaissance à tout le monde, il introduisit l’usage des chars ; moyen qui, en effet, laissait voir ce qu’il avait de plus beau en cachant ce qu’il avait de difforme.

Voici le sens de cette fable étrange et aussi monstrueuse que son sujet. Lorsque l’art, qui est ici représenté par le personnage de, Vulcain (à cause de ce nombre infini d’opérations utiles qu’on no peut faire que par le moyen du feu), fait pour ainsi dire violenco à la nature (figurée dans celle fable par Minerve, à cause de l’intelligence qu’exigent ces opérations), rarement, dis-je, les efforts qu’il fait pour la vaincre et la dompter sont couronnés par le succès, et il n’atteint presque jamais son but principal. Mais, à force d’essais et de tentatives (qu’on peut regarder comme une sorte de lutte), il parvient enfin à opérer quelques générations imparfaites Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/424 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/425 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/426 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/427 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/428 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/429 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/430 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/431 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/432 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/433 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/434 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/435 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/436 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/437 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/438 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/439 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/440 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/441 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/442 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/443 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/444 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/445 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/446 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/447 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/448 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/449 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/450 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/451 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/452 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/453 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/454 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/455 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/456 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/457 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/458 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/459 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/460 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/461 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/462 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/463 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/464 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/465 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/466 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/467 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/468 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/469 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/470 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/471 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/472 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/473 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/474 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/475 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/476 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/477 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/478 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/479 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/480 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/481 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/482 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/483 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/484 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/485 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/486 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/487 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/488 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/489 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/490 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/491 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/492 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/493 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/494 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/495 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/496 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/497 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/498 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/499 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/500 Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/501

TABLE.
GRANDE RESTAURATION DES SCIENCES.
DEUXIÈME PARTIE.
NOUVEL ORGANUM.


LIVRE PREMIER.


LIVRE DEUXIÈME.


ESSAIS DE MORALE ET DE POLITIQUE.
 237
II. 
 239
 246
 253
 255
 260
 265
 269
XVI. 
De l’athéisme 
 278
XVII. 
De la superstition 
 281
XVIII. 
Des voyages 
 283
XIX. 
De la souveraineté et de l’art de commander 
 286
XX. 
Du conseil et des conseils d’État 
 290
XXI. 
Du délai et de la lenteur des affaires 
 296
XXII. 
De la ruse et de la finesse 
 297
XXIII. 
De la fausse prudence de l’égoïste 
 301
XXIV. 
Des innovations 
 303
XXV. 
De l’expédition dans les affaires 
 304
XXVI. 
De l’affectation de prudence et du manège des formalistes 
 306
XXVII. 
De l’amitié 
 307
XXVIII. 
Des dépenses 
 314
XXIX. 
De la véritable grandeur des États et des royaumes 
 315
XXX. 
De la manière de conserver sa santé 
 322
XXXI. 
Du soupçon 
 324
XXXII. 
De la conversation 
 325
XXXIII. 
Des colonies ou plantations de peuples 
 328
XXXIV. 
Des richesses 
 331
XXXV. 
Sur les prophéties et autres prédictions 
 334
XXXVI. 
De l’ambition 
 337
XXXVII. 
Du naturel, envisagé dans l’homme 
 339
XXXVIII. 
De l’habitude et de l’éducation 
 341
XXXIX. 
De la fortune 
 343
XL. 
De l’usure 
 344
XLI. 
De la jeunesse et de la vieillesse 
 346
XLII. 
De la beauté 
 350
XLIII. 
De la laideur et de la difformité 
 351
XLIV. 
Des bâtiments 
 353
XLV. 
Considérations sur les jardins 
 356
XLVI. 
Des négociations et de l’art de traiter les affaires 
 362
XLVII. 
Des clients et des amis d’un ordre inférieur 
 364
XLVIII. 
Des solliciteurs et des postulants 
 366
XLIX. 
Des études 
 368
L. 
Des factions et des partis 
 370
LI. 
Des manières, de l’observation des convenances et de l’usage du monde 
 371
LII. 
De la louange 
 373
LIII. 
De la vanité ou de la vaine gloire 
 374
LIV. 
De la gloire et de la réputation 
 376
LV. 
Des devoirs d’un juge 
 378
LVI. 
De la colère 
 382
LVII. 
De la vicissitude des choses 
 384
DE LA SAGESSE DES ANCIENS.
Préface 
 391
I. 
Cassandre, ou de l’excessive liberté dans les discours 
 397
II. 
Typhon, ou les révoltés 
 398
III. 
Les Cyclopes, ou les ministres de terreur 
 400
IV. 
Narcisse, ou l’homme amoureux de lui-même 
 401
V. 
Le Styx, ou les promesses, les conventions et les traités 
 402
VI. 
Endymion, ou le favori 
 404
VII. 
La sœur des Géants, ou la renommée 
 405
VIII. 
Actéon et Penthée, ou l’homme trop curieux 
 id
IX. 
Orphée, ou la philosophie 
 407
X. 
Le Ciel, ou les origines 
 409
XI. 
Protée, ou la matière 
 411
XII. 
Memnon, ou l’homme précoce 
 413
XIII. 
Tithon, ou la satiété 
 414
XIV. 
L’amant de Junon, ou la bassesse d’âme 
 415
XV. 
Cupidon, ou l’atome 
 id
XVI. 
Diomède, ou le zèle religieux 
 418
XVII. 
Dédale, ou le mécanicien 
 421
XVIII. 
Érichthon, ou l’imposture 
 423
XIX. 
Deucalion, ou la restauration 
 424
XX. 
Némésis, ou les vicissitudes naturelles des choses 
 425
XXI. 
Achéloüs, ou le combat 
 426
XXII. 
Atalante, ou l’amour du gain 
 428
XXIII. 
Prométhée, ou du véritable état de l’homme (de la condition humaine) 
 429
XXIV. 
Charybde et Scylla et Icare, ou la route moyenne (le milieu entre les extrêmes) 
 439
XXV. 
Le Sphynx, ou la science 
 440
XXVI. 
Proserpine, ou l’esprit 
 441
XXVII. 
Les Sirènes, ou la volupté 
 447
Des principes et des origines 
 451
FIN DE LA TABLE

  1. La pensée de Bacon étant de donner une nouvelle logique, et d’opposer son Organum à l’Organon d’Aristote, nous avons cru devoir conserver une trace de cette intention en laissant subsister dans la traduction française le mot Organum, qui seul peut rappeler cette double pensée. — La première série contient la Biographie de Bacon et l’Introduction de l’éditeur. ED.
  2. Voyez, sur le dogme de l’acatalepsie ou de l’incompréhensibilité de toutes choses, soutenu par les disciples d'Arcesilas, Ciceron Quest. acad.. II e 6. ED.
  3. Ce mot de fantômes idola désigne chez Bacon les préjuges dont l'esprit humain est rempli. Voy. aph 38 et suiv. du Noutel Organum ED
  4. Ce paragraphe n’a pas été traduit par Lassalle E.D.
  5. Voy. aph. 26
  6. Bacon appelle axiomes moyens les propositions qui occupent le milieu entre les principes absolus et les faits particuliers. Il y revient souvent. ED.
  7. Voy. aph. 103, 105 et suiv.
  8. Il y a dans le texte instantia abiqua « Par ce mot, instantia, qui est employé très souvent dans le Nouvel Organum, l’auteur, dit M. Bouillet (éd. de Bacon, II, p. 469), entend un fait particulier, une expérience, un exemple. Ce mot, qui n’est nullement latin dans ce sens, n’est que le mot anglais instance, exemple, latinisé »
  9. Cette expédition eut lieu sous le commandement de Charles VIII, en 1494. Borgia, cité ici, est Alexandre VI. ED.
  10. C’était la maxime de Protagoras. Voy. le Cratyle de Platon. ED.
  11. C’est à Robert Fludd que Bacon fait ici allusion. ED
  12. C’est-à-dire les retours de fortune, les biens et les maux qui attestent la providence divine. ED.
  13. Célèbre médecin anglais du XVIesiècle. Bacon le cite souvent dans le De augmentis. ED.
  14. « Héraclite, dit Lassalle, pensait que la matière, qui forme pour ainsi dire le fond de l’univers, est indifférente à telle ou à telle forme, et est susceptible de toutes, que, selon qu’elle est plus rare ou plus dense, elle devient feu, air, eau, terre et reprend ensuite les formes qu’elle a quittées. Il lui donne le nom de feu. »
  15. Le livre II presque entier est consacré à cette exposition. ED.
  16. Note de bas de page coupée par le fac-similé.
  17. Bacon a déjà cité souvent Telesio et Patrizzi dans le De augmentis, Pierre Séverin était un médecin danois, né en 1540, mort en 1602 et fort enthousiaste des opinions de Paracelse. ED.
  18. Philippe, roi de Macédoine.
  19. Philocrate, qui avait pour adversaire Démosthène.
  20. C’est-à-dire, nous ne voulons pas établir l’impossibilité de la connaissance, mais une connaissance véritable et bien fondée. EP.
  21. Lucr., VI, i
  22. « C’est-à-dire suivant M. Bouillet (Œuvres de Bacon, II 483) en supposant que les vaines abstractions que l’on décorait du nom de formes fussent la véritable essence des êtres » LD
  23. Voyez pour cette division le De augmentis, lib III, c 4, 5
  24. Virg., Géorg., I, v. 93.
  25. Publiés d’abord en anglais par Bacon, en 1597, puis en latin, en 1625 avec des additions considérables. FD